Chronique de la quinzaine - 14 mai 1905

Chronique n° 1754
14 mai 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 mai.


Nous ne savons pas exactement quel a été le caractère des observations qui nous sont venues d’Extrême-Orient à propos des prétendues violations de notre neutralité par la flotte russe ; mais on aurait tort d’en juger d’après le ton de la presse japonaise, et même d’après celui qu’a eu un moment la presse anglaise. Les gouvernemens, quand ils sont désireux de maintenir entre eux de bons rapports, emploient un langage plus atténué, et nous sommes convaincus que c’est ce que n’a pas manqué de faire le gouvernement japonais. Il arrive souvent, surtout en temps de guerre, que l’opinion dans un pays s’énerve, s’exalte, s’égare, et que le gouvernement conserve tout son sang-froid : il en a sans doute été ainsi à Tokio. Les esprits y ont été très agités à la nouvelle que la flotte russe était entrée dans les eaux françaises et qu’elle y avait séjourné plus ou moins longtemps : on ajoutait même qu’elle s’y était non seulement reposée, mais ravitaillée, qu’elle y avait établi sa base d’opérations militaires et qu’elle s’y comportait enfin comme si elle y était chez elle. On comprend l’émotion des Japonais. Une grande flotte ennemie vient de l’Extrême-Occident leur disputer les résultats qu’ils ont obtenus sur mer après plus d’une année de guerre. Une bataille navale est imminente, et elle peut changer la face des choses. Les Japonais en sont vivement, violemment préoccupés ; quoi de plus naturel ? Mais que peuvent-ils nous demander, sinon de pratiquer à leur égard les règles de la neutralité, et nous ajoutons les règles françaises, car il n’y en a pas, on le sait, qui soient uniformément adoptées par toutes les nations ? Les nôtres, par exemple, ne sont pas celles de l’Angleterre. Ces différences s’expliquent par la situation géographique des diverses puissances et de leur domaine colonial. Les colonies anglaises forment une chaîne quasi ininterrompue à travers le monde, et les navires anglais trouvent toujours, après une courte navigation, des points de refuge et de ravitaillement : les navires français, au contraire, sont obligés pour cela de traverser quelquefois des espaces immenses. C’est pourquoi nous n’avons jamais admis la règle que des navires de guerre ne pouvaient séjourner dans des eaux neutres pendant plus de vingt-quatre heures : nous n’avons fixé aucune limitation à la durée de ce séjour. Ces règles, que nous avons toujours maintenues avec énergie dans le passé, parce que les intérêts de notre marine en dépendent, nous ne pouvons pas y renoncer aujourd’hui. On conviendra que le fait qu’elles profiteraient à la Russie ne serait pas un motif suffisant pour cela. Mais nous sommes les premiers à reconnaître qu’elles ne doivent pas non plus porter un préjudice sensible au Japon, et que notre devoir est de les appliquer non pas suivant la lettre stricte, mais dans un égal esprit de loyauté envers les deux belligérans. Notre neutralité doit, en un mot, être une vérité. C’est bien ainsi que nous l’avons entendu : rien dans ce qui s’est passé jusqu’à ce jour ne constitue un manquement aux résolutions que nous avons prises dès le début des hostilités et notifiées à qui de droit.

La flotte russe a fait un long séjour à proximité de Madagascar, et sans doute nous ne l’en avons pas empêchée. Comment aurions-nous pu le faire ? Il aurait fallu, pour que nous en eussions le droit, que la flotte russe se fût installée dans nos eaux territoriales qui, comme on le sait, s’étendent du rivage à trois milles en mer : nous aurions pu alors l’inviter à en sortir. Mais la flotte russe a évité avec soin de stationner dans nos eaux territoriales, de sorte que, même si nous avions voulu le faire, nous n’aurions eu aucun droit de lui dire d’aller plus loin. Les ravitaillemens qu’elle a opérés en vivres ou en charbon ont été des opérations purement commerciales sur lesquelles nous n’avions et ne pouvions avoir aucune action, car le commerce est libre sur les mers. Aussi bien, et quoiqu’il ait surveillé avec vigilance ce qui s’est passé autour de Madagascar, le gouvernement japonais ne nous a-t-il adressé aucune plainte formelle à ce sujet. L’amiral Rodjestvensky s’est dirigé ensuite vers l’Orient et a pénétré dans les eaux jaunes : alors seulement l’opinion japonaise a commencé à s’émouvoir. Des plaintes ne sont élevées et sont devenues pressantes. Nous aurions certainement préféré que l’amiral Rodjestvensky n’entrât pas dans nos eaux territoriales comme il l’a fait à Kam-Ranh ; nous aurions apprécié de sa part une attitude plus réservée et plus discrète ; il nous aurait épargné quelques embarras s’il l’avait adoptée. Mais enfin, le fait pour des navires de guerre d’entrer dans les eaux d’une puissance neutre ne constitue pas en soi une violation de la neutralité, pourvu qu’ils n’y restent qu’un temps raisonnable et qu’ils n’en fassent pas une base d’opérations contre l’ennemi. Or que s’est-il passé à Kam-Ranh ?

Nous n’avons eu qu’à signaler la situation au gouvernement russe, et l’empereur Nicolas a envoyé spontanément à l’amiral Rodjestvensky l’ordre de sortir des eaux françaises. L’ordre de l’empereur a été immédiat. L’amiral russe a quitté aussitôt la baie de Kam-Ranh et s’est dirigé vers le Nord. Les Japonais prétendent qu’il est revenu dans nos eaux, ce qui n’est nullement prouvé ; mais, s’il l’a fait, il n’a pas tardé à reprendre la haute mer. Il serait, d’ailleurs, équitable d’apprécier la difficulté, et parfois l’impossibilité pour nous de surveiller une longue étendue de côtes où il n’y a souvent ni routes, ni télégraphe. Quant à l’amiral Rodjestvensky, il suffit qu’il soit à plus de trois milles du rivage pour que nous n’ayons rien de plus à lui demander : au-delà de cette limite il est maître de faire ce qui lui convient, et ce n’est plus là seulement une règle française, mais une règle universelle. S’il trouve le moyen de se ravitailler par le concours de commerçans libres, c’est son affaire : les Japonais seuls ont droit de l’en empêcher, car c’est là un acte de guerre. Toutes ces règles peuvent être tempérées dans la pratique ; nous pouvons faire plus, ou faire moins, dans le cadre assez élastique où nos règles habituelles enferment notre liberté ; mais ce que nous pouvions faire, nous l’avons fait, et lorsque le calme sera revenu dans leur esprit, les Japonais sauront le reconnaître. Nous avons eu pour eux des ménagemens dont ils devraient dès maintenant nous savoir gré. On ne peut pas oublier, en effet, que nous sommes les alliés des Russes en Europe : il en résulte pour nous des obligations qui sont d’ailleurs tout à fait conformes à nos sentimens. Est-ce qu’on peut sérieusement nous demander de restreindre à leur détriment des règles de neutralité que nous n’avons pas inventées pour les besoins de la circonstance actuelle, mais que nous avons dans tous les temps soutenues et appliquées envers et contre tous ? Et n’est-ce pas ce que font les Japonais ? Nous pourrions nous en plaindre à notre tour, si nous ne tenions pas compte de la surexcitation que l’état de guerre, arrivé à la période où il est aujourd’hui, donne inévitablement aux esprits. La partie qui se prépare sera, en effet, décisive. Si, la mauvaise fortune continuant de s’acharner contre la Russie, l’amiral Rodjestvensky est vaincu, la dernière carte russe aura été jouée et perdue. Dans le cas contraire, nous ne disons pas que la situation sera complètement retournée : les Japonais n’en seront pas moins à Port-Arthur et à Moukden ; mais leur situation y deviendra, critique, puisque leurs communications maritimes avec le Japon seront coupées. On ne saurait donc exagérer l’importance de la bataille prochaine ; elle est très grande. Ce n’est pourtant pas une raison pour nous accuser d’avoir manqué aux lois de la neutralité alors que nous avons fait, pour les respecter, plus que toute autre nation n’aurait peut-être fait à notre place.

L’attitude de la presse britannique a participé, pendant quelques jours, de l’émotion et de la trépidation qui se manifestaient à Tokio : nous n’avons pas cru, toutefois, un seul instant qu’il y eût là une brusque modification des sentimens amicaux de l’Angleterre à notre égard. La presse est la même dans tous les pays ; elle est sujette, qu’on nous passe le mot, à s’emballer, mais elle a des retours aussi prompts que l’ont été ses premiers mouvemens. Les plus grands journaux de Londres, le Times par exemple, nous ont adressé des observations sévères, des objurgations rudes et presque menaçantes, comme si nous avions réellement mérité les reproches que nous adressaient les Japonais et si nous avions manqué aux lois de la neutralité. La presse anglaise, qui est la mieux informée du monde, aurait bien fait de prendre quelques renseignemens aux bonnes sources avant de partir ainsi en campagne : elle n’aurait pas eu beaucoup de peine à reconnaître que les faits relevés contre nous avaient été non seulement exagérés, mais dénaturés. Nous étions d’avance suspects aux Japonais parce que nous sommes les alliés des Russes, cela se comprend ; mais nous ne devrions pas l’être aux Anglais parce qu’ils sont les alliés des Japonais, et nous attendions de leur part plus de justice. Il s’agit, cette fois encore, des journaux et non pas du gouvernement : le langage de celui-ci a été ce qu’il devait être. Il a suffi à M. Balfour et à lord Lansdowne d’exposer très simplement et très froidement les faits tels qu’ils s’étaient passés, le premier à la Chambre des communes et le second à la Chambre des lords, pour apaiser l’effervescence de l’opinion. On a pu se convaincre alors que notre conduite avait toujours été correcte, et aussi que le gouvernement britannique n’était pas disposé à prendre en mains contre nous des griefs imaginaires.

Comment aurait-il pu en être autrement le lendemain même du séjour que le roi Edouard a fait parmi nous ? Les sentimens qu’il nous a témoignés et ceux que nous lui avons témoignés nous-mêmes avec une cordialité respectueuse étaient de sûrs garans que le bon accord des deux pays n’était pas à la merci d’un incident plus ou moins mal interprété. Au reste, tout en reconnaissant l’attitude amicale du gouvernement anglais envers nous et en l’opposant au ton un peu trop pressant que la presse a eu pendant quelque quarante-huit heures, nous sommes très loin de croire que la mauvaise humeur des journaux ait été de leur part l’indice de mauvaises dispositions. Il est probable que c’est justement le contraire qui est vrai. L’Angleterre est l’alliée du Japon, et, si certaines hypothèses venaient à se réaliser, le casus fœderis se trouverait posé : en d’autres termes, l’Angleterre se verrait obligée de prendre fait et cause pour son alliée contre son nouvel ennemi. Tel est l’engagement ; qu’elle a contracté ; elle y serait certainement fidèle ; mais, certainement aussi, rien ne lui serait plus pénible que d’avoir à le faire, et contre qui ? contre nous, c’est-à-dire contre une puissance avec laquelle, par tous ses organes officiels et officieux, elle a manifesté depuis quelques mois une si vive satisfaction d’avoir noué des rapports plus intimes et plus confians. Cette politique de l’Angleterre à notre égard n’est pas, dans sa pensée, accidentelle et provisoire ; elle désire la maintenir et la voir se développer comme nous le désirons de notre côté. Ne serait-il pas déplorable de la voir butter en quelque sorte dès le premier pas contre un caillou japonais ? Une pareille perspective ne serait pas moins désagréable aux Anglais qu’à nous-mêmes : on comprend qu’ils ne l’aient pas envisagée sans une impatience que leur tort a été de tourner un moment contre nous. Ils ont cru sans doute devoir nous parler fort pour nous montrer un danger que nous apercevions aussi bien qu’eux, et quand les Anglais parlent fort, ils dépassent quelquefois la mesure. Mais leur gouvernement a remis les choses au point. Aussitôt après avoir entendu les déclarations de M. Balfour et de lord Lansdowne, la presse a bien voulu reconnaître que nous n’étions pas aussi coupables qu’elle l’avait cru d’abord. En tout cas, elle nous a trouvé des circonstances atténuantes : elle s’est aperçue que notre situation pouvait être difficile entre les Russes et les Japonais. Elle nous a tenu compte de nos efforts pour traverser la crise actuelle sans rien compromettre. Enfin, elle nous a jugés un peu plus équitablement, et, comme il n’y a que le premier pas qui coûte, nous espérons bien qu’elle ira encore plus loin dans cette voie.

Nous éprouvons, d’ailleurs, le même sentiment que la presse anglaise à la pensée que la moindre imprudence en Extrême-Orient pourrait avoir un contre-coup immédiat sur la paix du monde. Il suffirait d’un coup de tête des Japonais pour nous imposer l’état de guerre sans que nous l’eussions voulu, par exemple s’ils venaient attaquer les Russes dans nos eaux territoriales, ou s’ils poursuivaient leurs navires dans nos ports, comme ils l’ont fait au début des hostilités dans les ports coréens ou chinois. La presse anglaise serait, nous n’en doutons pas, la première à condamner un acte pareil ; mais le langage qu’elle a tenu un moment n’était-il pas de nature, en faisant croire aux Japonais qu’ils avaient vraiment contre nous des griefs légitimes, à les porter à quelque résolution inconsidérée ? Par bonheur, le gouvernement a parlé avec plus de sagesse : en cela il a rendu service à tout le monde et aux Japonais eux-mêmes. Ils n’ont, en effet, aucun intérêt à ce que la guerre, en se généralisant, se complique et amène des éventualités au milieu desquelles leur fortune pourrait sombrer. Personne, nous voulons le croire, ne rêve l’extension de la guerre. Nous ne parlons pas de nous, c’est entendu : on sait à quel point nous sommes pacifiques ; mais l’Angleterre ne l’est pas moins. C’est bien assez que la guerre fasse couler à flots le sang de deux nations généreuses ! A Paris et à Londres, on veut la paix sincèrement, fermement, fortement, et cela suffit pour que nous ayons la certitude qu’elle sera maintenue.

Aussi bien n’a-t-elle pas été un seul moment en danger, et pas plus en Occident qu’en Extrême-Orient. L’affaire du Maroc est toujours pendante, et il continue d’être très difficile de démêler les intentions véritables qu’a nues l’Allemagne en y prenant attitude avec l’éclat que l’on sait : il semble bien, cependant, que, là encore, un peu plus de calme soit rentré dans les esprits. On peut dire, à la vérité, que M. de Tattenbach étant parti pour Fez, il n’y a plus qu’à attendre le résultat de sa mission : on verra alors ce qu’il conviendra de faire de part et d’autre. Attendons, puisqu’on ne peut plus faire autrement ; mais peut-être serait-il dangereux de s’en tenir à cette attitude négative et d’attendre en se croisant les bras. Si M. de Tattenbach obtient beaucoup à Fez, nous n’aurons pas à nous en féliciter ; s’il n’obtient rien, la situation sera éclaircie, mais ne sera pas améliorée, du moins aux yeux de ceux qui souhaitent, comme nous, de reprendre le plus tôt possible de bons rapports avec l’Allemagne, au Maroc et ailleurs. Aussi nous paraîtrait-il plus utile que jamais de savoir ce que veut le gouvernement de Berlin et de connaître le but qu’il poursuit ; et, par malheur, nous continuons de l’ignorer.

Si on a pu reprocher à M. Delcassé d’avoir été autrefois trop peu communicatif avec l’Allemagne, il faut convenir que celle-ci le lui a bien rendu. M. Delcassé a fait au prince Radolin des avances formelles que le gouvernement impérial n’a pas accueillies : il est resté officiellement muet, comme s’il attendait autre chose encore, sans laisser deviner quoi ; situation qui, en se prolongeant, risque de devenir embarrassante pour tout le monde. Nous ne disconvenons pas qu’elle le soit pour nous. Quelques traits de cette situation sont très nets ; d’autres restent obscurs et tous les efforts que nous avons faits pour y appeler la lumière ont été à peu près vains. Plus nous recherchons les intentions réelles de l’Allemagne et plus il nous est difficile de nous en rendre compte avec cette évidence qui satisfait l’esprit. La presse germanique nous a dit que nous avions eu des torts de forme, des oublis fâcheux, des négligences qu’on a pu croire intentionnelles : en admettant que tout cela soit vrai, était-ce une raison suffisante pour que l’Allemagne abandonnât du jour au lendemain une politique qu’elle a suivie à notre égard pendant plus d’un quart de siècle ? Cette politique, nous l’avons rappelée et définie : elle a consisté essentiellement à nous encourager et presque à nous aider dans notre expansion coloniale, où l’Allemagne pouvait croire que nous trouverions des satisfactions propres à nous détourner des préoccupations purement européennes. Nous ne jugeons pas cette politique, nous l’exposons : il est incontestable qu’elle a produit quelques-unes des conséquences qu’on en attendait à Berlin. A-t-elle été subitement changée, et, dans ce cas, pourquoi l’a-t-on changée ?

Qu’elle l’ait été, soit par une brusque explosion de méchante humeur tenant à des causes provisoires, soit par suite d’un dessein préconçu, cela n’est pas contestable. Quoi qu’en ait dit depuis quelques jours la presse germanique, le Maroc n’a pas aux yeux de l’Allemagne un assez puissant intérêt pour expliquer et pour justifier l’attitude de son gouvernement. Au reste, ce que nous nous proposons d’y faire, bien loin de nuire au commerce allemand, ne peut que lui être favorable, et il faudrait plutôt nous en remercier que nous en faire un reproche. Il n’est pas douteux qu’autrefois, au temps que nous rappelions plus haut et qui est d’hier, l’Allemagne n’aurait pas eu la moindre velléité de nous contrarier dans notre entreprise marocaine : elle l’aurait vue, au contraire, avec la même sympathie qu’elle a vu nos entreprises tunisienne et indo-chinoise. L’exécution en étant plus difficile, elle aurait seulement pensé que nous y serions occupés plus longtemps, ce qui n’aurait pas été pour lui déplaire. Elle se serait bien gardée de nous en détourner. Il semble qu’au premier moment elle soit restée fidèle à ses anciens principes. Lorsque l’arrangement anglo-français du 8 avril 1904 lui a été connu et qu’elle en a publiquement parlé, sans se préoccuper de savoir s’il lui avait été notifié, le chancelier de l’Empire n’a pas hésité à dire que les intérêts allemands n’étaient en rien lésés, ce qui signifiait sans nul doute qu’il n’avait aucune objection à présenter ; et nous avons pu croire à ce moment que l’adhésion de l’Allemagne, pour n’être pas directe comme l’avaient été celles de certaines autres puissances, n’en était pas moins valable. Il n’y avait encore, alors, rien de changé à la politique du gouvernement de Berlin. Le discours de M. de Bülow au Reichstag s’adressait tout aussi bien à nous qu’au parlement impérial, et il nous disait : Faites ce que vous voudrez au Maroc ; pourvu que vous respectiez nos intérêts commerciaux, comme vous le ferez certainement, vous n’avez rien à craindre de nous. — Les choses ont continué ainsi pendant toute une année. Si l’orage grossissait sur nos têtes, aucun signe précurseur ne l’avait révélé : le ciel était calme en apparence, les vents étaient en repos. Tout d’un coup, l’Empereur est parti pour Tanger, et les journaux allemands ont entrepris contre nous une campagne de récriminations acerbes. Les faits sont d’hier ; à peine avons-nous besoin de les rappeler. Incontestablement, il y a eu alors quelque chose de changé. Est-ce dans l’intérêt que le Maroc présentait pour l’Allemagne ? Cet intérêt, dont le gouvernement impérial ne s’était pas encore rendu compte, aurait-il subitement apparu à ses yeux dessillés ? Comment le croire de la part d’un gouvernement aussi sérieux, appliqué, réfléchi, qui ne néglige rien de ce qui peut, à travers le monde, le servir ou lui nuire, et qui connaissait de très longue date tous les élémens du problème marocain ? A coup sûr il y a eu autre chose qu’une illumination soudaine, imprévue, miraculeuse, qui, à travers un voile brusquement déchiré, aurait montré au gouvernement allemand des dessous que, jusqu’alors, il n’avait pas soupçonnés. Plus on y songe et plus on est amené à croire que le Maroc, aujourd’hui comme hier, est pour l’Allemagne une question secondaire et que l’importance qui lui a été donnée subitement est en grande partie artificielle. Il ne faudrait pas nous presser beaucoup pour que nous disions que, dans toute cette affaire, le Maroc n’est qu’un prétexte.

Mais alors, quel est le fond des choses ? Ici, nous ne pouvons faire que des hypothèses. Autant nous sommes convaincus que le Maroc n’explique pas à lui tout seul la nouvelle orientation de l’Allemagne, autant nous sommes peu fixés sur cette orientation elle-même. A travers le vraisemblable, nous ne sommes nullement assurés d’atteindre le vrai. On a dit que l’Allemagne avait peut-être voulu profiter des difficultés au milieu desquelles la Russie se débat en Mandchourie, et de l’affaiblissement momentané qui en résulte pour notre alliance. L’occasion lui aurait paru bonne à saisir. Mais pour quoi faire ? La guerre ? Rien n’indique, hâtons-nous de le dire, que telle soit son intention, et Dieu nous garde de diriger contre elle un soupçon injurieux ! Serait-ce seulement pour empiéter au Maroc sur le domaine que nous avions voulu nous réserver trop exclusivement ? Nous avons dit que le Maroc n’avait pour elle qu’un intérêt de second ordre. Il faut donc chercher ailleurs.

Sans doute la guerre d’Extrême-Orient permet à l’Allemagne d’exercer en ce moment sur nous une pression plus forte ; mais pour quel but exerce-t-elle cette pression ? Peut-être s’est-elle aperçue que dans notre politique coloniale, telle que nous la pratiquons aujourd’hui, il y a quelque chose de nouveau qui la distingue de celle que nous avons pratiquée autrefois. Nous disions que l’Allemagne nous avait encouragés et même favorisés dans notre entreprise tunisienne. Rien n’est plus vrai. Il faut rendre justice, et nous le faisons volontiers une fois de plus, au ministre prévoyant qui a préparé de longue main la solution de la question tunisienne et même de quelques autres. L’histoire dira un jour que c’est à M. Waddington qu’en appartient l’honneur : ceux qui sont venus après lui ont marché dans la voie qu’il avait ouverte et l’ont suivie conformément à ses principes. C’est au congrès de Berlin que, profitant de l’émotion causée par la mainmise de l’Angleterre sur Chypre, M. Waddington s’entendit avec elle et avec l’Allemagne en vue des compensations qui devaient nous être attribuées, car il n’hésitait pas à causer de nos affaires méditerranéennes avec M. de Bismarck, de même que M. Jules Ferry n’a pas hésité à le faire à son tour. M. Waddington est revenu de Berlin avec l’adhésion de l’Angleterre et de l’Allemagne à ce que nous pourrions entreprendre dans la Régence, et aussi avec la promesse de l’Angleterre de ne rien faire en Égypte que d’accord avec nous : n’oublions pas, pour être complet, qu’il a réussi à faire insérer dans le traité de Berlin un article qui reconnaissait notre situation privilégiée dans les Lieux saints. C’étaient là des résultats, certes ! Ils étaient obtenus par une méthode sage et prudente dont il n’aurait jamais fallu s’écarter. Ils risquaient cependant d’avoir pour nous quelques conséquences fâcheuses qu’aucune sagesse ne pouvait écarter à ce moment : rétablissement de notre protectorat à Tunis devait nous brouiller pendant un temps plus ou moins long avec l’Italie, et pour ce qui est de l’Égypte, il était à craindre que le condominium anglo-français, qui était en germe dans les arrangemens de Berlin, n’amenât, s’il n’était pas pratiqué avec beaucoup de franchise et de ménagemens réciproques, des difficultés entre Londres et Paris. Les choses se sont passées comme il était facile de les prévoir, et comme M. de Bismarck les avait prévues. Nous n’avons d’ailleurs, de ce chef, aucun reproche à adresser à sa mémoire : tout en favorisant nos entreprises, il avait le droit de penser que, si nous en avions les avantages nous en aurions aussi les inconvéniens, et qu’un de ces inconvéniens serait d’exciter entre nous et certaines puissances des rivalités, des divisions même, qui assureraient sa propre sécurité. Notre politique coloniale, quelque habile quelle ait été alors dans son principe, a entraîné pour nous ces inconvéniens. Instruits par l’expérience, nous aurions dû par la suite maintenir la même prudence dans la préparation de nos entreprises nouvelles, c’est-à-dire nous entendre avec toutes les puissances qui pouvaient nous nuire ou nous aider. Nous n’avons rempli qu’une partie de ce programme. Nous nous sommes entendus, au sujet du Maroc avec l’Italie, l’Angleterre et l’Espagne, mais non pas avec l’Allemagne ; de sorte que nous ne lui avons donné ni la satisfaction de connaître d’avance nos projets et de les approuver, ni celle de nous voir plus ou moins en froid avec d’autres puissances. L’omission que nous avons commise à son égard sur le premier point est sans doute regrettable : elle n’était pas de nature à nous faire accepter les conséquences du second.

L’habileté de M. Delcassé a été très grande dans le domaine où elle s’est exercée. Il n’était pas facile de nous entendre avec les puissances méditerranéennes au sujet du Maroc. Quelques-unes y avaient des droits, d’autres des prétentions : nous les avons désintéressées toutes en leur faisant des concessions qui ont été parfois considérables, et nous avons obtenu leur consentement à ce que nous avions le dessein de faire au Maroc. Il restait bien entendu que nous ne porterions atteinte, ni à la souveraineté du sultan, ni à l’intégrité de son territoire, ni, pendant une longue période de temps, au statu quo commercial du pays. Grâce à cela, leur consentement a été sincère et sans aucune arrière-pensée de leur part. Tunis nous avait autrefois brouillés avec l’Italie ; l’Egypte nous avait maintenus en rapports tendus avec l’Angleterre. Si le Maroc avait eu quelques conséquences du même genre, peut-être en aurait-on pris à Berlin plus facilement son parti ; mais, par un heureux phénomène dont il faut attribuer le mérite à M. Delcassé, au lieu de nous brouiller avec l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre, le Maroc nous en a rapprochés. C’est là ce qu’il y avait de nouveau et d’imprévu dans notre politique méditerranéenne. Quoi ! pas un nuage ne s’était formé entre ces puissances et nous, ou, s’il s’en était formé un, il avait été dissipé ! S’il ne s’était agi que de l’Italie et de l’Espagne, on n’y aurait probablement pas vu grand inconvénient à Berlin ; mais il y avait aussi l’Angleterre. L’Egypte pesait sur nos rapports avec elle, et le Maroc risquait d’y peser un jour davantage. C’est le contraire qui est arrivé : les deux questions ont été résolues l’une par l’autre et tout aussitôt les relations des deux pays ont pris un caractère d’intimité qu’elles n’avaient pas eu depuis longtemps. Est-ce là ce qui a déplu à l’Allemagne ? Peut-être. A mesure qu’on a vu à Berlin le rapprochement anglo-français devenir plus étroit, on y a donné une attention plus grande. Nul n’ignore en effet que la rivalité d’intérêts qui existe dans le monde entier entre l’Angleterre et l’Allemagne entretient entre ces deux pays des sentimens de plus en plus vifs. Il y a là un sujet d’inquiétude pour un avenir qui, nous l’espérons, est encore éloigné, car quand on a du temps devant soi les choses peuvent toujours s’arranger, à la condition qu’on y mette beaucoup de prudence et de modération. Quant à nous, nous n’avons a priori aucune raison de prendre parti pour ou contre l’Angleterre ou l’Allemagne dans des affaires qui ne sont pas directement les nôtres ; mais cette indépendance même, que nous entendons conserver, dérange peut-être certaines vues sur les classemens ultérieurs des puissances, et il nous semble, en vérité, par momens qu’on ne serait pas éloigné de nous faire quelque violence pour nous déterminer dans un sens ou dans l’autre. Reste à savoir si des procédés de cette nature ne risqueraient pas d’avoir la conséquence contraire à celle qu’on se propose, et ne nous rejetteraient pas du côté opposé à celui où on voudrait non seulement nous attirer, mais nous tirer.

Faut-il répéter que ce sont là de simples hypothèses sur une situation qui demeure très obscure à nos yeux ? Mais ces hypothèses s’imposent, car l’intérêt commercial de l’Allemagne au Maroc n’est pas assez grand pour justifier, dans le fond et dans la forme, les brusques interventions qui se sont produites à Tanger ou à Fez. Nous sommes prêts en tout cas, nous l’avons dit, à donner au sujet de cet intérêt toutes les garanties qu’on est en droit de nous demander : mais peut-être entend-on nous demander encore autre chose. Alors, qu’on le dise de manière que nous puissions voir clair dans la situation qui nous est faite. Quant à nos sentimens, nous n’avons pas à les dissimuler. La France, suivant un mot plein de bon sens de Talleyrand, entend être bien avec toutes les puissances et mieux avec quelques-unes. Elle est mieux avec la Russie, qui est son alliée ; mais cela ne l’empêche pas d’être bien avec les autres puissances, sans en excepter aucune. Nous avons ou longtemps des rapports corrects, courtois, utiles, avec l’Allemagne : pourquoi n’y reviendrions-nous pas, s’il est vrai qu’on s’en soit écarté ? Quand on veut la paix, comme nous la voulons, il faut en pratiquer les mœurs, et nous sommes assurément tout disposés à le faire. Si ce sont également les dispositions de l’Allemagne, tout s’arrangera aisément entre elle et nous. Mais une lutte d’influence, comme celle que la mission de M. de Tattenbach parait vouloir inaugurer, ne peut que prolonger l’état d’anarchie et de barbarie du Maroc sans être profitable à personne, et les quelques avantages que l’Allemagne pourrait à la rigueur en tirer seraient une mince compensation de ce qu’elle serait la première à y perdre. S’il y a eu un malentendu, qu’on s’explique ; il se dissipera vite, et les relations des deux pays, établies sur une base plus solide, redeviendront ce qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être. Sur nos intérêts mêmes nous pourrons toujours nous entendre avec l’Allemagne, car ils ne sont nulle part hors d’Europe en opposition avec les siens. Il n’y a d’ailleurs que deux choses sur lesquelles il ne nous est pas permis de transiger dans nos rapports avec qui que ce soit, à savoir notre liberté et notre dignité.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.