Chronique de la quinzaine - 14 juin 1910

Chronique n° 1876
14 juin 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La session parlementaire n’a été vraiment ouverte que le 9 juin par la lecture de la Déclaration ministérielle, lecture qui ne pouvait être faite que lorsque la Chambre aurait été constituée, c’est-à-dire lorsqu’elle aurait validé plus de la moitié de ses membres et élu son bureau définitif. Le bureau provisoire était composé, suivant les prescriptions du règlement, du doyen de l’assemblée comme président et des plus jeunes membres comme secrétaires. Le doyen était M. Louis Passy, qui a profité de l’occasion pour faire entendre des conseils pleins de sagesse et de bon sens : il les a résumés d’un mot en disant que le discours de Périgueux avait été mis à l’ordre du jour par le pays lui-même. M. Louis Passy est descendu du fauteuil avec la même dignité qu’il y était monté, cédant la place à M. Brisson. Les journaux radicaux-socialistes ont fait grand bruit de l’élection de celui-ci : ils ont voulu y voir un succès pour leurs idées. La vérité est que M. Brisson, n’ayant pas de concurrent, devait être forcément élu, et s’il faut s’étonner de quelque chose, c’est du faible chiffre de sa majorité : elle n’a été que de 304 voix dans une Chambre composée de 597 membres. Mais ce n’est pas autour du fauteuil présidentiel que devait se livrer la première bataille dans la nouvelle Chambre.

Au moment, où nous écrivons, cette bataille n’a pas encore été livrée. Le gouvernement a lu sa déclaration ; la Chambre, après l’avoir entendue, en a remis la discussion à plus tard. Elle s’est donné trois ou quatre jours de réflexion, et peut-être n’étaient-ils pas inutiles pour relire à tête reposée une déclaration qui est très longue. Est-elle aussi bien remplie qu’elle est développée ? Peut-être, on n’en sait rien encore, il serait imprudent de se prononcer aussi vite. Il y a là trop de choses pour qu’elles puissent être toutes également bonnes, et plus d’une nous oblige à exprimer des réserves ; mais les intentions générales sont excellentes et, sur bien des points, l’accord pourra se faire, si le gouvernement a voulu proposer des questions à étudier plutôt que des solutions à accepter telles quelles. Les questions sont bien celles dont l’opinion publique se préoccupe, mais les solutions indiquées, ou plutôt esquissées, ne sont pas encore assez précises pour qu’on puisse les juger en pleine connaissance de cause. Le gouvernement annonce des projets de loi : attendons-les et contentons-nous, pour le moment, d’apprécier dans son ensemble le document ministériel. Il y a peut-être un moyen, tout empirique à la vérité et dont on ne doit user qu’à titre provisoire, de savoir ce qu’il convient d’en penser ; c’est de se demander ce qu’en ont pensé les autres. Les partis avancés à droite et à gauche, — surtout à gauche, — l’ont mal accueilli, et la lecture qu’en a faite M. le président du Conseil s’est terminée au milieu du bruit. En revanche, il a été très applaudi par le centre et par la partie de la gauche qui s’en rapproche. Le ton toujours modéré et courtois de la déclaration, les appels à l’apaisement qui y faisaient écho au discours de Périgueux, renonciation de réformes qui, le plus souvent, avaient pour objet de faciliter aux ouvriers l’accès de la propriété, devaient déplaire aux socialistes : on leur vole leurs adhérens, si on en fait des propriétaires. Enfin, comment les radicaux formés à l’école de M. Combes auraient-ils été satisfaits d’une conclusion comme celle-ci : « Sans qu’il puisse être question d’ostracisme, on ne saurait cependant, pour constituer une majorité, se laisser guider simplement par la sympathie et l’estime qu’inspirent les personnes, ni s’arrêter à des considérations de sentiment. C’est au nom du programme développé par nous, dans les limites des principes d’ordre et de progrès par nous affirmés et sous la préoccupation constante des intérêts supérieurs de la patrie, que nous nous tournons vers les hommes de bonne volonté, vers ceux qui aiment ardemment la République et entendent la servir sans arrière-pensée, sans rien nier de son œuvre dans le passé, en s’associant pour l’avenir à toutes les espérances qu’elle porte en germe, et que nous les convions à dégager de leurs rangs une majorité. » Convier toutes les bonnes volontés à s’unir sur le terrain de la République est une idée qui ne serait pas venue à M. Combes, et d’ailleurs ni M. Pelletan, ni M. le général André, ni quelques autres de ses ministres ne l’auraient permis. Il y avait, sous leur règne, des amis et des ennemis du gouvernement, qui veillaient soigneusement à l’entretien des barrières destinées à les séparer éternellement les uns des autres. M. Briand, au contraire, présente un programme et demande, en dehors de toute acception de personnes, qui veut s’y rallier et le défendre. Il ne repousse aucun concours, il ne prononce d’avance aucune excommunication : cela est nouveau et fait plaisir, mais non pas à tout le monde.

Nous avons dit qu’il y avait beaucoup de choses dans la déclaration. Quelque confiance qu’ait M. le président du Conseil dans les hautes qualités et facultés politiques de la nouvelle assemblée, croit-il qu’elle puisse, en quatre ans, accomplir toute l’œuvre qu’il lui assigne ? Non, sans doute ; il y a un choix à faire parmi tant de projets, et ce choix est même indispensable si on veut sérieusement en réaliser quelques-uns. Il nous faudrait plus d’une chronique pour parler de tous, même superficiellement : contentons-nous d’en indiquer quelques-uns. Après un préambule consacré à des considérations de morale politique qui ne sont pas sans intérêt, la déclaration en vient au fait, et la première question qu’elle rencontre est naturellement la réforme électorale. Elle s’impose, le gouvernement ne le conteste pas ; mais comment convient-il de la faire ? Ici, la déclaration se perd dans le vague, et la pensée ministérielle risquerait fort de rester incomprise si des notes officieuses, communiquées à la presse, ne l’avaient pas un peu éclairée. Malheureusement, elle n’y a gagné qu’en clarté, et cette clarté a suffi pour provoquer une opposition à peu près générale. Sous prétexte qu’il ne faut pas sacrifier la majorité à la minorité, ce qui va de soi, le gouvernement s’est surtout préoccupé de fortifier la première au détriment de la seconde, et il a si bien cédé à cette préoccupation que, si son projet était adopté, la minorité serait moins représentée demain qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les partisans de la représentation proportionnelle poursuivent la réalisation d’une idée de justice ; ils demandent que la majorité et la minorité aient chacune ce qui lui est dû d’après leurs proportions réelles dans le pays ; le gouvernement propose, au contraire, de donner à la majorité plus que ce qui lui est dû et moins à la minorité. Appeler cela représentation proportionnelle est un non-sens, pour ne pas dire un mensonge. Au surplus, le nom importe peu ; la chose seule est intéressante, mais elle est peu engageante dans les conditions où le gouvernement la présente, et il y a lieu de craindre que personne n’en veuille. Est-ce là le but secret de M. le président du Conseil ? On pourrait le croire, mais nous ne le croyons pas. Il a le sentiment que le pays tient à la réforme, et la preuve qu’il y tient lui-même est qu’il cherche à allécher la Chambre par les avantages qu’il lui offre à côté.

Ils sont très sérieux, ces avantages, et la Chambre les voterait quand même elle repousserait tout le reste ; mais nous doutons fort que le pays les voie du même œil qu’elle, et encore plus que le Sénat y donne jamais son adhésion, car il ne pourrait le faire sans porter atteinte à sa propre raison d’être. Notre Constitution est une œuvre d’ensemble : si on en détache un détail et si on l’examine exclusivement, on s’expose à n’y rien comprendre. Dans une constitution où il n’y aurait qu’une Chambre, cette Chambre, sous peine d’être exposée à des soubresauts dont le pays serait la première victime, devrait être renouvelée partiellement : ce serait le seul moyen de maintenir dans le fonctionnement des institutions une certaine stabilité. Mais une constitution de ce genre serait une œuvre rudimentaire et grossière : elle priverait le pays du droit qu’il a de faire entendre, à certains intervalles réguliers, sa volonté tout entière ; c’est se défier de lui que de lui enlever l’exercice de ce droit. Cette défiance serait chez nous particulièrement injuste. Le pays, en effet, a-t-il abusé de ce droit que nous entendons lui maintenir ? Non, certes. Les élections plénières qui s’y sont produites depuis trente-cinq ans tous les quatre ans n’ont jamais eu un caractère révolutionnaire : on pourrait plutôt se plaindre de leur caractère routinier. Mais, dit-on, le contraire peut arriver. Soit : il faut prévoir toutes les hypothèses ; le pays peut être emporté un jour par un courant trop violent : alors le Sénat entre en scène, et, tout en respectant la volonté du pays, il en modère l’application et sert de frein. Se renouvelant partiellement tous les trois ans, il représente la permanence autant qu’elle peut être représentée dans une république ; mais, justement pour ce motif, il permet à la Chambre des députés de représenter autre chose, c’est-à-dire la volonté intégrale du pays à un moment donné. Dans une constitution bien faite, ces choses diverses, parfois opposées, également légitimes, également nécessaires, trouvent leur place, se tempèrent et se complètent l’une par l’autre. Si la Chambre était renouvelée partiellement, le pays ne pourrait jamais dire que le tiers de sa pensée, et s’il n’en avait dit que le tiers aux élections dernières, qu’en serait-il resté ? L’oscillation de l’aiguille politique aurait été trop faible pour qu’on en eût tenu compte : la volonté vraie du pays n’aurait pas été respectée parce qu’elle n’aurait pas eu le moyen de s’exprimer tout entière. Est-ce là ce qu’on veut ? Non assurément ; mais alors, il faut renoncer au renouvellement partiel pour la Chambre des députés. Cette réforme ne peut plaire qu’à ceux qui se complaisent dans les assemblées stagnantes, faites à l’image des mares stagnantes du pays. Les autres, ceux qui aiment la vie, le mouvement, le progrès, maintiendront au pays le droit de parler le même jour d’un bout à l’autre du territoire, et de faire entendre sa voix assez haut pour qu’elle soit obéie.

La déclaration ministérielle parle aussi de la réforme administrative et nous constatons avec plaisir qu’il ne la lie pas à la réforme électorale qu’elle aurait singulièrement alourdie et entravée. Les deux réformes doivent être indépendantes l’une de l’autre. La seconde, sans doute, rendra la première plus facile ; elle ne lui donnera toutefois qu’une facilité relative ; la difficulté restera très grande et il faudra certainement, si elle doit être vaincue, plus d’une législature pour la vaincre. Ce sont là des questions d’avenir. Qu’on les pose dès aujourd’hui, nous ne demandons pas mieux ; mais l’étude en sera longue ; leur discussion ne le sera pas moins et le vote final est encore lointain.

Les questions fiscales ont un intérêt plus actuel : elles se rattachent directement aux questions sociales qui tiennent une grande place dans le programme ministériel. Les secondes coûtent cher ; les premières sont délicates et ardues. Il faut, tout de suite, trouver de l’argent pour mettre à flot la loi sur les retraites ouvrières. Et ce n’est pas tout : il en faudra aussi, et beaucoup, pour l’armée et pour la marine. La déclaration ministérielle énonce bravement toutes ces obligations ; elle ne recule devant aucune ; mais la question des voies et moyens reste entière et la déclaration n’en souffle mot. On attendait avec une attention particulièrement éveillée comment elle parlerait de l’impôt sur le revenu. Héritier d’un passé dont il ne saurait se dégager complètement, puisqu’il y a sa part de responsabilité, le gouvernement ne pouvait pas désavouer le projet d’impôt que la précédente Chambre a voté, après l’avoir, a-t-il dit, « minutieusement » étudié. Soit dit en passant, cet adverbe a provoqué quelque hilarité sur les bancs du Sénat. Que l’ancienne Chambre ait étudié le projet Caillaux « minutieusement, » c’est le moins qu’on puisse dire ; mais que vaut ce projet ? Cela seul importe. La déclaration ministérielle permet d’espérer, ou plutôt autorise à croire que la loi finalement votée ne ressemblera nullement à celle de M. Caillaux. « Elle réalisera la justice fiscale, dit-elle, sans exposer les citoyens aux procédés inquisitoriaux et vexatoires qu’on a essayé de leur faire craindre. » Essayé est ici un moi admirable, mais réussi aurait été plus exact. Quoi qu’il en soit, le texte de la déclaration est, sur ce point, satisfaisant. L’impôt sur le revenu n’a en lui-même rien qui inquiète : ce sont les procédés inquisitoriaux et vexatoires qui le sont. Si on les fait disparaître, tout sera pour le mieux.

La déclaration a été accueillie avec quelque froideur au Sénat, et par des mouvemens opposés et confus à la Chambre ; mais il n’en faut tirer aucune conséquence contre le gouvernement. Nous avons entendu beaucoup de déclarations ministérielles, et presque aucune n’a soulevé de l’enthousiasme. C’est un genre oratoire un peu banal, un peu faux, un peu vain. La discussion qui viendra ensuite aura plus d’intérêt parce qu’on y entendra des orateurs qui parleront en sens divers et que les partis commenceront alors à se dessiner dans l’Assemblée. Cependant, ce ne seront encore là que des paroles, et M. Briand est trop habile pour en prononcer d’imprudentes. Nous serions surpris s’il n’obtenait pas, comme entrée de jeu, un vote de confiance, et, en vérité, il y a droit. C’est à l’œuvre même, aux actes, aux réalisations annoncées, qu’il faudra le juger. Ce qu’on a le droit d’attendre et même d’exiger de lui, c’est qu’il sorte des nuages dont sa déclaration reste en partie enveloppée. Le plus sûr moyen de ne contenter personne est de vouloir contenter tout le monde. M. Briand a pu voir que, dès le premier jour, les socialistes unifiés ont ouvert contre lui les hostilités, et il sait fort bien qu’une partie des radicaux ne voudra à aucun prix rompre avec les unifiés : la Chambre actuelle n’aurait plus aucune ressemblance avec la précédente s’il en était autrement. Ce sont là des points fixes relativement auxquels il faut prendre position, en dehors de tout ostracisme, comme dit la Déclaration ministérielle, mais en acceptant les limites naturelles de sa majorité : car s’il est vrai que qui ne sait se borner ne sut jamais écrire, il ne l’est pas moins que qui ne sait se limiter ne saura jamais gouverner.


Le Parlement anglais vient de reprendre ses travaux interrompus. La session sera courte ; elle doit se terminer à la fin de juillet. On se demandait quel en serait le caractère : serait-ce la paix qui prévaudrait ? serait-ce la guerre ? Si le sujet n’avait pas été aussi sérieux, les Anglais auraient pu se livrer à ce jeu des paris qui leur est familier, si, en vérité, il aurait été difficile de démêler les chances respectives les hypothèses en présence. Après la mort d’Edouard VII, le bruit avait couru que, peut-être, les deux partis concluraient une trêve de quelques mois, afin de ne pas mettre George V, à peine monté sur le trône, aux prises avec des difficultés presque inextricables. C’était un acte de loyalisme, de ménager les débuts du règne et de donner au nouveau souverain le temps de réfléchir avant de se déterminer. Les Anglais sont très accessibles à un sentiment de ce genre, et beaucoup d’entre eux l’ont certainement éprouvé. Les conservateurs ont dit que les préoccupations et les tourmens causés au roi Edouard par la crise constitutionnelle avaient été une des causes de sa mort foudroyante. L’allégation, vraie ou non, a produit une impression assez vive pour que les libéraux s’en soient très soigneusement défendus, et on comprend qu’ils ne veuillent pas s’exposer à une nouvelle accusation de ce genre. Mais il y a des obligations politiques qui s’imposent à eux avec une grande force ; leurs alliés irlandais et socialistes restent très impérieux dans leurs exigences ; les raisons pour et contre la trêve se sont présentées avec une force presque égale ; les esprits sont restés incertains. Il semblait d’ailleurs qu’on avait quelque temps devant soi avant de s’arrêter à une résolution décisive. Le Parlement, en rentrant en session, devait tout d’abord discuter et voter un certain nombre de lois en dehors de la crise constitutionnelle. Le danger d’un choc immédiat était donc conjuré. Les lois dont le Parlement doit s’occuper tout de suite se rapportent à la liste civile, à la régence, à la modification du serment royal, enfin au budget qui est à la fois en retard et en déficit. Nous avons peu de chose à en dire. A l’origine d’un nouveau règne, la liste civile est remise en cause, et le Parlement doit fixer les conditions dans lesquelles elle est renouvelée. Lorsque l’héritier du trône est mineur, l’obligation s’impose de pourvoir par une loi de régence à la vacance du trône toujours possible, quelque invraisemblable qu’elle soit d’ailleurs actuellement : on dit que le projet de loi dont le parlement va être saisi attribuerait éventuellement la régence à la Reine. Quant au budget, il est en déficit de 100 millions, et l’année financière est ouverte depuis plus de deux mois. Toutes ces lois ont un caractère obligatoire et ne présentent d’ailleurs qu’un intérêt d’ordre technique. Il n’en est pas de même de celle qui touche au serment du Roi.

Si ce serment n’existait pas, on ne l’inventerait pas aujourd’hui, ou du moins on le rédigerait autrement. C’est un témoin d’un passé lointain et aboli ; il porte la marque des passions religieuses d’un autre temps, de préoccupations et de colères qui n’existent plus aujourd’hui ; les croyances seules ont subsisté et elles n’ont rien perdu de leur force, bien qu’on ne les défende plus de la même manière. Nous sommes heureusement à une époque de tolérance, et si ce sentiment s’est acclimaté quelque part dans le monde, c’est surtout en Angleterre qu’il l’a fait. Les catholiques y pratiquent leur religion en toute liberté ; les persécutions d’autrefois ont leur place dans l’histoire, elles révolteraient les consciences aujourd’hui, personne assurément n’a l’idée de les renouveler. Mais un vieux protocole continue d’en parler le langage dans de rares circonstances et, par exemple, lorsque le Roi, en montant pour la première fois sur le trône, est appelé à prêter serment. Il jure alors, comme « défenseur de la foi, » de défendre les croyances du pays, ce qui est naturel et légitime puisque l’Église et l’État ne sont nullement séparés en Angleterre ; mais il va plus loin et qualifie de « superstitieuses » et d’ « idolâtres » certaines croyances ou pratiques catholiques, comme « l’invocation et la vénération de la Sainte Vierge et de tous les autres saints ou saintes, de même que le sacrifice de la messe tel qu’il est actuellement pratiqué dans l’Église de Rome. » Quand on lit le texte d’un pareil serment, on se croit transporté à plusieurs siècles en arrière, et la première pensée qui vient à l’esprit est de se demander : A quoi bon ? Cela n’est bon à rien assurément ; les protestans n’y trouvent aucun réconfort pour leurs croyances et les catholiques seraient en droit d’y voir une injure pour les leurs, s’ils ne savaient pas que ces expressions archaïques ne tirent pas à conséquence et qu’elles ne sont, dans le serment royal, qu’une de ces survivances historiques dont les Anglais respectent la forme et négligent le sens. Si le texte du serment n’est pas modifié, il ne faudra pas s’en émouvoir ; s’il l’est, l’Angleterre aura donné une preuve, non pas de tolérance. — ce serait trop dire, et elle n’a plus à donner des preuves de ce genre, — mais de bon goût, et aussi de convenance à l’égard d’un assez grand nombre de ses nationaux. Il est à désirer qu’il en soit ainsi, et peut-être tout le monde serait-il d’accord pour le penser, si la question n’était pas dénaturée par les intérêts et les passions du moment. On accuse, en effet, le gouvernement de vouloir modifier un texte antique, et dès lors respectable, à la suggestion, ou plutôt sous la pression des Irlandais : cela suffit pour provoquer des manifestations contraires qui prennent, sur certains points du territoire, un caractère assez violent.

Qu’on nous permette une digression. L’opinion, en ce moment même, est très excitée en Allemagne contre la dernière Encyclique du Pape : on n’y parle rien moins que de renouveler le Kulturkampf et de prendre des mesures contre les catholiques. Nous sommes convaincu que ce grand mouvement n’ira pas loin parce que la politique du gouvernement impérial, qui est sage et habile, saura l’endiguer et l’arrêter lorsque l’avertissement donné au Saint-Siège paraîtra suffisant. En attendant, le chancelier de l’Empire, interpellé au Landtag prussien, a cru devoir se plier à l’opinion en disant que des explications avaient été demandées à Rome. Cependant, que peut-on reprocher au Pape ? D’avoir fait ce que le roi d’Angleterre fera peut-être demain, c’est-à-dire d’avoir parlé le langage d’un autre temps. À propos de saint Charles Borromée, auquel l’Encyclique est consacrée, Pie X a traité sévèrement la Réforme protestante du XVIe siècle. Personne ne saurait s’en étonner et encore moins s’en indigner, car si quelqu’un a le droit et même le devoir de condamner le protestantisme, assurément c’est le Pape. Il a ce droit, au moins autant que le roi d’Angleterre a celui de condamner le catholicisme : aussi rendons-nous justice aux Anglais, l’Encyclique ne leur a causé aucune émotion ; ils ne s’en sont pas plaints, ils n’ont proféré à l’encontre aucune menace ; et il y a quelque chose de curieux, nous allions dire de piquant, dans le contraste entre l’effervescence allemande et la calme impassibilité britannique. Est-ce à dire que les Anglais aient été plus épargnés que les Allemands par le document pontifical ? Non, certes. Le Saint-Père se faisant historien, en quoi il n’était peut-être plus tout à fait dans son rôle, a affirmé que le protestantisme, autrefois, s’était surtout développé dans des pays sous l’influence de princes corrompus. Aussitôt l’Allemagne a éprouvé le besoin de venger ses princes, besoin que l’Angleterre n’a nullement ressenti, bien qu’elle ait eu un roi, nommé Henri VIII, qui a pu être aussi sûrement atteint par l’Encyclique que tous les princes allemands. Il faut laisser les représentans d’anciennes traditions parler leur langage propre, et ne pas s’en affecter outre mesure lorsque ce langage sort des habitudes actuelles. Mieux vaudrait, sans nul doute, renoncer à des formes vieillies et en adopter de nouvelles. Nous parlons des formes et non pas du fond : quand le Pape défend la pureté du dogme contre les modernistes, nous n’avons rien à dire, et, en somme, sa dernière Encyclique s’applique beaucoup plus aux modernistes qu’aux protestans. Mais, lorsqu’il vise ces derniers, peut-être n’est-il pas indispensable d’affirmer qu’ils « font leur dieu de leur ventre, » et il semble bien qu’aujourd’hui ces expressions ne sont pas celles qui donnent plus de vigueur, ni surtout plus de précision à la pensée. Mais revenons à l’Angleterre ; c’est elle qui nous occupe ; l’allusion que nous avons faite à l’Encyclique a pour but de montrer qu’il ne faut pas prendre toujours les mots au pied de la lettre et que, si les Allemands le font, les Anglais s’en abstiennent. Si le texte du serment royal est maintenu, les catholiques anglais en seront contristés, mais ils n’en seront pas autrement émus, et leur liberté restera entière de célébrer la Sainte Vierge et les saints et d’aller à la messe. Le temps a vidé certains mots de leur sens antique : sunt verba et voces.

La discussion de toutes les lois ci-dessus énumérées était certainement susceptible de remplir la session du Parlement britannique, et on aurait pu dès lors traiter provisoirement par prétérition la réforme constitutionnelle qui a dressé l’une contre l’autre la Chambre des Communes et la Chambre des Lords. Peut-être même était-ce un de ces cas où le silence est d’or. Le gouvernement en a jugé autrement. A la suite d’un conseil tenu, dit-on, le 6 juin, les ministres ont résolu de convier les chefs du parti unioniste à une conférence où on essaierait de se mettre d’accord. Lorsque la nouvelle s’en est répandue, elle a été accueillie d’abord avec quelque incrédulité ; les hostilités étaient si violentes de part et d’autre au moment de la mort du roi Edouard, qu’on avait peine à y croire ; mais les manifestations publiques qui se sont presque aussitôt produites ont montré qu’il y avait quelque chose de changé dans la situation. En effet, au déjeuner de la Tariff Reform League, M. Walter Long, ami de M. Balfour, a prononcé les paroles suivantes : « Une ombre de deuil couvre encore l’Empire. Peut-être en sortira-t-il quelque règlement de la grande question constitutionnelle qui maintenant occupe la pensée de tous nos compatriotes, règlement qui, si le Roi avait vécu, n’aurait pas été possible. Je ne puis dire si semblable espérance correspond à la réalité ; il ne nous appartient pas, puisque nous ne sommes pas responsables, de prendre pareille initiative. C’est à ceux qui ont la charge du gouvernement qu’il convient de parler ; mais je puis dire qu’éventuellement leur effort trouverait chez les représentans de l’opposition de Sa Majesté une réponse empressée, bienveillante, patriotique. » Sous les réserves de forme dont il s’enveloppe, ce langage est très significatif : il signifie que, si on lui tend un rameau d’olivier, le parti conservateur est tout disposé à l’accepter et à répondre par des sentimens de conciliation aux sentimens analogues dont une pareille démarche serait le témoignage. Les paroles de M. Walter Long ont été à coup sûr soigneusement pesées. Si le roi Edouard avait vécu, a dit l’orateur unioniste, un règlement amiable n’aurait pas été possible : il faut voir là l’intention manifeste d’attribuer le changement d’attitude qui se prépare à la pensée de loyalisme dont nous avons parlé plus haut. L’opinion britannique en appréciera tout le prix. Chacun des deux partis s’efforcera de s’en attribuer le mérite, et chacun sera sincère dans l’expression de ce sentiment.

Il est néanmoins permis de croire que la volte-face d’aujourd’hui est due encore à d’autres motifs. Le pays est plus sage que les hommes politiques libéraux ou conservateurs, et il les encourage mollement dans la lutte où ils se sont engagés. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit plusieurs fois des dernières élections : elles ont ressemblé à ces duels où des balles sont échangées sans résultat. Le pays s’est divisé en deux fractions qui se sont fait équilibre ; aucun courant ne l’a entraîné dans un sens déterminé, et personne n’a pu s’attribuer une victoire décisive ; les libéraux ont perdu beaucoup de terrain, mais les conservateurs n’en ont pas assez gagné, et on a compris tout de suite que, si les deux partis persévéraient dans leur intransigeance, tout serait à recommencer. C’est précisément ce dont le pays ne veut pas, au moins de sitôt. Il n’attache pas assez d’importance à l’enjeu qui est en cause pour accepter de bon gré une nouvelle perturbation dans son activité laborieuse. Les premières élections lui ont coûté cher : et ici nous ne parlons pas seulement de tout l’argent qui a été jeté et dépensé sur le champ de bataille, mais les affaires ont été suspendues pendant six semaines ou deux mois, et c’est là une perte pour tout le monde. Après les élections, les affaires ont repris ; elles étaient en plein développement lorsque la mort du Roi les a ralenties de nouveau. Elles ont repris une fois de plus, et on compte sur leur prospérité pour réparer les brèches du budget. Il est dès lors facile de comprendre pourquoi l’idée de repasser par les épreuves dont on vient à peine de sortir provoque partout un mouvement de révolte. Les hommes politiques, même les plus ardens, les plus violens et, si on nous permet le mot, les plus enragés sont bien obligés d’en tenir compte. Ils sentent que, s’ils continuent de marcher, ils ne seront pas suivis ; ils le seront encore moins qu’hier où ils l’ont été mollement, et le pays sera sévère pour ceux dont on pourra dire qu’ils ont poussé à la reprise immédiate des hostilités. Aussi, entre les deux partis, s’en est-il formé un troisième composé des hommes les plus, sensés de l’un et de l’autre, qui cherche un terrain de conciliation et de transaction. S’ils le trouvent, le pays s’y ralliera certainement. N’est-ce pas ainsi que se terminent d’habitude les crises anglaises dont l’état paraît le plus désespéré ? Le pays intervient, ou même, plus simplement, il s’abstient ; il s’abstient de politique et se remet au travail ; alors les politiciens de profession comprennent et ils agissent en conséquence.

Il semble bien qu’un phénomène de ce genre soit sur le point de se produire en Angleterre et, s’il se produit en effet, nous y applaudirons de tout cœur. Toutefois il ne faut pas se faire d’illusions sur la difficulté de l’œuvre entreprise. Elle aboutira si elle se présente vraiment comme une nécessité ; mais elle ne le fera pas sans peine, quelle que soit la bonne volonté qu’on y mettra de part et d’autre. Nous supposons cette bonne volonté : est-elle bien certaine, est-elle bien la même chez tous ? Qui sait si les deux partis ne l’ont pas des gestes de conciliation parce que l’état de l’opinion l’exige, avec l’arrière-pensée de montrer que leur bonne volonté a été impuissante ? Le gouvernement a des alliés dont on connaît l’humeur difficile : les Irlandais, les radicaux et les socialistes du parti ouvrier. On assure que, dans les circonstances actuelles, ces derniers sont les moins enclins à la conciliation au moyen d’une conférence : les Irlandais y feraient moins d’objections. Ceux-ci pourtant n’ont voté un budget contraire à leurs intérêts qu’à la condition expresse d’obtenir le home rule et, pour être sûrs de l’avoir, ils ont exigé qu’on leur sacrifiât la Chambre des Lords. La suppression morale de cette Chambre était pour eux la condition d’un succès auquel ils ne renonceront certainement pas. Ils consentiraient sans doute à l’atteindre par des voies nouvelles ; mais lesquelles ? Le gouvernement proposera-t-il à la Chambre des Lords, pour se sauver du danger qui la menace, de ratifier les concessions et les promesses qu’il a faites à ses alliés ? Lui demandera-t-il de renoncer à son veto ? La traitera-t-il en vaincue et consentira-t-elle à être traitée ainsi ? Nous n’en savons rien, et le mieux est de nous abstenir d’hypothèses peut-être trop pessimistes. Mieux vaut s’abandonner à une espérance.

Après avoir dit que les difficultés sont grandes, nous conclurons volontiers que la volonté du pays, si elle se maintient et s’accentue, imposera la conciliation vers laquelle on tend. C’est déjà quelque chose qu’on se soit engagé dans ce sens. Il y a quelques mois, on était à la guerre ; il serait excessif et, en tout cas, prématuré de dire qu’on est à la paix ; mais, si on en cherche loyalement les moyens, les difficultés succéderont aux dangers, et ce sera pour tous un grand soulagement.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.