Chronique de la quinzaine - 14 juin 1909

Chronique n° 1852
14 juin 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




A peine une grève est terminée, une autre commence : celle des facteurs a pris fin il y a trois semaines ; presque aussitôt, les inscrits maritimes en ont déclaré une autre à Marseille. En 1904, nous avions déjà eu, presque coup sur coup, deux grèves des inscrits maritimes ; une troisième est survenue en 1907 ; nous en sommes donc à la quatrième en cinq ans, ce qui est beaucoup trop, si on songe que les intérêts en cause ne sont pas seulement des intérêts privés. De quoi se plaignent aujourd’hui les grévistes ? Leur prétexte est que la loi sur le repos hebdomadaire n’est pas strictement appliquée. En admettant que le grief soit fondé, il n’excuse nullement une interruption du travail dont les conséquences sont si graves. Les journaux ont raconté la détresse, la misère dans lesquelles sont tombés un certain nombre de passagers immobilisés à Marseille et dénués de toutes ressources. Ce sont là cependant des maux qu’on peut en quelque mesure atténuer : il n’en est pas de même, dans l’état de notre législation, de ceux que cause à la France, à l’Algérie, à la Tunisie, l’arrêt de toute communication entre elles. Quant au port de Marseille, la perte pour lui est grande dans le présent, et peut-être l’est-elle encore davantage pour l’avenir, puisque le commerce n’y trouve plus le plus précieux, le plus indispensable des biens, à savoir la sécurité.

Ce qui donne aux inscrits maritimes la force dont ils abusent, c’est qu’ils ont un monopole. Ils eu ont même plusieurs, mais nous ne parlerons aujourd’hui que de celui de la navigation entre la France et l’Afrique septentrionale, navigation qui ne peut se faire que par eux, sous le pavillon français. En outre, l’admission en franchise des produits naturels de l’Algérie n’a lieu dans nos ports que s’ils y viennent directement. Sous la double égide d’une telle législation, les inscrits maritimes peuvent élever un obstacle infranchissable entre la France et sa principale colonie, et le maintenir aussi longtemps qu’on leur conservera le privilège dont ils abusent. Le simple bon sens conseille donc de le leur enlever. Le gouvernement en a compris la nécessité et il a déposé devant la Chambre un projet de loi qui suspend, en cas de grève, le monopole de pavillon et l’interdiction, pour les produits africains qui veulent entrer chez nous en franchise, de passer par un territoire étranger. La commission des douanes s’est empressée d’étudier le projet. Le croirait-on ? Elle a accepté la seconde de ses dispositions, mais elle a repoussé la première. La raison en est simple. La conséquence inévitable d’un monopole est d’endormir dans la routine ceux qui en profitent : pourquoi feraient-ils un effort énergique vers le progrès et le bon marché, puisqu’ils n’ont à craindre aucune concurrence et qu’ils sont maîtres d’imposer leurs tarifs ? Ces conséquences se sont naturellement produites dans notre flotte de commerce. Le commerce le sait, il en souffre, mais il le souffre. Le supporterait-il aussi facilement le jour où il aurait pu faire la comparaison entre les avantages de la liberté et le poids onéreux d’un privilège ? Les temps de grève pourraient devenir pour lui des momens de prospérité plus grande, et cela serait d’un mauvais exemple. On comprend donc que ceux qui profitent habituellement du monopole de pavillon s’opposent à ce qu’on fasse, même à titre provisoire et exceptionnel, l’expérience d’un autre régime. Pourtant les faits sont là, les grèves se multiplient, des questions nouvelles se posent et on se demande si les navires sont faits pour le commerce ! ou le commerce pour les navires. Ces grèves continuelles finiront peut-être par nous rendre le service de renouveler quelques-unes de nos idées ; elles nous obligent à réfléchir sur le danger de la protection à outrance ; elles font apparaître à nos yeux le danger encore plus grand de faire de l’État le grand et peut-être l’unique industriel, le grand et peut-être l’unique commerçant, comme le veulent les collectivistes. C’est fort bien d’interdire aux fonctionnaires de tout ordre de se mettre en grève ; mais que deviendra le droit de grève le jour où il n’y aura plus que des fonctionnaires ? L’embarras est déjà considérable aujourd’hui parce que l’État a imprudemment accaparé beaucoup de services qu’il aurait dû laisser à la libre concurrence des énergies privées. Que sera-ce dans quelques années si les rêves collectivistes se réalisent et si l’État prétend suffire à tous nos besoins ? Nous avons l’air de nous éloigner de la grève des inscrits maritimes, mais ce n’est qu’une apparence : cette grève n’est qu’une démonstration de plus du péril que nous signalons.

L’occasion est bonne pour faire voter la loi de préservation que le gouvernement a déposée, et qui, même amendée et amoindrie par la commission des douanes, vaut encore mieux que rien. Ce serait faiblesse et imprévoyance de la laisser tomber dans les oubliettes parlementaires, dès que le danger immédiat, sera passé, car il faut songer au lendemain. Veut-on échapper à de nouvelles grèves ? Le meilleur moyen pour cela est de prendre, dès maintenant, des précautions contre elles : il ne suffit pas de les avoir indiquées.


Les agitations de ces derniers mois ont eu des contre-coups intéressans, sinon sur la composition des partis eux-mêmes, au moins sur celle des groupes qui ont assumé la responsabilité de les diriger. La discorde est au camp d’Agramant. A la Confédération générale du Travail, au Comité exécutif du parti radical et radical socialiste, on se dispute, on se divise, on démissionne. Ce sont là les manifestations d’une crise.

La Confédération générale du Travail, ou C. C. T., faisait incontestablement plus d’effet quand on la voyait de plus loin, ou lorsqu’elle s’enveloppait de nuages à la manière d’un nouveau Conseil des Dix. Aujourd’hui, beaucoup de ses mystères sont percés à jour, et on commence à se familiariser avec des noms qui étonnaient davantage lorsqu’on les entendait prononcer pour la première fois. On retrouve dans ce milieu spécial toutes les faiblesses inhérentes à l’humanité. Les hommes, surtout assemblés, sont partout les mêmes : les mêmes passions les entraînent, les mêmes jalousies les brouillent, les mêmes haines les divisent. A la Confédération générale du Travail, les questions de personnes ne tiennent pas moins de place qu’ailleurs. Il y a quelques mois, M. Griffuelhes, secrétaire général, a du se démettre de ses fonctions, et il a été remplacé par M. Niel : mais ni lui, ni ses amis, n’ont pardonné à ce dernier d’avoir pris une place qu’ils regardaient comme leur appartenant, et, dès le premier jour, l’infortuné M. Niel a été en butte à une conspiration envieuse et hargneuse qui ne lui a pas laissé un moment de répit : il en a beaucoup souffert, comme il l’a avoué plus tard dans sa lettre de démission. Bien entendu, les dissentimens entre eux prenaient les noms respectables d’opinions différentes. Les uns, avec M. Griffuelhes, étaient des révolutionnaires purs ; les autres, avec M. Niel, étaient des révolutionnaires mitigés. Ils voulaient tous la révolution, mais par des moyens différens. M. Niel condamnait la grève à la veille du jour où elle devait se produire, dans un discours prophétique dont les révolutionnaires lui ont fait un grief. Peu importe que l’événement lui ait donné raison ; on n’en a été que plus sévère pour lui ; on l’a accusé d’avoir par avance affaibli le mouvement par le discrédit dont il l’avait frappé. Bref, il a été renversé par un vote, comme un simple ministre, et le parti révolutionnaire pur est resté maître de la situation. En vain M. Jaurès a-t-il jeté le cri d’alarme, en déclarant que la division serait un crime contre le prolétariat ; sa voix s’est perdue dans le désert, et la Confédération générale est apparue profondément divisée. On cherchera sans doute à couvrir tout cela avec le manteau dont le plus pieux des fils de Noé couvrit autrefois la défaillance de son père ; mais il sera trop tard, nous n’oublierons pas ce que nous avons vu, et le prestige de la Confédération générale en restera, au moins pour quelque temps, diminué aux yeux du monde bourgeois.

Il en est un peu de même du parti radical et radical socialiste, qui est le pivot de la majorité à la Chambre des députés. C’est sur lui que s’appuie le gouvernement : le jour où il abandonnerait M. Clemenceau, M. Clemenceau tomberait. Si on se liait aux conversations de couloirs, ce jour serait arrivé tous les matins, car la plupart des membres du parti ont les plus mauvais sentimens pour M. le président du Conseil : mais ils en ont peur et ils croient avoir besoin de lui. Cependant des faits nouveaux se sont produits, qui pourraient bien modifier l’attitude de la majorité envers le ministère. Un certain nombre d’élections récentes, qui ont donné aux socialistes l’avantage sur les radicaux, ont jeté parmi ceux-ci la panique et le désarroi, et les adversaires du gouvernement, reprenant confiance et audace, l’accusent de mener le parti à la déroute. Que le parti aille en effet à la déroute, c’est possible et même vraisemblable. Tous les partis s’usent à la longue, et le parti radical, qui est au pouvoir depuis plus de dix ans, devait s’user plus vite que les autres, parce qu’il a fait plus de promesses et qu’il en a moins tenu. Il en a fait plus à cause de son ignorance, et il en a tenu moins à cause de sa médiocrité. Aussi, à mesure que les élections approchent, éprouve-t-il comme des frémissemens en sens divers. M. Clemenceau a certainement la houlette dure : mais est-il, ou non, un bon berger ? On se le demande avec inquiétude et les voix qui le condamnent s’élèvent de plus en plus haut.

Cette émotion des esprits, cette incertitude, ces craintes devaient avoir un contre-coup sur le Comité exécutif du parti radical et radical socialiste, autre espèce de Conseil des Dix. Là encore la discorde a pénétré. A dire vrai, l’union n’y a jamais été bien grande, mais le public ne s’en doutait pas et le Comité avait l’air de quelque chose d’assez puissant. Ses manifestations paraissaient considérables. Tout d’un coup trois de ses membres, dont M. Herriot, maire de Lyon, ont donné leur démission avec éclat. Quelques jours plus tard, le président du Comité lui-même, M. Lafferre, a donné la sienne. Cela ne veut pas dire que ces messieurs soient d’accord : ils sont, au contraire, à l’antipode les uns des autres, M. Herriot voulant renverser le ministère et M. Lafferre le conserver. On s’est empressé autour d’eux ; on les a réconciliés bon gré mal gré ; on a voté un ordre du jour qui a rétabli l’équivoque que leurs démissions avaient un moment dissipée. Si le comité est divisé, c’est que le parti l’est aussi ; il l’est entre ministériels et anti-ministériels. Un bon nombre de radicaux socialistes sont résolus à risquer une nouvelle bataille contre le Cabinet. Ce sera sans doute la dernière ; si le Cabinet en triomphe, il aura bien des chances de durer jusqu’aux élections prochaines ; tous les radicaux, après cet effort, ne songeront plus qu’à lui confier leurs intérêts électoraux. Mais en triomphera-t-il ? S’il fallait parier, nous parierions pour lui. Les radicaux nous ont donné si souvent le spectacle d’accès de courage qui n’aboutissaient jamais arien que nous serions surpris de les retrouver différens d’eux-mêmes. Ils nous rappellent invinciblement les moutons de la fable qui ont pris à l’égard du berger l’engagement d’honneur de faire front au loup et de l’étouffer sous leur nombre.

Chacun en répond sur sa tête.
Guillot les crut, et leur fit fête.
Cependant, devant qu’il fût nuit,
Il arriva nouvel encombre :
Un loup parut ; tout le troupeau s’enfuit.

Nous verrons ce qu’il en sera le 18 juin, car c’est ce jour-là qui a été choisi pour l’interpellation. Tout le monde s’y est donné rendez-vous, la droite avec M. Delahaye et M. Gauthier de Clagny, l’extrême gauche socialiste avec M. Jaurès. Quant aux radicaux socialistes, il y a un mois déjà qu’ils avaient désigné un des leurs, pour descendre en leur nom dans l’arène. Il est vrai que, depuis lors, on n’avait plus entendu parler de lui, ni de son interpellation ; mais après ce qui vient de se passer dans le Comité, comment reculer ? Nous attendons ce grand combat, sans nous faire illusion sur son résultat qui sera vraisemblablement négatif. En réalité, le véritable intérêt est aujourd’hui, ou plutôt, il va être au Sénat qui s’apprête à discuter la loi spéciale sur les, retraites des employés des chemins de fer et la loi plus générale des. retraites ouvrières. Mais ces grands débats ne sont pas encore commencés : nous aurons à en parler bientôt.


L’Europe est encore loin d’être dégagée de toute préoccupation du côté de l’Orient : les questions s’y succèdent, tantôt délicates, tantôt graves, et il en sera ainsi pendant longtemps. La question actuellement posée est celle de Crète : elle est délicate, elle pourrait devenir grave. Les données du problème sont complexes et difficilement conciliables. On se trompe cependant lorsqu’on dit que les puissances sont prises entre des promesses contradictoires qu’elles auraient faites : il n’y a pas eu de promesses de ce genre ; mais l’Europe a certainement encouragé des espérances en sens divers, opposés même, et elle se trouve aujourd’hui embarrassée entre les sympathies qu’elle éprouve, d’une part, pour la Grèce, et de l’autre, pour la Jeune-Turquie. Si la Turquie était encore aujourd’hui ce qu’elle était il y a un an, l’embarras de l’Europe serait beaucoup moindre. Mais il y a un fait nouveau à Constantinople, un fait imprévu, un fait dont on ne saurait faire abstraction sans danger ni sans injustice. Et c’est là ce qui tient tout le monde en arrêt.

On se rappelle quelle a été, en ce qui concerne la Crète, la solution adoptée par les puissances après la dernière guerre turco-grecque : c’était une solution d’attente, dans un sens nettement déterminé. Les puissances n’ont pas cru qu’il fût prudent, il y a onze ans, de permettre l’union de la Crète à la Grèce, et elles ont parfaitement raison de ne pas le croire ; on a vu, par ce qui s’est passé depuis, qu’elles n’auraient pas pu donner satisfaction à la Grèce sans déchaîner les appétits qu’elles s’efforçaient de retenir et de museler dans les Balkans ; chacun aurait demandé des compensations, et peut-être aurait étendu la main pour s’en emparer ; la crise que nous venons de traverser aurait eu lieu onze ans plus tôt. Mais si l’Europe a imposé à la Crète et à la Grèce une attente plus ou moins longue avant de permettre à leurs destinées de s’accomplir, c’est-à-dire de se confondre, elle a fait faire à la question un pas considérable. En réalité, la Crète a été mise à la disposition de la Grèce, qui y a installé un gouvernement et une administration. Le prince Georges a été nommé gouverneur de l’île : il a donné sa démission au bout de sept ou huit ans, et a été remplacé par un nouveau gouverneur, M. Zaïmis, nommé par le roi de Grèce. Depuis, la situation s’est normalement développée dans le sens où elle avait été engagée. Des milices crétoises ont été organisées sous le commandement d’officiers grecs. Les puissances attendaient que cette organisation fut complète pour retirer les troupes qu’elles avaient laissées dans l’île afin d’y assurer le maintien de l’ordre, et l’année dernière, il a été formellement convenu que l’évacuation serait terminée dans le courant de juillet prochain.

Voilà, en somme, tous les engagemens que les puissances ont pris envers la Grèce : rien de moins, mais rien de plus. Elles en ont pris un autre envers la Porte, à savoir que sa souveraineté sur l’île serait maintenue. On assure qu’il y a là une contradiction ; nous ne l’apercevons pas distinctement : il va seulement une difficulté. La difficulté consiste à demander à la Grèce, ou plutôt à obtenir d’elle une prolongation de la patience qu’elle a montrée jusqu’ici, et nous reconnaissons qu’elle en a montré beaucoup dans ces derniers temps. Mais a-t-elle épuisé tout ce qu’elle en avait ? Si elle l’a épuisé, la situation peut devenir très inquiétante, car la Grèce s’exposera à perdre en quelques jours le bénéfice de la sagesse dont elle a fait preuve jusqu’ici, et l’Europe pourra pende chose pour elle. Croit-elle que l’occasion soit favorable pour la réalisation complète de ses espérances ? Dans ce cas, elle se trompe. L’occasion, au contraire, n’a jamais été plus défavorable, et la moindre prudence conseille d’en attendre une meilleure. Il semble que la Crète étant maîtresse d’elle-même, comme elle l’est en fait, la Grèce soit dans une situation propre à lui rendre cette prudence facile et légère. La logique immanente des choses travaille pour elle ; qu’elle la laisse faire ; le seul péril serait de vouloir la brusquer.

La Grèce, avons-nous dit, a montré, dans ces derniers temps, une vraie sagesse. Lorsque la Bulgarie a proclamé son indépendance et que l’Autriche a proclamé l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie, la Crète, par une sorte de mouvement réflexe, a proclamé de son côté son annexion à la Grèce. On s’y attendait ; elle ne pouvait peut-être pas faire moins ; mais cette proclamation n’a rien changé dans l’île, et la Grèce a eu le bon esprit, dont il faut lui savoir gré, de ne pas ajouter inutilement de nouveaux embarras à ceux avec lesquels l’Europe s’est trouvée aux prises : ils étaient déjà assez grands. L’Europe a contracté alors envers elle une dette morale, qu’elle acquittera un jour ; mais elle a le droit d’attendre ce jour, de le choisir, et de s’opposer à ce qu’on lui force la main. Il est tout naturel qu’une plus longue attente soit pénible à la Grèce ; lorsque les puissances ont annoncé, l’année dernière, qu’elles évacueraient en juillet 1909, elle a pu croire que c’était là pour elle une échéance fatidique dont personne ne s’étonnerait qu’elle profitât. Nous ne nous en étonnerions nullement, en effet, si le sultan Abdul-Hamid était encore sur le trône et si la Turquie continuait de subir le joug d’une abominable oppression. La Turquie d’hier, quoiqu’en partie innocente de son malheur, avait droit à moins de ménagemens que celle d’aujourd’hui, et pour ce qui est d’Abdul-Hamid, on avait sur lui des moyens d’action qui étaient toujours efficaces. Mais les hommes et les choses sont changés, et ceux » d’aujourd’hui ne peuvent pas être traités comme ceux d’hier. Le gouvernement jeune-turc ne le tolérerait pas, et qui pourrait lui donner tort ? Il faut se mettre par la pensée à la place des hommes qui représentent ce gouvernement pour bien comprendre ce qui se passe en eux. Quand ils ont, en juillet dernier, secoué un joug odieux et donné au monde le spectacle nouveau dans l’histoire d’une révolution faite sans violences et sans représailles, comme en vertu d’une baguette magique aussi légère qu’elle s’est trouvée forte, ils ont cru pouvoir compter sur la bienveillance de l’Europe, qui d’ailleurs leur en prodiguait les expressions. Quelle n’a pas été leur déconvenue lorsque, à l’acte qu’ils Amenaient d’accomplir et dont tout le monde les félicitait, la Bulgarie et l’Autriche ont répondu en portant une rude atteinte à la souveraineté de leur pays sur les territoires qui n’avaient pas cessé d’en dépendre ! La révolution que les Jeunes-Turcs avaient faite n’était pas seulement libérale, elle était encore nationaliste, et les griefs qu’ils avaient contre l’ancien régime ne Aimaient pas seulement du joug de fer sous lequel l’Empire avait dû plier, mais aussi des amputations territoriales qu’il avait dû subir. Et, dès le premier moment, ils devaient subir eux-mêmes une diminution douloureuse pour leur patriotisme et compromettante pour leur prestige.

Ils s’y sont résignés parce qu’ils ne pouvaient pas faire autrement et que, surpris en flagrant délit d’évolution politique, ils sentaient bien qu’une aventure militaire serait pour eux une épreuve inquiétante, s’ils se trouvaient aux prises avec l’armée austro-hongroise, ou même avec l’armée bulgare. Voilà pourquoi ils sont entrés en composition et ont demandé des compensations pécuniaires à la place de ce qu’ils perdaient. Mais on raisonnerait mal si on croyait que, parce qu’ils ont fait cela une fois, et même deux, ils le feront une troisième : il serait, au contraire, beaucoup plus exact de dire que c’est précisément parce qu’ils l’ont fait deux fois qu’ils ne le feront pas trois. Ils ne le feraient que s’ils y étaient contraints par une force supérieure, et cette force, la Grèce doit se demander si elle l’a à sa disposition. Inutile d’insister sur ce point. La Grèce sait très bien qu’elle n’est pas plus en mesure aujourd’hui qu’il y a onze ans de soutenir victorieusement une guerre contre la Turquie. La supériorité des forces ottomanes ne fait de doute pour personne sur terre, et, sur mer même, la flotte turque n’est pas autant qu’on l’a dit une quantité négligeable. Sans doute, elle se compose de bateaux démodés qui ont moisi longtemps dans le Bosphore ; on les jugeait incapables d’en sortir ; mais, depuis quelques mois l’amiral anglais Gamble, homme énergique, en a pris le commandement, et les journaux nous ont appris qu’un navires turc était arrivé dans les ports d’Asie Mineure où il a été accueilli avec enthousiasme. Ainsi, la Grèce aurait à compter avec les forces ottomanes sur terre et sur mer si la guerre éclatait. La seule question est donc de savoir si elle éclaterait dans le cas où la Grèce consacrerait l’annexion de la Crète par un acte officiel quelconque, par exemple, par l’admission de députés crétois dans le parlement hellénique. Or, cette question est résolue d’avance. Les Jeunes-Turcs déclarent très haut qu’ils n’hésiteraient pas une minute à faire la guerre à la Grèce si l’hypothèse dont nous parlons vouait à se réaliser, et beaucoup d’entre eux ne seraient nullement fâchés qu’on leur en fournît l’occasion. On prétend que c’est là de leur part un bluff destiné à faire reculer la Grèce et à intimider les puissances qui s’intéressent à elle : la vérité est que les Jeunes-Turcs, après les avanies qu’ils ont dû subir, rongent leur frein avec impatience, que la guerre parmi eux serait très populaire et que la Grèce, si elle s’y exposait, paierait pour l’Autriche et pour la Bulgarie. Nous l’aimons trop pour lui conseiller de courir un pareil risque.

Sans doute les puissances ne la laisseraient pas écraser ; elles interviendraient après les premiers coups pour demander aux Turcs de ne pas abuser de la victoire. Les guerres de la Turquie contre une puissance balkanique chrétienne sont toujours truquées ; elles ressemblent au duel de Faust contre Valentin, dans lequel Méphistophélès détourne les coups que le premier porte au second. C’est l’Europe ici qui joue le rôle de Méphistophélès ; mais qui sait si elle pourrait le faire avec la Jeune-Turquie dans les mêmes conditions qu’autrefois, et si son intervention continuerait de produire un effet décisif et immédiat ? En tout cas, l’Europe ne réussirait à arrêter le combat qu’en donnant une fois de plus à la Porte des garanties pour le maintien de sa souveraineté sur la Crète ; et alors où serait le bénéfice pour la Grèce ? La situation antérieure à la guerre se trouverait consacrée, par conséquent aggravée. La Grèce peut-elle attendre plus de l’Europe ? Non ; la situation générale et la politique particulière des diverses puissances ne comportent pas davantage. Toutes les puissances sont pleines de sympathies pour la Grèce ; toutes désirent que la Crète lui appartienne un jour ; toutes sont convaincues que fata viam invenient, que ce qui est inévitable trouvera le moyen de s’accomplir ; mais aucune d’elles ne veut se brouiller avec la Turquie, tant à cause de l’intérêt qui s’attache en ce moment à l’œuvre entreprise par le gouvernement de Constantinople, que du besoin qu’elles ont toutes de maintenir de bons rapports avec lui.

On raconte à ce sujet, — nous ne nous portons pas garant de l’exactitude du récit, — que, pendant le séjour qu’il a fait récemment à Corfou, l’Empereur d’Allemagne a été en rapports avec le roi de Grèce et aussi avec son premier ministre. M. Théotokis. L’empereur Guillaume est très sensible aux grands souvenirs du passé qui continuent de mettre une auréole au front de la Grèce moderne ; le soleil de la Méditerranée exerce sur son imagination la séduction d’un mirage : il en est résulté que, dans leurs conversations avec lui, ses interlocuteurs ont cru l’avoir gagné à leur cause, et la lecture, à ce moment, de certains journaux allemands pouvait les maintenir dans cette illusion. Mais, l’Empereur une fois parti, elle n’a pas tardé de se dissiper. Pouvait-il en être autrement ? A supposer que les choses se soient passées comme on les raconte, l’Empereur n’a pas tardé à être repris par les nécessités politiques qui s’imposent à lui comme aux autres. Toutes les puissances cherchent aujourd’hui à maintenir leur influence à Constantinople. Sous l’ancien régime, celle de l’Allemagne était hors de pair. L’Allemagne n’a nullement renoncé à lui conserver ou à lui restituer son ancienne prépondérance : on ne dit pas qu’elle ait échoué dans cette tâche. Appuyée sur l’Autriche, elle joue un jeu très serré en Orient et elle ne sacrifiera, ni à la Grèce, ni à personne, pour des raisons de sentiment, les grands intérêts qu’elle cherche à faire prévaloir. Cette attitude de sa part, si naturelle, si légitime, doit déterminer celle des autres. Ni l’Angleterre, ni la Russie, ni l’Italie, ni nous-mêmes ne subordonnerons nos propres intérêts à ceux de qui que ce soit. Nous ferons tout ce qu’il est politiquement possible de faire en faveur de la Grèce ; nous nous mettrons pour cela d’accord avec les diverses puissances ; mais nous n’avons en ce moment aucune initiative particulière à prendre et, quelles que puissent être nos vues d’avenir, nous n’oublierons pas que nous avons garanti à la Porte le maintien de sa souveraineté sur la Crète.

Est-ce à dire que la Grèce doive abandonner toute espérance ? Non, certes ; nous n’avons rien dit, ni rien pensé de pareil. Il s’agit simplement, pour aujourd’hui, de respecter sous une forme quelconque la souveraineté officielle de la Porte. On assure que les consuls européens à La Canée, consultés par leurs gouvernemens respectifs, ont émis l’avis que le drapeau ottoman devait continuer de flotter sur un rocher à l’entrée de la baie de la Sude, et qu’il devrait y être successivement gardé par un navire tantôt d’une puissance tantôt d’une autre. C’est évidemment, dans cet ordre d’idées qu’il faut chercher une solution provisoire. Le drapeau turc, en somme, ne sera là qu’un symbole ; il représentera la souveraineté ottomane ; mais les Crétois continueront de s’administrer et de se gouverner eux-mêmes. Il semble que la Grèce, dans ces conditions, peut attendre. Attendre quoi ? demandera-t-on. L’avenir ne sera pas toujours semblable au présent. Les susceptibilités de la Porte pourront s’atténuer. Des circonstances plus heureuses, plus glorieuses pour elle lui permettront sans doute de montrer une meilleure volonté envers la Grèce. Celle-ci lui rendra peut-être des services : elle avait déjà une grande inclination à le faire sous l’ancien régime. Le grand art en politique est de profiter des occasions, quand elles s’offrent. Actuellement, le Grec est peu populaire à Constantinople, et cela pour des motifs qui ne sont pas tirés seulement de la politique extérieure. Mais tout passe, évolue, se modifie. L’Empire ottoman est tout au début d’une crise qui sera longue et qui présentera des péripéties très diverses. Ce serait folie de la part de la Grèce de montrer une précipitation intempestive qui aurait le double inconvénient de l’exposera des mésaventures fâcheuses et de paralyser la bonne volonté des puissances qui, tenant le plus à elle, ne demandent qu’à le lui montrer quand, le moment sera venu.


Il y a cinquante ans, l’armée française marchait à côté de l’armée piémontaise dans les plaines de Lombardie et travaillait avec elle à la libération de l’Italie. Les deux armées allaient de succès en succès, et nous ne savons dans lequel des deux pays leurs victoires soulevaient le plus de joie. L’Italie était immensément populaire en France ; son nom même parlait à notre imagination ; nous l’aimions pour son prodigieux passé auquel le nôtre s’était plus d’une fois rattaché, et pour son avenir que nous pressentions. Napoléon III, nature rêveuse et généreuse beaucoup plus que politique, s’était fait l’homme d’une entreprise dont il n’avait peut-être pas mesuré ! toutes les conséquences ; mais la France était avec lui, elle s’était engagée à sa suite avec toute son âme ; on l’a bien vu, au moment où l’Empereur a quitté Paris, à l’enthousiasme qui, littéralement, s’est déchaîné autour de lui ; on dételait sa voiture, on la traînait en triomphe. Jamais le souverain n’avait été plus applaudi. Ces souvenirs, nous venons de le voir, ne sont pas plus oubliés en Italie qu’en France. Des nuages passagers se sont parfois élevés entre nous : pourquoi ne le rappellerions-nous pas puisqu’ils ont disparu, et comment, au surplus, aurait-il pu ne s’en former aucun au cours d’une histoire où le voisinage des deux pays a amené et amènera peut-être encore quelques difficultés ? Mais nous savons dorénavant le moyen de les résoudre par des explications franches et amicales. Il fallait faire entre nous un règlement des questions méditerranéennes et africaines ; nous l’avons fait et le ciel sur nos têtes est redevenu pur et serein. Les deux pays, ne voyant que ce qui les unit, peuvent se livrer désormais à l’attrait si doux et si puissant de leurs sympathies réciproques. C’est ce que font aujourd’hui les Italiens avec une spontanéité dont nous sommes touchés très profondément. Il y a là un élan qui, venant de leur cœur, ne saurait manquer d’aller droit au nôtre. Rien ne manque à ces belles fêtes, auxquelles la participation du gouvernement et du parlement n’enlève rien de leur caractère de démonstrations populaires. Nous en lisons le récit dans les journaux avec une émotion plus grande de jour en jour. Deux pays qui ont dans leur histoire tant de noms retentissans, témoins de leurs gloires communes, Magenta. Solferino, Palestro, etc., sont faits pour s’aimer. Leur fraternité d’armes a laissé sur l’un et sur l’autre une empreinte qui reparaît dans les momens décisifs ; et c’est pour le monde un grand exemple, en même temps qu’un sérieux enseignement.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.