Chronique de la quinzaine - 14 juin 1918

Chronique n° 2068
14 juin 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le lundi 27 mai, à une heure du matin, l’artillerie allemande s’est mise à faire feu de tous ses tonnerres. Elle a écrasé nos lignes d’obus de gros et de moyen calibre, les a inondées de gaz toxiques, a, par une pluie de fer et par un déluge de poison, rendu le terrain intenable. Cette espèce de typhon artificiel, ce cataclysme qui, dans le langage de la guerre moderne, s’appelle « une préparation, » a sévi trois heures durant. A quatre heures, l’infanterie s’est ébranlée en masses profondes, divisions sur divisions. Dès le premier choc, et pour le premier bond, on en a compté une trentaine, Le secteur où s’est développée l’attaque s’étendait depuis Vauxaillon, au Nord de Soissons, jusqu’à Brimont, au Nord de Reims. L’Ailette, l’Aisne, la Vesle, ont été successivement et très vite franchies. Le Chemin des Dames, que nous avions, au printemps et à l’automne de 1917, enlevé pas à pas, au prix de durs efforts et de sacrifices douloureux, le plateau de Craonne, deux fois au moins consacré dans notre histoire, les hauteurs en arrière, entre l’Aisne et la Vesle, n’ont été pour nous que de faibles et impuissants boulevards. Mais essayons de voir clair dans l’événement, quitte à en simplifier un peu les composantes, et, pour comprendre la bataille, divisons le champ de bataille en trois parties, que nous parcourrons séparément.

Tout d’abord, la partie occidentale, région de Soissons. On sait, et nous venons de rappeler, d’où s’était déclenchée l’attaque de Vauxaillon, le 27, à quatre heures du matin. Ce même jour 27, vers midi, elle avait déjà assez « progressé » pour occuper une ligne Nord-Ouest-Sud-Est, d’Allemant, au Nord de Laffaux, à Chavonne, sur l’Aisne. Le 28, elle avait atteint une seconde ligne à peu près parallèle, mais plus rapprochée de Soissons, de Neuville-sur-Margival à Vregny. Le 29, elle enserrait à l’étrangler la ville dont elle tenait les lisières Est. Après des combats de rues, marqués par les alternatives ordinaires, îlots perdus, repris, reperdus, nous évacuions Soissons où l’ennemi s’installait, cependant qu’à notre tour nous en saisissions les lisières Ouest et nous l’y enfermions. Le 30 mai, le 31, il lui a été impossible d’en déboucher. Soissons qui, dans ses plans, n’était qu’une étape, devenait pour lui une impasse. Sans s’attarder, il en a contourné les faubourgs, s’est glissé au Sud, pour s’écouler par la vallée de la petite rivière la Crise et s’épandre sur la route de Château-Thierry, qu’il a rejointe aux environs de Hartennes. Presque aussitôt, 30 et 31 mai, apparaissent, dans la même direction, les noms de Grand-Rozoy, de Cugny, de Nanteuil-Notre-Dame, puis de Coincy, de Brécy, de Courpoil, du Charmel, enfin de Jaulgonne et de Chartèves, villages près desquels les Allemands touchaient la Marne au sommet de la grande boucle qu’elle dessine entre Château-Thierry et Dormans. Ils y touchaient, mais s’arrêtaient sur la rive droite, des souvenirs cuisants encore au bout de quatre années ne leur permettant pas d’oublier que c’est un fossé difficile. Malheureusement, sur le rebord opposé de ce fossé, trop près pour être hors d’atteinte, court la ligne de chemin de fer Paris-Châlons, artère commune de Paris-Verdun et de Paris-Nancy, qui commande la circulation de tout l’Est.

Au centre, les divisions de von Hutier, surgissant derrière les armées de von Bœhm et de Fritz von Below, à six et par endroits à dix hommes contre un, précédées de leur nappe vénéneuse, avaient réussi à forcer le passage de l’Aisne, entre Vailly et Bermericourt, en un double point, vers l’Ouest à Pont-Arcy, vers l’Est à Berry-au-Bac. L’héroïsme ne peut rien contre le nombre, quand la disproportion est énorme et, comme ce sont les corps qui tombent, devant le débordement brutal de la matière, il arrive un moment où l’âme ne suffit plus. La défense fut submergée par ces vagues qui se prolongeaient et se grossissaient en océan. L’un après l’autre furent dépassés, sur la Veste et son affluent le Murton, le long de la voie ferrée, de Fismes à Fère-en-Tardenois, Mont Notre-Dame, Bruys, Loupeigne, Fère-en-Tardenois même, lieu toujours illustre, lui aussi, dans l’histoire de nos invasions.

Plus à l’Est, plus près de Reims, l’infiltration, qui partout suivait les vallées, et gagnait de proche en proche, — il faut reprendre cette image, — à la manière dont la mer monte, sur certaines plages, par petites mares communicantes, descendait moins bas. Le flot léchait seulement Vezilly, à la hauteur de Ville-en-Tardenois, et ne couvrait que d’une écume Brouillel, Savigny-sur-Ardre, pour revenir, par Thillois, battre Reims au Nord-Ouest, Thillois était récupéré le lendemain, et c’était un premier temps d’arrêt, un premier signe de reflux. Bien fugitif encore. Au 1er juin, le nouveau front, tout le monde l’a noté, se creusait en forme de poche, dont le bord était tenu à ses deux extrémités, à gauche par Soissons, et par Reims à droite. Comme fond, la Marne, sur une vingtaine, et peut-être, avec ses sinuosités, une trentaine de kilomètres, des lisières Nord-Est de Château-Thierry aux approches de Dormans. Entre Soissons et Reims, l’entrée du sac était étroite, et le haut commandement allemand, qui s’y était jeté tête basse, le sentait si bien que, d’un coup sec, il s’efforçait de l’élargir, entre l’Aisne et l’Oise, jusqu’à Varennes et Sempigny non loin de Noyon ; mais nos troupes, résolues à ne point laisser l’ennemi se donner de l’air, faisaient ferme sur les positions de Juvigny à Blérancourl. Le Kronprinz étirait alors ses longs bras et ses longues jambes, de l’autre côté de la rivière, par Chaudun et Vierzy, vers Villers-Cotterets, par Chouy et Neuilly-Saint-Front vers la Ferté-Milon. Maintenu au débouché de Soissons, puis rejeté sur la Crise, il n’aboutissait qu’à gonfler le sac, sans pouvoir le crever. Dans une reprise ultérieure, il finissait par se camper à cheval sur l’Ourcq et sur la voie ferrée qui l’accompagne, précisément à Chouy et à Neuilly-Saint-Front, mais nous opposions à son élan une barre Villers-Helon, Noroy, Priez, Monthiers, Etrépilly. Château-Thierry lui résistait. Il ne gagnait pas un pouce de terrain au Nord de Vierzy, il n’en a gagné qu’un au Sud-Ouest de Soissons. Toutefois, sur la rive gauche de l’Oise, nous avons dû reporter nos positions aux lisières Nord du bois de Carlepont, Sud de Noyon, tandis qu’entre l’Oise et l’Aisne, nous ramenions également notre ligne sur les hauteurs d’Audignicourt à Fontenoy.

Mais c’est tout justement cela, la bataille : un va-et-vient, une chose mouvante et flottante, un perpétuel devenir. Lorsqu’elle se fixe, elle fixe le destin. Tant qu’elle oscille, il se balance, il est, comme disaient les Anciens, sur les genoux des dieux. Il est dans le cœur et sur les bras des hommes. Nous avons foi en la vaillance des nôtres, dans les vertus de la race, dans la qualité même de ce sol privilégié. En regardant s’esquisser la poussée simultanée par l’Oise, par l’Ourcq et par la Marne, aucun Français ne peut sans émotion tourner ses yeux vers l’enceinte sacrée des forêts maternelles, à l’abri desquelles s’est lentement constitué le plus doux pays, le plus beau royaume qui ait vécu sous le ciel ; vers l’île sainte d’eaux claires et de frondaisons fraîches, vers le rempart touffu, vers la couronne d’une verdure symboliquement renaissante, des forêts de Laigle, de Compiègne, de Villers-Cotterets, et, en deçà, d’Halatte, de Chantilly, d’Ermenonville. Quelque part, à l’ombre de Senlis, éternelle martyre, dans une trouée, au milieu de vallons boisés, a été fondée, il y a des siècles, l’abbaye de la Victoire.

Et, tandis que nos regards pieux s’attachaient là, notre oreille attentives écoutait sonner les heures. La soixante-douzième fut solennelle. Soixante-douze heures, en effet, c’était, dit-on, le délai nécessaire pour que nos réserves pussent commencer à arriver. Il leur fallait cinq jours pour qu’elles pussent faire sentir utilement leur intervention. Or, le quatrième jour, nos premières réserves apparaissaient. Au sixième jour, l’ennemi, contenu sur plusieurs points, n’avançait plus que péniblement et se voyait contraint de chercher par Noyon et Château-Thierry la route qu’il ne trouvait point par Soissons. Assurément, la situation, qui tout de suite s’était révélée grave, demeurait très sérieuse. Il y avait de quoi penser; mais penser dans la bataille, c’est se tendre en avant, réfléchir pour agir; ce n’est pas se lever pour parler, ni s’asseoir pour récriminer et incriminer. On veut qu’il y ait eu des erreurs ou même des fautes, et il se peut qu’il y en ait eu; guerre ou paix, les affaires humaines, les plus grandes affaires moins que les autres, n’en sont jamais exemptes : ceux-là seuls ne se trompent pas qui ne font rien, dit le proverbe; — et encore! On citerait au besoin des gens qui ne font rien, et qui se trompent. Mais à quoi bon imaginer, dans la circonstance, tant d’explications malveillantes, lorsque tout s’explique, simplement et naturellement, en considérant la figure qu’affectait le front, le 27 mai?

D’Ypres à Soissons et à Bermericourt, au-dessus de Reims, c’était un vaste arc de cercle, concave par rapport à nos lignes, les bouts reliés ensemble par une corde allant du Nord-Ouest au Sud-Est. De distance en distance, le long de l’arc, ainsi que des nœuds dans le bois, des villes ou des positions importantes, Arras, Albert, Amiens, Montdidier, Lassigny, Noyon, Soissons, Berry-au-Bac. Nous étions en dehors du côté de l’arc, les Allemands en dedans, du côté de la corde; et, comme toute corde de tout arc, la corde étant plus courte que l’arc, les Allemands se déplaçaient plus vite sur la corde que nous ne nous mouvions sur l’arc. Infériorité accentuée par la disposition de nos voies ferrées qui convergent toutes vers Paris et de la sorte forment un angle, où l’arc s’inscrivait, pendant qu’à l’intérieur, les routes et les voies transversales susceptibles d’abréger le trajet étaient au pouvoir de l’ennemi, sans compter le réseau militaire abondant qu’il avait construit. Le mot de l’énigme est probablement dans cet axiome de géométrie élémentaire, que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Ypres, à un bout, Reims, à l’autre bout, étaient plus près du centre, Albert-Amiens-Montdidier, pour les Allemands que pour nous. L’erreur, s’il faut absolument qu’une erreur ait été commise, serait venue d’un excès de logique et d’un abus de psychologie. Parce que les, réserves allemandes, notamment les fameuses divisions de von Hutier, étaient massées en face d’Amiens, du moins après l’offensive de mars, on aurait été porté à en induire que la troisième ruée germanique du printemps de 1918 aurait encore Amiens pour objectif. On aurait trop vu Amiens même, pas assez le milieu de la corde, d’où les réserves allemandes pouvaient, à vitesse égale, être jetées indifféremment au Nord et au Sud, autant qu’à l’Ouest. On n’aurait aperçu la pointe que d’une des flèches sur trois, Soit. L’erreur par abus de psychologie aurait été, en somme, de trop spéculer sur la manie allemande de la répétition, ce qui était bien connaître l’ennemi, mais faire d’un principe vrai une application fausse; et l’erreur, par excès de logique, de prêter à l’esprit allemand plus d’enchaînement et de conséquence qu’il n’en met dans ses opérations, ce qui était faire d’une idée fausse une application arbitraire, en le faisant raisonner comme, à sa place, eût raisonné l’esprit français. L’attaque sur Amiens étant celle qui, en cas de succès, devait donner aux Allemands les plus grands résultats, celle aussi qu’ils avaient précédemment tentée, nous en aurions conclu que, logiquement et psychologiquement c’était toujours celle où ils persisteraient et ils s’obstineraient. Nous en aurions même oublié qu’en mars et avril, cette attaque n’avait été qu’au deuxième rang dans leurs desseins, qu’ils ne s’y étaient ralliés que subsidiairement, après l’échec d’une marche foudroyante sur Paris par la vallée de l’Oise, et qu’ils l’avaient elle-même, la sentant enrayée, quittée pour une troisième entreprise, leur offensive des Flandres. Sous l’empire de cette illusion, de cette quasi-hallucination, nous les aurions attendus vers Amiens. Mais eux, dans un secret impénétrable, renversaient leur jeu, se retournaient, se rabattaient sur Soissons et sur Reims.

Nous aurions donc été surpris. L’Empereur l’a télégraphié à l’Impératrice : « Les Anglais et les Français ont été complètement surpris. » Nous l’avons dit, pour notre part, peut-être avec quelque insistance. Nous avons accusé la nuit, le brouillard, le silence ; et Nous avons presque fait comme si, ayant à nous excuser, nous nous excusions sur eux. Mais de quelle « surprise » parle-t-on? Il ne pouvait y avoir de surprise au sens le plus général ; nous ne pouvions pas être surpris par la reprise de l’offensive allemande; nous savions que l’Allemagne ne pouvait pas se dispenser de la reprendre. Encore une fois, elle était maîtresse de ne pas la commencer, ou elle paraissait l’être, après ses victoires plus diplomatiques que militaires, ses victoires honteuses de Russie ; mais, l’ayant commencée, elle n’était plus maîtresse de l’interrompre. La nécessité, inflexible comme la mort, à chaque halte, à chaque suspension, lui crie : « Marche! » Il ne fallait pas commencer, ou il faut finir. Tout démontre qu’il n’y a pas eu, qu’il ne pouvait pas y avoir de surprise, — comment dire? — disons de surprise « politique. » Les fatalités politiques et économiques s’accordaient pour interdire à l’Allemagne, sinon de souffler et de s’éponger, certainement de s’arrêter. Reste la surprise stratégique. C’est entendu : l’Allemagne devait reprendre l’offensive, elle ne pouvait pas ne pas la reprendre, mais où? Changement de décor, rideau baissé. Personne n’a rien vu, rien entendu, rien soupçonné. Au lieu de l’Avre et de la Somme, l’Ailette et l’Aisne. Nous étions obligés de faire allusion à cette ignorance, puisqu’on l’a alléguée, mais nous préférons ne pas y croire; et nous en avons de bonnes raisons. Notre haut commandement ne surveillait-il pas tout le front, et plus particulièrement le secteur de Champagne? Mais il y a les possibilités. Les effectifs ont leur limite, les voies et les moyens de transport ont les leurs. Inutile de compliquer : c’est simple et péremptoire comme l’arithmétique et comme la géométrie. La défection bolcheviste a doublé les disponibilités germaniques; les nôtres ne s’accroissent que lentement par l’apport des États-Unis; la ligne droite est toujours le plus court chemin, et toujours la corde est plus courte que l’arc. Pourquoi n’invoquer jamais que l’erreur ou la faute? C’est être bien sûr de soi que de douter ainsi des autres. Ce qu’on appelle erreur et faute, il nous plaît de l’appeler prudence et manœuvre. L’état-major a tout de même plus d’éléments d’information et de décision ; reconnaissons aussi qu’il a plus de préparation, plus d’éducation, et plus d’adaptation aux choses de son métier que le premier venu. Que le général Foch se couvre, comme d’un bouclier de diamant, de la confiance universelle. Il ne demande rien que du temps. « En mars, a-t-il rappelé tranquillement, il a fallu huit ou dix jours pour rétablir la situation. » A tous égards, il convenait de lui faire ce crédit, car c’était déjà quelque chose que de s’être mis, après une telle secousse, en position de pouvoir attendre le dixième jour.

Pour occuper les jours qu’il nous faudrait attendre encore, passé le dixième, interrogeons-nous, méditons. Quel est l’objectif de l’ennemi? Paris? Oui, sans doute, comme objectif immédiat, mais plutôt comme moyen que comme fin. La fin, pour l’Allemagne lassée, et qui a battu le plein de ses forces, qui les voit déjà décliner, qui sait que celles de l’Entente vont se renouveler et grandir, ne peut être que la fin de la guerre par la victoire. Mais la victoire allemande suppose l’écrasement irréparable des armées franco-britanniques avant l’entrée en ligne réelle de l’armée américaine. Ni cet objectif immédiat, ni ce suprême objectif, l’Allemagne n’atteindra ni l’un ni l’autre. Mais faisons une seconde seulement une hypothèse à la fois absurde et impie. Supposons l’objectif immédiat atteint. La guerre n’en serait point terminée. Si pourtant eux, les Allemands, admettent cette hypothèse absurde, s’ils se flattent de voir leur rêve réalisé, et le fût-il par impossible, qu’est-ce que cela leur donnerait? Sans rien rabattre de tout ce qu’est Paris pour la France, moralement et matériellement, à cause de notre histoire, de nos traditions, de nos lois, de nos mœurs, de la géographie même, Paris, avec tout ce qu’il est, néanmoins n’est pas toute la France. Mais il y a plus, et la France elle-même n’est pas toute l’Entente. Les événements au milieu desquels nous menons depuis quatre années une vie entrecoupée et anxieuse dépassent tellement la mesure ordinaire des choses que nous connaissions, que nous concevions et que nous faisions, ils ont si peu de commune mesure avec les incidents de notre vie antérieure, qu’il nous est difficile de mettre à leur échelle nos jugements et nos sentiments, nos jugements plus encore que nos sentiments. Cette guerre n’est pas, comme nos guerres précédentes, une guerre française. Ce n’est pas une guerre de la France contre l’Allemagne, c’est une guerre universelle, la première qui ait ce caractère et qu’on ne puisse pas, pour chaque nation, réduire à des mobiles égoïstes, sans la rapetisser. Elle se poursuit surtout en territoire français, mais ce n’est pas la France seule qui se bat pour sa terre. L’Empire britannique verse sans cesse dans nos ports de la Manche, et les États-Unis versent de plus en plus dans nos ports de l’Atlantique, leurs contingents, leurs armes, leurs produits, leurs ressources. Ils viennent sur la terre française rencontrer l’ennemi et livrer la bataille de l’humanité. Tant que l’humanité n’aura pas gagné sa bataille, ou tant que toute l’humanité ne l’aura pas tout à fait perdue, il n’y aura pas de paix. Il ne s’agit pas uniquement ni même principalement ici d’une question à régler entre la France et l’Allemagne, ou entre l’Angleterre et l’Allemagne, ou entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Entre la France et l’Allemagne, il y a la question de l’Alsace-Lorraine, mais, entre l’Allemagne et l’humanité, il y a la question de la liberté du monde. La victoire de l’Allemagne serait la défaite de l’humanité; mais l’humanité ne saurait accepter sa défaite, et l’on n’est pas vainqueur de l’univers, s’il reste dans l’univers quelqu’un qui ne consente pas à être vaincu.

L’Allemagne s’apprêterait-elle à entendre cette vérité, qui lui sera dure? Tout n’est peut-être pas comédie dans le conflit d’opinions qui oppose, en Allemagne même, les partisans d’une « paix de conciliation » et les partisans d’une paix de puissance, ou de pure violence, ceux d’une paix modérée et ceux d’une paix forte, les Erzberger, les Dernburg, les Scheidemann, et, comme il est naturel, les Hindenburg, les Tirpitz, les Reventlow. Ce n’est pas dans l’instant où il attaque avec une fureur impatiente que l’État-major impérial et les pangermanistes dont il est l’orgueil iraient, dans le fond ou dans la forme, tempérer leurs prétentions : « Je tiens pour une de mes tâches les plus importantes, affirme Hindenburg en personne, à l’Association des Allemands des Marches de l’Est, de faire en sorte que la frontière orientale de l’Allemagne soit désormais mise à L’abri des entreprises qui l’ont menacée pendant cette guerre. ».Et il n’a pas deux solutions, une pour l’Orient, l’autre pour l’Occident. Sa politique n’est pas raffinée ; elle consiste à prendre des deux mains et de tous les côtés : c’est la paix de la botte et du sabre, de la caserne et de la caverne. L’autre, la paix dite modérée, serait la paix de la conférence et du comptoir; elle consisterait à recevoir de tous les côtés et des deux mains. Ne nous y trompons pas ; à peine serait-elle moins prussienne, ou seulement moins vieille Prusse, elle ne serait pas moins allemande que la paix forte. Elle ne s’en distingue que par une conception différente de la grandeur allemande, de l’intérêt allemand, du rôle et de l’avenir de l’Allemagne. A conception différente, jeu différent, mais le jeu seul; l’enjeu est le même : l’Allemagne au-dessus de tout. La paix forte ne voit que les succès de la guerre et se propose de les exploiter à outrance, la paix modérée prévoit les périls de l’après-guerre et vise à les écarter. L’une, pour se dire paix de puissance, s’accommoderait de tous les risques de la haine ; l’autre ne se dit paix de conciliation que pour effacer le mépris et tâcher de procurer la réconciliation. L’une est aussi dangereuse que l’autre ; ou si l’une l’est plus que l’autre, la plus dangereuse, c’est la moins odieuse, plus insidieuse précisément de ce qu’elle serait moins odieuse.

Ainsi l’Allemagne aurait, fait tout ce qu’elle a fait depuis le mois de juillet 1914 : elle se serait moquée de toutes les lois divines et humaines, de toutes les lois de la paix et de la guerre : la parole donnée et écrite, les serments, les traités, le droit, la Justice, la pitié, elle aurait tout renié, tout bafoué : elle aurait traîné sur la claie, condamné aux pires misères grandes et petites nations, belligérants et neutres, crucifié, humilié, effroyablement torturé tout homme et toute femme de ce temps jusqu’aux confins les plus reculés du globe ; elle aurait par sa barbarie, déshonoré la science même, chargé le génie d’horreur, ravalé la civilisation aux plus basses œuvres de la brute : et l’humanité n’aurait qu’à présenter à un baiser qui serait un dernier stigmate sa face sanglante et souillée ! Il ne faut pas dire : des vaincus, mais des esclaves même ne s’y résigneraient pas ; ni les vivants ni les morts ne s’y résigneraient. L’humanité ne peut avoir de paix avec l’Allemagne que celle qu’elle lui dictera, quand elle pourra la lui dicter, qu’elle le puisse quand elle pourra. Sinon, l’Allemagne lui aura dit : « La paix! » et elle n’aura pas la paix.

Elle ne l’a plus eue, du jour où il y a eu une Allemagne organisée selon les préceptes cyniques et perfides de l’État prussien. L’esprit de rapine et de corruption de tous les Frédérics et de tous les Guillaumes, le machiavélisme, si grossier qu’il en est une injure au machiavélisme même, de l’Antimachiavel couronné, cheminant par le marchand et par l’espion, l’a envahie et rongée comme une lèpre. Ce n’est pas seulement la force allemande qui travaille, mais l’intrigue allemande. La ruse et l’astuce, servantes et patronnes, institutrices et introductrices de la force. Ce n’est pas seulement sur le champ de bataille que l’Allemagne fait la guerre, et elle ne la fait pas seulement à ses ennemis déclarés. Ennemis les premiers, naturellement, mais neutres aussi, et amis eux-mêmes, il n’est pas une vie de nation qui lui échappe. Elle s’insinue et s’incruste dans le sang et dans la chair des peuples, guettant toute occasion, toute chance de les affaiblir, de les dissocier, de s’accroître de leur substance. Sa main est en tout lieu où il se fait du mal, où il se prépare une trahison. Le gouvernement britannique la montre pour la seconde fois dans les affaires d’Irlande. L’échec de l’insurrection de 1916 ne l’a pas découragée; elle a recueilli ou suscité de nouveaux Roger Casement, et elle les emploie aux mêmes besognes, suivant le même scénario ; débarquement d’émissaires et d’armes, apparition de sous-marins, diversions aérienne et navale. Là-dessus, la rébellion éclaterait, pendant que les troupes et la police anglaises seraient occupées et retenues ailleurs. De l’argent impur circulerait autour de tout cela, venu de très loin, par des voies détournées, infectant de son contact sordide la plus noble passion des hommes, le patriotisme. La plupart des gazettes inspirées à la Wilhelmstrasse se récrient, et traitent ces récits de fables ridicules. Mais quelques-unes, tout en repoussant le grief, avouent indirectement, comme la Post de Berlin qui écrit : « L’Irlande libre, c’est une Irlande indépendante, forte, amie de l’Allemagne, aux portes de l’Angleterre; ce n’est ni plus ni moins que la domination de l’Angleterre brisée, la liberté des mers conquise. Les événements d’Irlande appellent la plus grande attention de l’Allemagne pour des motifs militaires et politiques... Déjà la résistance passive des Irlandais retient trois quarts de million d’hommes loin de notre front. Plus de 500 000hommes des meilleures troupes irlandaises s’abstiennent de participer au service armé pour l’Angleterre; en outre, 200 000 hommes de troupes anglaises ont été nécessaires jusqu’à ce jour pour surveiller l’Irlande insubordonnée. » La même feuille, dans le même numéro, signale, en s’en réjouissant, « les difficultés de l’Angleterre dans l’Afrique du Sud, » et « le vaste mouvement républicain qui, sous la direction du chef de l’opposition parlementaire, le général Hertzog, s’est dessiné dans tout le pays. »

Voyez ce que l’Allemagne a fait de la Russie par l’intermédiaire des bolcheviks, ses instruments. Un chaos où le Créateur lui-même ne reconnaîtrait plus sa création. Plus de nation, plus d’Etat, plus de frontières ni d’institutions; plus d’autorité, ni de liberté, ni de propriété, ni de sûreté, ni de lois, ni de biens, ni de patrie, ni de foyer. Dans cet affreux mélange, l’Empire allemand puise à poignées, attirant à lui morceau sur morceau. L’Esthonie et la Livonie seraient admises dans la Confédération germanique, probablement comme provinces prussiennes. La Lithuanie serait à tout le moins protégée, peut-être confiée à un prince saxon. La Finlande, au moyen d’arrangements militaires et économiques, tombe dans l’orbite de l’Empire, auquel elle fait « le pont » si ardemment désiré vers le Nord, à ce prix et dans ce dessein prolongé jusqu’à la Côte mourmane. Il se découvre en Pologne plus d’affinités allemandes que d’aspirations autrichiennes. En Oukraine, l’hetman Skoropadski, quelle que soit l’antiquité de sa famille, doit se douter qu’il n’est pas soutenu pour lui-même. Du Caucase, vers la Perse, vers le Turkestan, vers l’Afghanistan, vers les Indes, l’Allemagne pousse ses complices touraniens. De Sibérie, elle pointe le doigt vers la Chine et vers le Japon ; il est temps que l’Extrême-Orient s’unisse et agisse, s’il veut prévenir la menace : « Le Japon croit-il, demande la Gazette de Voss, que l’Allemagne ait la mémoire plus courte que lui? Il se trompe... Nous n’oublierons pas, et le Japon pourra s’en apercevoir un jour à ses dépens, que la politique allemande peut décider de l’existence ou de la non existence de l’empire mondial japonais. » Malheur à lui, rugit le scribe, s’il ne sait pas ce dont est capable « le Grand empire d’Allemagne ! »

Ce dont il est capable, nous le savons, les cinq parties du monde le savent. L’Amérique l’a appris, comme l’Europe et l’Asie. Il ne se passe pas de semaine où, dans quelque ville des États-Unis, on ne saisisse des échantillons de son ouvrage. Il est dans les tracasseries agaçantes du président Carranza, dans la rupture diplomatique du Mexique avec Cuba, coup au jarret de la Confédération américaine. Il oblige, l’une après l’autre, les républiques de l’Amérique centrale à lui déclarer la guerre. On sent ses menées dans l’Amérique du Sud. D’être plus près de lui, on n’en est pas mieux; c’est le plus près qu’on est le plus mal. La Hollande, la Suisse connaissent ce qu’ose la tyrannie allemande. La Suède, la Norvège, le Danemark suffoquent dans le carcan. L’Espagne subit tout ensemble ses insolences et ses caresses. Il torpille ses navires, l’encombre et l’embarrasse de ses sous-marins, qui prennent ses rivages pour points d’appui et ses ports pour refuge, s’acharne à la brouiller avec nous, en l’empêchant de nous vendre ses denrées, et avec l’Angleterre, en lui enseignant, par la bouche d’un de ses généraux les plus illustres, l’art et la manière de surprendre Gibraltar. La puissance spirituelle, comme les autres, a fait l’épreuve de sa déloyauté. Le cardinal Hartmann, obéissant aux devoirs de sa charge, aux vœux de son troupeau, et sans doute aux suggestions du gouvernement impérial, avait obtenu de la Grande-Bretagne, par l’intervention du Souverain Pontife, qu’il n’y eût pas de raid d’avions sur Cologne, le jeudi de la Fête-Dieu. Ce même jeudi, à la même heure, le « super-canon » bombardait Paris; un de ses obus tombait sur une église ; et ses détonations ponctuaient les cantiques de la première Communion. Nous ne regrettons rien, nous ne nous plaignons pas. Nous disons seulement de toute notre âme : ou il y a, au ciel ou sur la terre, un tribunal incorruptible où se fait la somme de pareils crimes, et cela se paiera, ou il n’y a point de justice. Mais il y en a une, elle s’annonce, et, dans la certitude qu’elle frappera, à quoi nous l’aiderons, nous regardons, avec une fierté attendrie, monter en ascension droite la cote morale de la France...

Telles étaient les pensées qui nous agitaient, tandis que nous traînions de communiqué en communiqué le poids de ces heures longues et lourdes que nous avons fiévreusement comptées jusqu’à la soixante-douzième, puis jusqu’au cinquième et jusqu’au huitième jour, où l’oppression a diminué. Même à présent qu’elles se sont écoulées, nous n’avons pu en étouffer en nous la reviviscence brûlante. D’avoir essayé de rendre l’amertume de tant de matins et de soirs tourmentés a fait perdre à plus d’une de nos pages le ton habituel de la chronique politique. Mais ce n’étaient pas non plus des heures de chronique. On eût dit que le monde, inquiet d’une même inquiétude, retenait sa respiration. Peut-être ne s’est-il rien passé en dehors de la bataille. Peut-être étions-nous si absorbés par elle qu’il nous a semblé qu’en dehors d’elle il ne se passait rien. Et comment n’emplirait-elle pas l’histoire de toute une quinzaine, alors qu’elle va, pour des siècles, décider de toute l’histoire?

« Seul le silence est grand. » Le silence seul est fort. La Chambre des députés s’en est montrée si heureusement persuadée qu’elle a fermé la bouche aux quelques énergumènes qui n’auraient pas craint de troubler le recueillement salutaire. M. Clemenceau a dit en un discours, haché d’interruptions plus que déplacées, mais toutes parties d’un petit coin de la salle, tout ce qu’il pouvait et tout ce qu’on devait dire. La très grande majorité de l’assemblée, en l’applaudissant, a acclamé, dans un même cri de reconnaissante admiration, nos soldats et leurs chefs. Le pays lui en saura gré. Que nul ne s’y trompe : il jugerait sévèrement, il exécuterait sans merci ceux qui, par fanatisme ou par fatigue, par aveuglement de parti, délire d’intelligence ou défaillance du cœur, s’appliqueraient à détremper et à dissoudre les énergies de l’union et de la fusion desquelles, soit aux armées, soit à l’arrière, dépend sa vie ou sa mort.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.