Chronique de la quinzaine - 14 mai 1838

Chronique no 146
14 mai 1838
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 mai 1838.


L’histoire secrète de la discussion de la loi des chemins de fer, serait un excellent morceau d’histoire, et tout-à-fait digne de la plume de quelques historiens d’une haute portée, qui n’en ignorent pas, sans doute, les moindres détails. Nous ne la ferons pas, tout instructive qu’elle serait pour l’intelligence de ce qui se passe de mystérieux en ce moment.

Comme dans la plupart des affaires de tous les temps, les dupes n’ont pas été en minorité dans celle-ci ; et si de grandes preuves d’habileté ont été données par quelques hommes, ce n’est pas précisément de celle qui ferait fortune dans la chambre, si elle éclatait au grand jour. Mais nous voulons, nous devons nous en tenir aux faits qui ont été publiés, et aux discours qui ont été prononcés à la tribune.

Un seul homme, dans la chambre, nous n’hésitons pas à le dire, a vu la question de haut. Il est vrai qu’il était merveilleusement placé pour cela. C’est M. Berryer. Quant aux autres sommités de la chambre, elles étaient enlacées par trop de petits intérêts, moteurs d’autant de petites passions. L’avantage qu’avait sur elles M. Berryer, c’est que le jour de son ministère n’est pas proche, et qu’il le sait. Il faut que tant de grands évènemens arrivent pour que M. Berryer trouve la juste récompense de son dévouement et de sa foi, que les petits évènemens, tels que la chute d’un cabinet, ne lui importent guère. Quand ce petit évènement se trouve devoir résulter des grandes combinaisons qui le préoccupent, tant mieux, sans doute, et c’était ici le cas. Aussi jamais M. Berryer n’avait été plus abondant, plus vif dans son allure ; et c’était un curieux spectacle que cette liberté, cette aisance dont jouissait M. Berryer, dans une chambre si éminemment composée dans l’esprit de la révolution de juillet, tandis que les illustrations parlementaires nées de cette époque étaient garrottées, par leur fausse position, sur leur banc. M. Berryer et M. Arago, voilà les deux orateurs que la coalition de M. Thiers, de M.  Guizot et de leurs amis avait chargés de parler en leur nom contre le ministère ; leur absence de la tribune et l’activité de leur opposition autorisent du moins à le dire, d’autant plus que M. Arago était leur élu dans le sein de la commission de la loi des chemins de fer. Répondra-t-on qu’il ne s’agissait que d’une loi d’intérêt matériel ? Mais alors pourquoi s’étonner que le ministère ne se soit pas dissous dès le rejet de cette loi ? Le Constitutionnel ne dit-il pas, aujourd’hui même, que cette loi était toute politique ? « Qu’est-ce donc alors que les questions politiques ? » s’écrie l’organe officiel de la coalition en faisant valoir toute l’importance du rejet de la loi des chemins de fer. « Quoi ! plusieurs ministres ont pu dire à la tribune que la grandeur du gouvernement de juillet était intéressée à ce qu’il fit lui-même certaines lignes de chemins de fer, et le vote émis sur une question ainsi posée n’est pas un vote politique ! » — C’était donc un vote politique ? Soit. Le rédacteur actuel du journal que nous citons s’y connaît, au moins, aussi bien que nous, nous le confessons sans peine. Pourquoi donc, lui demanderons-nous, M. Thiers, ou, à son défaut (si sa maladie ne tenait pas du genre des infirmités de Sixte-Quint), ses amis les plus proches, n’ont-ils pas pris part à cette discussion ? M. Arago et M. Berryer seraient-ils déjà aujourd’hui les commissaires du futur ministère de M. Thiers et de M. Guizot ?

Pour M. Arago, qui a joué dans cette discussion le rôle de l’astrologue qui se laisse choir dans un puits, nous aurions peine à expliquer ses intentions. S’il a voulu simplement faire de l’opposition vulgaire, il a parfaitement réussi. Sa science lui a servi à arrêter, à retarder d’un an les développemens de la science. Peut-être, en revanche, aura-t-elle contribué à l’établissement prochain d’un cabinet dont ses principes politiques l’obligeront à être l’adversaire. Mais nous ne nous chargeons pas d’expliquer les combinaisons d’une spécialité aussi profonde. Quant à M. Berryer, qui est véritablement un homme politique, nous l’avons parfaitement compris.

L’éloquent et le persévérant adversaire de la révolution de juillet sait qu’en l’état actuel de l’Europe la réalisation de ses espérances dépend surtout du plus ou moins d’union de la France et de l’Angleterre. Il sait aussi que l’existence du royaume de Belgique est la condition indispensable du maintien de l’ordre de choses actuel. Mettre Londres à quatorze heures de chemin de Paris, donner au gouvernement la facilité de couvrir en vingt-quatre heures la Belgique de soldats français, au moyen des chemins de fer, c’est là ce que se proposait le gouvernement français en demandant l’exécution du chemin de fer de Paris à Bruxelles. Retarder cette exécution d’une année, n’est-ce pas s’ouvrir un an de chances ? Qui sait tout ce qui peut se passer en une année, et en une année qui commence par l’irritation causée en Belgique par l’affaire de Strassen, et l’embarrassante accession du roi de Hollande aux vingt-quatre articles ? On a dit avec raison que les fonds demandés pour le chemin de Bruxelles représentent à peu près le quart des fonds qu’il faudrait pour aller combattre une division prussienne entre Liége et Bruxelles, et le quart des frais d’une intervention en Espagne. Le chemin de fer du nord terminerait toutes les grandes question du nord ; il assurerait notre influence commerciale sur la Belgique et l’éloignerait de la Prusse, qui ne demande qu’à étendre son cercle de douanes, et sait-on jusqu’où peuvent aller les sympathies commerciales d’un peuple aussi exclusivement industriel que l’est le peuple belge ? M. Berryer a vu tout cela, et il a admirablement combattu la loi ; il l’a combattue avec toute la force que prête la conviction, avec toute la puissance que donne à un homme de talent la certitude que sa défaite éloignera peut-être pour jamais l’accomplissement de ses plus chers désirs. La chambre a voté avec M. Berryer, non pas certes qu’elle veuille une troisième restauration, ni le triomphe des idées russes en Europe, ou la suprématie de la Prusse en Belgique, mais parce qu’en de pareils cas la chambre est composée, non pas de députés, mais d’arrondissemens, qui se jalousent les uns les autres.

Nous parlons ici des députés qui appartiennent corps et ame à une localité. Quelques-uns sont d’un arrondissement, rien de plus ; d’autres élèvent leurs vues jusqu’à l’horizon d’un département ; il en est enfin qui embrassent dans leur patriotisme toute l’étendue d’un bassin. Ceux-ci du nord, ceux-là du midi. Dans le vote de la loi des chemins de fer par l’état, ce sont les députés du midi qui ont cru défendre les canaux contre les chemins de fer du nord. Le nord se vengera dans la discussion des canaux. Ce sont les membres de la fable, qui se battent les uns contre les autres. Dans la discussion des rentes, les membres étaient unis. Ils se bornaient à combattre l’estomac.

Si la chambre était appelée à discuter une loi des chemins de fer en faveur des compagnies, les intérêts d’arrondissemens lèveraient la tête à leur tour. La discussion, déjà passablement rétrécie, dans les débats du chemin de fer du nord, deviendrait microscopique. On se battrait à coup de grains de sable, et Dieu sait ce qui adviendrait de la loi ! De tels débats sont inévitables. On a beau avoir fait cent lieues pour se rendre sur son banc à la chambre, on ne peut tout à coup perdre de vue le clocher de sa commune. Ce conflit se reproduira chaque fois que s’engagera un grand débat d’intérêt général où se mêleront les intérêts locaux. Le ministère n’y peut rien. Le cabinet actuel savait parfaitement dans quel labyrinthe de petits obstacles il s’avançait, en s’engageant dans la discussion des chemins de fer. Il n’a pas reculé cependant. Le ministère a eu déjà à supporter, cette semaine, une discussion qui avait écrasé un autre ministère. Il ne dépendait pas de lui de changer la composition de la chambre, et c’est là que se trouve, nous ne dirons pas le mal, mais l’embarras. Qu’il s’agisse d’un vote d’où dépende la sûreté de la France, d’une dépense toute nationale, sans autre bénéfice pour personne que l’honneur et la sécurité qui en reviennent à tous, la chambre votera sans hésiter la mesure. Ou, si elle la rejette, il y aura lieu de reprocher au ministère d’avoir peu d’influence sur elle, et de manquer de la force qu’il faut au pouvoir pour diriger l’état. Mais, encore une fois, en pareil cas, la chambre sera toute française ; elle soutiendra l’unité du pays, la centralisation nécessaire du pouvoir. Qu’il s’agisse, au contraire, de diminuer les rentes de Paris, d’augmenter la source des richesses du nord ou du midi, vous aurez alors une chambre aveugle, ou myope pour vrai dire, comme elle l’a été dans la discussion des chemins de fer. C’est à ce point que le gouvernement fédéral, la plus triste et la plus étroite de toutes les organisations politiques, la plus impropre à notre pays, s’établirait, à l’aide de la jalousie des localités, si jamais elle pouvait l’être en France. Nous jouirions ainsi de tous les inconvéniens du fédéralisme, qui sont les inimitiés locales, sans posséder ce qui en fait le lien.

S’il est naturel qu’un esprit tel que celui de M. Berryer ait vu la question des chemins de fer d’un point aussi haut qu’il l’a fait, si un certain nombre de membres de la chambre sont excusables de l’avoir envisagée trop étroitement, en est-il ainsi des capacités de la coalition, et leur serait-il facile de dire le rôle qu’elles ont joué ?

L’avis de M. de Rémusat, qui est de ne rien laisser faire au ministère, ni chemins, ni canaux, ni monumens, a prévalu, sans doute, dans la coalition. M. Duchâtel déclarait, dans la dernière session, que les travaux par l’état devaient être préférés, parce que s’il y a des bénéfices, l’état les emploiera à faire d’autres travaux ; s’il y a perte, elle ne sera pas supportée par le commerce et l’industrie. C’était un avis un peu exclusif ; mais enfin c’était celui de M. Duchâtel. Cette année, M. Duchâtel est exclusif dans l’autre sens. M. Duvergier de Hauranne, qui écrit ses discours long-temps d’avance, comptant que le ministère se prononcerait exclusivement contre les compagnies, avait entassé une montagne d’argumens en leur faveur. C’est ce discours que M. Duvergier est venu lire en réponse à l’excellente improvisation de M. Martin (du Nord), qui proposait de donner les travaux aux compagnies en gardant deux lignes principales pour l’état. Pendant ce temps, M. Thiers, qui a toujours été pour l’exécution des travaux par l’état, disait à ses amis que, s’il montait à la tribune, il donnerait la chair de poule à la chambre, tant il lui causerait d’effroi, en déroulant le tableau des inconvéniens qui résulteraient de l’abandon des travaux aux compagnies ! Enfin, comme en toutes choses, la coalition était un chaos d’opinions contradictoires à elles-mêmes et entre elles.

Mais on s’entend sur un point. Un principe est commun à tous les membres de la coalition, principe populaire, et formulé en proverbe par la sagesse des nations. Il s’agit de faire vider leurs places aux ministres et de s’y mettre. Peu importe donc la sûreté du pays, l’avenir de la France ! On y pourvoira quand on sera ministre. On a bien assez de capacité pour cela. Les chemins de fer pourraient mener le commerce du nord vers le midi, à travers la France, porter rapidement une armée auxiliaire sur les pays de notre rayon politique, faire voler, en peu d’heures, nos troupes sur nos frontières menacées ; rien de mieux, mais les chemins de fer ne menaient pas la coalition au ministère, et la coalition les a condamnés.

Ainsi, les hommes qui pouvaient le mieux triompher, dans la chambre, des petits instincts de localité, se sont servis, au contraire, de ces mêmes passions pour en venir à leurs fins. Les capacités, qui se sont élancées dans les hautes sphères de la société, à l’aide de la révolution de juillet, ont abandonné les intérêts les plus vrais, les plus vifs de cette révolution, pour courir au plus pressé, à leurs intérêts personnels du moment. Ils se sont dit : Périsse l’alliance anglaise, plutôt que l’alliance des doctrinaires et du tiers-parti !

Maintenant que ce beau résultat est obtenu, on s’écrie que le pouvoir se rapetisse et s’abaisse, et le Constitutionnel se plaint avec douleur que « l’anarchie qui a été un moment en bas de notre société, est actuellement en haut. » Il est vrai que votre ambition personnelle l’a portée là, mais elle n’y fera pas d’aussi grands ravages que vous le pensez. « Rien n’est plus propre qu’une telle situation à porter une atteinte profonde à la moralité d’un pays, » ajoute le même journal, qui eût dit plus vrai, s’il eût dit la moralité d’un parti. Pour le pays, il n’est que simple spectateur en ceci. La chambre est une chambre nouvelle, son peu d’expérience lui cause quelque hésitation ; l’esprit de localité qui y domine a favorisé les projets de la coalition ; mais le Constitutionnel a beau dire qu’elle s’est séparée du ministère, que si les ministres restent, c’est que certains hommes d’état en sont venus à oublier le respect de soi-même, et que la représentation nationale serait frappée d’atonie, si elle ne les chassait pas ; nous persisterions, à la place du ministère, à demander une preuve plus décisive de sa séparation, et heureusement l’occasion s’en présentera bientôt.

Déjà, dans la discussion de la loi des monumens publics, nous avons vu échouer M. de Guisard, ancien directeur des monumens, qui portait l’esprit de coalition jusqu’à proposer, dans un rapport, le refus des crédits nécessaires aux établissemens les plus utiles, tels que l’hospice de Charenton et celui des Jeunes Aveugles. La chambre a voté les fonds nécessaires à l’achèvement du palais du quai d’Orsay, aux bâtimens des archives, à l’établissement de Charenton. Les efforts réunis de M. Guisard, de M. Duvergier de Hauranne, de M. Dufaure et de M. Gouin, n’ont pu l’entraîner, et elle a rendu hommage au ton de convenance et de modération parfaite avec lequel M. de Montalivet a répondu aux attaques unies des doctrinaires et de la section gauche de la coalition. Selon nous, M. de Montalivet aurait pu dédaigner de répondre aux vulgaires détails étalés par M. Jaubert, qui est venu énumérer le nombre de chaises et de tables placées dans les bureaux de la direction des monumens. Qui sait jusqu’où le ministre eût été obligé de suivre M. Jaubert dans ses secrètes et infatigables investigations ! La chambre a pu voir, en cette occasion, jusqu’à quel point peut aller la complaisance, quand elle s’appuie sur un sens juste et droit. M. de Montalivet a répondu à tout ; il a évité tout ce qui pouvait ressembler à une parole de désapprobation pour ses prédécesseurs ; et, assurément, ce n’est pas d’eux qu’il a reçu cet exemple.

Mais quand même ce vote, en faveur du ministère, n’aurait pas eu lieu, ce n’est pas de ceux qui souhaitent si ardemment de le remplacer qu’il doit prendre conseil. Il est vrai que le Constitutionnel le somme chaque jour de se retirer, en déclarant toutefois que la crise ministérielle serait grave à cause de l’espèce de désistement général des candidatures les plus hautes et les plus appuyées, à quoi un journal tout nouvellement enrôlé dans l’opposition, mais qui a déjà le mot d’ordre, répond avec candeur que les hommes politiques doivent rendre courage à leurs amis, déclarer à quelles alliances ils auront recours pour faire un cabinet, que leur devoir est de prendre pitié de cette pauvre France qui leur tend les bras, et qui meurt si la coalition ne vient la secourir. C’est au mieux ; mais le ministère fera bien de s’adresser à la chambre, qui pourrait bien avoir aussi un petit avis à donner en tout ceci. Or, une loi toute politique va se discuter devant elle. Il s’agit de l’effectif de l’armée de l’intérieur, qui a été diminué par le contingent envoyé en Afrique. Le ministère demande que l’effectif de l’armée soit complété. Si sa demande est rejetée, il faudra retirer le complément de troupes qui se trouve en Afrique, ce qui équivaut à l’abandon d’Alger ; sinon, il faudra laisser notre armée au-dessous du chiffre fixé pour ses cadres.

Dans le premier cas, il s’agit de l’honneur de la France, dans l’autre, de sa sûreté. Ni dans le premier ni dans le second, le ministère ne fléchira. Le rapporteur est un membre de l’opposition. La coalition se dit maîtresse de la chambre, c’est le cas de le montrer. Le crédit refusé, le ministère se retirera. Les portefeuilles resteront abandonnés à la chambre, immédiatement après le scrutin, si le vote est contraire. La coalition est libre de rapprocher la discussion, puisque le rapporteur est de ses amis. Qu’elle se hâte donc. Le ministère n’a pas moins d’impatience qu’elle. On verra ce jour-là s’il a perdu le respect de soi-même, et s’il hésitera. Jusque-là le ministère continuera à faire les affaires du pays, et à les bien faire, comme par le passé ; à réparer le mal que font les ambitions désordonnées qui s’agitent, à conjurer le trouble qu’elles évoquent, et à resserrer par ses négociations les alliances salutaires qu’elles affaiblissent par leurs votes.

Quant à la collision que les partis coalisés se réjouissent déjà de voir naître entre les deux chambres au sujet de la réduction des rentes, le ministère s’efforcera de l’empêcher. En principe, le ministère a toujours appuyé la conversion. Entre lui et la chambre des députés, il ne s’agissait que d’opportunité. Il défendra le principe de la réduction, à la chambre des pairs, et il y a lieu de croire que son influence, bien reconnue dans cette assemblée, le fera triompher. S’il s’élève, après cela, une objection quant à l’opportunité, ce sera, il est vrai, une différence d’opinion entre les deux chambres, mais non ce qu’on appelle une collision. Les trois pouvoirs ont-ils donc été institués pour être toujours d’accord sur toutes les questions ? Non, car alors un seul pouvoir suffirait. La chambre des députés a rempli ses engagemens envers ses électeurs en exigeant la conversion immédiate. Si elle était retardée, ce serait du fait de l’autre chambre. Ce n’est pas un changement de ministère qu’il faudrait pour remédier à ceci, mais un changement de la chambre des pairs. Or, on ne peut changer la majorité de cette chambre, d’après la constitution (et sans doute la chambre des députés ne veut pas en sortir), à moins d’une création de pairs. La chambre des députés serait-elle d’avis de créer cent pairs et plus pour avancer la conversion de six mois ? Si M. Guizot et M. Thiers veulent aller grossir la minorité de la chambre des pairs, rien de mieux ; et nous sommes sûrs qu’ils n’auront pas de peine à obtenir de siéger au Luxembourg. Mais nous ne voyons pas d’autre moyen. Si le ministère était opposé à la conversion, il lui resterait la dissolution de la chambre des députés ; mais, en bonne conscience, M. Molé, qui est partisan de la conversion, et qui la regarde comme une mesure juste et utile, ne peut dissoudre la chambre parce qu’elle est de son avis. La chambre des députés aurait beau forcer le cabinet à se retirer ; à moins de donner à M. Guizot et à M. Duchâtel la mission de monter à cheval et de traiter la pairie comme Bonaparte traita le conseil des cinq cents, nous ne voyons pas quel moyen coercitif elle pourrait employer contre la chambre des pairs.

Heureusement, la chambre des députés n’est pas telle que la font les journaux de la coalition. Elle a obéi à ses impressions, à ses engagemens ou à sa conscience dans le vote des rentes, elle fera constitutionnellement tout ce qui est possible pour faire triompher son opinion ; mais, de même que nous avons, Dieu merci, un souverain qui est bien éloigné des coups d’état et de toute résolution qui ne serait pas l’accomplissement de la charte, nous avons aussi une chambre qui ne rêve ni sermens du jeu de paume, ni révolution de 1830. Quelque respect que nous ayons pour les capacités qui s’agitent en ce moment, nous ne croyons pas que les impatiences d’une douzaine d’ambitions toutes personnelles causent dans le monde tant de bruit et de fracas !

La France et l’Angleterre ont décidé, en ce qui les concerne, que les vingt-quatre articles de la conférence, garantis par elles, devaient être maintenus à l’égard de la Belgique et de la Hollande. Ce traité, fait en faveur de la Belgique surtout, ne saurait, selon les deux cabinets, être méconnu par elle, quand le roi de Hollande déclare y souscrire. Quant à la dette, la Belgique aura droit de réclamer des indemnités, pour les dépenses que lui a causées l’état militaire qu’elle a été forcée de maintenir jusqu’à ce jour par le refus du roi de Hollande d’accepter les articles. Le gouvernement belge semble avoir approuvé d’avance cette décision des deux cabinets en blâmant les mouvemens qui ont eu lieu dans les provinces de Limbourg et de Luxembourg, et en faisant à cet égard une déclaration formelle. En attendant, et comme il se peut que quelques troubles partiels aient lieu à l’occasion de l’exécution territoriale du traité, les garnisons de nos villes du nord ont été renforcées. Plusieurs bataillons de ligne et quelques escadrons de cavalerie ont été dirigés de Strasbourg, de Nanci, de Metz, de Cambrai, d’Avesnes, de Landrecies et du Quesnoy, sur Thionville, Sedan, Valenciennes et Maubeuge. Ces mouvemens ont peu d’importance, et tous les bruits répandus par les journaux, au sujet de la formation d’un corps d’armée, sur la frontière de Belgique, sont absolument faux.


Expédition au Pôle Arctique.

Pendant l’année 1836, l’Islande a été le but d’un voyage entrepris pour découvrir les traces de la Lilloise. La Recherche joignait à cette mission maritime une mission scientifique. L’exploration fut dirigée, on s’en souvient, par M. Paul Gaimard, qui apporta, dans l’accomplissement de cette tâche, l’expérience et l’activité qui le distinguent. Les travaux de la commission qui l’accompagnait secondèrent dignement ses efforts. L’astronomie, la géologie, recueillirent des observations précieuses, par les soins de MM. Lottin et Robert, et la littérature dut à M. Marmier des renseignemens pleins d’intérêt.

Le gouvernement, par les encouragemens duquel s’est accompli le voyage en Islande, vient de mettre de nouveau la corvette la Recherche à la disposition de M. Gaimard. Un voyage d’exploration scientifique en Scandinavie, en Laponie et au Spitzberg, va servir à compléter les recherches précédemment faites en Islande et au Groënland. M. Gaimard est chargé de la direction de ce voyage ; ses collaborateurs seront M. Marmier pour l’histoire, la littérature, la philologie ; MM. Lottin et Bravais, pour la physique et l’astronomie ; M. Mayer, pour la peinture et le dessin ; M. Robert, pour la géologie ; M. Courcier, pour la minéralogie, et M. Martins pour la botanique.

En partant du Hâvre, dans le mois de mai, la commission doit se diriger vers Drontheim, où viendront se joindre à elle plusieurs savans danois, norvégiens et suédois. De là, elle doit se rendre à Hammerfest. Le temps du séjour dans les différentes villes sera calculé de manière à ce que la Recherche puisse arriver, s’il est possible, au Spitzberg vers le 1er juillet.

Une lettre, où le plan de ce voyage est tracé avec quelques détails, a été adressée par M. Gaimard à M. Berzelius, à Stockholm. Cette lettre a été communiquée aux plus célèbres voyageurs, aux savans les plus distingués de l’Europe, entre autres à MM. de Humboldt, Gauss, Schumacher, Littrow, de Buch, en Allemagne ; Œrsted, à Copenhague ; Quetelet à Bruxelles ; Kreil à Milan ; Back, Beechey, Franklin, Parry, Ross, Sabine et Scoresby en Angleterre. M. Gaimard, en leur adressant copie de sa lettre, leur a demandé des instructions et des conseils. M. Quetelet s’est empressé de satisfaire à cette demande ; M. Alexandre de Humboldt a également répondu à M. Gaimard. La lettre affectueuse qu’il lui adresse renferme, sur plusieurs points de recherches importans, des observations curieuses et détaillées. Après cette réponse, après les conseils de la science, il est à désirer que l’expérience puisse aussi fournir à la commission le tribut de ses lumières, et si la science est dignement personnifiée dans M. A. de Humboldt, l’expérience ne saurait être mieux représentée que par les capitaines Ross, Parry, Scoresby, Graah, Sabine et Franklin. Il est à regretter que ces illustres explorateurs n’aient pas adressé au président de la commission quelques indications qui n’auraient pu manquer d’être précieuses.

Voici, au reste, d’après la lettre à M. Berzelius, quelles sont les observations projetées par la commission pour les différentes parties du voyage.

Du cap Nord au Spitzberg, la commission étudiera les courans de ces parages et fera quelques épreuves de températures sous-marines. Arrivée au Spitzberg, elle aura à refaire des mesures barométriques analogues à celles qu’ont déjà faites les capitaines Phipps et Sabine. La température intérieure des glaciers sera étudiée avec attention, et les instrumens pour forer la glace pénétreront au moins à trente pieds. Quelques expériences sur la végétation et la germination, sur la quantité d’acide carbonique contenu dans l’air de ces régions comparé à l’air de nos climats, doivent également être exécutées.

Si l’état du temps et l’époque trop avancée de la saison ne s’y opposent, la commission tentera une exploration hydrographique de la côte est et sud du Spitzberg.

La géologie, la minéralogie, la botanique, seront étudiées dans des excursions spéciales. Des observations de latitude et longitude, de marées, des observations magnétiques compléteront cette première série d’expériences.

Du Spitzberg, la commission doit revenir à Hammerfest ; cinq de ses membres passeront l’hiver dans cette ville, et une nouvelle série d’observations y commencera pour eux. Des observatoires seront construits pour les expériences d’astronomie et de magnétisme. Les aurores boréales seront l’objet d’une étude spéciale et approfondie. D’autres questions relatives aux températures, aux réfractions astronomiques, aux réfractions terrestres, aux étoiles filantes, seront également examinées par les voyageurs.

Tels sont les travaux scientifiques projetés par la commission. En terminant sa lettre, M. Gaimard ajoute que les communications des savans du Nord, relatives aux instructions de l’Institut, des différens ministères, de l’académie de médecine, seront déposées parmi les manuscrits de la Bibliothèque royale, où chacun pourra venir les consulter et s’assurer de l’usage qui en aura été fait dans la relation du voyage. Cette collection précieuse pour l’histoire des contrées septentrionales doit servir aussi à constater la probité scientifique qui aura présidé aux travaux de la commission.

Ainsi que le premier voyage en Islande, la nouvelle campagne de la Recherche ne sera pas sans utilité pour la Revue. M. Marmier, dont nos lecteurs connaissent les travaux sur l’Islande et la Suède, trouvera, dans ces contrées si peu connues qu’il va parcourir, d’importans sujets d’étude. Il aura de nouvelles mœurs à observer, de nouvelles traditions à recueillir. Dans une lettre adressée, le 10 avril dernier, de Stockholm, à M. Gaimard, par notre collaborateur, on trouve sur les savans suédois qui viendront s’adjoindre à la commission envoyée par la France, quelques renseignemens qu’on nous saura gré de rapporter ici.

« L’affaire de l’adjonction, dit M. Marmier, se traite avec le comte de Mornay et le comte de Lœvenhielm, qui tous deux y mettent un zèle dont vous ne sauriez trop les remercier. »

« Jusqu’à présent il n’est encore question que de deux personnes : 1o un prêtre lapon, M. Lœstadius, qui est un botaniste distingué, et qui a écrit, sur le nord de la Laponie, un voyage fort intéressant ; 2o un lieutenant-colonel du génie, M. Meyer, aide-de-camp du prince royal, qui est, dit-on, un homme fort instruit. M. Berzelius a désigné un jeune professeur de Lund, adjoint de M. Nilsson, M. Sundwal. Le comte de Lœvenhielm a proposé la nomination de ce zoologiste, et cette affaire sera décidée d’ici à mardi prochain. Je pense qu’il serait assez difficile d’emmener M. Agardh fils, qui est arrivé dernièrement de son voyage dans le midi, et M. Nilsson, qui est retenu par ses devoirs de professeur. Mais rien n’empêchera, je l’espère, que ces savans s’adjoignent plus tard, comme vous le désirez, à nos travaux. »

Parmi les personnes qui doivent s’adjoindre à la commission, M. Marmier cite encore un jeune officier d’artillerie, le comte Ulrich de Gyldenstolpe, qui appartient aux premières familles du pays ; puis M. Duc. « Ce dernier, dit-il, est un officier de marine norwégien qui, depuis trois ans, travaille à faire des cartes hydrographiques dans le Nord, et qui, pour continuer plus aisément son travail, s’est établi avec sa famille à Tromsœ. Nous le trouverons là, et il aura l’ordre de nous accompagner. C’est lui qui accompagnait le professeur Hansteen de Christiania dans son voyage en Sibérie. »

Le roi de Suède seconde les préparatifs de l’expédition de tout son pouvoir. Dans un entretien avec M. Marmier, il a exprimé, dans des termes pleins de bienveillance, l’intérêt qu’il prend aux travaux qu’annonce la commission. L’exemple de la Suède vient d’être imité par une nation voisine. Le roi de Danemark, par l’intermédiaire de M. de Boss, son ministre plénipotentiaire, a demandé à M. le président du conseil, sur le voyage de M. Gaimard, tous les renseignemens nécessaires pour le guider dans le choix des personnes destinées à faire partie du voyage et des moyens qu’il devra mettre à leur disposition.

Le nouveau voyage de la Recherche se présente donc sous les plus favorables auspices. En terminant, nous devons rendre justice aux efforts éclairés du gouvernement pour assurer le succès de cette exploration intéressante. Le zèle qu’il porte aux intérêts de la science se prouve d’ailleurs par les faits mieux que par nos paroles. Aujourd’hui la commission que dirige M. Gaimard, va visiter les contrées les plus reculées du nord de l’Europe, et il y a quelques mois, M. Dumont d’Urville partait de Toulon pour tenter les approches du pôle austral. Le pôle nord et le pôle sud seront ainsi explorés, à peu près à la même époque, par les soins du département de la marine. L’activité de nos navigateurs ne s’est jamais, on le voit, moins ralentie.


M. de Lamartine a publié un nouvel épisode du grand poème dont il nous a donné, dans Jocelyn, un si admirable fragment. La Chute d’un Ange, tel est le titre de ce nouveau poème, que nous apprécierons prochainement.


— Sous ce titre : Des intérêts matériels en France ; travaux publics, routes, canaux, chemins de fer[1], M. Michel Chevalier vient de publier la première partie d’un grand travail, dont la seconde embrassera les banques et les institutions de crédit, et la troisième l’éducation professionnelle. Ce volume, qui forme déjà à lui seul un ensemble complet, répond à toutes les questions importantes que les travaux publics ont soulevées en ces dernières années, et ne peut qu’ajouter un titre nouveau et solide aux titres que M. Michel Chevalier a su déjà se créer comme économiste. Les lecteurs de la Revue ont déjà pu apprécier, dans les travaux qu’elle doit à M. Michel Chevalier, l’ensemble remarquable des vues de l’écrivain, et tout ce qu’il y a d’élévation dans ses plans, de rigueur dans ses calculs, d’habileté dans sa mise en œuvre. Outre qu’elle répond à un mouvement qui est dans tous les esprits, à un besoin de notre temps, et qu’elle puise dans cette opportunité une sûre garantie de succès, la publication actuelle de l’auteur des Lettres sur l’Amérique du Nord a en elle-même une haute portée. Les différens modes de communication, canaux ou chemins de fer, qui font l’objet de ses recherches, auront à coup sûr une grande influence sur la société de l’avenir. Par ses travaux consciencieux, M. Michel Chevalier n’aura pas peu contribué à la solution importante de beaucoup de problèmes industriels qui intéressent la prospérité de la France. Le livre sur les Intérêts matériels en France est déjà à sa seconde édition.


M. J. Salvador a fait paraître un nouvel ouvrage ayant pour titre : Jésus-Christ et sa Doctrine, ou Histoire de l’église, de son organisation, et de ses progrès pendant le premier siècle. L’importance du sujet, la gravité des questions qui s’y rattachent, la liberté d’esprit et l’élévation de talent dont l’auteur a déjà fait preuve dans son Histoire des Institutions de Moïse, recommandent ce livre aux méditations des lecteurs sérieux. Nous en rendrons compte.


F. Buloz.

  1. 1 vol. in-8o, librairie de Gosselin.