Chronique de la quinzaine - 14 mai 1849

Chronique no 410
14 mai 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1849.

Les élections, les affaires de Rome et les affaires d’Allemagne, voilà les trois grandes préoccupations de la quinzaine. C’est demain que commence le dépouillement des scrutins, et le destin du pays est en ce moment au fond de l’urne électorale. Nous avons bonne confiance ; nous croyons à la victoire du parti modéré ; mais cette victoire n’est pas un dénoûment, gardons-nous de le croire ; c’est une halte heureuse, rien de plus. La république est un gouvernement laborieux qui oblige les bons à lutter sans cesse contre les méchans.

Quelle que soit l’impatience avec laquelle nous attendons l’avenir contenu dans le scrutin, il est bon cependant de jeter un coup d’œil sur les jours qui viennent de s’écouler, et de voir de quelle manière les deux partis opposés, le parti modéré et le parti du 24 février, se sont préparés aux élections. Le caractère différent des deux partis se montre d’une manière curieuse dans ces préparatifs.

Le parti du 24 février ne comprend que l’émeute et la tyrannie, l’émeute quand il ne règne pas, la tyrannie avec des commissaires quand il a le pouvoir. Voyant approcher les élections, il a pensé qu’il était bon de faire la revue de ses troupes. De là les rassemblemens de la porte Saint-Denis, grossis par la sottise des curieux. Que voulaient les émeutiers de la porte Saint-Denis ? Ils voulaient tâter le pouls au public et au gouvernement, c’est-à-dire que, si le public s’était trouvé en veine d’appuyer tant soit peu les attroupemens, et si le gouvernement s’était laissé aller à quelque faiblesse ou à quelque peur en face de l’émeute, eh bien ! alors on aurait pu profiter de l’occasion et pousser les choses plus loin. Une émeute peut toujours, selon la grande théorie de M. Ledru-Rollin, devenir une révolution ; il n’y faut que deux circonstances : la connivence crédule ou stupide du public, la négligence ou l’aveuglement du pouvoir. Les deux circonstances ont manqué cette fois ; le public n’a apporté aux émeutiers de la porte Saint-Denis que le secours d’une curiosité imbécile. Cette curiosité a l’inconvénient d’embarrasser la répression, jusqu’à ce que la répression se décide à en faire payer les frais aux curieux. Quant à l’autre circonstance, la négligence ou l’aveuglement du pouvoir, elle a encore plus manqué à l’émeute. Le ministre de l’intérieur a soutenu énergiquement la cause de l’ordre, non-seulement par les mesures qu’il a prescrites, mais en défendant à la tribune les droits de la société. Toutes les fois, en effet, qu’il y a de l’agitation dans les rues, la tribune montagnarde fait écho dans l’assemblée. Accusations contre le gouvernement, injures aux ministres, protestations au nom de la liberté en péril, voilà dans l’assemblée nationale l’ordinaire lendemain des émeutes ; si bien que le gouvernement, dans ces jours de crise, a toujours la chance d’être fusillé par les vainqueurs ou accusé par les amis des vaincus.

Parmi les préparatifs que le parti du 24 février a faits pour les élections, il faut compter, après la quasi-émeute de la porte Saint-Denis, les pérégrinations de M. Ledru-Rollin. Rendons à M. Ledru-Rollin cette justice, qui peut-être lui sera agréable : il s’acquitte en conscience de son rôle de chef de parti. Quelle activité ! quel mouvement ! Où est-il ? où n’est-il pas ? Il est à l’assemblée ? non ; il est à Châteauroux ? non. Il est à Moulins ; il est partout, et partout il rencontre le désappointement ou l’échec. C’est l’apanage des partis vaincus, et surtout des partis impossibles. À Châteauroux, dans le banquet préparé pour son éloquence, M. Ledru-Rollin n’avait rencontré que le ridicule ; à Moulins, il a rencontré la colère. À Châteauroux, quand il s’est vu conduit au banquet par douze jeunes filles vêtues de blanc, M. Ledru-Rollin a eu des efforts à faire, dit-on, pour garder son sérieux. Eh bien ! M. Ledru-Rollin est un ingrat, qu’il nous permette de le lui dire, à moins qu’il n’aime mieux que nous lui disions qu’il est un peu réactionnaire sans le savoir. Les douze jeunes filles de Châteauroux ont paru en 1849 ridicules à M. Ledru-Rollin : ce que c’est que d’avoir une année de plus sur la tête en pareille matière ! Il y a un an, tout cela eût semblé charmant, renouvelé des fêtes de 93 et 94, solennel, patriotique, populaire, virginal, que sais-je ? Aujourd’hui, cela ressemble à l’opéra joué dans une grange. Juste retour des choses de ce monde ! À Moulins, c’est un retour aussi des choses de ce monde que l’émeute et les violences populaires dont M. Ledru-Rollin a failli être victime ; mais c’est un triste retour. À Dieu ne plaise que nous approuvions jamais les violences qui se tournent contre nos adversaires, et nous nous associons à la noble et généreuse indignation qu’exprimait M. Odilon Barrot au récit des troubles de Moulins. Il est un sentiment cependant que la conscience publique ne peut pas s’empêcher de ressentir. M. Ledru-Rollin est un des grands agitateurs de notre pauvre pays ; il fait souvent appel aux passions populaires un jour est arrivé où ces passions populaires se sont retournées contre lui. Nous savons bien que M. Ledru-Rollin ne croit pas que les passions populaires soient pour rien dans l’émeute de Moulins. Le peuple porter la main sur un des grands pontifes de la démagogie, fi donc ! Hélas ! les pontifes de la démagogie se font un peuple imaginaire, un peuple dont ils sont les dieux, peuple peu nombreux, mais très bruyant, qui s’agite dans les estaminets et dans les clubs, qui fuit les ateliers et réclame l’organisation du travail. Ce peuple doit venir en foule inonder les salles des banquets patriotiques ; ainsi parlent, ainsi le promettent les sacristains aux pontifes. Les pontifes arrivent prêts à humer l’encens et à prononcer les oracles. Où donc est la foule des fidèles ? Les milliers sont réduits à quelques pauvres centaines qui crient beaucoup pour suppléer au nombre par le bruit. Voilà l’histoire de ces grandes convocations patriotiques du peuple de la démagogie ; et pendant ce temps-là, que fait le vrai peuple ? Il se dit qu’on a fait une révolution pour le rendre heureux et que, depuis cette révolution, il souffre davantage. On l’a donc trompé ! Et qui l’a trompé ? Les harangueurs, les tribuns, les gens qui viennent en chaise de poste prêcher contre les riches. De ces réflexions à la colère il n’y a pas loin, et de la colère à la violence, dans le peuple, il y a bien près.

Voilà comment le parti du 21 février s’est préparé aux élections. Voyons maintenant le parti modéré.

Partout des comités se sont formés, partout des élections préparatoires ont eu lieu ; il y a eu, malgré quelques tiraillemens inévitables, il y a eu dans presque tous les départemens un ordre et une discipline admirables. Partout on s’est incliné devant les noms qu’avait proclamés le scrutin préparatoire. Ainsi pratiqué, ainsi organisé par le bon esprit du pays, le suffrage universel, cette fois encore, sauvera la France. Nous ne sommes point cependant du nombre de ceux qui ont une foi aveugle dans le suffrage universel et qui croient qu’il faut s’y confier comme à une panacée perpétuelle. Nous croyons que le principe du suffrage universel doit être respecté ; mais nous croyons aussi que ce principe a besoin d’être organisé par les mœurs, comme aujourd’hui, ou par la loi. La formation des comités et les élections préparatoires ont, pour ainsi dire, créé le suffrage à deux degrés, tel que le voulaient les constitutions de 91 et de l’an III. C’est le fait, ce n’est pas encore le droit ; mais il est à souhaiter que la loi consacre l’usage. La vérité et la régularité des élections ne peuvent qu’y gagner. Quelle que soit en effet l’autorité des comités et la bonne foi de leur organisation, il est impossible qu’une institution aussi spontanée ne s’altère pas peu à peu. Les électeurs définitifs choisis par les électeurs primaires feraient l’office des comités et le feraient au nom du pouvoir qu’ils tiendraient de la loi.

Nous venons d’indiquer rapidement de quelle manière le parti du 24 février et le parti modéré se sont préparés aux élections, l’un par l’agitation et le désordre, l’autre par une organisation intelligente et par une discipline patriotique ; mais nulle part l’approche des élections n’a eu un effet plus vif et plus décisif que dans l’assemblée nationale.

Quiconque meurt, meurt à malheur,

a dit le vieux poète Villon. Et il a raison ; personne ne meurt de bon cœur. L’assemblée nationale n’échappe pas à cette grande loi ; elle est mécontente de mourir ; ceux-là surtout qui ne doivent pas ressusciter sont mécontents. De là la colère du parti montagnard. Justo Dei judicio condemnatus sum, dit un des chartreux de Lesueur qui se redresse dans sa bière, déjà enveloppé du linceul, la figure affreuse et pleine des horreurs de la mort. Ce n’est pas notre faute si les dernières séances de l’assemblée nationale et les dernières colères de la montagne nous ont remis en mémoire ce personnage de Lesueur, cette terrible image du désespoir impuissant. On a beaucoup parlé de conspirations ces jours derniers ; nous ne croyons pas qu’on ait plus conspiré ces jours derniers que les autres jours, car nous croyons qu’on conspire toujours, mais nous croyons de plus qu’on a beaucoup conspiré ces jours derniers pour ne pas mourir. Que n’a-t-on pas tenté, et qui, dans le parti du 24 février, même parmi les plus honnêtes et les plus avisés, ne s’est pas efforcé de mettre la main à cette conjuration des agonisans ? M. Marrast n’a-t-il pas cherché lui-même à faire son petit complot ou à découvrir son petit complot ? L’idée dominante, en effet, du parti du 24 février, c’est de dire que le gouvernement conspire contre la république. Les proclamations du général Oudinot, les lettres du président de la république, les ordres du jour du général Changarnier, l’éloquence énergique et consciencieuse de M. Barrot, tout est une conspiration contre la république. Ce qui est surtout une conspiration contre la république, c’est le grand De profundis électoral qui commence pour les républicains du 24 février. Voyons, parmi toutes ces conjurations, celle qu’a découverte le président de l’assemblée nationale. Le président, un des jours de la semaine dernière, a voulu avoir deux bataillons de plus pour garder l’assemblée. Deux bataillons ! et pourquoi ? Craignait-on un nouveau 15 mai ? Non ; mais le président a voulu savoir si une assemblée qui va mourir est encore obéie. C’est la curiosité du malade qui tire sans cesse la sonnette pour voir si ses serviteurs sont attentifs. Le premier bataillon mandé par le président est arrivé ; le second n’est pas venu ; pourquoi ? Peut-être parce qu’on a vu qu’au lieu d’être le signe d’un danger, l’ordre n’était qu’une épreuve. Le général Forez a été mandé par le président ; il s’est excusé en disant qu’il n’avait pas reçu l’ordre de son supérieur, et qu’il ne pouvait marcher qu’avec cet ordre. Le président alors a mandé le général Changarnier ; le général Changarnier a envoyé un aide-de-camp pour expliquer l’affaire. Le président a fait rapport du tout à l’assemblée, et M. Barrot a reconnu que le droit du président était absolu, mais il a demandé que ce droit ne fût exercé qu’avec discrétion et en cas de nécessité. Or, de nécessité point. Que restait-il donc ? Une pointillerie d’étiquette. Cela n’a pas pu servir encore d’occasion pour décréter d’accusation les ministres et le président de la république, les envoyer à Vincennes, déclarer l’assemblée permanente, ajourner les élections, et ne pas mourir enfin, car c’est là le point. Cet incident a servi seulement à témoigner de la bonne volonté de M. le président de l’assemblée, et le président n’en voulait peut-être tirer que cela.

Passons aux affaires de Rome ; peut-être est-ce là que l’assemblée aura trouvé ce moyen de ne pas mourir qu’elle cherche si ardemment.

Le général Oudinot a débarqué avec ses troupes à Civita-Vecchia. Il a été bien reçu par les habitans, et ce bon accueil a pu lui faire croire qu’il serait également bien reçu à Rome. Beaucoup le lui disaient. Il a donc marché sur Rome, afin de voir si la présence des troupes françaises déterminerait Rome à s’affranchir du joug des condottieri qui la tyrannisent sous prétexte de la défendre. Les condottieri ont engagé le feu ; les Romains sont restés neutres. L’attaque a été infructueuse, et nous avons été forcés de nous retirer après avoir essuyé quelques pertes.

À cette nouvelle, le président de la république a écrit une lettre au général Oudinot pour rendre hommage au courage des soldats et pour déclarer au général qu’il ne serait ni abandonné ni désavoué. Le procédé est noble et habile, C’est après un échec, s’il y en a eu un, qu’un général a besoin d’être encouragé. Le général Changarnier a envoyé aux généraux qui sont sous ses ordres, la lettre du président de la république, ajoutant, comme nous, qu’il vaut mieux soutenir les siens que de les désavouer. Voilà toute l’affaire, et voilà la grande conspiration qui doit être punie, selon les montagnards, par la déchéance du président de la république, « de ce coureur d’aventures, dit le Peuple, arrivé par l’intrigue au premier poste de l’état ; » l’intrigue, vous le savez, de six millions de suffrages !

Essayons de fixer quelques-uns des points capitaux de ce débat, dont l’Italie et la lettre du président ont été le prétexte.

Dans les gouvernemens démocratiques, les généraux d’armée ont une obligation de plus que dans les autres gouvernemens : c’est l’obligation de ne jamais essuyer d’échec, si petit qu’il soit. Une de leurs patrouilles est-elle battue ? aussitôt la trompette d’alarme retentit. Telle est l’histoire du général Oudinot. Il a cru que Rome était disposée à lui ouvrir ses portes. Rome a résisté ; mais cette Rome, quelle est-elle ? Est-ce la vraie population romaine ? ou bien est-ce ce rassemblement de démagogues de tout genre qui, chassés de toute l’Italie qu’ils ont perdue par leurs folles violences, ont fait de Rome leur dernier refuge ? Il y a en Europe en ce moment une population qui n’a point de patrie, qui n’est ni française, ni allemande, ni italienne : c’est la tribu de la démagogie, qui va partout compromettre la cause de la liberté et ressusciter par contre-coup le pouvoir despotique. C’est cette tribu qui règne à Rome et qui s’y barricade contre nos soldats ; c’est cette tribu que la montagne à Paris appelle la république romaine et le peuple romain. Il a plu même à l’assemblée nationale, dans un moment d’erreur panique, de déclarer que le général Oudinot, en attaquant Rome, avait détourné l’expédition du but qu’elle devait avoir. Étrange déclaration ! De deux choses l’une cependant : il faut reconnaître le triumvirat romain et il faut le soutenir, ou bien il faut y substituer un gouvernement libéral et régulier. C’est ce gouvernement libéral et régulier que nous voulons fonder à Rome, de concert avec le pape. Tel est le but de notre expédition. Que fait donc l’échec du général Oudinot, si tant est qu’il ait subi un échec ? Change-t-il nos intentions ? Fait-il que le gouvernement du pape, libéralisé par nos conseils et par notre appui, ne soit plus celui que nous voulons ? Le gouvernement des triumvirs est-il plus légitime à nos yeux depuis qu’il nous a tiré des coups de fusil ? Si nous étions entrés à Rome sans coup férir, qu’eussions-nous fait ? Nous eussions rétabli le gouvernement pontifical, en stipulant les garanties libérales que le temps comporte. C’est là encore ce qui nous reste à faire à Rome ; c’est là le vrai but de notre expédition. Les déclamations de la montagne et les résipiscences de l’assemblée n’y peuvent rien changer.

Ces déclamations seulement doivent nous apprendre à mieux connaître encore les grands citoyens de la démagogie. Ils se proclament de temps en temps les dépositaires uniques du patriotisme. Quels patriotes ! et comme on a bien vu que leur patrie ce n’est pas la France, mais la démagogie ! Ce sont des sectaires ; ce ne sont plus des citoyens. Quel empressement à lire les bulletins de l’étranger, quand ils racontent nos échecs ! Quels récits de l’enthousiasme belliqueux des Romains ! Le Peuple rapporte une lettre qui contient ces mots : « Le quartier de Trastevère entier, enfans, hommes et femmes, est en armes aux barricades, les femmes menacent, après avoir épuisé tous moyens de défense, de jeter des croisées leurs petits enfans sur les assaillans. » Et cette monstruosité grotesque est louée comme de l’héroïsme. Certes, c’est après de pareils traits qu’il y a lieu de répéter, avec le brave : général Leflo, les vers de Corneille :

Et je rends grace aux dieux de n’être point Romain
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

La montagne avait réussi contre le général Oudinot ; elle s’est crue en veine de succès, et elle a attaqué la lettre du président de la république au général Oudinot. Cette lettre est-elle un acte politique ? Nous n’hésitons pas à répondre Oui ! et il nous semble que c’est l’acte d’une bonne politique, non-seulement parce qu’elle encourage et soutient notre expédition, mais parce qu’elle en proclame l’intention et le but, en face du vote de l’assemblée qui faussait cette intention et ce but. Ainsi le président se prononce contre l’assemblée ? — Oui, et c’est son droit, puisqu’il est responsable. Plus nous allons, plus nous voyons que ceux, qui ignorent le plus la constitution de 1848 sont ceux qui l’ont faite. Les plus hardis républicains gardent, sans le savoir, les routines de la monarchie constitutionnelle. Ils croient toujours qu’avec un vote de l’assemblée on peut changer le ministère et la politique du gouvernement ; c’est une grosse erreur depuis 1848. Le ministère et le président sont responsables ; ils peuvent donc être mis en accusation et condamnés à la déchéance. Mais tant qu’ils ne sont pas déchus par jugement, ils gouvernent comme bon leur semble, quelle que soit la volonté de l’assemblée. C’est comme dans l’ancienne Constantinople où le sultan et son vizir gouvernaient absolument, tant qu’ils n’étaient pas étranglés par les janissaires. La monarchie constitutionnelle était un gouvernement où tous les pouvoirs étaient tenus de se mettre d’accord. La république de 1848 a dispensé les pouvoirs publics de cette loi d’accord et d’unité. La chambre est souveraine, elle ne peut pas être dissoute ; mais, de son côté, le président est responsable et, par conséquent, absolu, tant qu’il n’est pas déchu. La chambre peut avoir une politique, le président peut en avoir une autre. Qui jugera ? qui sera arbitre ? personne. La chambre ne peut pas en appeler au pays par une dissolution ; le président non plus ; le président peut seulement être déchu, mais il ne peut pas être dirigé ou corrigé. Il n’y a pas d’autre moyen de l’empêcher d’être un despote que d’en faire un martyr. Notre gouvernement ressemble à un chariot qui a, il est vrai, ses deux roues ; seulement on a oublié de les lier et de les unir.

La lettre du président est un acte de politique personnelle, mais un acte permis et légal, ne l’oublions pas, depuis 1848. Le roi n’aurait pas pu écrire cette lettre ; le président l’a pu. Une des causes de la révolution de février a été, dit-on, la trop grande influence personnelle du roi : soit ! C’est sans doute pour cela qu’on a fait de l’influence personnelle du président un des principes fondamentaux de la république. Ce qui était l’abus est devenu le droit. O sagesse des révolutions !

Comme la lettre du président est un acte légal, le général Changarnier a pu légalement aussi la mettre à l’ordre du jour de l’armée ou l’envoyer aux généraux sous ses ordres, comme on voudra. Nouvelle dénonciation dans l’assemblée de la grande conspiration ourdie contre la république. Demandons la déchéance du président, des ministres, du général Changarnier ; demandons que tout le monde meure plutôt que nous. Vains efforts, hélas ! vaines convulsions de l’agonie ! Il faut mourir ; il n’y a ni violences ni déclamations qui puissent l’empêcher. Oui, l’Italie a vu s’évanouir les espérances de liberté et d’indépendance qu’elle avait conçues il y a dix-huit mois ; mais à qui la faute, si ce n’est à la démagogie ? Et ce n’est pas votre vie ou votre puissance qui la sauverait ; ce serait là au contraire ce qui achèverait de la perdre. Oui, l’Allemagne est en feu ; mais, là encore, à qui la faute, si ce n’est à la démagogie, qui a voulu changer en mouvemens républicains les efforts que l’Allemagne faisait pour arriver à l’unité ? Et croyez-vous que si vous viviez, si vous régniez, l’Allemagne en serait plus forte ? Non ! les fous en seraient plus fous, parce qu’ils espéreraient votre appui, et les sages, effrayés, se rejetteraient vers le despotisme, comme vers la dernière chance de salut. Oui, en France même, nous voyons bien que cette liberté que nous avons tant aimée, la liberté sage et régulière que comportait la monarchie constitutionnelle, perd chaque jour du terrain. Le président y peut ce que ne pouvait pas le roi, les généraux sont puissans et décisifs ; nais ici encore à qui la faute, si ce n’est à la démagogie, et si vous continuiez à vivre, si jamais vous parveniez à vous emparer du pouvoir, loin de rappeler au culte de la liberté, vous en écarteriez à jamais tous ceux qui en gardent encore le regret, sinon l’espérance. Nous n’avons pas le moindre goût pour le gouvernement du prétoire ; mais, quand il faut choisir entre le prétoire et le carrefour, entre la force disciplinée et la force brutale, nous n’hésitons pas. Nous n’aimons pas le pouvoir du sabre ; mais le sabre intelligent et honnête vaut mieux que la pique sauvage et sanguinaire. Il y aurait eu, il y a deux ans, bien des réflexions à faire, et des réflexions justes, si le roi avait écrit la lettre du président, et si M. le duc d’Aumale, gouverneur-général de l’Algérie, avait mis cette lettre à l’ordre du jour. Autres temps, autres soins. La stratégie aujourd’hui l’emporte sur la légalité ; car nous sommes en guerre, il ne faut pas se le dissimuler.

Nous avons parlé de l’état de l’Allemagne. Cet état, tel qu’il est depuis un mois, mérite une attention particulière.

L’unité est un grand et beau sentiment ; il a fait la force de l’Allemagne en 1812 et en 1813, et nous sommes touchés quand nous entendons un des vieux chantres du patriotisme teutonique de 1812 s’adresser d’un ton solennel aux rois allemands pour les conjurer d’accomplir l’œuvre de l’unité germanique. « Rois allemands, dit le vieil Arndt, l’auteur de la chanson Où est la Patrie allemande ? nous sommes au quatrième acte du grand drame épique de l’Europe et de l’Allemagne. Le premier acte, l’acte de notre Allemagne, ce sont les grandes années 1813 et 1815 ; le second acte, c’est 1830 ; le troisième, 1848, et maintenant, en 1849, telle est la rapidité du temps qui vole et qui s’enfuit, nous sommes au quatrième acte. Quand viendra le cinquième ? Je ne le sais pas ; mais si vous n’êtes pas prudens, ô rois allemands, il ne se fera pas long-temps attendre. Vous me répondrez peut-être : Que viens-tu nous prophétiser, vieux corbeau blanchi par l’âge ? Qu’est-ce que ce cinquième acte dont tu menaces les princes et les rois ? — Non ! non ! je ne menace point : je prédis avec calme et avec paix, car mes pieds sont au bord de la tombe et mes yeux n’ont plus à voir que bien peu des choses de la terre. Je n’ai donc point de signes pour vous menacer ; c’est l’ancien des jours, c’est Dieu qui vous menace avec les signes de sa justice. »

Voilà de terribles paroles : qu’est-ce donc qui pousse le vieil Arndt et les partisans de l’unité germanique à parler de ce ton ? Hélas ! c’est que l’unité de l’Allemagne, comme la rêvaient les glorieux étudians de 1813, devient de plus en plus une chimère impraticable ; c’est que cette unité, telle qu’on a voulu la fonder, est condamnée par l’expérience. De là l’impatience des vieillards qui ne peuvent pas se décider à croire qu’ils ne verront point le jour de salut qu’avait espéré leur jeunesse.

Expliquons brièvement où en est arrivée cette œuvre de l’unité allemande, qui ne s’est perdue, comme tant d’autres choses, que pour s’être exagérée.

Nous avons souvent entendu dire que les livres allemands étaient admirables dans la préface et dans les digressions. Le point difficile est la conclusion ; c’est là où ils pèchent. Telle est un peu l’histoire de l’unité germanique. Tant qu’il s’est agi de prêcher cette unité comme un sentiment, d’en rechercher les traces dans l’histoire, tout a été à merveille ; c’était la préface. Quand il s’est agi même de faire une constitution commune à l’Allemagne et d’en discuter les articles, cela allait encore fort bien à Francfort ; c’étaient les digressions. Mais il a fallu enfin arriver à la conclusion, il a fallu donner un chef à cette Allemagne centralisée ; il a fallu rendre obligatoire cette constitution centralisatrice. Après avoir long-temps hésité et long-temps flotté, la diète de Francfort, à la fin du mois de mars, fit un coup de tête ; elle nomma le roi de Prusse empereur d’Allemagne, Comment la diète était-elle arrivée à cette décision ? Comment le roi de Prusse, autrefois peu populaire à Francfort, l’était-il assez tout à coup pour être proclamé empereur ? Nous avons expliqué dans leur temps ces bizarres vicissitudes, et nous n’avons pas à y revenir. Qu’il nous suffise de dire que la motion de nommer le roi de Prusse empereur d’Allemagne a été faite à Francfort par M. Welcker, c’est-à-dire par un des anciens antagonistes de l’influence prussienne. Qui a pu décider M. Welcker à ce coup de tête ? L’idée que l’œuvre de l’unité de l’Allemagne, qui était son rêve favori, devenait impossible, si un grand état comme la Prusse n’en faisait pas son affaire. C’est une politique de désespoir qui a inspiré M. Welcker et qui a déterminé le vote du 28 mars, c’est-à-dire l’élection du roi de Prusse comme empereur héréditaire d’Allemagne. Cette politique de désespoir a hâté la marche des événemens, elle ne l’a pas changée.

Pour se donner le plaisir d’avoir un empereur des Allemands, un successeur de l’empereur Barberousse, il avait fallu faire bon marché du pouvoir impérial ; il avait fallu, afin d’obtenir les votes de la gauche dans l’élection impériale, consentir au veto suspensif, à l’élection des membres de la diète par le suffrage universel, etc. ; il avait fallu enfin que l’empereur n’eût que le pouvoir d’un président de république. Voilà la couronne impériale qu’on offrait au roi de Prusse. On allait chercher un empereur à Berlin, mais on n’y portait pas un empire.

Le roi de Prusse est de l’école historique ; il est aussi de cette noble et chimérique génération de 1812 et de 1813, dont la destinée semble être de poursuivre toute sa vie une utopie et un rêve, et dont l’imagination a toujours dupé le patriotisme. Mais le roi de Prusse est roi depuis huit ans. Il n’a peut-être rien oublié, mais il a beaucoup appris. Il trouva donc qu’on lui apportait un grand nom, un grand embarras et un petit pouvoir. Il ne refusa pas sèchement la couronne qu’on lui offrait, mais il déclara qu’il ne pouvait l’accepter qu’après s’être entendu avec les rois, les princes et les villes libres de l’Allemagne, et avoir examiné avec eux si la constitution de Francfort convenait aux membres et au corps général de la confédération germanique. Quel coup de théâtre que cette réponse ! Voilà une assemblée qui se croyait souveraine, qui avait fait, dans la bonne foi de sa souveraineté, une constitution et un empereur. Le premier mot que lui dit cet empereur élu, c’est qu’elle n’est pas souveraine, que le vieux corps de la confédération germanique subsiste encore, avec ses rois, ses princes et ses villes libres ; que c’est à ces rois, à ces princes et à ces villes libres, d’accepter la constitution, après l’avoir examinée. Que sommes-nous donc alors ? ont dû se dire les publicistes et les historiens de Francfort, en entendant cette réponse polie, mais claire. Le roi de Prusse, en effet, traitait la diète constituante de Francfort comme si elle n’était encore que cet anté-parlement de 1848 qui a commencé la révolution germanique. Les dramaturges de Francfort croyaient avoir fait leur cinquième acte. La réponse du roi de Prusse les renvoyait au prologue.

C’est ainsi que la députation de la diète de Francfort, qui était allée à Berlin sans y porter un empire, en revint sans rapporter un empereur. C’était juste. Que faisait-on cependant à Vienne ?

L’école historique n’a jamais beaucoup dominé à Vienne. L’Autriche a profité de l’enthousiasme de 1812 et de 1313 ; mais elle n’en a jamais été dupe. Le vieil empereur François II n’avait aucune prétention et aucune prédilection littéraires ; l’empereur Ferdinand, son successeur, non plus. La révolution faite pour accomplir l’unité germanique n’avait guère de chances de plaire à Vienne. Elle était contraire aux intérêts, aux goûts de l’Autriche, et ce qui se mêlait de démocratique à cette révolution n’était pas fait pour lui concilier la faveur de la cour de Vienne. Cependant on était en 1848, dans cette année d’expansion révolutionnaire ; l’Autriche avait ses grands embarras de l’Italie et de la Hongrie Elle sembla accepter de bonne grace la tentative de Francfort ; elle alla même plus loin, et prêta complaisamment un de ses archiducs à la révolution. L’Autriche, en effet, a des archiducs pour toutes les situations ; elle en avait même un, chose extraordinaire, pour la situation révolutionnaire de l’Allemagne. C’était l’archiduc Jean : sa longue disgrace à Vienne le préparait à merveille pour sa fortune de Francfort. Ennemi juré de Napoléon, il ne voyait, dès 1810, de salut pour l’Allemagne que dans l’intime union de tous les princes. Dès 1810, il voulait marcher avec le peuple et rejetait l’axiome des souverains allemands : Tout pour le peuple, rien par le peuple. Grand ami de l’unité germanique, et même partisan de la démocratie, vivant à Gratz, loin de la cour, avec sa femme, fille d’un simple maître de poste, l’archiduc Jean était un de ces princes comme les révolutions aiment à en prendre sur les marches des trônes pour s’autoriser et s’encourager. En 1842, dans l’année de recrudescence du teutonisme, l’archiduc Jean avait porté un toast à l’union de l’Allemagne : « Tant que la Prusse et l’Autriche, avait-il dit, tant que toute l’Allemagne, aussi loin que s’étend la langue allemande, sera unie, la puissance, de la patrie allemande sera aussi inébranlable que les rochers de nos montagnes[1]. »

Lorsque la diète populaire de Francfort se mit à l’œuvre de l’unité germanique, et qu’elle voulut avoir le plus promptement possible une image de son œuvre, elle décerna la lieutenance générale de l’empire à l’archiduc Jean. Tout contribua à, cette désignation, ses sentimens, sa vie, démocratiques, son titre d’archiduc impérial, et les souvenirs de l’empire d’Allemagne, si long-temps unis aux souvenirs de la maison d’Autriche.

Bientôt cependant l’Autriche, à travers les révolutions qui bouleversaient ses provinces conquises comme ses provinces héréditaires, essaya de se constituer. La constitution d’Olmütz forma le nouveau faisceau de la monarchie autrichienne. Dans ce faisceau, les états allemands de l’Autriche avaient place, et semblaient par conséquent ne plus pouvoir faire partie de l’Allemagne. Ajoutez que la diète de Francfort avait décidé elle-même qu’aucun état allemand ne pouvait faire partie d’un état étranger. Cette jalousie patriotique était belle ; mais elle rompait le lien qui unissait l’Autriche à l’Allemagne. Pour rester allemande, il fallait que l’Autriche cessât d’être elle-même. De là un premier point de séparation entre Vienne et Francfort. Bientôt la querelle s’envenima ; l’élection du roi de Prusse comme empereur héréditaire d’Allemagne sembla un défi jeté par la diète de Francfort à l’Autriche. L’Autriche ne fit pas attendre sa réponse, et, pour qu’elle fût plus significative, elle l’adressa, non pas à Francfort, mais à Berlin.

La note autrichienne du 8 avril a la première posé la question, comme elle est posée aujourd’hui dans toute l’Allemagne. Cette note déclare hardiment ce que la réponse du roi de Prusse laissait seulement entendre. « La constitution de Francfort n’est qu’un projet ; ce projet ne sera une loi que lorsque les divers états de l’Allemagne l’auront adopté. L’assemblée nationale a donc outrepassé ses droits en publiant comme loi une constitution qui n’est qu’un projet. Elle a également outrepassé ses droits en voulant, sans autorisation, donner à l’Allemagne un empereur héréditaire. Aussi pour l’Autriche, désormais, l’assemblée nationale n’existe plus. » Voilà ce qui s’adresse à l’assemblée sous le couvert du roi de Prusse ; mais, dans cette note, il y a aussi quelque chose qui s’adresse au roi de Prusse directement, c’est la déclaration formelle que le roi de Prusse peut, comme membre de la confédération germanique, faire à l’Autriche toutes les propositions qu’il voudra, mais qu’il ne doit plus s’appuyer des vœux et des délibérations de l’assemblée de Francfort, parce que dorénavant, dit l’Autriche, « cette assemblée ne peut ni exercer d’influence sur des mesures tendant à la formation d’un nouveau pouvoir central, ni prendre part à des délibérations pour amener un accord sur la constitution qu’elle-même a déclarée achevée. »

Ce langage est clair : l’Autriche dit à la Prusse : Voyons ! décidez-vous. Voulez-vous parler comme on parlait dans l’ancienne Allemagne, avant 1848, de dynastie à dynastie, de prince à prince ; nous sommes prêts à vous écouter. Mais si vous voulez parler au nom de l’assemblée de Francfort, si vous voulez mêler dans vos affaires l’assemblée nationale, nous ne vous écouterons pas ; car, pour nous, il n’y a plus d’assemblée nationale. Elle a fait son temps. Elle est de l’an passé. Laissons donc de côté toutes les vieilleries d’hier, et expliquons-nous, je ne demande pas mieux ; mais pas de tiers populaire dans nos entretiens.

Sur ce fier langage nous devons faire deux courtes remarques. La première, c’est que l’Autriche le tient, quand elle est livrée aux plus grands embarras. Il faut donc qu’il lui soit inspiré. Or, il n’est pas difficile de deviner quelle est la puissance qui inspire à l’Autriche son langage ; c’est la Russie qui, après s’être tenue toute l’année dernière immobile et armée, attendant les occasions, prête à profiter des inimitiés et des répugnances que la démagogie ne manque jamais de créer contre la liberté, croit aujourd’hui que le temps est venu et envoie ses troupes en Hongrie au secours de l’Autriche pour combattre « une révolte qui n’est plus seulement autrichienne, mais européenne. » Telles sont les paroles de la Russie, et elles sont significatives, car la révolte européenne n’est pas seulement en Hongrie ; elle est en Allemagne, elle est en Italie, nous allions dire, Dieu nous pardonne ! prenant le mot de la Russie dans son sens le plus intime, que la révolte européenne est aussi en France.

La seconde remarque que nous voulons faire sur la note autrichienne, c’est qu’elle avait pour but de déconcerter la double politique que la Prusse semblait suivre. La Prusse en effet avait double visage : à Vienne visage monarchique, à Francfort visage populaire et surtout germanique. Quelques personnes ne manquaient pas de voir dans cette double politique une marque de cette habileté ambitieuse à l’aide de laquelle la Prusse s’est peu à peu agrandie en Allemagne. On expliquait par la perfidie ce qui peut s’expliquer plus naturellement par la faiblesse et l’incertitude des conseils humains. Il y avait en effet pour la Prusse deux politiques à suivre, la politique populaire et la politique monarchique. La politique populaire était pompeuse et périlleuse. Il fallait, disaient les partisans de cette politique, se donner au peuple, accepter la couronne impériale, se mettre hardiment à la tête de l’Allemagne démocratique et faire au besoin la guerre à l’Autriche. Cette politique a eu sa vogue à Berlin, dans les rues, il est vrai, plus qu’à la cour, et déjà les journaux prêchaient la guerre et invoquaient les manes des héros de la guerre de Silésie ; mais pendant ce temps le régiment de l’empereur François, c’est le titre que porte un des régimens de l’armée prussienne en souvenir de la confraternité de la Prusse et de l’Autriche en 1813 et 1814, le régiment de l’empereur François inaugurait solennellement dans sa caserne le portrait de l’empereur actuel d’Autriche. Ce n’est pas un des traits les moins curieux à noter que cette répugnance qui existe presque partout entre l’armée et la démagogie. L’instinct de la discipline repousse l’instinct du désordre. L’armée eût obéi si le roi eût décidé la guerre ; mais le rôle de Charles-Albert, c’est-à-dire d’un roi faisant la guerre pour la démagogie qui doit le détrôner s’il réussit, et l’abandonner s’il succombe, ce rôle n’avait rien qui pût tenter le roi de Prusse.

Nous venons d’indiquer les différentes combinaisons entre lesquelles la pensée du gouvernement prussien a pu flotter. Bientôt cependant il s’est décidé avec une fermeté qu’il n’avait pas montrée jusqu’ici, et il s’est rattaché purement et simplement à la note autrichienne du 8 avril, c’est-à-dire à la politique russe, à l’idée que l’occasion était venue pour les gouvernemens de faire la police en Europe et de s’y employer hardiment.

Depuis ce moment, les choses ont marché avec rapidité, et la querelle est aujourd’hui engagée partout en Allemagne entre les princes allemands et la grande médiatisation démocratique qu’avait voulu opérer la diète populaire de Francfort. En Prusse, en Saxe, en Hanovre, les assemblées particulières de ces derniers pays se prononçaient pour la constitution de Francfort ; les gouvernemens ont dissous les chambres. De son côté, la diète de Francfort a décrété l’immutabilité de la constitution qu’elle a faite. Plus de transaction ! On parle de troupes prussiennes qui se rassemblent près de Mayence et qui menacent l’assemblée de Francfort. La diète décide que le président est autorisé à convoquer l’assemblée nationale partout et quand il le jugera convenable ; que cent membres peuvent demander une réunion extraordinaire ; que l’assemblée peut délibérer et voter quand il y a cent cinquante membres. L’assemblée est composée de six cent cinquante membres. Toutes ces mesures, comme on le voit, sentent l’agitation et l’extrémité révolutionnaires, cette dernière surtout. Beaucoup de membres, en effet, se sont retirés peu à peu de l’assemblée, les membres qui représentent l’Autriche par exemple, les uns en expliquant les motifs de leur départ, les autres à la française, comme disent les journaux allemands, c’est-à-dire sans dire adieu. Le lieutenant-général de l’empire, l’archiduc Jean, dit lui-même qu’il n’a plus que quelques jours à rester à Francfort. Ainsi, une assemblée de six cent cinquante membres réduite peut-être à cent cinquante et persistant à représenter l’Allemagne et le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif prêt à quitter la partie, voilà l’état de Francfort. Ne nous y trompons point cependant : il y a là encore une grande force morale, quelles que soient les fautes qu’ait faites l’assemblée nationale dans ses derniers jours. La constitution qu’elle a décrétée n’est certes pas excellente ; mais comme, au lieu d’en demander la révision par les moyens légaux, les princes allemands la traitent de simple projet de constitution, comme ils nient la légitimité de tout ce qui s’est fait en 1848, et qu’ils en veulent l’anéantissement au lieu d’en demander le triage, l’Allemagne s’inquiète et s’agite, nous ne disons pas seulement l’Allemagne démagogique, dont c’est le métier d’agiter et d’affaiblir tout ce qu’elle touche, mais l’Allemagne libérale et modérée. Malheureusement cette Allemagne libérale et modérée que nous aimons et qui a tous nos vœux et toutes nos sympathies, cette Allemagne libérale qui a dirigé la diète pendant la plus grande et la plus belle partie de sa durée, ce n’est pas elle qui a posé la question dans ces derniers temps. Elle a laissé les partis extrêmes s’emparer de la direction des affaires, La question de l’empereur héréditaire a disparu dans la mêlée qu’elle a soulevée. Il ne s’agit plus de savoir s’il y aura un empereur, et si cet empereur sera le roi de Prusse ; il s’agit de savoir si la constitution de Francfort, ou plutôt si la souveraineté du peuple allemand sur lui-même sera reconnue. 1848 a créé une nouvelle Allemagne qui croit à son droit, mais qui ne demande pas mieux que de le modérer. C’est ce droit qui est nié absolument par la politique monarchique qui vient du Nord.

Ce droit, c’est le nôtre, et non pas seulement depuis 1848, grace à Dieu, mais depuis 1789. Nous ne lui souhaitons donc pas plus de légitimité qu’il n’en a à nos yeux ; mais nous lui souhaiterions en Allemagne, pour la lutte qu’il va avoir à soutenir, d’autres circonstances que celles qu’il rencontre en ce moment, et d’autres défenseurs aussi. Pour défenseurs, nous aimerions mieux les libéraux prussiens de la diète de Berlin en 1847 que les doctrinaires de l’unité germanique ou les démagogues. Nous aimerions mieux aussi, quant aux circonstances, que le droit de souveraineté du peuple allemand n’eût pas à soutenir la lutte après et à côté des répugnances qu’ont partout soulevées en Europe les excès de l’esprit démagogique.

Si, comme l’Italie, l’Allemagne succombe, c’est à la démagogie encore que nous nous en prendrons. Là, comme ailleurs, elle aura gâté la cause de la liberté.

Grande leçon donc pour la France que le spectacle de l’Allemagne en ce moment. Ce qui compromet en Allemagne la cause de la liberté, c’est qu’à Francfort le parti modéré, soit négligence, soit désunion, n’est pas resté maître de la conduite des affaires. Ce n’est pas lui qui a posé la question dans le procès qui va s’engager. Puisse, au contraire, le parti modéré en France rester toujours maître de poser la question au dedans et au dehors ! Nous ne nous dissimulons pas les conséquences de la chute de l’Allemagne, si elle succombe ; c’est la France alors qui est en ligne contre le despotisme septentrional, et c’est à Paris que les partisans de ce despotisme diront qu’il faut venir faire la police, parce que c’est à Paris, selon eux, qu’est le foyer de l’agitation révolutionnaire. Ce conflit qui est possible, nous ne le craignons pas si le parti modéré détermine les termes dans lesquels il soutiendra la lutte, opposant l’esprit libéral et non pas l’esprit démagogique aux bravades de l’esprit despotique. Mais si, selon la vieille et fatale routine des partis révolutionnaires, on cherche la force dans l’agitation, si on installe l’anarchie dans les villes sous prétexte d’installer la victoire dans les camps, si c’est enfin la démagogie qui combat le despotisme, tout est perdu, et nous craindrons que la liberté, n’ayant pas su se défendre contre l’anarchie, ne sache pas non, plus défendre l’indépendance nationale.


En Autriche et en Turquie, les événemens marchent avec rapidité. Les succès de l’armée magyaro-slave, sans être éclatans, ont été poussés avec vigueur par ces rudes Polonais dont il faut bien reconnaître l’entrain militaire. Assurément, le prince Windischgraetz leur a fait la partie belle ; il eût entrepris de relever de sa propre main les Magyars abattus ; il eût voulu, de propos délibéré, compromettre la fortune du vieil empire rajeuni, ce semblait, par les jeunes peuples slaves, qu’il n’eût pas mieux réussi.

Au fait, il n’est point donné à tout le monde d’être heureux à l’âge du prince Windischgraetz, et peut-être était-il moins facile de cueillir des lauriers sur le sol hongrois qu’à Custozza et à Novare, pour deux raisons : d’abord, parce que l’armée magyare a été fort long-temps tout imaginaire et ensuite parce qu’elle a combattu vivement le jour où elle a été formée par Dimbinski et Bem. Le chef du parti des vieux Autrichiens aura donc réduit la fière Autriche à cette extrémité d’un état qui craint de ne pouvoir plus se soutenir par lui-même ; il aura donc condamné ce cabinet de Vienne, hier encore si hardi, à implorer le secours d’une armée étrangère, et tout cela quand un peu plus de stratégie et une politique plus constitutionnelle eussent assuré au nouvel empereur le concours dévoué des populations les plus belliqueuses de l’empire. Il semble qu’il y ait des époques où les hommes soient pris fatalement de vertige et aillent comme à dessein se heurter contre les obstacles, lorsque chacun pourtant s’évertue à leur crier : gare ! L’Autriche vient de passer par une de ces époques, et l’on ne saurait nier que le mal ne soit profond, quoique l’on ne puisse dire encore que la situation soit désespérée. D’un côté, des populations hostiles, dès à présent bien armées, enhardies par de récens succès, d’ailleurs enthousiastes, exaltées au-delà de toute imagination par la victoire ; tant elles sont persuadées qu’elles combattent pour le salut de l’Europe et la liberté du monde ; de l’autre, des populations hier amies, dévouées conditionnellement au pouvoir, aujourd’hui déçues dans les espérances qu’on leur avait données, quelques-unes déjà rangées sous le drapeau de l’insurrection, les autres ébranlées dans leur fidélité et forcées de ne plus songer qu’à elles-mêmes en cessant de s’inquiéter de la destinée de l’empire : d’un côté la haine et de l’autre l’abandon, tels sont les deux écueils entre lesquels l’Autriche se débat en ce moment avec une armée dont l’organisation a beaucoup souffert.

Si le plan de conciliation conçu et pratiqué par Dimbinski et Bem pouvait recevoir tout son développement, si M. Kossuth, profitant de sa qualité de Slave de naissance et de nom, entrait franchement et allait jusqu’au bout dans cette voie de transaction sur le pied d’égalité entre les Magyars et les Slaves, sans nul doute le péril serait immense, car l’armée autrichienne ne peut plus guère se recruter que parmi les Croates, les Illyriens et les Tchèques. Les paysans de la Gallicie refusent déjà l’enrôlement : mourir pour mourir, autant vaut jouer la partie sur le sol national en résistant aux recruteurs que d’aller courir cette chance sur de lointains champs de bataille dans les rangs des impériaux. Les paysans de la Gallicie ont ainsi, d’apparence, fait beaucoup de chemin depuis le temps où, dans l’excès d’un désespoir envenimé, ils avaient toute confiance en l’autorité de l’empereur. Il est juste de dire toutefois que, malgré la scission qui s’est faite entre le ministère autrichien et les Slaves, ces peuples, tout en se retranchant dans leur politique nationale, sont encore assez loin de s’entendre pleinement sur les conditions d’une alliance avec les Magyars. Les Polonais ont accepté l’alliance sans autre condition que celle d’une politique conciliatrice ; mais les Polonais n’ont pas à régler avec les Magyars des questions d’intérêt pareilles à celles qui ont provoqué le soulèvement de Jellachich. Il ne suffit pas aux Magyars, pour gagner les Croates à leur cause, il ne leur suffit pas de vagues paroles de liberté et d’égalité, il faut des actes, des concessions, des traités qui, par malheur, entraînent tous la dissolution de la Hongrie et aboutissent à remplacer ce royaume par une confédération : transitoire, en attendant l’indépendance absolue de chacune des races de la Hongrie. C’est là le sacrifice suprême sans lequel les Magyars ne peuvent en aucune façon compter sur une victoire définitive, sans lequel même ils n’ont peut-être aucun moyen d’échapper, dans un prochain avenir, à une ruine complète, inévitable ; c’est un sacrifice pourtant qui coûte à leur amour-propre presque autant que la mort même, qu’ils promettent et ajournent, qu’ils font en parole et retirent en fait, qu’ils tiennent d’ailleurs pour une abdication de leur destinée. Jetés comme en un étroit campement entre les deux grandes races germanique et slave, sans issue ni sur la mer ni sur un fleuve libre, ils soutiennent contre les fatalités historiques une lutte inégale, qui les remplit d’incertitudes, les exalte, les aveugle, paralyse leurs résolutions dans le succès de même que dans la défaite. C’est l’espoir qui reste encore à l’Autriche.

M. Kossuth veut-il, oui ou non, l’indépendance de la Croatie, de la Waïvodie serbe et de la Transylvanie ? Combat-il pour le principe de l’égalité des races et des nationalités, ou bien pour la prépotence de la race magyare sur les races diverses de la Hongrie ? Veut-il la déchéance de la maison de Habsbourg, ou bien ne veut-il que le rétablissement du vieil empereur autrichien, roi constitutionnel de Hongrie à la place du jeune empereur créé par l’influence slave ? Il est permis de conserver des doutes sur tous ces points et de penser que M. Kossuth, arrivé au moment de prendre une résolution décisive, hésite et s’abîme dans les perplexités d’une situation périlleuse, même au sein de la victoire.

Sans doute, le mouvement libéral de la Bohème et de la Croatie prend chaque jour plus de puissance, à mesure que s’accroît l’impopularité du ministère allemand Stadion-Schwarzemberg. L’élévation d’un Allemand, le général Welden, au commandement en chef de l’armée austro-slave n’était pas de nature à diminuer le mécontentement des Tchèques et des Illyriens. Les hommes les plus avancés du slavisme libéral ont repris l’autorité qu’ils avaient un moment abdiquée entre les mains de Jellachich. C’est ainsi que le docteur Gaj d’Agram, le promoteur de l’illyrisme et le principal auteur de la nomination de Jellachich aux fonctions de ban, paraît aujourd’hui aller beaucoup plus loin que le vaillant chef des Croates. Enfin le ban lui-même, après avoir, avec une persévérance et une abnégation intelligentes, essayé inutilement d’éclairer l’Autriche sur les périls de la politique du prince Windiscligraetz, a été à son tour entraîné plus rapidement qu’il ne l’aurait voulu à se séparer de l’armée autrichienne pour passer sur le territoire slave et ne plus consulter que l’intérêt exclusif des Slaves méridionaux. Ces évolutions politiques et militaires des chefs slaves affaiblissent grandement l’armée autrichienne. Cependant l’intention des Croates ne paraît pas être de s’insurger directement contre l’Autriche, mais seulement de sauvegarder leur indépendance dans le cas où l’Autriche allemande serait définitivement battue par l’armée hongroise. S’il était vrai qu’en prononçant la déchéance de la maison de Habsbourg la diète magyare eût commis la faute de lui faire un crime des concessions promises à la Transylvanie et à la Croatie, les Serbes et les Croates, même les plus libéraux, combattraient jusqu’au dernier à côté des impériaux contre les prétentions du magyarisme. Nous sommes en ce point de l’avis du journal de la Société slave de Paris, on verrait recommencer une nouvelle guerre civile, plus désespérée et plus furieuse encore que celle d’aujourd’hui ; et lorsque nous étudions dans l’historique de cette guerre écrit par un diplomate, M. Paul de Bourgoing, toutes les ressources militaires dont les Croates et les Serbes disposent à eux seuls, nous ne doutons nullement qu’ils ne fussent prêts à verser des flots de sang pour repousser la domination magyare. Telles sont les chances que l’Autriche peut encore trouver dans l’inhabileté des Magyars et dans la passion des Slaves méridionaux pour leur nationalité, à la seule condition toutefois de revenir elle-même aux principes constitutionnels et fédératifs posés par la diète de Kremsier.

La Russie, disions-nous il y a quinze jours, n’est peut-être pas aussi pressée d’intervenir que l’opinion aime à le supposer. Quoique la question ait fait un pas, nous sommes encore aujourd’hui de cet avis. Quel est l’intérêt de la Russie en présence des révolutions européennes ? C’est d’abord de faire chez elle une police vigoureuse qui soit là pour étouffer à chaque heure du jour les germes d’insurrection qui peuvent se développer sur son propre territoire ; c’est ensuite de laisser les pays de sa frontière s’épuiser, s’abîmer tout à leur aise dans les luttes intestines ; c’est d’établir chez elle une sorte de cordon sanitaire contre les idées révolutionnaires et non point d’aller affronter la contagion sur le sol même où elle règne dans toute sa fureur avec le caractère de question de nationalité, particulièrement dangereux pour l’empire russe. Enfin, et les dernières nouvelles de Constantinople nous en fournissent à propos la preuve, la Russie, très forte chez elle, n’a pas encore, quant à présent, assez de troupes disponibles pour répondre avec certitude de succès aux éventualités d’une intervention dans les affaires de l’Occident.

On se rappelle peut-être avec quelle lenteur et après combien de tâtonnemens diplomatiques la Russie est entrée, l’année dernière, dans les principautés du Danube. Ce ne fut qu’après s’être bien assurée de l’ignorance et de l’indifférence des cabinets de l’Occident qu’elle osa s’établir peu à peu et sans grand éclat en Moldo-Valachie. Il ne paraît pas douteux qu’elle était prise au dépourvu par les événemens et qu’une protestation énergique des cabinets amis de l’empire ottoman l’eût grandement inquiétée ou même arrêtée. Au premier moment, la Russie, qui essayait de donner le change à l’Europe par de grands mouvemens de troupes, n’avait pas cinquante mille hommes à mettre hors de chez elle. Aujourd’hui, elle arrive à peine au chiffre de cent cinquante mille. Or, une portion importante de ce contingent disponible est aujourd’hui engagée dans les deux principautés du Danube, et comme la Turquie, sans être hostile, peut devenir inquiétante le jour où les principautés seraient moins bien gardées, la Russie ne peut retirer de là cinquante mille hommes sans qu’un arrangement en bonne forme l’assure de l’amitié de la Porte Ottomane. Cet arrangement, la Russie l’espérait ; elle espérait qu’en éveillant des craintes dans l’esprit du divan sur les dangers de la question des races, elle réussirait, comme en 1812, comme en 1831, à intéresser à ses plans la Turquie, ou du moins à la réduire à une attitude de neutralité ; elle espérait qu’en pesant de tout le poids de sa diplomatie sur le ministère turc, au moment où arrivaient à Constantinople la nouvelle de la bataille de Novare et le discours complaisant de lord Palmerston sur l’occupation des principautés, elle emporterait d’assaut quelque traité d’alliance en vertu duquel, les détroits se trouvant ouverts aux vaisseaux russes, l’armée russe pourrait sans crainte passer des principautés en Transylvanie et en Hongrie. Tel était le but de la mission extraordinaire donnée récemment au général Grabbe, aide-de-camp de l’empereur. Le général Grabbe n’a pas été heureux. Réchid-Pacha a trouvé, pour repousser les propositions du cabinet moscovite, les accens d’un vrai patriotisme ; le divan tout entier s’est associé à ces sentimens énergiques. Cette honnête et loyale politique du sultan, qui depuis une année marche modestement au milieu des écueils, a tout d’un coup pris feu et fait explosion. Une nouvelle et décisive démarche auprès des deux cabinets de l’Occident s’en est suivie, et les questions les plus précises leur ont été posées : Que feriez-vous dans le cas d’une guerre entre le sultan et le czar ? Jusqu’où irait votre action, le cas échéant ? À quoi il paraîtrait que la réponse des deux ambassadeurs a été tout aussi franche que la situation était claire ; ils auraient dit, en effet, qu’ils feraient respecter le traité protecteur des détroits aussi long-temps que la Turquie le respecterait, et qu’ils n’abandonneraient pas le sultan au mauvais vouloir des Russes tant qu’il ne s’y livrerait pas lui-même.

La Russie se voit donc aujourd’hui jetée dans des conjonctures assez embarrassantes en présence des engagemens chevaleresques qu’elle a pris avec le cabinet de Vienne et de cette rupture d’une négociation sur le succès de laquelle elle comptait sans doute pour les remplir. Il lui serait difficile de reculer, soit qu’elle ait déjà le pied sur le territoire autrichien, soit qu’elle hésite encore, car elle a promis trop haut pour ne pas tenir. Il n’est peut-être pas moins difficile d’avancer parce que les éventualités de la question turque posée sous un jour nouveau ne lui permettent pas de tirer trente mille hommes des principautés sans s’exposer à perdre le fruit de l’occupation.

En somme, nous ne pensons pas que le cabinet de Saint-Pétersbourg se fût si fort pressé d’engager sa parole à l’Autriche, s’il avait pu prévoir que les événemens marcheraient si vite sur les bords du Danube, et surtout que la Turquie, à bout de patience, deviendrait elle-même un obstacle. C’est là le trait particulier qui nous frappe dans la politique actuelle du cabinet russe, et c’est le point grave sur lequel il nous semble que la diplomatie doit avoir les yeux fixés. Veut-on paralyser l’action de la Russie dans les affaires de l’Europe ? Le vrai champ de bataille diplomatique, c’est Constantinople ; mais, si l’on veut réussir, peut-être le moment est-il arrivé de prendre à cet égard un parti. Supposez que la Russie échappe aux difficultés qu’elle vient de se créer par trop de précipitation, sa force militaire s’accroît peu à peu ; dans six mois elle aura en ligne les deux cent mille hommes qui lui sont nécessaires pour combattre hors de chez elle, et il ne sera pas aussi facile de l’amener aux transactions que l’on est en droit d’exiger d’elle. Alors, en effet, elle sera en mesure de faire face avec chance de succès au double danger de la guerre en Autriche et en Turquie, et de s’imposer peut-être aux populations slaves de l’empire de Habsbourg ainsi qu’elle s’est imposée naguère aux Valaques, aux Hellènes et aux Serbes de l’empire des sultans.

Il faut à l’équilibre européen une Autriche comme il lui faut une Turquie. Les libéraux de tous les pays reconnaissent ce grand intérêt de conservation en ce qui touche Constantinople, l’histoire d’un siècle entier leur montre les czars acharnés à la perte des sultans. Cependant le parti démocratique s’obstine encore à fermer les yeux à l’évidence en ce qui regarde Vienne, tant la maison de Habsbourg a montré de complaisance pour les Romanoff sous le poids de ce malheureux lien de solidarité créé par le partage de la Pologne, affermi par les guerres de coalition et les congrès de la sainte-alliance ! L’agent de la Hongrie à Paris, M. Teleki, dans un écrit récent, dit avec beaucoup de raison « Si l’intervention russe s’accomplit et réussit, plus d’Autriche. » Il se garde bien toutefois de nous indiquer ce qu’il convient de mettre à la place, à moins que ce ne soit ce fabuleux empire magyare rêvé par M. Mauguin, quelque chose comme cet empire arabe qui devait naguère, on s’en souvient, succéder à la puissance des Ottomans. Non, la vieille Autriche ne peut être remplacée que par une Autriche constitutionnelle et fédérale, fondée sur le principe de l’égalité des races. Il n’y a à choisir qu’entre cette Autriche-là et le chaos, qui remettrait au hasard le destin de l’Orient tout entier, et qui pourrait entraîner la Turquie elle-même dans une ruine irréparable. Que la diplomatie avise. La question revient en définitive à ceci : Trouver le meilleur moyen de concilier les intérêts des divers peuples danubiens avec les intérêts de l’équilibre européen ; d’un côté aider la Turquie à se maintenir dans la ligne où elle entre avec résolution, de l’autre mettre sous les yeux de l’Autriche, en comparaison avec la honte : et le danger du protectorat russe, la jeunesse et la force que les Slaves lui offraient hier encore ; et, si elle persiste à préférer cette servitude à cette vie nouvelle, c’est alors qu’il conviendra de prendre sans retard les résolutions énergiques annoncées par M. Drouyn de Lhuys.


Au milieu des préoccupations si vives qui pèsent en ce moment sur tous les esprits, l’élite de la société parisienne vient d’être douloureusement frappée d’une perte qui laisse après elle un irréparable vide. Mme Récamier a été enlevée en quelques heures à l’affection de ses amis. Le nom que nous venons de tracer dit tout : il ne rappelle pas seulement l’idéal de la ! beauté, de la grace accomplie, de l’amabilité la plus parfaite ; il rappelle encore toutes les délicatesses du cœur, de l’intelligence et de la vertu, et par-dessus tout, la plus active, la plus ingénieuse, la plus angélique bonté. Objet de l’admiration respectueuse et passionnée des plus hautes et des plus poétiques célébrités de ce siècle, sur lesquelles elle a exercé (comme surtout ce qui a eu le bonheur de l’approcher) une si salutaire influence d’inspiration ou de modération, son souvenir reste, entre autres, inséparablement lié à celui de Mme de Staël, de Châteaubriand, de Ballanche. Le nom de Mme  Récamier rayonne, dès à présent, comme celui de Béatrice, sous la double consécration du génie et de l’amitié. Il y a un beau portrait à tracer de cette femme éminente, douée d’une si grande puissance d’attraction et d’une sérénité d’ame si harmonieuse et si sympathique. Une plume bien experte à saisir ces nuances a déjà esquissé dans la Revue plusieurs traits de cette noble figure ; mais, pour être achevée, cette œuvre de délicate analyse demande un temps plus calme et une main moins émue. Aujourd’hui nous n’avons voulu que signaler un deuil qui sera profondément senti partout où Mme Récamier était connue.

Essai sur la vie et les ouvrages d’Étienne Pasquier, par M. Léon Feugère[2]. — Malgré l’exiguïté de son format, cette publication renferme plus de faits et d’idées qu’on n’a l’habitude d’en trouver dans de longs et nombreux volumes. En retraçant l’histoire d’Étienne Pasquier d’après des documens certains et à l’aide de laborieuses recherches, rendues accessibles à tous par une rédaction spirituelle, élégante et facile, M. Feugère, déjà si connu par son excellente édition de Pascal, vient d’acquérir un nouveau titre à la reconnaissance des lettres. En effet, la vie d’Étienne Pasquier n’est pas seulement la biographie d’un homme, c’est la personnification de toute une époque. Dans l’élite des noms littéraires du XVIe siècle, il n’y en a qu’un de plus original encore, celui de Montaigne ; mais à qui comparer Montaigne ? Pasquier ne fut pas seulement un lettré ; il fut jurisconsulte, avocat, historien, poète, homme politique. Il donna l’un des premiers l’exemple de cette universalité qui devint plus tard un des attributs les plus saillans de l’esprit français. Il fut l’un des créateurs de la prose française, cette portion de notre gloire littéraire la plus riche, la plus incontestable, la plus universellement reconnue ; il contribua à faire passer notre idiome de la naïveté à la clarté et à la précision, son véritable caractère. Dans le livre des Recherches, mot que Pasquier avait inventé, du moins dans ce sens, il posa les fondemens de la critique historique, qui constitue encore un des domaines presque exclusifs de notre temps. Indépendamment d’une forme à la fois naturelle et piquante, les lettres d’Étienne Pasquier renferment une foule de renseignemens et de détails précieux. On a incessamment puisé à cette source sans parvenir à l’épuiser. Enfin, tel que ses contemporains l’ont admiré et tel que les nôtres, grace à M. Feugère, apprendront à le connaître, Étienne Pasquier avait réalisé une réunion bien rare de talens souvent opposés. À l’expérience et à la sagesse de l’homme d’état, Pasquier joignait une imagination développée par l’étude des lettres, dont il était l’ami éclairé et constant. Par un privilège bien rare dans les familles les mieux douées, nous voyons la tradition qu’il a laissée continuée et agrandie sous son nom dans la personne d’un de ses descendans, tradition heureuse, dont il faut bien se garder de rompre la chaîne, car les différentes classes de la société, si pourtant il y en a encore de séparées et de distinctes, y perdraient toutes également.


V. de Mars.

  1. Vie de l’archiduc Jean d’Autriche, par Schneidawind. Schaffouse, 1849.
  2. Librairie de Firmin Didot frères, rue Jacob, 56.