Chronique de la quinzaine - 12 juin 1906

Chronique n° 1780
12 juin 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




12 juin.


L’installation d’une Chambre nouvelle est un spectacle intéressant, bien qu’il ne soit pas toujours rassurant. La victoire que les radicaux-socialistes ont obtenue aux élections dernières leur attribue le pouvoir pendant la législature qui s’ouvre, à la condition toutefois qu’ils sachent l’exercer. Le sauront-ils ? Maintiendront-ils entre eux l’union et la discipline nécessaires pour faire aboutir leur effort ? Resteront-ils d’accord avec le gouvernement, et trouveront-ils en lui le concours sûr qu’ils en attendent ? Sauront-ils choisir et se borner parmi toutes les réformes qui se pressent dans leurs programmes ? Et enfin quels seront leurs rapports avec les autres groupes politiques plus à gauche ou à droite ? Telles sont les questions qui se posent : on voit qu’elles sont nombreuses. Il est plus facile, en ce moment, de les énumérer que d’y répondre. La Chambre n’existe pas encore ; elle n’est pas organisée ; elle ne se connaît pas ; elle ne sait elle-même que très vaguement ce qu’elle sera demain. La constitution de son bureau provisoire ne donne sur ses tendances que des indications sommaires. Elle a élu pour président M. Henri Brisson. Tout le monde s’y attendait. M. Brisson n’a pas eu de concurrent et, dans les circonstances actuelles, il ne pouvait pas en avoir. Nous sommes d’ailleurs les premiers à reconnaître ses qualités professionnelles. Mais ce choix, trop indiqué, ne prouve qu’une chose qui n’avait plus besoin d’être prouvée, à savoir que les radicaux-socialistes sont sortis vainqueurs des élections : il ne fournit aucune lumière sur la manière dont ils useront de leur victoire. En prenant possession du fauteuil, M. Brisson a prononcé un discours qui ne manquait ni de tact, ni de convenance, mais qui n’apportait aucune indication sur l’avenir. Combien le discours du président d’âge, M. Louis Passy, était plus plein de choses ? Mais M. Louis Passy est de la minorité. Il a donné de ces bons conseils qu’on applaudit du bout des doigts, qu’on apprécie, qu’on estime, et qu’on s’empresse d’oublier.

C’est donc ailleurs qu’il faut chercher des manifestations propres à nous éclairer. On s’est demandé tout d’abord si le ministère Sarrien, loi qu’il est constitué, subsisterait. Au point où en sont les choses, nous pourrions peut-être le souhaiter, mais nous en doutons. Sans avoir, aujourd’hui surtout, la superstition des ministères homogènes, il faut bien constater que celui-ci ne l’est pas du tout : il est composé d’élémens divers dont les uns essaieront un peu plus tôt ou un peu plus tard d’empiéter sur les autres et de les supplanter. Ce ministère ne manque pas d’hommes distingués : qui sait même s’il n’en a pas trop ? Il y a danger d’explosion à en accumuler un si grand nombre dans un aussi étroit espace ? Chacun d’eux a ses idées, et quelques-uns y tiennent. Mais les vacances sont si prochaines ! Dans un mois, vers le 14 juillet, la Chambre s’en ira et ne rentrera en session qu’à la mi-octobre. Elle n’aura peut-être le temps de rien casser avant de se séparer, pas même le ministère, qui vivra ainsi encore quatre ou cinq mois. Après, on verra. Au reste, ce n’est pas un ministère particulier, celui-ci ou un autre, qui peut aujourd’hui nous intéresser beaucoup. La question est plus haute : il s’agit de savoir si le gouvernement, quel qu’il soit, gouvernera, ou si la Chambre le fera à sa place. Pendant les beaux jours du bloc, la Chambre gouvernait : M. Combes n’était que son prête-nom. Le rouage essentiel de la machine gouvernementale était la Délégation des gauches dont le fonctionnement ressemblait beaucoup à celui des comités jacobins de la période révolutionnaire. La violence était moindre parce que la résistance l’était aussi, mais le procédé était le même. Après les élections de mai, nos jacobins actuels ont émis tout de suite, dans leurs conciliabules et dans leurs journaux, la prétention de reconstituer l’appareil dont ils avaient tiré un parti si utile ; mais ils ont rencontré des difficultés imprévues et le succès de l’entreprise reste encore incertain. Il y a des choses qui se font spontanément plutôt que de propos délibéré, et dont il est même dangereux de trop parler d’avance. Au fond, que voulaient nos jacobins ? Dominer le gouvernement demain comme ils l’avaient fait hier, lui dicter la loi, la lui imposer, au lieu d’attendre de lui impulsion et direction.

Mais le gouvernement se laissera-t-il faire ? Quelques-uns de ses membres y semblent peu disposés, entre autres M. Poincaré, ministre des finances, qui a prononcé à Commercy un discours très important, le plus important à coup sûr que nous ayons entendu depuis les élections, et auquel nous aurons à revenir plus d’une fois, car il ouvre des vues sur un assez grand nombre de questions. Sur celle qui nous occupe en ce moment, M. Poincaré a été très explicite. « Messieurs, a-t-il dit, si l’on veut aboutir vite et bien dans l’accomplissement des réformes nécessaires, il faut que le gouvernement n’abandonne rien de son rôle directeur, qu’il propose lui-même le choix d’un programme et la méthode d’exécution, qu’il se mette à la tête et non à la remorque de la majorité, en un mot qu’il revendique hautement l’honneur et la responsabilité de gouverner. » On ne saurait mieux dire : il ne reste qu’à agir en conséquence. Ce passage du discours de M. Poincaré n’est autre chose qu’un congé en règle donné à la Délégation des gauches, telle qu’elle a existé et fonctionné autrefois. M. Poincaré ne méconnaît nullement, avons-nous besoin de le dire ? le droit qu’a la Chambre d’approuver ou de désapprouver, d’amender, de contrôler ; mais il revendique pour le gouvernement l’initiative de l’action et de la direction. L’obtiendra-t-il ? Ce serait une grande réforme et une des plus difficiles de toutes, puisqu’elle s’appliquerait à des habitudes prises et à des mœurs déjà invétérées. Aussi le succès est-il fort Incertain : mais il ne coûte rien d’espérer. En tout cas il faut applaudir aux bonnes résolutions, les encourager et en prendre acte, au risque d’avoir ensuite des déceptions. Ces déceptions devant être à la mesure de notre confiance, ne seront jamais pour nous bien grandes.

Voici donc deux thèses en présence : la thèse des jacobins qui consiste à mettre le gouvernement dans la Délégation des gauches, et celle du ministère, ou d’une partie du ministère, qui consiste à le garder pour lui. Reste à savoir quelle sera celle de la Chambre, et c’est ce qu’elle ignore encore elle-même : les circonstances la pousseront dans un sens ou dans l’autre. En attendant, les jacobins poursuivent une campagne très active en vue de préparer la reconstitution du bloc sur les mêmes bases et avec les mêmes moyens d’action qu’autrefois. Beaucoup d’encre y a déjà été consacrée, et cette encre a été quelquefois d’une qualité assez amère. M. Camille Pelletan, plus que personne, a attiré l’attention sur lui par la véhémence passionnée de sa polémique : nul n’a mis plus d’énergie à défendre le passé dans ce qu’il a eu de plus détestable, et à en faire la règle de l’avenir. Son Evangile se réduit à un seul mot : « Hors du Bloc point de salut ! » M. Pelletan ne nous a délivrés, ou n’a contribué à nous délivrer d’une Eglise que pour en imposer une autre, infiniment plus exclusive et plus tyrannique. Il en est un des principaux pontifes : les autres sont M. Combes et le général André. Il glorifie le premier et prend la défense du second, auquel il s’attache volontiers jusqu’à se confondre avec lui, disant d’un ton superbe : « Le général André et moi ! » Serions-nous vraiment condamnés à revoir ce triumvirat ? Nous n’en croyons rien. Il y a eu tout d’un coup une imprécation générale contre M. Camille Pelletan dans la presse radicale-socialiste. — Avouez tout simplement, lui a-t-on dit, que vous voulez être ministre ! — En effet, il semble ne pas pouvoir se consoler de ne plus l’être, en quoi il est très injuste pour lui-même et méconnaît ses vrais mérites : quand on a une aussi bonne plume, à quoi bon courir après un portefeuille ? on reste journaliste. Mais si nous laissons de côté la question personnelle, trop apparente dans ses articles, M. Pelletan y a bien posé la question politique : la majorité radicale doit-elle ou ne doit-elle pas se détacher des socialistes ! doit-elle gouverner sans eux ou avec eux ? doit-elle consentir les sacrifices nécessaires pour maintenir l’union, ou, au contraire, s’affranchir de toute solidarité avec eux ? Nous avons déjà dit l’opinion de M. Pelletan, et tout le monde l’aurait devinée sans qu’il eût besoin de la dire. M. Pelletan ne contient pas sa terreur et son indignation à la pensée que le bloc pourrait se dissoudre. S’il y avait à gauche des socialistes unifiés un parti encore plus avancé, il faudrait encore s’entendre avec lui : à plus forte raison faut-il s’entendre avec eux. Que de plus facile ? On l’a fait jusqu’ici, il n’y a qu’à continuer.

La suggestion pourrait tenter les radicaux-socialistes. Ne disions-nous pas nous-même, il y a quinze jours, que l’habitude prise et aussi le souvenir de tant d’avantages remportés en commun devaient incliner les radicaux-socialistes dans le sens où M. Pelletan les pousse ; mais pour conclure une entente il faut être deux, et M. Pelletan a négligé de s’assurer que la bonne volonté dont il est animé lui-même était égale des deux côtés. Il semble que les socialistes ne la partagent pas. Déjà avant les élections, ils se sont « unifiés » sur le principe de la lutte de classes, qui exclut les compromis opportunistes auxquels beaucoup d’entre eux s’étaient prêtés au cours des dernières années. Le plus important de ceux-là a été M. Jaurès. Il a longtemps lutté contre M. Guesde qui croyait peu à l’efficacité de l’action parlementaire et qui désavouait complètement la participation au gouvernement. Comment M. Jaurès aurait-il, de prime abord, partagé cette opinion ? Il se servait de la tribune avec trop d’éclat et de bruit pour ne pas croire à sa puissance, et, d’autre part, l’influence qu’il était arrivé à exercer sur le gouvernement l’avait amené à y prendre goût. On n’a pas oublié le scandale qui a divisé les socialistes lorsqu’un des leurs est entré au ministère. Les uns ont attaqué M. Millerand et, dans ce parti de l’envie, ils étaient peut-être les plus nombreux ; les autres l’ont défendu. Au premier rang de ces derniers était M. Jaurès. Il est aujourd’hui tout changé ; il brûle ce qu’il avait adoré ; il s’incline devant M. Guesde. Pourquoi ? Les raisons de cette métamorphose sont diverses, sans doute, et nombreuses ; mais il est permis de croire que les déceptions que M. Jaurès a éprouvées, soit dans sa personne, soit dans celle de M. Millerand, y ont été pour quelque chose. Il a assisté, dans la dernière Chambre, à sa propre grandeur et à sa décadence. Elu une année vice-président, il a été précipité du fauteuil la suivante, et il a pu reconnaître alors que la faveur parlementaire ressemblait aux sables mouvans du désert. Comment bâtir sur une base aussi inconsistante ? Quant à M. Millerand, sa grande trahison a causé une douleur très vive à M. Jaurès. À qui se fier, sur quoi compter dans ce monde parlementaire où la solidité des groupes aussi bien que la vertu des hommes sont soumises à tant de causes de perturbation ? Est-ce à l’amertume de ces pensées qu’il faut attribuer la conversion de l’orateur socialiste ? Quoiqu’il en soit, après avoir rêvé et tenté de faire l’unification du parti autour de lui-même, il l’a faite autour de M. Guesde ; il s’est rallié docilement au fanion de ce dernier. Peut-être a-t-il reconnu qu’à agir autrement il ne serait pas suivi. Il a été réélu difficilement dans le Tarn, et le succès de M. Guesde dans le Nord n’a pas été non plus très brillant : il a tiré son éclat et sa signification de la chute de M. Motte beaucoup plus que du faible écart de voix qui s’est produit entre les deux concurrens. Au total, la victoire des socialistes a été médiocre, comparée à celle des radicaux. Si l’unification était apparue avant les élections comme une nécessité électorale, l’union apparaît le lendemain comme une nécessité politique, et elle ne peut se maintenir que sur le principe de la lutte de classes. M. Guesde est donc maître de la situation, provisoirement peut-être, car nous sommes dans un temps où rien ne dure et où tout se transforme, mais évidemment. Dans le concert socialiste, c’est sa note qui domine, sa note criarde et stridente.

On l’a bien vu au banquet que les socialistes ont tenu à Saint-Mandé. Ce nom de Saint-Mandé rappelle de vieux souvenirs. C’est là que M. Millerand a prononcé, il y a quelques années, un discours fameux qui contenait le programme du parti socialiste de cette époque, devenu à peu près celui du parti radical d’à présent. On a tourné longtemps autour de ce programme : combien il paraît aujourd’hui terne, insuffisant, insignifiant à M. Jaurès qui en avait autrefois mieux apprécié les mérites, et à M. Guesde qui les a, lui, toujours méconnus ! Ils en ont parlé l’un et l’autre avec dédain et pitié. — Ce n’est pas, ont-ils dit avec des demi-réformes qu’on rénovera une société qui doit disparaître tout entière. On leurre le peuple lorsqu’on lui fait croire que ces palliatifs guériront les maux dont il souffre. Le lendemain de ces prétendues réformes, sa situation sera à peine améliorée. N’importe, ont-ils continué, il faut les faire, ne fût-ce que pour prouver au prolétariat que tout cela est illusion et mensonge, et que la véritable panacée est ailleurs : elle est dans la réalisation intégrale de la conception socialiste. « Ce sera, a déclaré M. Guesde, la faillite du parti radical résultant du fait même que le parti radical n’aura pas fait faillite à son programme. » — Le parti socialiste aidera donc le parti radical à réaliser son programme, mais pourquoi ? pour le tuer et le remplacer. Aussi n’entend-il pas se confondre, fût-ce un seul jour, avec lui, mais tout au contraire veut-il s’en distinguer et s’en séparer. La majorité actuelle est une majorité bourgeoise, de même que le gouvernement actuel est un gouvernement bourgeois : aucune entente n’est possible avec eux. Nous voilà loin des compromis d’hier ! Ce n’est plus assez pour le parti socialiste de ne pas être représenté au gouvernement ; il ne veut même plus l’être dans la majorité. Vous serez isolé, lui dit-on ! Cet isolement lui apparaît splendide. Retiré sur une sorte de mont Aventin il y assistera en spectateur dédaigneux, en critique acerbe, en juge impitoyable, aux efforts du parti radical condamné d’avance à un lamentable échec. Il se défendra de tout contact qui pourrait altérer sa pureté immaculée ; et lorsque le peuple viendra, ce qui ne saurait tarder, lui demander le secret du paradis terrestre, il n’aura été diminué lui-même par aucun des abaissemens de l’opportunisme. Voilà ce qu’on a dit à Saint-Mandé, et c’est là, certes, une fière politique. Seulement elle est juste l’opposé de celle que M. Jaurès a conseillée et pratiquée autrefois. Mais nous l’exposons sans la juger : notre seul but est de montrer que l’entente entre radicaux et socialistes est actuellement impossible. M. Pelletan n’était pas au banquet de Saint-Mandé, où sans doute on avait négligé de l’inviter, et c’est dommage. Il s’y serait aperçu qu’il avait perdu son temps en prêchant aux radicaux l’union avec les socialistes. C’est à ces derniers qu’il aurait dû adresser ses pressantes objurgations. Ce sont eux, en effet, qui ont dénoncé l’union sur laquelle reposait le bloc de la dernière Chambre. Ils n’en veulent plus ; ils l’ont rompue. M. Pelletan en est inconsolable ; mais il n’y peut pas plus que nous, qui d’ailleurs nous en consolons. Les radicaux s’en consoleront eux-mêmes si, à défaut de qualités plus sérieuses, ils ont quelque amour-propre, car il est désobligeant d’être traité comme on les traite : et au surplus, ils n’ont qu’à se compter pour reconnaître que, si les socialistes sont résolus à se passer d’eux, ils peuvent encore bien mieux se passer des socialistes. S’ils restent unis, leur majorité est assez considérable pour se suffire à elle-même sans avoir besoin d’un appoint étranger. Leur programme n’est pas le nôtre et il fait naître chez nous de très vives préoccupations ; mais puissent-ils ne pas l’aggraver encore, dans l’espoir de rentrer en grâce auprès des socialistes ! Ces derniers sentent bien que leur propre programme serait aujourd’hui, non seulement irréalisable, mais encore effrayant pour le pays : aussi se gardent-ils de l’exposer au grand jour. Ils le conservent dans un tabernacle intangible et obscur. Le pays doit venir à eux par un acte de foi spontané, sans savoir d’ailleurs où il va, ni ce qu’il trouvera au bout de la route. On n’a jamais demandé aux hommes un plus grand sacrifice de leur jugement ; mais ils aiment le mystère, et c’est sur quoi comptent et tablent les socialistes. Nous n’exagérons pas. M. Jaurès, avant les élections, avait promis qu’aussitôt après il déposerait sur le bureau de la Chambre un ensemble de projets de loi qui donneraient enfin une forme concrète à la conception socialiste. Cette promesse nous avait réjoui : nous allions enfin voir le monstre, et peut-être le prendre corps à corps. Mais le mirage se dissipe une fois de plus. Ce n’est pas sans regret que nous avons lu les paroles suivantes dans le discours de M. Jaurès à Saint-Mandé : « Si nos adversaires nous pressent, nous ne serons pas en peine pour tracer non pas dans le détail minuscule et misérable, qui est réservé à l’avenir, mais dans ses grandes lignes, comme nous l’avons déjà fait, comme nous pouvons le préciser encore, le plan, le dessein, le schéma général de ce que nous voulons. Mais nous nous hâtons d’ajouter : il ne servirait à rien de coucher sur le papier — même sur le papier législatif — des plans de société nouvelle s’il n’y avait pas dans le pays la force vivante, intelligente, organisée, capable d’assumer la gestion et la direction de la société nouvelle. » Autant de mots, autant de déceptions pour nous ! C’est précisément ce « détail minuscule et misérable, » mais qui ne nous paraît pas tel, que nous attendions de M. Jaurès. Il le renvoie à « l’avenir, » se bornant à nous promettre, et encore si nous l’en pressons, quelques-unes de ces phrases dont il a déjà été si prodigue, mais, qui, nous devons l’avouer, nous ont rempli l’oreille sans que rien en sonnât à l’esprit. Et quel motif donne-t-il de son abstention ? Le plus imprévu du monde, à savoir qu’il n’y a pas dans le pays, « la force vivante, intelligente, organisée, » qui seule pourrait insuffler une âme à ses projets. Comment dire plus clairement que le pays ne comprendrait rien à la conception socialiste, et que, si on la lui présentait sans voiles, il reculerait épouvanté ? Aveu dépouillé d’artifice ! Les radicaux l’entendront-ils, et, s’ils l’entendent, en saisiront-ils toute la portée ? Les socialistes attendent d’eux qu’ils leur fassent la courte-échelle en vue de la réalisation ultérieure de projets actuellement inavouables, et qui restent d’ailleurs indéterminés. Accepteront-ils ce rôle ? Abdiqueront-ils au profit de l’inconnu ?

La situation étant telle, un gouvernement qui saurait bien ce qu’il voudrait et qui aurait le courage de le dire exercerait peut-être sur la majorité une action décisive. Le discours de M. Poincaré à Commercy donnerait à croire que ce gouvernement existe ; mais d’autres symptômes en font douter. Il y a des choses excellentes dans le discours de Commercy. Nous glissons sur la première partie où M. Poincaré se souvient qu’il est membre du cabinet Sarrien, et triomphe avec lui des élections dernières. La seconde est plus personnelle. M. Poincaré y conseille à la Chambre de s’élever au-dessus des considérations locales, de s’affranchir des préoccupations subalternes, de se rappeler que chaque député ne représente pas sa circonscription mais la France entière et qu’il doit se préoccuper des intérêts généraux. Si la Chambre ne se rendait pas compte de ces grandes vérités, malheureusement trop négligées, « il faudrait renoncer à l’espoir de mener à bien ces simplifications administratives qui sont la condition essentielle de la décentralisation ; sans lesquelles, par suite, on ne saurait réchauffer dans notre pays tant de foyers refroidis, ni raviver tant d’énergies dormantes ; sans lesquelles, non plus, il n’est pas possible de trouver les économies rigoureuses et permanentes qu’exige impérieusement, dès aujourd’hui, le rétablissement de l’équilibre budgétaire. » On entrevoit à travers ces lignes une immense réforme, mais on ne la voit pas nettement. Quand le gouvernement voudra aborder dans toute son ampleur une œuvre de décentralisation qui réveillera l’esprit provincial assoupi et permettra de faire, au centre, d’importantes économies, une telle entreprise méritera et obtiendra sans doute une grande attention. Mais, comme on ne nous parle encore que de supprimer pour un million et demi de sous préfets, on nous permettra de dire que c’est prendre l’affaire par un bien petit bout, et de nous réserver. Néanmoins, les paroles de M. Poincaré excitent la curiosité et font naître des espérances. Attendons.

En tant que ministre des finances, il a été beaucoup plus précis : il l’a même été complètement, et nous lui rendons la justice qu’il n’a pas dissimulé les difficultés de notre situation budgétaire. Il n’a pas voulu les qualifier d’ « inquiétantes, » mais il les a reconnues « sérieuses, » et il a ajouté qu’il serait « criminel » de les cacher au pays. Il a avoué que le budget de 1906 n’a été équilibré que par l’emprunt, ce qui veut dire qu’il n’a pas été en équilibre, mais bien en déficit. « Pour 1907, a-t-il dit, les choses s’annoncent sous un jour encore moins favorable. » Il est plus facile de parler d’économies que d’en faire. Les collègues de M. le ministre des finances ont procédé à une « révision sévère » des dépenses qu’ils se proposaient de diminuer, et ils ont abouti à des « augmentations formidables, dues pour la plupart aux nécessités de l’organisation militaire et à des lois votées. » C’est une satisfaction d’esprit de savoir à quoi elles sont dues, mais il faut y faire face. M. Poincaré annonce qu’il déposera un projet d’impôt sur le revenu dont des notes officieuses ont fait connaître depuis les dispositions générales : nous y reviendrons quand elles seront mieux établies. Quel qu’il soit, cet impôt suffira-t-il pour remédier aux difficultés de la situation budgétaire ? M. Poincaré ne nous laisse pas longtemps cette illusion : « Il serait, dit-il, chimérique de l’espérer. » Il faudra donc de deux choses l’une, ou d’autres impôts, ou d’autres économies. Nous préférerions d’autres économies ; mais comme on ne les fera pas, nous craignons beaucoup, ou qu’on ne fasse d’autres impôts, ou que celui que M. Poincaré prépare sur le revenu ne soit considéré comme insuffisant par la Chambre, qui en acceptera les dangereux principes et s’empressera d’en aggraver l’application. Quoi ! cet impôt ne suffira pas à combattre le déficit budgétaire ? S’il en est ainsi que deviendront les grandes réformes sociales rêvées et promises ? Il y a, dans le discours de Commercy, une phrase dont on appréciera la discrète ironie. L’impôt sur le revenu, a dit M. Poincaré, « ne procurera donc, au total, que des ressources limitées, qui devront être réservées d’ailleurs, autant que possible, comme gage des réformes sociales et particulièrement des retraites ouvrières. » Sans doute, s’il en reste : mais puisque l’impôt ne suffira pas à combler le déficit… ? Combien de réserves ne viennent-elles pas à l’esprit ? Malgré tout, sachons gré à M. Poincaré de l’effort qu’il a fait vers les réformes administratives et vers la vérité budgétaire. Il est bon de mettre tout de suite la Chambre aux prises avec les réalités. Elle y trouvera un frein : nous ne sommes pas sûr qu’elle le respecte toujours, mais peut-être en tiendra-t-elle compte au moment de céder à certains entraînemens. En tout cas elle est avertie, et le pays l’est avec elle.

M. Poincaré a dit un mot de la loi de séparation : peut-être ne pouvait-il pas s’en dispenser. Il a assuré que le pays l’avait solennellement approuvée. Nous en doutons : comment aurait-il pu approuver ou désapprouver une loi dont il a sans doute entendu parler, mais dont il n’a pas encore senti les premiers effets et que, dès lors, il ne connaît pas ? La vérité est que le pays est demeuré, au moins jusqu’à ce jour, indifférent à la loi de séparation ; mais cela suffit pour imposer au gouvernement d’un côté et à l’Église de l’autre des devoirs de prudence et des ménagemens de conduite. « La loi sera appliquée sans défaillances, a dit M. Poincaré, avec le ferme propos d’écarter tout retour offensif et toute manœuvre insidieuse du parti clérical, mais aussi avec le constant scrupule de ne rien entreprendre contre la liberté des croyances religieuses. » Si cette promesse est tenue, l’apaisement se fera peu à peu. Il est encore loin d’être fait ! On voit, par les paroles mêmes de M. le ministre des finances que l’Etat conserve ses défiances, et l’Église aussi les siennes. Le temps seul et l’expérience de la loi, si on la fait de part et d’autre dans des conditions raisonnables, pourront les dissiper.

La réunion des évêques de France a eu lieu, le 30 et le 31 mai, à l’archevêché de Paris. C’est un événement considérable, dont nous aurions désiré qu’il se produisît plus tôt, mais sur lequel les retards même qu’il a subis avaient attiré une attention encore plus intense. Les délibérations de l’assemblée ont été secrètes, autant du moins qu’un secret qui intéresse tout le monde peut être conservé aujourd’hui. On ne sait rien des délibérations des évêques, sinon que la grande majorité d’entre eux s’est prononcée dans le sens le plus modéré. On a même donné les chiffres de la majorité et de la minorité : nous ne les reproduisons pas, parce que rien ne nous garantit leur exactitude. L’important est qu’on sache à Rome à quoi s’en tenir à ce sujet, non pas que le Saint Père doive nécessairement suivre les indications qui en résultent pour lui, — sa liberté reste entière, — mais parce qu’il est de toute vraisemblance morale qu’il s’en inspirera dans sa résolution finale. Les archevêques et les évêques de France ont émis, en toute liberté eux aussi, une opinion qui leur était demandée et qui se recommande de leur âge et de leur expérience. Connaissant leurs troupeaux, ils savent ce qu’ils peuvent en attendre. Il n’en est pas un seul qui ne pense de la loi ce que le Pape en a dit dans sa dernière Encyclique ; mais le Pape a parlé doctrinalement. Il a admis que, dans la pratique, la doctrine pourrait se concilier avec quelques tempéramens, puisque au cours de l’Encyclique même, il a annoncé des instructions ultérieures, et puisque, avant de les donner, il a tenu à connaître la pensée de l’épiscopat français. Le Pape ne s’étant pas encore prononcé, les convenances nous obligent à la discrétion. Mais c’est pour nous, en vue de cet apaisement dont nous avons parlé plus haut et que nous appelons de tous nos vœux, une circonstance rassurante que l’opinion émise par nos évêques. Elle témoigne d’un désir sincère de ne pas pousser les choses à bout en quelque sorte a priori, et de laisser la loi montrer à l’usage même ce qu’elle est réellement. Elle sera ce que la feront les hommes appelés à l’appliquer. Bien que condamnable dans son principe, toutes les conséquences n’en seront pas nécessairement mauvaises. L’épreuve vaut d’autant plus la peine d’être tentée que, si on ne sait pas tout ce que produira avec le temps l’exécution de la loi, on sait fort bien les inconvéniens immédiats qu’aurait sa non exécution. Mais la parole est au Pape. On comprend qu’il n’en use qu’après mûre réflexion, puisque c’est à lui que reviendra toute la responsabilité, et il y en a eu rarement d’aussi redoutable dans l’histoire.

Il semble que la Chambre éprouve en ce moment un désir sincère d’écarter les complications religieuses en faisant preuve de quelque tolérance, et c’est une disposition dont il faut savoir profiter. Comme on l’a vu, assez d’autres préoccupations l’assiègent. Tant de problèmes difficiles se pressent au seuil de la nouvelle législature qu’ils se font obstruction les uns aux autres ; et ils ont tant de faces différentes que la majorité si compacte en apparence que le pays a renvoyée au Palais Bourbon pourrait bien se diviser en les étudiant. Nous avons dit quel serait le rôle du parti socialiste, ou plutôt il l’a dit lui-même ; celui du gouvernement a été à peine indiqué ; on ne sait rien de ce que sera celui de la Chambre elle-même. Grande confusion dans le présent, grande incertitude dans l’avenir : tel est le bilan actuel de la situation.

L’intérêt un peu absorbant pour nous de nos affaires intérieures nous empêche de parler comme nous le voudrions de celles des autres. Pourtant, il faut dire un mot des élections belges et de l’attentat de Madrid.

Les élections partielles qui viennent d’avoir lieu en Belgique ont été, pour le parti libéral, ou plutôt pour la coalition libérale, une déception qu’elle n’a pas cherché à dissimuler. Elle s’est avouée vaincue et a remis à deux ans la réalisation de ses espérances. Sans doute a-t-elle raison de ne pas y renoncer, car elle a gagné un peu de terrain aux élections dernières. La majorité catholique, qui était de 20 voix, est tombée à 12, par le déplacement de 4 voix passées d’un camp dans l’autre. Le parti catholique est au pouvoir depuis vingt-deux ans, ce qui est pour un parti un rare phénomène de longévité, et ce qui montre que celui qui en bénéficie chez nos voisins gère les affaires à la satisfaction du pays. Incontestablement les vingt-deux dernières années ont été pour la Belgique une ère de prospérité. Mais, à la longue, les partis s’usent un peu, et c’est sur cette usure naturelle du parti catholique que comptent Les libéraux. Nous nous contentons pour aujourd’hui de constater, sans les commenter davantage, les résultats des dernières élections. Elles ont un peu affaibli le parti catholique : elles ne l’ont pas encore ébranlé.

Quant à l’attentat de Madrid, nous aurons dit tout ce que nous avons à en dire, après avoir exprimé le sentiment d’horreur qu’il a causé au monde entier. Sans doute, la France ne l’a pas ressenti plus profondément que les autres nations : toutefois la pensée qu’une année auparavant, jour pour jour, Alphonse XIII avait couru à Paris un danger du même genre à côté du président de la République, a ajouté quelque chose à ce que notre émotion a eu d’intime et de profond. Quoi de plus inhumain, dans toute l’acception du mot, que les crimes de ce genre ! Et lorsqu’on songe que celui de Madrid visait un jeune roi et une jeune reine le jour même de leur mariage, que la robe de la reine a été souillée de sang, que plus de vingt innocens, mais non pas plus innocens qu’ils ne l’étaient eux-mêmes, hommes, femmes, enfans, ont péri dans cette catastrophe, la pensée s’arrête avec non moins d’étonnement que d’indignation devant le phénomène de perversité morale dont témoignent la conception de pareilles entreprises et leur froide exécution. L’attentat de Madrid a produit vers les souverains espagnols un élan général des cœurs qui adoucira pour eux ce que le souvenir en aura toujours de cruel. Le plus jeune roi de l’Europe est celui qui a été le plus souvent en butte à d’odieux meurtriers : mais une main providentielle semble veiller sur lui et sur son pays. Les dangers qu’il a courus le rendent plus cher à l’Espagne et plus sympathique au monde civilisé.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.