Chronique de la quinzaine - 14 mai 1832


Chronique no 3
14 mai 1832


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

14 mai 1832

Enfin voici Paris en convalescence. La terreur s’en est allée. La grande ville respire et reprend confiance. Chacun retourne insensiblement à ses habitudes, à ses plaisirs. Nos dames de la Chaussée-d’Antin ont bien fait d’abord quelques façons avant de se décider à sortir de leurs boudoirs ; mais à travers les vitres des croisées fermées le ciel était si bleu, le soleil si brillant ! Tout cet air, en dépit de la peste semblait si pur et si parfumé ! Quel bonheur il y aurait à se promener un peu par ce beau temps ! Et puis le journal donnait du courage. Le chiffre officiel du bulletin sanitaire devenait chaque jour plus rassurant. Alors on s’est roulé de la tête aux pieds dans de la flanelle rose, et le sachet de camphre à la ceinture, le flacon de sel sous le nez, bref, aussi bien anti-cholérisé que possible, on s’est risqué bravement. On est venu d’abord seulement sur le boulevard ; puis, on s’est enhardi davantage, on a poussé jusqu’aux Tuileries, et Dieu sait que d’exclamations, que de joie, quand on a revu là les lilas en fleurs, les tilleuls et les marronniers couverts de feuilles ! Des feuilles, des feuilles partout ! Des feuilles fraîches et pudiques, jusque sur les statues nouvelles ! Cloîtré comme on l’avait été, confiné près du feu pendant ce long mois d’avril, quelle agréable surprise c’était de trouver ainsi le printemps tout éclos !

À vrai dire, nous renaissons seulement avec lui. Les communications et les visites recommencent entre les deux rives de la Seine. Je sais telle jeune comtesse du faubourg Saint-Honoré, femme assurément la plus vive et la plus spirituelle du monde, mais chez laquelle on n’avait certes pas soupçonné jusqu’ici beaucoup de force d’âme, et qui n’a cependant pas craint, depuis les premiers jours de mai, de se faire conduire au faubourg Saint-Germain, les glaces de sa voiture baissées. Ces exemples de courage deviennent plus fréquens chaque jour. On revoit les riches équipages se croiser sur le Pont-Royal. Dans les salons reparaissent aussi ceux de leurs habitués que n’a point emmenés la poste, ce qui ne veut pas dire cependant que les routs soient encore à Paris, en ce moment, bien nombreux.

Quant aux théâtres, ils semblent avoir plus de peine encore à se repeupler. Il est vrai que pour rappeler la foule, ils ne se sont guères mis en frais de nouveautés. Le Théâtre-Français surtout, fier sans doute d’être sans rival depuis la chute de l’Odéon, paraît vouloir se borner à cette gloire et se complaire dans sa solitude. Après avoir essayé du Duelliste, comédie de mœurs qui rappelle le meilleur temps de M. Casimir Bonjour, il s’en tient à Louis xi, et laisse le drame consciencieux de M. Casimir Delavigne poursuivre imperturbablement son succès dans le désert.

L’Opéra seul n’a pas souffert qu’on abandonnât le chemin de sa caisse. Ce théâtre semble s’être au contraire attribué, dans les derniers temps, le monopole du public et des recettes. Au défaut de la Sylphide, qui s’est envolée vers Londres, un puissant magicien s’est chargé de convoquer tout Paris au théâtre de M. Véron.

Vous comprenez de reste que je veux parler de Paganini : c’est vraiment un être merveilleux que Paganini ; ce n’est point un homme qui joue du violon. Il semble que ce soit un violon qui joue d’un homme. Assurément il y a toute une âme dans cet instrument : celle de l’artiste, dès qu’il le touche, y passe du moins tout entière. Voyez en effet comme ils se mêlent et se confondent l’un et l’autre ; voyez comme ce violon s’enfonce profondément sous le menton qui l’étreint, comme il s’emboîte dans cette poitrine osseuse, comme il presse ce cœur, qui lui doit communiquer tous ses battemens ! Voyez ces yeux d’aigle que leur fixité rend presque louches à ce moment, suivre avec anxiété le travail et le mouvement de ces doigts dont l’agilité est telle que, dans leurs rapides évolutions, on les perd de vue, ainsi que les cordes durant leur vibration. Écoutez alors, et ne vous étonnez pas qu’un archet puisse tirer de ce double instrument, tout à-la-fois homme et violon, ces cris de douleur ou de joie qui vous remuent si profondément, cette voix déchirante, cette voix de femme qui pleure et vous fait pleurer vous-même. Il ne faut pas croire néanmoins que toutes les âmes soient impressionnables, au point de se laisser ainsi maîtriser par celle de Paganini et de souffrir avec lui de ses souffrances. C’est dans un concert surtout qu’il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Mais la tournure bizarre du célèbre violoniste, ses manières d’une gaucheté si noble et si gracieuse, et les difficultés les plus saillantes de son jeu (difficultés d’ailleurs le moindre de ses mérites), en voilà plus qu’il ne faut déjà pour étonner prodigieusement la foule, et satisfaire amplement tout le monde. Ainsi, qu’il vienne à pincer les cordes de son violon de la main gauche, en même temps qu’il promène sur elles l’archet de la main droite, la salle entière va se récrier et se pâmer. À l’un des derniers concerts de l’artiste génois, un gros monsieur, placé près de moi, ne fit autre chose que rire aux larmes, en le regardant, et répéter joyeusement : « Oh ! qu’il a l’air romantique ». Ce n’était là que l’expression d’une admiration naïve, mais peu éclairée. Ceux qui lisent le journal n’ignorent plus que Paganini n’est point romantique, mais bien fantastique, et crient au foyer tout haut : « C’est vraiment un homme d’Hoffman, un conseiller Crespel ». Un autre petit monsieur, que j’entendais pérorer derrière moi, aurait voulu causer avec Paganini, pour savoir s’il a de l’esprit. — Quelle ingénieuse curiosité !

À Paris d’ailleurs il s’est passé bien peu d’évènemens qui méritent d’être rappelés.

Un étudiant en droit et une toute jeune fille se sont asphyxiés la semaine dernière. Nous ne ferions pas mention de ce double suicide, qu’un amour malheureux avait seul causé, comme bien l’on pense, s’il ne se présentait accompagné d’une circonstance fort touchante, et des plus rares en pareil cas : ces deux pauvres enfans n’avaient voulu rien autre chose que mourir ensemble. Dans ce suprême moment, l’amant avait respecté sa maîtresse. Mais on est entré dans leur chambre comme ils allaient expirer. La jeune fille est morte. On a, dit-on, conservé la vie au jeune homme. Voilà vraiment de l’humanité bien entendue !

Deux autres jeunes gens sont tombés à la place Vendôme, le 4 mai, sous les épées des sergens de ville. Je veux bien que cette fois ces derniers n’aient agi qu’à leur corps défendant. On ne peut néanmoins se dispenser de l’observer, ces messieurs les sergens mettent trop volontiers flamberge au vent, et c’est quelque chose de bien rigoureux qu’une police ainsi faite d’estoc et de taille. N’y avait-il pas moyen d’ailleurs d’éviter ce jour-là l’effusion du sang ? Aucun trouble sérieux n’avait compromis la tranquillité publique. Quelques rassemblemens inoffensifs s’étaient formés autour de la colonne. On avait jeté des fleurs au pied de ce cénotaphe d’un grand homme, le jour anniversaire de sa fête. Y avait-il donc tant de danger dans ce silencieux et reconnaissant souvenir, dans cet hommage religieux du peuple, surtout lorsque se répandait déjà le bruit que le fils de Napoléon était mourant ?

Au surplus, ce n’était vraiment là qu’un enfantillage. Aujourd’hui l’émeute véritable se déplace. Elle change de nature et de terrain. C’est dans les départemens qu’elle se prépare et s’exécute maintenant avec le plus d’ensemble. Après la révolte des ouvriers de Lyon, après les troubles de Grenoble, voici que Marseille vient de nous donner à son tour un échantillon de son savoir-faire. Mais ce sont les carlistes seuls qui se sont chargés cette fois de diriger les choses. Las à la fin de ne venir jamais qu’à la suite dans les conspirations habituelles, ils ont voulu nous en fabriquer une toute de leur façon. Ce devait être quelque chose de neuf et de décisif. Ces messieurs s’étaient piqués d’honneur. Ils y avaient mis de l’amour-propre. « Vous savez, disaient-ils, si nous entendons la guerre civile, regardez la Vendée ! Cela traîne cependant en longueur ; nous sommes pressés, il faut en finir, voyez-vous. Nous avions compté sur l’Europe, mais l’Europe s’est laissée prendre au filet des protocoles ; ne comptons donc que sur nous ; faisons nos affaires nous-mêmes. » Là-dessus, le signal donné, l’on s’est mis à l’œuvre. La grande contre-révolution commençait à Marseille le 30 avril avec le jour. Un ci-devant colonel avait repris son uniforme, un ci-devant procureur du roi sa robe. Ces deux messieurs, en tête-à-tête, s’étant constitués d’abord gouvernement provisoire et en même temps assemblée primaire, avaient déjà proclamé Henri v à l’unanimité. Déjà, grâce au crépuscule, ils avaient arboré ce drapeau blanc, qui devait s’envoler du clocher de Saint-Laurent sur les tours de Notre-Dame. Tout allait bien jusque-là. Mais voici qu’un diable de lieutenant s’avise de résister au gouvernement provisoire qui voulait l’arrêter, et de l’arrêter lui-même. Aussitôt le rappel est battu. L’on jette le drapeau blanc dans la rue, puis le gouvernement provisoire et l’assemblée primaire en prison. À huit heures du matin tout était fini.

Ce n’était, il faut le dire, qu’un médiocre succès. On avait espéré mieux. Toute la Provence, tout le midi devaient se lever, et donnant la main à la Vendée, venir danser une immense ronde autour de Paris, en chantant vive Henri v. Madame la duchesse de Berry qui se plaît fort au bal, avait été priée comme bien l’on pense. Il faut au surplus lui rendre justice. À l’occasion le courage ne lui eût pas, je crois, manqué. Ce qui reste de sève et de vigueur dans la branche aînée est d’habitude absorbé par ses rameaux féminins. Notre aventureuse princesse suivait donc depuis plusieurs jours la côte de la Provence, dans un fort joli bateau à vapeur, tout élégant et tout doré, et certes elle eût volontiers pris terre, si se faire eût pu. Une autre duchesse, grande d’Espagne, se tenait sur le pont regardant vers la côte, avec une longue vue. — « Duchesse, lui criait tristement la princesse du fond du bateau, duchesse, n’apercevez-vous point de drapeau blanc ? » — « Hélas ! madame, répondait tristement la grande d’Espagne, je n’aperçois que des drapeaux tricolores. » — « Duchesse, reprenait, lamentablement la princesse, ne voyez-vous point venir de nos amis ? » — « Hélas ! madame, reprenait lamentablement la grande d’Espagne, je ne vois venir que de la garde nationale. » Et ce mélancolique colloque se répétant tout le jour, si bien qu’à force de louvoyer et d’observer, le joli bateau à vapeur avait usé tout son charbon. Il fallait donc absolument, pour en refaire provision, aborder quelque part, fût-ce en pays révolutionnaire. Mais voyez la fatalité. Tandis que le Carlo-Alberto s’occupe à réparer pacifiquement à la Ciotat sa chaudière, survient un bâtiment de l’état, le Sphynx, qui vous le remorque sans façon et l’emmène en Corse avec tout son équipage. Là-dessus vous croyez bonnement la princesse prisonnière. Simples que vous êtes ! Une princesse est bien trop fine pour se laisser prendre. Maintenant que vous voici arrivés à Ajaccio, voyez un peu votre capture. Au lieu d’une princesse, vous n’avez qu’une femme de trente-cinq ans en bonnet de nuit. Madame a disparu dans la vapeur de son bateau. Aussi bien a-t-elle eu grandement raison de s’évanouir ainsi, car pour lui faire faire pénitence, on allait la renvoyer sans miséricorde à ses parens d’Holyrood, ce qu’elle n’eût trouvé, j’imagine, que très peu divertissant.

Mais cette tentative aventureuse et son appendice, la conspiration de Marseille, ne sont pas les seuls essais poétiques que nous ait fournis la Provence durant cette dernière quinzaine. Celui que M. Polydore Bounin vient de nous expédier aussi de Marseille, ne semble pas cependant devoir remuer non plus bien profondément le pays. Il s’agit, il est vrai, cette fois tout simplement d’un recueil de poèmes et de poésies. Cela ne tire pas en général à conséquence. À voir néanmoins ce livre de M. Polydore Bounin, pour peu que vous ayez la vue basse, vous diriez d’abord les Feuilles d’automne. C’est en effet un volume in-octavo d’une fort raisonnable grosseur, et qui se trouve chez Renduel, l’éditeur des ouvrages de M. Victor Hugo. Comme les Feuilles d’automne, les poèmes de M. Bounin sont brochés en beau papier jaune-clair. Que si vous les feuilletez, vous trouvez des strophes de rhythmes divers, assez richement rimées, et divisées de distance en distance par des chiffres romains, puis des doubles titres et des épigraphes. Ici s’arrête cependant la ressemblance. M. Bounin est d’ailleurs, selon l’usage, très mécontent de son siècle ; il se plaint amèrement du sort qui l’a fait naître en des temps si mauvais, et dans sa fâcheuse humeur, prenant à partie les gouvernemens et la société qui n’en peuvent mais, il va jusqu’à chercher querelle à la Providence, qu’il traite même, à ce qu’il semble, assez cavalièrement. L’exécution typographique de ce volume est au surplus fort remarquable, et fait le plus grand honneur aux presses de MM. Feissat et Demouchy, imprimeurs à Marseille. Voilà sans doute le mérite le plus saillant de ces poésies, qui parfois vraiment ne manquent ni d’harmonie ni d’élégance, mais que sans leur format, confessons-le à notre honte, nous n’aurions pas probablement distinguées parmi tant d’autres essais que recommandent les mêmes qualités, et qui se perdent timidement dans la foule des in-dix-huit, tandis que par son splendide in-octavo, M. Polydore Bounin se place tout d’abord et d’emblée en première ligne.

Ne quittons pas les départemens sans dire un mot de l’accueil qu’y ont reçu quelques-uns de nos députés, soit à leur retour, soit à leur passage. Des ovations de toute sorte ont été faites. Cependant on a compté, dit-on, moins de sérénades que de charivaris. Ce dernier mode de félicitation était, à vrai dire, fort inconvenant. Il ne fallait pas cependant, ce nous semble, prendre sérieusement la chose, ni surtout se fâcher ; le meilleur même était de se prêter à la plaisanterie et d’en rire. Nous connaissons un député qui s’est ainsi tiré d’affaire à merveille. Le charivari s’étant venu ranger sous les fenêtres de l’honorable membre, il s’est mis de fort bonne grâce au balcon, et tout étant fini, comme les concertans se retiraient, après les avoir remerciés d’un ton pénétré, il a dit en fermant sa croisée, qu’il goûtait fort ce morceau de musique, mais qu’il eût préféré peut-être le chœur des démons de Robert-le-Diable. Si jamais ce député devient ministre, et vraiment il le mérite, il entendra, j’imagine, raillerie, et cela ne lui nuira pas.

D’importantes nouvelles nous sont aussi venues du dehors durant cette quinzaine.

Enfin les ratifications retardataires sont arrivées. Nous les tenons toutes maintenant. La collection des protocoles de la conférence se trouve au grand complet. Espérons aussi que ce ne sera point à la veille d’une guerre générale qu’auront été obtenues ces garanties définitives de la paix.

Toutefois, il ne faut point se le dissimuler, l’ajournement du bill de réforme en Angleterre et la dissolution du ministère Grey coïncidant avec la retraite de M. Périer, voilà des évènemens dont les résultats sont incalculables, et qui remettent, au moins dès à présent, en question les destinées de toute l’Europe.

Ne terminons pas cette revue sommaire des nouvelles étrangères, sans y enregistrer l’abolition du supplice de la horca dans les États de Ferdinand vii. Ce prince vient de leur concéder cette faveur à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de la reine son épouse. Ainsi donc tous les Espagnols deviennent désormais égaux devant la peine de mort. Ainsi donc, encore un privilége perdu pour la noblesse. À elle seule, au-delà des Pyrénées, avaient appartenu jusqu’ici les honneurs du garrot. Maintenant un homme sans naissance, un simple vilain jouira du droit d’être étranglé comme un grand d’Espagne de première classe.


jacques lerond.