Chronique de la quinzaine - 14 mai 1873

Chronique n° 986
14 mai 1873


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1873.

Il faudrait pourtant bien en venir à se reconnaître dans ce tumulte d’impressions contradictoires, de commentaires sans fin et d’assourdissans commérages qu’on se plaît à décorer du nom de politique. Depuis que le plus étrange des scrutins a fait d’un inconnu, de celui qui s’appelait le « candidat impersonnel, » un député de Paris, et depuis qu’un certain nombre de votes provinciaux du même genre ont envoyé à l’assemblée un contingent radical qu’on n’attendait pas, la confusion est complète.

C’est un véritable déchaînement de manifestes, d’imaginations, de lettres, de nouvelles, d’interprétations de toute sorte, pleines de jactance de la part des vainqueurs, pleines de pressentimens attristés de la part des vaincus. On se consulte, on veut absolument savoir le secret des choses, même quand il n’y a pas de secret. Que se passe-t-il dans le conseil des ministres ou dans le cabinet de M. le président de la république ? Les conversations de M. Thiers sont surtout depuis quelques jours le morceau friand des nouvellistes, et comme M. le président de la république est l’homme le plus aimable, le plus prompt à tous les entretiens, en même temps qu’il joue un certain rôle dans le monde, on a là un thème tout trouvé et inépuisable. Avec qui donc M. le président de la république pourrait-il bien avoir conféré dans les dernières vingt-quatre heures ? Serait-ce avec M. Batbie ou avec M. Emmanuel Arago, avec quelque député qui n’est pas même à Paris, ou avec M. Turquet, qui est partout, qui passe d’un coup au rang d’interlocuteur de première catégorie ? Que pense M. Thiers et que dit-il des dernières élections ? Est-il disposé cette fois à se replier vers les conservateurs, pour faire face au radicalisme menaçant ? Va-t-il incliner vers la gauche ? C’est bien évident, M. Thiers, avec ses faiblesses pour la gauche, nous conduit à la commune ; il veut proclamer définitivement la république, et il prépare, de compte à demi avec les radicaux, quelque coup d’état contre l’assemblée ! Non, vous n’y êtes pas, dit-on d’un autre côté, ce n’est pas M. Thiers qui médite un coup d’état, c’est la droite qui dresse des plans de campagne, c’est la conspiration des ducs qui s’organise pour renverser M. Thiers et la république. Un jour c’est l’assemblée qui doit disparaître sous l’injonction du dernier scrutin, un autre jour c’est M. le président de la république qui doit s’en aller sous la sommation de la majorité parlementaire constituée en gouvernement de combat. On n’a que le choix des coups de théâtre, et voilà pourtant dans quelle atmosphère on nous fait vivre depuis quelques jours ! C’est là le régime auquel on soumet ce malheureux pays, qui a certes bien de la peine à se reconnaître dans ses affaires, qui vote quelquefois sans trop savoir pourquoi et sur quoi il vote, et qui, faute d’être conduit, ne sachant plus où il en est, finit par aggraver de son propre trouble le trouble de ses conducteurs eux-mêmes.

On avait cru un moment, par une illusion singulière, que les quelques semaines de vacances que l’assemblée s’était données après les luttes laborieuses des derniers mois allaient être un temps de repos et de trêve dont on profiterait pour se recueillir, pour retrouver, un certain équilibre d’esprit et de jugement avant de revenir se mettre à l’œuvre à Versailles, On comptait sans l’élection du 27 avril, qui est venue faire une bruyante diversion, et, puisque les circonstances l’ont voulu ainsi ; c’était encore heureux que l’assemblée se trouvât dispersée, qu’elle ne fût pas au bout de ses vacances. Si elle avait été réunie, elle aurait peut-être subi le contre-coup des émotions du moment ; on se serait laissé aller à une impression trop vive des choses ; à des résolutions soudaines. Maintenant que les premiers jours sont passés et qu’on a eu le temps de se calmer un peu, de réfléchir, ce qu’il y a de mieux pour tous les intérêts, pour le pays, pour toutes les opinions, pour le gouvernement lui-même, c’est d’arriver sans plus de retard à la réunion prochaine de l’assemblée, à cette rentrée du 19, ne fût-ce que pour en finir avec ces indécisions et ces fantômes au milieu desquels. on vit depuis quelques semaines, ne fût-ce que pour reprendre pied sur la réalité.

Eh bien ! soit, rien n’est plus vrai : les élections du 27 avril ont été un fait grave, à peu près inattendu, et elles ne sont nullement corrigées par les élections qui viennent encore de se faire il y a trois jours, le 11 mai, dans le Rhône, la Charente-Inférieure, le Loir-et-Cher et la Haute-Vienne. Paris s’était donné au 27 avril le passetemps de nommer M. Barodet, qu’il ne connaissait pas Lyon a eu le 11 mai la fantaisie de venir chercher à Paris M. Ranc, qu’il ne connaît pas davantage, et, pour le dire en passant, jamais les inventeurs de candidatures officielles n’ont mieux fait que les comités démocratiques, jamais ils ne se sont moins gênés pour imposer aux populations des représentans dont la veille elles ne soupçonnaient même pas l’existence. Les nouveaux élus de ces deux journées de scrutin, sauf un légitimiste nommé dans le Morbihan et un bonapartiste, ancien préfet, nommé dans la Charente-Inférieure, sont des radicaux. Ils ne sont peut-être pas tous d’un radicalisme aussi accentué, qu’on le croit, et plus d’un s’arrêterait sans doute à mi-chemin dans la république, fût-ce avec M. Thiers pour président ; mais enfin il n’est pas moins vrai que partout où des conservateurs, même des conservateurs républicains, se sont présentés, ils ont échoué, restant le plus souvent fort en arrière de leurs concurrens ; c’est le radicalisme qui enfin de compte a gardé l’avantage sur le terrain électoral. Voilà le fait certain, assez extraordinaire et nullement rassurant devant lequel on s’est trouvé tout à coup. Voilà justement ce qui donne à ces élections partielles du 27 avril et du 11 mai le caractère d’un événement énigmatique, peut-être gros de perturbations nouvelles, fait pour avoir aussitôt un inévitable retentissement, au dehors aussi bien qu’en France. Rien de plus menaçant, de plus dangereux, en effet, dans les conditions présentes du pays, dans cette situation où, même après qu’on aura péniblement réussi à éloigner l’étranger de notre territoire occupé pendant trois ans, il restera tant de blessures à guérir, tant de désastres à faire oublier, tant de réparations nationales à poursuivre, et qui ne peuvent être poursuivies que dans la paix sociale, par l’application réfléchie, coordonnée, d’une politique de patriotisme et de prévoyance. Qu’on se soit ému de cette diversion radicale éclatant subitement au milieu de nos difficultés et de nos préoccupations, qu’on ait tourné aussitôt ses regards avec un certain effarement vers l’assemblée, vers le gouvernement, comme pour chercher un peu partout une direction, un appui contre le péril, c’est un premier mouvement trop simple, pour qu’on puisse s’en étonner. Ce n’est point cependant une raison pour se figurer qu’on va remédier aux malaises d’une situation par des plaintes inutiles, par des récriminations échangées entre les pouvoirs publics ou par des mesures de circonstance toujours hasardeuses, le plus souvent impuissantes.

Les élections du 27 avril et du 11 mai ont une gravité réelle, moins évidemment, parce qu’elles conduisent à l’assemblée quelques radicaux de plus que parce qu’elles révèlent dans le pays une tendance, une disposition à se laisser aller aux partis extrêmes. Comment le fait est-il devenu possible ? De quelle façon peut-on rectifier régulièrement, prudemment cette situation, et arrêter cette contagion si prompte à se propager en certains momens ? Voilà toute la question. L’essentiel est de ne se méprendre ni sur la nature du mal, ni sur les moyens d’en limiter le développement et l’aggravation. Si la France nomme des radicaux, ce n’est point assurément parce qu’elle s’est éprise tout à coup du radicalisme, ce n’est point parce qu’elle éprouve le besoin de jouer sciemment, avec préméditation, son repos, sa sécurité, son avenir de nation paisible et laborieuse, à la loterie du scrutin. La France obéit aujourd’hui tout simplement à une impression maladive, l’impression d’une incertitude universelle. Elle ne sait plus réellement où elle en est et où l’on veut la conduire. Elle ne voit pas de chemin ouvert devant elle. La direction qu’elle ne trouve pas dans sa propre conscience fort embrouillée, elle ne la trouve pas beaucoup mieux dans l’assemblée et dans le gouvernement. Elle est réduite le plus souvent à rester la spectatrice d’oscillations, de combinaisons ou de conflits qu’elle ne s’explique pas, et alors, un jour où elle est convoquée pour dire son mot, elle laisse l’assemblée et le gouvernement à leurs querelles, les partis modérés à leurs divisions, et elle vote pour l’inconnu, pour l’opposition, pour un radical ou pour un bonapartiste, sans se demander ce qui arrivera d’une manifestation dont les conséquences lui échappent, quoiqu’elle soit en définitive la première à les supporter. C’est malheureusement la force et le péril du suffrage universel d’être ainsi tout d’instinct, sans mesure et sans prévoyance, comme il est sans responsabilité apparente. Il suit le souffle du moment, il vote aujourd’hui pour des radicaux comme il votait au 8 février 1871 pour des conservateurs. Il a changé depuis deux ans, ou il paraît avoir changé, c’est parfaitement clair. Peut-on dire pourquoi il a changé ? Probablement parce qu’on ne lui a pas donné sous une forme ou sous l’autre la fixité et la direction qu’il demandait. C’est la faute du gouvernement, dit la droite de l’assemblée ; c’est la faute de l’assemblée, dit-on autour du gouvernement. C’est bien sans doute la faute de quelqu’un, car pour la masse de la France, quels que soient certains votes partiels, elle reste avec des intérêts, des instincts, des besoins de sécurité et de conservation qui ne changent pas, dont une politique vraiment sérieuse est tenue plus que jamais de s’inspirer et de s’occuper sous peine de laisser se prolonger une indécision qui ne profite qu’aux partis extrêmes.

Ce que l’assemblée pourra faire à la prochaine rentrée du 19 pour sortir de l’impasse où l’on se trouve, pour reprendre la direction et l’autorité au milieu de ces troubles d’opinion qui n’ont favorisé jusqu’ici que le radicalisme, nul ne peut le dire encore ni même le pressentir, puisque la commission de permanence a évité jusqu’à l’apparence d’une interrogation adressée aux ministres qui se sont présentés devant elle. La question reste entière. Une seule chose est certaine, on se prépare un peu de toutes parts. On se prépare au camp de la droite, au centre droit, on nomme un comité chargé de tracer un système de conduite, ou, si l’on veut, un plan d’opérations pour la session prochaine ; on se prépare, du côté de la gauche, à faire campagne avec le mot d’ordre des élections, mot presque naïf ou presque ironique par la bizarrerie du rapprochement : république et dissolution ! Entre la gauche et la droite, le gouvernement se prépare, il se dispose à présenter, dès la réunion de l’assemblée, les projets constitutionnels prévus par la loi des trente, et il saisira sans doute cette occasion de dire sa pensée, d’exposer de nouveau sa politique. Malheureusement c’est ici que recommencent toutes les complications. On prétend en finir à tout prix avec l’équivoque, et on ne fait que l’aggraver par la confusion des desseins, par les passions et les préoccupations intéressées des partis, Au lieu de chercher la solution des difficultés qui nous entourent dans la réalité des faits, dans ce qui est immédiatement possible, on la cherche dans des combinaisons qui ne peuvent conduire qu’à des crises nouvelles. On se prépare à donner l’assaut au gouvernement en lui demandant ce qu’il ne peut pas faire. On le presse de sortir de cette situation, assurément fort difficile et fort délicate, où il ne peut ni trop se prononcer, sous peine de paraître s’identifier absolument à un parti, ni trop rester dans le vague et l’indéfini, sous peine de compromettre une autorité qui est encore la plus sérieuse garantie de la paix publique.

Il faut que toutes les ambiguïtés cessent, dit on ; il faut que le gouvernement prenne un parti, qu’il se décide dans un sens ou dans l’autre et qu’il conforme toute sa politique à cette direction première. C’est bientôt dit, et comment toutes ces ambiguïtés cesseront-elles ? C’est là précisément la question. Rien de plus simple, disent les radicaux : le suffrage universel vient de se prononcer à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, dans toutes les régions de la France ; il demande une politique républicaine plus accentuée, la dissolution de l’assemblée de Versailles. Le gouvernement ne peut se méprendre sur le sens de cette manifestation toute légale, il est obligé d’en tenir compte. Qu’il prenne un ministère de la gauche en congédiant M. de Goulard, sans oublier M. Dufaure, l’intraitable réactionnaire, — qu’il affirme la république, qu’il mette l’assemblée en demeure de se dissoudre au plus tard le jour où le territoire sera libéré. Fort bien ; mais si l’assemblée par hasard n’est pas d’avis de se dissoudre, si elle n’accepte pas un ministère de la gauche, que fera-t-on ? Ira-t-on plus loin pour la contraindre à capituler ? C’est donc un coup d’état qu’on propose à M. le président de la république. Il sera plus ou moins déguisé, ce sera toujours un coup d’état. Qu’on ne prétende pas que l’assemblée peut bien être la légalité stricte, mais qu’elle ne représente plus l’opinion publique, qu’elle ne fait qu’agiter le pays, que le droit populaire est supérieur à une majorité parlementaire : c’est tout simplement ce que disait l’auteur du 2 décembre 1851 ; il assurait qu’il ne sortait de la légalité que pour rentrer dans le droit, et c’est sous l’escorte de ces belles paroles que M. le président de la république, avec bien d’autres, a été conduit un jour à Mazas, ce dont il se souvient assez pour ne pas se jeter dans de telles aventures, même en compagnie des radicaux qui lui offriraient leur appui.

Non, la solution n’est point assurément là dit-on au camp de la droite ; ce ne serait au contraire que l’aggravation du mal auquel il s’agit de remédier. Le mal est justement dans les complaisances du gouvernement pour la gauche, dans ses connivences républicaines. C’est ce qui perpétue l’équivoque, c’est ce qui déconcerte le pays et favorise les progrès du radicalisme. A l’abri de cette tolérance du gouvernement et de la complicité ou de la mollesse de ses agens dans les provinces, la révolution se relève, grandit au point de devenir menaçante. Encore un peu, ce sera le « radicalisme légale, » la « commune légale, » s’installant par l’autorité du suffrage universel, surpris et abusé. Il faut en finir. Que le gouvernement, éclairé enfin par le péril, rompe toutes ses alliances compromettantes avec la gauche, qu’il cesse de ménager, ne fût-ce qu’en apparence, les radicaux qui se servent perfidement de son nom pour capter les suffrages du pays, — qu’il établisse nettement, résolument, son point de direction à la droite de l’assemblée, avec un ministère homogène, fidèle exécuteur de cette politique conservatrice. Qu’il entre dans cette voie, on fera cause commune avec lui, on le suivra au combat contre l’ennemi, et s’il refuse cette satisfaction aux alarmes du parti conservateur, il n’y a plus à hésiter, on renversera M. Thiers, on prendra le gouvernement, et à tout prix, on se hâtera de redresser une situation faussée par une politique de défaillance et d’équivoque. — Fort bien encore, voilà un autre plan. Se rendre à la droite ou à la gauche, donner sa démission ou être renversé, c’est la condition qu’on fait à un gouvernement occupé à maintenir l’ordre depuis deux ans au milieu de toutes les excitations des partis et à poursuivre encore aujourd’hui la libération du territoire au milieu de toutes les impossibilités qu’on lui crée !

On veut ouvrir la grande campagne conservatrice, soit ; mais, avant d’entrer en campagne, est-on. bien sûr de pouvoir aller jusqu’au bout ? Est-on bien certain de ne pas voir l’armée parlementaire se débander à la première étape ? D’abord, il ne faut pas l’oublier, renverser M. le président de la république par une impatience de majorité, c’est dans un autre sens une sorte de coup d’état depuis que la constitution Rivet a fixé d’avance que la durée des pouvoirs de M. Thiers serait égale à la durée de l’assemblée elle-même. On peut tout tenter, si on le veut, sans aucun doute ; — on ne se donnerait pas moins l’apparence d’une violence sommaire. contre un homme dont la dernier acte aura été de délivrer son pays de l’étranger. Et puis enfin où veut-on en venir ? Que M. Thiers ne partage pas toutes les vues ou les préventions de la droite, et qu’il refuse de se prêter à toutes ses combinaisons, c’est possible ; mais la droite elle-même sait-elle bien toujours ce qu’elle veut et ce qu’elle peut ? C’est le malheur et la faiblesse des fractions conservatrices de l’assemblée, on le sait bien, de s’être épuisées dans des fractionnemens, dans des conflits intimes où M. Thiers n’est pour rien, et de s’être laissé conduire à ce point où, ne pouvant faire ce qu’elles voulaient, elles n’ont consenti qu’avec toute sorte d’arrière-pensées, de réserves et de dédains, à faire une partie de ce qui était possible. Le gouvernement a pu commettre des fautes ; le parti conservateur de l’assemblée a commis celle-là : il s’est affaibli par une politique d’expectative et de fronde, faute de prendre position à propos sur un terrain où il aurait pu exercer l’action la plus sérieuse et la plus. décisive. En se replaçant résolument sur ce terrain, même aujourd’hui, il peut sans nul doute retrouver une force réelle ; mais ici on ne voit plus bien ce qui le séparerait de M. Thiers, puisque d’un côté ce serait toujours plus ou moins cette « république, conservatrice » dont le chef du gouvernement a si souvent parlé, et que d’un autre côté pour l’organisation de cette république M. Thiers a beaucoup plus d’affinités avec le parti conservateur qu’avec les républicains, même avec les républicains modérés, à qui il disait un jour, le 29 novembre 1872, qu’il ne partageait aucune de leurs opinions, « ni sur l’impôt, ni sur l’armée, ni sur l’organisation sociale, ni sur l’organisation de la république. » La vérité est que dans ce travail qui compose notre triste vie politique on a souvent livré la proie pour l’ombre, l’autorité qu’on pouvait exercer dans la pratique de tous les jours pour cette réserve idéale d’ume restauration monarchique qu’on n’était pas en mesure de réaliser.

Le mal est là et il est aussi dans les tiraillemens, dans les ombrages, dans les mouvemens de défiance et d’irritation qui s’en sont suivis entre certaines fractions du parti conservateur et le chef du gouvernement. Le remède est par cela même tout indiqué, il est dans le rapprochement de ces forces faites pour s’entendre dans l’œuvre commune, de la défense sociale. Qu’on proclame définitivement la république, on le peut certes si on le veut, là n’est pas la question. L’essentiel est d’organiser la situation actuelle en lui donnant ses institutions modératrices, ses garanties, en travaillant d’intelligence à ces lois que le gouvernement va présenter ; mais, si l’on veut agir sérieusement et utilement, la première condition est de ne pas défaire dans les conversations, dans les antagonismes de couloirs, ce qu’on aura fait à la pleine lumière. Il ne faut pas que le lendemain du jour où la majorité aura donné son appui au gouvernement elle l’affaiblisse par quelque coup dérobé, et il ne faut pas non plus que M. le président de la république prête l’autorité de son nom ou de sa spirituelle parole à tout ce qui pourrait déconsidérer la chambre. Ce ne serait plus là qu’une politique de fantaisie qui ne remédierait à rien, qui n’empêcherait pas une crise où ce qui achèverait de ruiner l’un des pouvoirs ne sauverait pas l’autre, et où le pays, dernière et invariable victime, expierait les fautes de tout le monde.

La politique de l’Europe du nord, sans être indifférente à ce qui se passe en France, semble porter assez légèrement après tout les préoccupations qui lui viennent de ce côté. Elle se met en voyage avec ceux qui la représentent ; elle entreprend ses excursions d’été, se partageant entre les conférences intimes dont on ne dit pas le secret et les fêtes qui éclatent à tous les yeux. Que les chambres de Berlin discutent sur la causse des invalides, qui va laisser une opulente dotation sous la main de la Prusse, ou sur la réforme monétaire, — que les délégations autrichiennes se perdent dans des conflits obscurs, tout cela s’efface un peu : les souverains, se promènent, ils se font des politesses à Saint-Pétersbourg, et l’empereur d’Autriche de son côté inaugure l’exposition universelle qui s’est ouverte il y a peu de jours à Vienne, qui va devenir le rendez-vous de tous les curieux du monde, sans parler des princes et des diplomates. C’est là l’histoire du moment. La visite que l’empereur de Russie faisait le dernier automne à l’empereur d’Allemagne à Berlin, l’empereur Guillaume vient de la rendre à l’empereur Alexandre à Pétersbourg ; il est arrivé il y a peu de jours, avec M. de Bismarck, avec M. de Moltke, dans tout l’éclat de sa nouvelle dignité impériale, et la ville des tsars, toujours fort amoureuse de spectacles, s’est mise en frais de fêtes, d’ovations et d’illuminations. Pour cet hôte allemand arrivant à Pétersbourg, on n’a pas voulu faire moins qu’on ne faisait l’an dernier pour le tsar à Berlin. L’intimité des chefs des deux empires, intimité qui s’explique d’ailleurs naturellement par les liens de famille, s’est attestée de toute façon. Quant à la politique, elle n’a point été bannie sans doute des entretiens qui ont pu s’engager ; M. de Bismarck n’était pas là pour rien.

L’entrevue de Pétersbourg n’est peut-être elle-même au surplus qu’un préliminaire de ces excursions d’été. Les deux empereurs de Russie et d’Allemagne paraissent devoir aller bientôt à Vienne, où il pourrait y avoir, ne fût-ce qu’en apparence, une sorte de représentation nouvelle de l’ancienne alliance du nord. C’est là évidemment une idée qui est entrée dans certaines têtes et à laquelle les événemens qu’on se plaît à considérer comme possibles en France ont pu donner un semblant de crédit. Est-ce à dire que cette idée, propagée par des journaux étrangers hostiles à la France, ait été réellement conçue ou entrevue par les cabinets, que la diplomatie ait eu même à délibérer sur des éventualités dont on se fait un fantôme ? On n’en est certes pas là L’alliance du nord, cette réduction de la sainte-alliance d’autrefois, n’est pas aussi facile à refaire qu’on le croit. Depuis le temps où elle constituait au nord de l’Europe le faisceau des puissances absolutistes toujours en méfiance vis-à-vis de l’influence française, tout a changé, les hommes, les idées, les intérêts, les circonstances. Si l’équilibre est en péril, il n’est plus menacé du même côté. Entre la Russie et l’Allemagne, quelle que soit l’intimité des souverains, il y a trop de divergences ou de conflits possibles pour qu’une véritable alliance politique puisse se nouer aisément. Entre l’Allemagne et la Russie d’une part et l’Autriche d’autre part, il y a des souvenirs amers ou des ombrages que des événemens nouveaux n’ont pu dissiper. On peut oublier ou faire comme si on oubliait ce qu’on n’a pas intérêt à se rappeler. Ce n’est pas une raison pour le cabinet de Vienne de se mettre à la remorque de M. de Bismarck. L’Autriche s’est fait d’ailleurs aujourd’hui de la paix une politique raisonnée, coordonnée et permanente. Elle n’est point assurément disposée à entrer dans ce qu’on pourrait appeler des alliances d’action, moins encore dans des combinaisons dont la France pourrait avoir à se plaindre.

De ces entrevues de Vienne ou de Pétersbourg, il ne peut donc sortir rien de bien sérieux, surtout rien de précis. Tout ce qui a pu arriver, tout ce qui peut arriver encore, c’est qu’il y ait quelques entretiens où l’on se promette de reprendre la conversation, d’échanger les idées selon les événemens, et, si peu que ce soit, c’est encore trop pour les intérêts de notre pays que le radicalisme français fournisse un prétexte à ces tentatives renaissantes d’intimité. En attendant, les plaisirs auront sans doute autant et plus de place que la politique dans cette exposition que l’Autriche célèbre sincèrement comme une fête de la paix, avec la confiance qu’elle n’aura point un lendemain semblable à celui qu’a eu la dernière exposition française.

L’Italie nouvelle existe depuis près de quinze ans déjà Dans cette période à la fois si longue et si courte, elle a eu toutes les difficultés intérieures ou extérieures à surmonter, des passions à soumettre, des méfiances à désarmer, une multitude de problèmes à résoudre, à commencer par le premier et le plus grave de tous, celui de la coexistence du pape et du roi à Rome. L’Italie n’a point certes réussi dans ces quinze ans à venir à bout de tout, et elle en est encore à se débattre contre bien des embarras. Elle est cependant arrivée à ce point où elle est non-seulement une nation reconnue, mais une puissance qui a sa politique, ses traditions, ses alliances, son poids dans les affaires du monde ; elle est entrée pour ainsi dire dans l’engrenage européen. Elle n’est que depuis trois ans à Rome, ayant son roi au Quirinal, à côté du pape, qui est au Vatican, et on a déjà de la peine à imaginer tout ce qu’il faudrait d’événemens pour l’en faire sortir. Comment l’Italie en est-elle venue là ? Ce n’est point à coup sûr en se livrant à tous les emportemens de partis, en se jetant tête baissée dans les crises sans issue, en mettant perpétuellement en question ses intérêts les plus essentiels, jusqu’à son existence. Elle accorde une liberté illimitée aux fantaisies les plus excentriques, aux programmes les plus radicaux, en se réservant de ne pas les suivre. Garibaldi lui-même, elle jurerait que Garibaldi est le premier héros du monde, elle le mettrait dans une niche, et elle laisse passer avec un sourire fort sceptique les lettres du vieux bonhomme de Caprera. L’Italie est arrivée à fixer et à consolider les résultats de sa révolution par le sens pratique, par le dédain des utopies, par une certaine suite de politique modérée comme aussi par l’habileté à se plier aux circonstances ou à saisir les occasions. En un mot, cette nation d’hier, dans ses mœurs parlementaires et constitutionnelles, se rapproche déjà beaucoup plus de l’Angleterre que de la France. Ces Italiens qu’on dit si révolutionnaires, et qui ont été forcés de l’être un instant pour constituer leur nationalité, savent en définitive pratiquer le régime le plus libre en se gardant de tous les partis extrêmes. Ils se sauvent de leurs propres faiblesses ou de leurs propres entraînemens par le bon sens le plus avisé, par un esprit politique qui se retrouve dans les incidens les plus confus en apparence comme dans les actes les plus hardis.

Qu’est-ce que la dernière crise ministérielle qui vient de se produire à Rome ? C’est précisément une de ces péripéties qui menacent de tourner à la confusion et que l’esprit politique vient dénouer ou pallier à propos. Ce qui est arrivé il y a quelque temps en Angleterre au ministère Gladstone est arrivé à Rome dans des conditions qui ne sont pas très différentes, et a eu le même dénoûment. Le cabinet Lanza a donné un instant sa démission ; puis il l’a retirée, et il reste aujourd’hui au pouvoir, fortifié peut-être par cette épreuve, devant laquelle il n’a point reculé.

Le ministère italien existe depuis longtemps, il a traversé des événemens considérables pour l’Italie comme pour L’Europe, c’est déjà une raison pour qu’on soit disposé à croire qu’il peut arriver au bout de sa carrière. Il se compose d’élémens divers de la droite, du centre gauche, c’est encore une raison pour qu’il ait quelquefois une vie laborieuse et disputée, entre une fraction de la droite, qui l’appuie sans enthousiasme, et la gauche, qui cherche toutes les occasions de le mettre en minorité dans l’espoir de le remplacer. Il a de plus un ministre des finances, M. Quintino Sella, esprit vif et intrépide, qui s’est proposé de rétablir l’équilibre du budget italien dans un certain nombre d’années, qui sent bien les difficultés de son entreprise et qui ne supporte pas facilement les contradictions, les chicanes de détail. Tout est là Le prétexte de la crise s’est produit à l’improviste, et, selon l’habitude, est venu du côté où l’on ne s’y attendait guère, à l’occasion d’un vote sur les travaux de l’arsenal maritime de. Tarente. L’Italie a deux grands arsenaux, l’un à la Spezzia dans la Méditerranée, l’autre à Venise dans l’Adriatique, elle n’en a pas dans la mer Ionienne. Tarente est admirablement placée pour un établissement de ce genre. Il y a eu déjà plusieurs projets, dont l’un presque grandiose, conçu de façon à créer, un arsenal complet à Tarente, mais imposant au budget une dépense de plus de 70 millions. On s’est arrêté à un projet plus modeste : le ministère se bornait à demander une somme de 6 millions 1/2. La chambre des députés, principalement sous l’influence d’un de ses vice-présidens, M. Pisanelli, représentant de Tarente, a trouvé la dotation parcimonieuse, elle a voulu voter une somme de 23 millions, et M. Sella, qui n’est pas endurant, a perdu patience et s’est fâché sérieusement. Il a vu dans le vote de la chambre un échec pour le gouvernement, et il n’a point hésité à provoquer la démission du cabinet tout entier, que M. Lanza est allé annoncer le lendemain à la chambre, un peu étonnée de ce qu’elle avait fait.

Ce n’est point précisément une chose ordinaire de voir des ministres prendre si vite de l’humeur pour une dépense de plus inscrite dans un budget et donner leur démission sur un incident dénué de tout caractère politique. En réalité, le vote sur l’arsenal de Tarente n’a été qu’une occasion vivement et résolument saisie. Depuis quelque temps, le cabinet et particulièrement le ministre des finances pouvaient remarquer une certaine mollesse, des velléités de dissidence dans la majorité qui les soutenait. On avait de la peine à rallier cette majorité, dont les membres s’absentaient souvent de Rome, tandis que la gauche était toujours présente. M. Sella se plaignait spirituellement du sort qu’on lui faisait en diminuant toujours les recettes qu’il demandait et en augmentant les dépenses qu’il proposait. Il était d’autant plus porté à s’émouvoir de ces dispositions que d’ici à peu il a justement à demander à la chambre le vote de quelques augmentations de taxes sur les immeubles, sur les affaires, sur les tissus, en tout plus de 30 millions.

M. Sella, en homme résolu, préférait couper court aux difficultés par une retraite opportune ; mais les raisons financières n’étaient pas les seules, et c’est ici précisément qu’apparaît cet esprit politique dont nous parlions. On voyait arriver le moment où allait entrer définitivement en discussion la loi sur les corporations religieuses de Rome, loi toute politique, très délicate, qui touche non-seulement à la condition faite à la papauté résidant à Rome, dans ce grand centre de toutes les institutions religieuses, mais encore jusqu’à un certain point aux rapports du gouvernement italien avec les puissances catholiques. Or sur cette question même il y avait dans la majorité des apparences de scission qui, en se joignant à l’opposition déclarée de la gauche, pouvaient neutraliser les intentions de prudence et de ménagement manifestées par le cabinet. Si on s’exposait à une crise dans une discussion de ce genre, la situation s’aggravait aussitôt, la politique italienne pouvait être mise à une dangereuse épreuve. Le roi lui-même n’était plus libre, il allait se trouver dans l’alternative, de suivre les indications d’un vote parlementaire qui pouvait conduire à un ministère de la gauche ou de faire des élections à propos d’une question de nature à mettre aux prises toutes les passions publiques. Si on se retirait au contraire sous le coup d’un vote sans importance politique, on laissait une situation intacte ; le roi gardait toute sa liberté ; il pouvait même prendre un ministère nouveau dans les nuances d’opinions les plus modérées ; rien n’était compromis. C’est ainsi que le cabinet de MM. Lanza, Sella ; Visconti-Venosta, se considérait comme obligé de donner sa démission, et en cela il montrait certes la plus sérieuse prévoyance politique.

Qu’est-il arrivé cependant ? La roi, en vrai souverain constitutionnel, s’est empressé de faire appel aux principaux personnages parlementaires, aux leaders : des opinions diverses. Il a consulté un peu tout le monde, d’abord le vice-président de la chambre, M. Pisanelli, qui n’était point étranger à la crise, M. Ricasoli, M. Minghetti, M. Peruzzi, M. Rattazzi lui-même, et tous ces hommes se sont trouvés d’accord sur la nécessité du maintien du ministère. Le cabinet Lanza, rappelé par le roi, ne s’est point refusé à reprendre les affaires ; il a tenu néanmoins à ne point s’engager légèrement, il a voulu avant tout s’entendre avec les chefs de la majorité pour être sûr de n’être point abandonné soit dans les débats financiers, soit dans la discussion de la loi sur les corporations religieuses, et les assurances dont il avait besoin, il les a reçues, de sorte que le dénoûment de cette crise a montré en définitive le plus réel esprit politique chez ceux qui se croyaient obligés de quitter le pouvoir aussi bien que chez ceux qui pouvaient y aspirer, en même temps que chez le souverain appelé à être le médiateur ou l’arbitre des opinions.

Le ministère a donc retiré sa démission et reste à son poste avec des garanties nouvelles qui ne lui assurent pas sans doute une durée indéfinie, mais qui le sauvent pour le moment de la mésaventure qu’il redoutait. Maintenant le sort de cette loi sur les couvens, dont la discussion a commencé aussitôt, semble à peu près assuré, malgré certaines manifestations extérieures qui ont abouti ces jours derniers à un conflit de rue ; le vote ne paraît pas douteux. Sous des formes différentes d’ailleurs, le projet primitif du gouvernement et le projet de la commission se rapprochent et se confondent presque en ce sens que l’un et l’autre sont l’expression de cette politique à la fois libérale et modérée que le ministre des affaires étrangères, M. Visconti-Venosta, vient d’exposer de nouveau devant le parlement avec autant de tact que d’élévation. Que les orateurs de la gauche repoussent la loi nouvelle parce qu’elle est conçue dans un esprit de ménagement et de transaction, ils sont dans leur rôle, ils se figurent qu’il n’y a rien de plus simple que de rompre violemment avec des intérêts traditionnels, avec les croyances, avec les susceptibilités des catholiques. Que ceux qui refusent à l’Italie le droit d’être à Rome voient dans cette loi un attentat nouveau, ils sont, eux aussi, dans leur rôle. Le gouvernement peut répondre à la gauche en montrant l’Italie paisible, affermie dans son existence nationale, accréditée à l’extérieur justement par cette politique de libérale modération qu’il suit avec persévérance. Il peut répondre d’un autre côté aux partisans du pouvoir temporel, aux adversaires de l’Italie nouvelle, en montrant le Vatican libre, la puissance religieuse du pontife s’exerçant dans toute son indépendance, les députations catholiques se succédant à Rome, auprès du pape, et tenant même au besoin des discours qui ne sont pas toujours des complimens pour le roi ni pour le gouvernement italien. On a entrepris de résoudre. le plus grand de tous les problèmes par la liberté, non par la révolution. Si l’Italie réussit, et elle a désormais bien des chances de succès, c’est parce qu’elle aura suivi cette politique que la puissante inspiration de Cavour a léguée à ses successeurs.

CH. DE MAZADE.