Chronique de la quinzaine - 14 mai 1880

Chronique de la quinzaine - 14 mai 1880
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 470-480).

Chronique n° 1154
14 mai 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1880.

Lorsqu’il y a quelques jours, un sentiment sincère et courageux poussait un jeune député républicain à provoquer des explications en plein parlement sur les décrets du 29 mars, un doute s’était élevé aussitôt. Ce débat, engagé sous la forme d’une interpellation, pouvait-il avoir un résultat et une sanction? N’aurait-il pas plus d’inconvéniens que d’avantages? S’il prenait un caractère politique, la question était tranchée d’avance par le seul fait de l’existence d’une majorité résolue à couvrir de son vote un acte accompli pour lui plaire, à poursuivre jusqu’au bout une manifestation qu’elle avait presque imposée. Si le débat restait simplement juridique, il ouvrait une voie périlleuse où la chambre pouvait être entraînée à usurper, à confondre tous les pouvoirs, en s’arrogeant le droit d’interpréter les lois, en faisant œuvre de magistrature.

Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’une discussion était peut-être désormais difficile à éluder, et dès que la discussion ne pouvait être évitée, le jeune député qui s’est chargé d’interpeller le gouvernement au nom des intérêts de la république comme au nom des croyances religieuses, M. Lamy, a certainement réussi à pallier quelques-uns des inconvéniens les plus graves d’un tel débat. M. Lamy a parlé en jurisconsulte libéral, pénétrante! habile, montrant ce qu’il y a de suranné, d’incohérent et d’inapplicable dans toutes ces lois vainement invoquées, dangereusement empruntées à tous les régimes du passé. Il a serré la question de sa nerveuse et souple éloquence, et la seule conclusion qu’il ait voulu donner à son discours, c’est que le mieux serait aujourd’hui de s’occuper d’une loi nouvelle sur les associations au lieu de recourir à des lois douteuses. Que pouvait objecter le gouvernement au vif et lumineux exposé de M. Lamy? M. le garde des sceaux a répondu par des subtilités peu sérieuses sur la différence entre les congrégations et les associations, par l’affirmation de tout ce qui est justement contesté, par des appels aux plus vieux préjugés révolutionnaires, par l’évocation assez étrange de l’année 1792 et de Danton, qui est peut-être ici une singulière autorité. Il n’a pas pris garde que, parmi ces «lois existantes» qu’il a énumérées, qu’il a voulu rattacher aux traditions révolutionnaires, il y en a précisément une, celle du 18 août 1792, qui n’a pas même une apparence de légalité, puisqu’elle date d’un moment où la royauté avait disparu et où la république n’existait pas encore, où il n’y avait ni constitution ni pouvoirs réguliers pour sanctionner et promulguer une loi. M. le garde des sceaux a eu beau faire afficher son discours sur les murs dans toutes les communes de France, il n’a rien démontré; il n’a sûrement pas donné l’ombre d’une autorité nouvelle aux décrets du 29 mars, et en définitive après le vote du simple ordre du jour qui a été réclamé par M. le président du conseil, qui était peut-être le meilleur dénoûment du débat, mais qui ne prouve rien, le gouvernement ne reste pas moins au point où il était la veille. L’interpellation de M. Lamy ne l’a point affaibli si l’on veut, l’ordre du jour ne l’a pas fortifié, et les exaltations lyriques de M. le garde des sceaux sur l’année révolutionnaire et sur Danton, si elles n’étaient pas un mouvement de vaine éloquence, ne seraient pas de nature à rehausser le crédit moral du ministère. La vérité est que de cette discussion il n’est resté qu’un sentiment plus vif de la situation fausse où le gouvernement s’est placé en subissant les conditions de l’esprit de parti et de secte, en donnant à des passions de combat ce redoutable gage des décrets du 29 mars qui sont destinés à peser sur toute la politique, qui préparent dans tous les cas à la république de bien inutiles épreuves.

Il faut voir les choses telles qu’elles sont. Que veut-on que fasse le gouvernement aujourd’hui ? Il s’est lié certainement plus qu’il ne l’a cru; il s’est engagé dans une voie où il n’a plus même toujours la liberté de ses résolutions. La grande question de la politique intérieure de la France, cela est bien clair, est dans le choix entre la république sérieuse, libérale, modérée telle qu’elle a été inaugurée par la constitution de 1875, et la république agitatrice, radicale, portant la guerre dans les institutions, dans le domaine des intérêts, des croyances et des traditions. Pendant quelque temps c’est la première de ces républiques qui a gardé l’avantage, qui s’est défendue non sans effort, mais non sans succès; elle a pu se dire la république conservatrice, libérale, la république ouverte et facile, comme on voudra l’appeler. Aujourd’hui, on ne peut s’y méprendre, la politique a dévié et de plus en plus elle dévie, elle a changé de direction, elle est soumise à d’autres influences, elle court vers d’autres régions. C’est la seconde république qui apparaît ou qui reparaît avec ses passions, ses préjugés, ses suspicions, ses mots d’ordre, et le signe le plus caractéristique de cette déviation croissante, c’est ce qui a pris le nom de « guerre au cléricalisme. » Qu’est-ce que la guerre au cléricalisme? Ce n’est pas seulement l’exclusion des influences religieuses, c’est aussi comme une expression condensée et sensible de tout un travail qui s’accomplit pour introduire dans la république un esprit nouveau, des influences nouvelles, les passions et les procédés révolutionnaires pour substituer à la politique de libérale modération ce qu’on veut bien appeler aujourd’hui par un euphémisme la politique républicaine.

Le gouvernement a cru peut-être qu’en livrant les congrégations religieuses, en concédant aux ardeurs de secte et de parti les décrets du 29 mars, il retrouverait une certaine liberté, il se donnerait une certaine force pour résister sur d’autres points menacés : il s’est trompé. Il ne s’est point aperçu qu’en se jetant dans le courant, il s’exposait à être entraîné sans pouvoir se retenir, qu’en s’associant lui-même à cette déviation qui se poursuit, il s’affaiblissait et se désarmait, il n’était plus maître de ses résolutions. C’est là qu’il en est aujourd’hui. Le ministère, nous n’en doutons pas, a toujours l’intention de ne pas dépasser une certaine limite; il sent la nécessité de ne pas tout livrer à ceux pour qui le cléricalisme n’est pas le seul ennemi, qui, sous prétexte de réformes, s’efforcent de porter la désorganisation partout, dans l’administration, dans la magistrature, dans l’armée. Oui, le ministère ne demanderait pas mieux quelquefois que de s’arrêter, il essaie de résister; en réalité, il n’a pas de point d’appui, et tous les ministres l’un après l’autre, depuis M. le président du conseil jusqu’à M. le ministre de la guerre, depuis M. le ministre de l’instruction publique jusqu’à M. le garde des sceaux, tous les ministres ont pu éprouver depuis quelque temps que, dans la voie où ils sont entrés, ils ne disposent pas de leur volonté. Ils sont liés par les gages mêmes qu’ils donnent chaque jour. Les concessions qu’ils font leur sont à peine comptées, — il faut qu’ils marchent, qu’ils aillent jusqu’au bout sous l’aiguillon qui les presse. S’ils s’arrêtent, s’ils ont l’air de vouloir faire face à des exigences trop criantes, ils sont aussitôt menacés; ils risquent de disparaître obscurément, sans gloire et sans profit, dans quelque échauffourée. Voilà comment les choses se passent ! Il faut céder, céder toujours ou périr, et on le voit bien par ce qui est arrivé hier encore à M. le ministre de l’intérieur, par cette aventure toute récente qui n’est après tout qu’un incident significatif de plus, un épisode de notre politique dans la phase où elle est entrée.

L’histoire est certainement curieuse : dans la séance d’hier une crise ministérielle a pu un moment naître de la discussion de quelques articles de la loi qui doit réglementer le droit de réunion. Oui, en vérité, M. le ministre de l’intérieur a beau multiplier les preuves de sa bonne volonté républicaine, il a beau avoir signé les décrets du 29 mars : il a failli être renversé comme un athlète de la réaction, des principes conservateurs ou de l’ordre moral ! De quoi s’agit-il donc dans ces deux articles qui ont été l’occasion d’une si terrible bataille? Il s’agissait d’abord de savoir si les préfets, comme représentans du pouvoir central dans les départemens, garderont la faculté de suspendre temporairement une réunion publique dans le cas où il y aurait menace pour l’ordre. Il s’agissait encore de savoir si un agent de l’ordre public assisterait aux réunions, dans quelle mesure le commissaire de police pourrait intervenir, s’il aurait en définitive le droit de dissoudre une réunion tumultueuse et anarchique. Ce sont assurément là des garanties bien simples et bien modestes qui auraient pu être votées sans mettre en péril la république. N’importe, tout cela a paru grave à la commission, gardienne jalouse du droit de réunion contre le gouvernement. L’article sur le droit des préfets a été le premier sacrifié; il a été complètement rejeté malgré les efforts méritoires de M. le ministre de l’intérieur, qui a fini par sa résigner, mais qui ne s’est pas facilement consolé de cette suppression, L’article sur le rôle des commissaires de police dans les réunions est devenu une affaire plus sérieuse. La commission a eu plusieurs fois à délibérer, elle a eu des amendemens à examiner, et, tout compte fait, elle s’est décidée à ne pas donner au gouvernement ce qu’il demandait, à laisser le commissaire de police dans son rôle plus que modeste de témoin impassible et impuissant des réunions. Ce malheureux commissaire de police, on voulait bien l’admettre comme une inutilité en écharpe aux honneurs de la séance, on ne pouvait décemment lui reconnaître le droit d’intervenir directement pour faire respecter la loi : c’était trop pour M. Marcou, pour M. Gatineau, pour M. Floquet !

M. le ministre de l’intérieur, il faut le dire, a payé de sa personne et n’a pas craint de se risquer pour sauver une dernière garantie d’ordre public, M. le président du conseil lui-même n’a point hésité à se jeter dans la mêlée, à porter secours à M. le ministre de l’intérieur. Il est arrivé alors ce qui est inévitable, ce qui se reproduira toutes les fois qu’on voudra résister ou s’arrêter : le gouvernement a vu se tourner contre lui une partie de ce qu’il appelle la majorité républicaine, des alliés qu’il se flatte toujours de gagner ou de retenir et dont il ne fait qu’exciter les impatiences. La discussion prenait vraiment une mauvaise tournure, et elle aurait peut-être fort mal fini pour le cabinet dans la séance même si M. le président de la chambre, avec la dextérité d’un habile tacticien, n’eût tout sauvé en décidant encore une fois le renvoi de l’article tant contesté à la commission. La question n’est après tout que suspendue, elle n’est pas résolue. Nous demandons seulement ce que c’est qu’une situation où des hommes qui prétendent former une majorité ne craignent pas de provoquer à tout propos une crise de gouvernement, et où un ministère n’a pas même assez d’autorité pour faire accepter les plus simples de ses propositions.

Est-ce que d’ailleurs les autres membres du cabinet sont plus heureux que M. le ministre de l’intérieur et peuvent se promettre d’échapper à quelque échauffourée comme celle d’hier? Ils peuvent sans doute réussir à esquiver un échec trop direct, à la condition de s’incliner devant des exigences toujours nouvelles qui ne leur laissent même pas quelquefois le temps de battre en retraite avec dignité. M. le ministre de l’instruction publique insistait il y a quelques jours encore, il est vrai, pour qu’on réservât, dans la loi sur l’enseignement primaire, la question de la laïcité, pour qu’on se bornât d’abord à l’obligation et à la gratuité. La commission, à la tête de laquelle est M. Paul Bert, ne l’entend pas ainsi : qu’à cela ne tienne, M. Jules Ferry se hâte d’imaginer une combinaison pour tout concilier. La combinaison ne plaît pas à la commission : qu’à cela ne tienne encore, M. le ministre de l’instruction publique finira par se rendre ! Les rapports de M. le garde des sceaux avec la commission de la loi sur la magistrature sont à peu près du même genre. M. le garde des sceaux défend un peu, à demi l’inamovibilité, il promet un expédient pour se débarrasser des magistrats incommodes, qu’on mettra à la réserve. Ce n’est pas assez, la commission exige le sacrifice de l’inamovibilité : comment M. le garde des sceaux résisterait-il après s’être si bien recommandé l’autre jour des exemples de Danton à propos des décrets du 29 mars? Une fois dans cette voie des concessions forcées, est-ce que le gouvernement ne croira pas devoir donner satisfaction à ce facétieux républicain, M. Gatineau, qui a si vertement pris à partie M. l’administrateur du Théâtre-Français pour avoir représenté Daniel Rochat, comédie évidemment menaçante pour la république et pour la laïcité? Ce qu’il y a de plus clair dans tout cela, à part le ridicule, c’est qu’on sacrifie tout à l’esprit de secte et de parti; c’est qu’on laisse se décomposer les forces de l’état, dans un moment où un vrai gouvernement serait cependant nécessaire en face de ces grèves qui commencent à se produire et des manifestations de démagogie qui se préparent pour de lugubres anniversaires.

Les affaires des grandes nations sont à peu près les affaires de tout le monde. Les déplacemens de pouvoir, les oscillations d’opinion, les changemens de politique qui s’accomplissent dans un pays ont leur contre-coup dans les autres pays. C’est l’histoire de ces élections anglaises qui n’ont pas eu seulement une importance intérieure pour l’Angleterre, qui ont été un événement pour l’Europe et dont toutes les conséquences ne peuvent être encore pressenties.

Jusqu’ici la crise est à peine dénouée. Le parlement n’est réuni que d’hier, et les premières séances de la chambre des communes n’ont été marquées que par un incident bizarre, qui est peut-être un symptôme : un député nouveau, radical et athée, M. Bradlaugh, a refusé de prêter le serment d’allégeance au nom de Dieu. La question a été livrée par le speaker à l’examen d’une commission. Le ministère, quant à lui, a fini par se constituer régulièrement, laborieusement, dans des conditions assez larges pour comprendre des représentans de toutes les fractions du parti libéral, depuis les anciens whigs jusqu’aux radicaux, depuis lord Selborne et lord Hartington jusqu’à M. Chamberlain. La transmission du pouvoir est complète; il ne reste au cabinet libéral qu’à se mettre à l’œuvre, à se présenter au parlement, à exposer la politique sous le drapeau de laquelle il entend rallier sa majorité. Le premier ministre, M. Gladstone, personnellement, n’a eu encore ni le temps ni l’occasion de s’expliquer, ou s’il a rompu le silence, c’est pour expier ses péchés de candidat, des intempérances de langage qui auraient pu lui créer des embarras. Dès son avènement au pouvoir, il s’est cru prudemment obligé d’écrire une lettre au comte Karolyi, ambassadeur austro-hongrois à Londres, pour atténuer ou même retirer des paroles par trop vertes qu’il avait laissées échapper au cours de ses pérégrinations électorales, sur l’Autriche et sur l’empereur François-Joseph. Le premier ministre de la reine Victoria a oublié les vivacités de M. Gladstone et il s’est mis galamment en règle avec l’ambassadeur impérial. Rien de plus honorable assurément que cette démarche destinée à guérir une blessure qui avait été ressentie à Vienne; pour un homme appelé à reprendre le gouvernement de la nation anglaise, mieux aurait valu peut-être n’avoir pas à débuter au ministère par l’aveu d’une légèreté ou d’un excès de langage inutile.

Maintenant que l’étiquette est sauvée par la lettre de M. Gladstone au comte Karolyi, quelle sera en réalité l’influence des dernières élections et de l’avènement des libéraux sur la politique extérieure de l’Angleterre? Jusqu’à quel point et dans quelle mesure le nouveau cabinet se propose-t-il de modifier la direction de la diplomatie britannique en Orient ou sur le continent? C’est la grande question, c’est ce qui fait la gravité des changemens qui viennent de s’accomplir au-delà du détroit? Pour la France, c’est bien entendu, il ne s’agit plus de raviver les mauvais souvenirs de 1870. Le nouveau chef du foreign-office, lord Granville, paraîtrait avoir tenu récemment à expliquer encore une fois la conduite du cabinet de Londres au temps de la guerre. Ce qu’il y a de mieux, c’est de n’en plus parler. Le cabinet Gladstone-Granville de 1870 a compris les intérêts de l’Angleterre d’une certaine manière; il n’a pas dû les comprendre de façon à satisfaire le sentiment anglais lui-même, puisque bientôt après l’opinion populaire lui infligeait une sorte d’éclatant désaveu par les élections qui rendaient le pouvoir aux tories. Aujourd’hui tout cela est passé si l’on veut ; entre le cabinet libéral qui vient de naître à Londres et le gouvernement français, il n’y a que des raisons de bonne amitié, d’entente sérieuse. Si, comme il l’assure, le cabinet de 1880 fait entrer cette entente dans ses desseins, il trouvera, à n’en pas douter, dans notre nouvel ambassadeur à Londres, M. Léon Say, un homme tout préparé à répondre à ces dispositions favorables. Au fond, la vraie question, la question délicate du moment n’est pas là; elle est dans le système de conduite que le ministère libéral va suivre en Orient, dans les relations avec les puissances du Nord et du centre de l’Europe. Lord Granville n’aurait pas tardé, dit-on, à communiquer les idées, les intentions du nouveau gouvernement à tous les représentans de l’Angleterre au dehors. Le ministère Gladstone, cela est bien clair, ne va pas bouleverser brusquement tout un ensemble de politique et désavouer l’œuvre de ses prédécesseurs; ce que lord Beaconsfield et lord Salisbury ont fait, il l’accepte. Il prend pour point de départ, il adopte comme garantie de la paix européenne à l’heure présente le traité de Berlin; mais ce traité, il y a bien des manières de le comprendre, de l’exécuter, et c’est ici que commence l’inconnu, que peuvent éclater les conséquences de l’évolution qui vient de s’accomplir à Londres.

Que se proposait réellement lord Beaconsfield? Il était toujours assez difficile de savoir jusqu’où pouvait aller cette entreprenante et fastueuse imagination. Engagé, moralement du moins, dans une sorte de duel avec la Russie, lord Beaconsfield tendait visiblement de plus en plus à entrer dans l’alliance austro-allemande, en subordonnant aux combinaisons continentales qu’il caressait tout ce qui regardait la Turquie. Il préparait peut-être par ses témérités aventureuses, par son incohérence agitée, une guerre colossale. Le nouveau ministère, cela se voit, n’a pas les mêmes préoccupations fixes d’hostilité à l’égard de la Russie; il n’a pas les mêmes velléités de politique continentale et les mêmes dispositions à favoriser les envahissemens de l’Autriche en Orient sous prétexte d’opposer une barrière aux Russes. S’il n’a pas plus de sympathies que ses prédécesseurs pour les Turcs, il a peut-être d’autres idées sur les arrangemens les plus propres à sauvegarder, à constituer l’indépendance orientale. Il n’arrive sûrement pas au pouvoir avec des combinaisons gigantesques embrassant l’Asie et l’Europe. Il en résulte que, par le fait, l’Angleterre se trouve aujourd’hui dans des rapports tout autres avec la Russie, comme avec l’Allemagne et l’Autriche, comme avec la Turquie elle-même, et M. Goschen, qui est envoyé temporairement en ambassade auprès du sultan à la place de sir Austin Layard, va sans doute représenter à Constantinople une politique assez différente. Le nouveau ministère anglais va du reste avoir, sans plus tarder, à préciser ses vues et son action diplomatique à l’occasion de toutes ces affaires qui deviennent de plus en plus pressantes, qui sont comme des dépendances du traité de Berlin : fixation définitive des frontières grecques, règlement des territoires que le sultan doit céder au Monténégro et que les Albanais ne veulent pas livrer, qu’ils défendent les armes à la main. Le cabinet de Londres a aussi à intervenir pour l’exécution des réformes en Turquie, et dans toutes ces affaires qui restent en suspens quoiqu’elles soient censées réglées par le traité de Berlin, il a nécessairement à se concerter avec les autres puissances, à montrer ce qu’il veut, dans quelle mesure il entend s’engager. Parler de « combiner la fermeté avec le respect des droits des pays étrangers, » comme le faisait ces jours derniers le sous-secrétaire du foreign office, sir Charles Dilke, ce n’est pas bien compromettant. Il faut attendre ce que M. Gladstone, lord Granville, lord Hartington diront dans leurs premières communications au parlement pour voir jusqu’à quel point la nouvelle politique anglaise est de nature à justifier les craintes ou les espérances qu’elle a suscitées un peu partout en Europe.

L’Allemagne n’a point pour le moment d’élections, elle n’a pas de changement de ministère; ses affaires ne sont pas moins confuses et obscures. La politique allemande, à vrai dire, est singulièrement tourmentée et embarrassée, quoiqu’elle ait un chef puissant pour la conduire, pour dénouer ou trancher les imbroglios que le plus souvent il a créés lui-même. Les affaires sont troublées, les partis sont en désarroi, les divers parlemens dont se compose l’ensemble constitutionnel de l’empire germanique s’épuisent en incohérences. Il y a des nuages ou du brouillard à Berlin, et une des expressions les plus étranges, les plus significatives de cette situation, c’est assurément le discours par lequel M. de Bismarck vient de signaler sa rentrée sur la scène parlementaire. Il y a quelque temps déjà que le chancelier n’avait pas paru au Reichstag, prétextant toujours de sa santé. Il laissait volontiers ses lieutenans aller à la bataille; il se réservait pour les grandes circonstances, et peut-être aussi était-il tout entier aux combinaisons de sa diplomatie. Il est revenu ces jours derniers au parlement, et dans ce discours d’un accent si nouveau qu’il a prononcé on sent la fatigue et l’amertume ou la tristesse d’un homme qui aurait lassé la fortune, qui commencerait à voir tous ses calculs trompés.

Évidemment, depuis quelque temps, M. de Bismarck a eu des mécomptes dans sa politique extérieure aussi bien que dans sa politique intérieure. Les événemens ont trahi ses volontés. Les élections anglaises ont été une déception ressentie à Berlin autant qu’à Vienne. L’échec éclatant de lord Beaconsfield a été visiblement une défaite pour un certain ordre de combinaisons diplomatiques. L’alliance austro-allemande perdait brusquement une de ses plus fortes garanties. Tout se trouvait changé, et depuis ce moment, depuis qu’à Berlin et à Vienne on ne croit plus pouvoir compter aussi complètement sur l’Angleterre, il n’est pas difficile de distinguer un certain mouvement de retour vers la Russie, tout au moins l’intention d’adoucir des rapports qui n’étaient pas toujours aisés. Le récent anniversaire de la naissance du tsar a été une occasion saisie avec empressement, presque avec affectation pour échanger des complimens. On s’est remis à parler de l’alliance des trois empereurs si lestement abandonnée il y a quelque temps pour l’alliance austro-allemande que lord Salisbury célébrait avec une sorte d’exaltation lyrique et un peu indiscrète. M. de Bismarck n’est point certes à une évolution près, il n’est point homme à se mettre à la merci d’une combinaison unique, même d’une combinaison préférée et habilement préparée. Il n’est pas moins vrai qu’après toutes ses démonstrations, après avoir engagé sa politique dans un sens de plus en plus visible, il a dû éprouver quelque mauvaise humeur de se voir subitement déconcerté dans ses plans par les élections anglaises.

C’est une déception de sa diplomatie, et d’un autre côté, à l’intérieur, il n’a pas eu moins de mécomptes et d’ennuis irritans. Depuis quelque temps, le parlement se montre assez peu favorable à tout ce qu’il propose et se livre à une guerre qui, pour être une guerre de détails, n’est pas moins cuisante. Le parlement a repoussé ses propositions de colonisation allemande aux îles Samoa. Le parlement s’est opposé d’avance à l’établissement du monopole du tabac, qui est une des parties de son système financier. Voici maintenant qu’un conflit plus vif s’est déclaré sur un point délicat, à propos du port franc de Hambourg que le chancelier veut introduire dans la zone douanière de l’empire et qui résiste à l’annexion. Entendons-nous. Selon la constitution même de l’empire, Hambourg, comme Brème, a gardé ses droits de ville libre et de port franc. M. de Bismarck n’attaque pas la position de haute lutte, de front, mais il la tourne en annexant à la zone douanière Altona, qui touche à Hambourg, un quartier qui appartient à Hambourg, de telle sorte que la ville libre cernée de toutes parts, réduite à des franchises stériles, n’aurait plus qu’à rendre les armes en demandant à être elle-même annexée. La question s’est présentée devant le Reichstag à propos de l’acte de navigation de l’Elbe et d’une convention commerciale signée avec l’Autriche. Le gouvernement ne reconnaît pas au Reichstag le droit constitutionnel de se prononcer sur un point qui, selon lui, serait du ressort exclusif du conseil fédéral ; le Reichstag a maintenu ses prérogatives, les droits de Hambourg ont trouvé de vifs défenseurs, et ce qu’il y a de plus curieux, c’est que dans ces débats un des principaux adversaires des projets du gouvernement a été un des anciens collaborateurs du chancelier, M. Delbruck. C’est justement à cette occasion que M. de Bismarck a cru devoir intervenir et qu’il a exhalé ses plaintes non-seulement contre Hambourg, qui vient d’élire un socialiste au parlement, mais contre toutes les oppositions, contre tous ceux qu’il accuse de lui créer des embarras.

Non, assurément, M. de Bismarck n’a plus l’humeur joviale et confiante. Il a des griefs contre tout le monde. Il n’est pas content de M. Delbruck, qui, après avoir été à côté de lui un des premiers fonctionnaires de l’empire, un de ses collaborateurs, combat ses projets. Il n’est pas content des nationaux-libéraux, qu’il raille volontiers, qui, après avoir été longtemps ses complices, ont refusé de l’accepter aveuglément pour guide, de le suivre jusqu’au bout dans sa campagne réactionnaire de l’an dernier. Il n’est pas non plus content du centre catholique, de qui il espérait mieux et à qui il avait donné aussi des espérances, qui l’a soutenu de ses votes pour les mesures contre les socialistes, pour le rétablissement de la protection commerciale, mais qui depuis quelques mois s’est tourné contre lui dans l’affaire des îles Samoa, dans la question du monopole du tabac. Celui qu’on a appelé le chancelier de fer n’est content ni des hommes, ni des partis, ni même de la situation générale de l’Allemagne, car, à propos de cette modeste affaire de Hambourg, il va jusqu’à signaler avec une hardiesse singulière un mal plus profond, l’affaiblissement de l’idée de l’unité allemande. « Oui, a-t-il dit défiant les protestations, cette idée s’affaiblit. Le particularisme fait des progrès, les luttes des partis s’accentuent, le champ où s’entre-choquent les passions s’agrandit. J’ai le droit de vous le dire, je suis un témoin compétent... » Chose étrange! le grand sceptique laisse éclater dans ce discours un sentiment superbe de mélancolie auquel on n’était pas accoutumé. « Je ne suis plus jeune, dit-il, j’ai vécu et aimé, j’ai combattu aussi; je n’ai jamais eu qu’un guide dans ma carrière de ministre, c’est la volonté de l’empereur, et si je n’ai pas encore quitté mon poste, c’est parce que je n’ai pas pu abandonner l’empereur à son grand âge, contre sa volonté; j’en ai eu le désir plus d’une fois. Je vous l’avoue, je me sens las, las jusqu’à l’épuisement, surtout quand je vois les obstacles qui surgissent devant moi chaque fois que j’ai à défendre l’empire allemand, la nation allemande, l’unité allemande. »

Que dans tout cela il y ait un peu l’art du grand comédien politique, c’est possible ; il ne faudrait pas trop s’y fier, et à travers ce dégoût altier des choses, le tacticien se retrouve dans les derniers mots du discours, par lesquels le chancelier menace les nationaux-libéraux, — s’ils se refusent à le suivre, — de livrer le pouvoir au centre catholique et aux conservateurs. M. de Bismarck a pu exagérer avec calcul pour rallier une majorité. Il y a certainement aussi dans ce langage la sincérité d’un homme qui se sent aux prises avec des difficultés de tout genre. M. de Bismarck subit le sort de tous les grands dominateurs. Il a cru pouvoir jouer avec tous les partis; il s’est servi tour à tour des libéraux-nationaux contre le centre catholique, du centre contre les libéraux-nationaux, promettant aux uns la paix religieuse, aux autres le maintien des lois de mai; il a fini par rencontrer la défiance de tous. L’affaire de Hambourg peut être encore facilement arrangée dans la commission où elle a été renvoyée. La situation dévoilée par M. de Bismarck ne reste pas moins saisissante, et ce sont peut-être les élections anglaises qui auront contribué à en dégager le caractère en faisant éclater ces redoutables aveux.

C’est, à ce qu’il paraît, le moment des crises, et l’Italie à son tour vient d’être conduite par les conflits parlementaires à une dissolution de la chambre des députés, à l’agitation électorale qui remplit depuis quelques jours la péninsule. C’était, à dire vrai, un peu prévu dans les conditions précaires où vivait le ministère Cairoli-Depretis, toujours affaibli par les divisions de son propre parti, par la guerre que lui faisaient les dissidens de la gauche, M. Crispi, M. Nicotera, M. Zanardelli. Il ne fallait qu’un prétexte pour précipiter la crise, et le prétexte a été le vote d’un nouveau douzième provisoire du budget. Par une fatalité, l’Italie est trop souvent réduite à cet expédient du vote décousu des douzièmes budgétaires. Le parlement a voté déjà quatre douzièmes depuis le commencement de l’année; il avait il y a trois semaines à voter le cinquième, celui du mois de mai. Cette fois la commission de la chambre des députés proposait un ordre du jour témoignant le regret de voir le gouvernement prolonger ce système. Un ordre du jour de confiance substitué à cette motion, réclamé et appuyé par le gouvernement, a été rejeté, et le cabinet n’avait plus qu’à se retirer ou à proposer au roi la dissolution de la chambre. C’est à cette dernière résolution que le roi Humbert a dû s’arrêter, d’autant mieux qu’il aurait été un peu embarrassé pour trouver les élémens d’une administration nouvelle dans la coalition qui a formé la majorité artificielle du dernier scrutin de la chambre. Voilà donc où aboutit ce règne de la gauche italienne qui a déjà quatre ans de durée et qui ne s’est manifesté que par une succession de ministères également impuissans! De tout ce que la gauche italienne avait mis dans ses programmes rien n’est encore réalisé, ni la suppression de l’impôt sur la mouture, ni la réforme électorale, ni la réforme de l’organisation provinciale et communale. Les programmes des élections de 1876 restent les programmes des élections de 1880. — Ce n’est pas notre faute, disent assez mélancoliquement les ministres d’aujourd’hui, c’est la faute de ceux qui, en soulevant des discussions inutiles, ont retardé des réformes annoncées par une parole royale! Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’à leur tour les dissidens de la gauche ainsi accusés rendent le ministère Cairoli-Depretis responsable de ces retards, tandis que la droite se borne à signaler les erreurs et les fautes des uns et des autres, l’impuissance de tous ceux qui ont été ses successeurs au pouvoir.

Le procès est maintenant porté devant le pays. M. Nicotera est à Naples, où il essaie de conquérir l’opinion du midi ; M. Crispi s’efforce de gagner la Sicile, M. Zanardelli fait des discours dans le Vénitien. M. Sella, M. Minghetti soutiennent la cause modérée à Milan et à Bologne. Les ministres sont eux aussi en campagne. La lutte est partout engagée, La question commencera à se décider dès demain, premier jour des élections. Que va-t-il sortir de tout ce mouvement? Est-ce que le coup de théâtre des élections anglaises se reproduirait au-delà des Alpes? Ce qui est certain dans tous les cas, c’est que, si l’Italie a besoin des réformes qu’on lui promet, elle a besoin avant tout de retrouver un parlement moins divisé et un gouvernement moins incertain pour maintenir son crédit et son influence de nation nouvelle.


CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.