Chronique de la quinzaine - 14 juin 1905

Chronique n° 1756
14 juin 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 juin.


La quinzaine qui vient de finir a été chargée et surchargée d’événemens. Nous voudrions commencer par le plus heureux de tous, c’est-à-dire par le voyage du roi d’Espagne à Paris, et lui donner la première place ; l’ordre chronologique nous y inviterait, sans parler d’autres motifs ; mais la démission de M. Delcassé, les circonstances qui l’ont préparée et accompagnée, enfin les préoccupations qu’elle a fait naître et qui ne sont pas encore dissipées, s’imposent à notre attention avec tant de force que nous devons lui donner aujourd’hui la première place. Il y a quelques semaines encore, M. Delcassé semblait être dans une situation très forte : elle était pourtant déjà profondément, quoique silencieusement, minée. L’irritation de plus en plus vive que causait à l’Allemagne la politique de M. le ministre des Affaires étrangères devenait un danger de plus, en plus inquiétant. Sur ces entrefaites, se sont produits deux faits qui devaient avoir une répercussion immédiate sur la situation : à savoir la bataille de Tsou-Shima dans le détroit de Corée et la réponse du sultan du Maroc aux propositions que nous lui avions faites. Toutes les fois que M. Delcassé est monté à la tribune, aussi bien après les échecs militaires de la Russie qu’avant, il a parlé de l’alliance russe comme de la pierre angulaire de sa politique. Il avait raison de le faire, car cette politique ne pouvait se soutenir jusqu’au bout que si la Russie n’était pas trop sensiblement diminuée. Notre alliance avec elle était pour notre sécurité une garantie qui, pendant une douzaine d’années, s’est révélée très efficace, et qui a donné, pendant ce laps de temps, de l’indépendance à notre politique. Mais après Moukden et Tsou-Shima il n’en a plus été de même, et les conséquences de ces tristes événemens n’ont pas tardé à se manifester. Évidemment M. Delcassé n’avait pas prévu les échecs de la Russie, et peut-être dans notre pays lui-même n’avait-on pas pressenti à quel point ces échecs de notre alliée devaient être aussi les nôtres. La politique du monde entier en a été profondément modifiée dans le présent : qui sait si elle ne le sera pas plus encore dans l’avenir ?

Le public juge assez naturellement et superficiellement d’après le spectacle qu’il a sous les yeux ; il ne voit pas tout de suite les ressorts qui le mettent en mouvement ; il ne pénètre pas dans les coulisses. Aussi ses jugemens sont-ils rapides, mais incomplets. L’incident marocain lui ayant révélé tout d’un coup la gravité de la situation, il a cru que c’était l’incident marocain lui-même qui était grave, et qu’il suffirait de le régler de manière ou d’autre pour dissiper les nuages menaçans d’où l’orage avait paru près de sortir. L’opinion s’était vivement intéressée au Maroc, non pas assez toutefois pour accepter qu’il fournît un prétexte à des complications générales. Quand on a vu ces complications sur le point de se produire, on en a éprouvé autant de surprise que d’émotion, et on a cherché quelle pouvait être la cause d’un phénomène aussi imprévu. La lecture des journaux allemands nous a d’abord donné à croire qu’elle tenait à une omission commise par M. Delcassé : il avait négligé, disait-on, de communiquer officiellement à Berlin la convention anglo-française du 8 avril 1904, et cela a semblé au premier abord impardonnable. Mais cette impression s’est atténuée lorsqu’on s’est souvenu des discours que le chancelier de l’Empire, le comte, aujourd’hui prince de Bülow a prononcés devant le Reichstag allemand. Dès le mois d’avril 1904, M. de Bülow a parlé de l’arrangement anglo-français comme un homme qui le connaissait fort bien et qui n’en était nullement préoccupé. Comment ne l’aurait-il pas connu, puisque la substance en avait été communiquée par M. Delcassé au prince Radolin quinze jours avant qu’il fût conclu, et puisqu’il avait d’ailleurs été publié par les journaux du monde entier ? Et comment s’en serait-il préoccupé, puisque les intérêts commerciaux de l’Allemagne, aussi bien que ceux des autres puissances, y étaient garantis pour une longue période de temps par l’affirmation du principe de la porte ouverte ? Les prétextes mis en avant par la presse allemande pour justifier sa mauvaise humeur ne semblaient donc pas bien sérieux : il fallait chercher autre chose. L’Allemagne aurait pu se plaindre, avec plus d’apparence de raison, que nous n’eussions pas négocié et traité directement avec elle, comme nous l’avions fait avec d’autres puissances ; mais, si tel était son sentiment, que ne l’a-t-elle exprimé en toute franchise ? Elle ne l’a pas fait, et pendant plusieurs mois, nous le répétons, elle nous a laissé croire, elle nous a même formellement donné à croire que la question du Maroc lui était en elle-même indifférente. L’Allemagne était-elle sincère alors, ou cherchait-elle à nous endormir dans une fausse sécurité, dont elle devait nous réveiller par la suite en sursaut ? Peut-être y a-t-il eu dans sa politique un mélange de l’un et de l’autre, de réserve pour l’avenir et d’indifférence dans le présent. Sa pensée mûrissait ; ses desseins n’étaient pas encore arrêtés. Une seule chose est certaine : c’est que la question du Maroc ne lui causait que des préoccupations très secondaires et que si elle devait la mettre un jour au premier plan, c’était pour cacher autre chose derrière elle. La presse allemande s’est plainte aussi, et très amèrement, des procédés de M. Delcassé ; elle s’est attaquée à sa personne ; elle a donné à entendre qu’il était un obstacle à toute négociation entre son pays et le nôtre. Faut-il s’arrêter à ce langage des journaux ? Le gouvernement impérial nous en voudrait peut-être de le trop faire, et d’accréditer la croyance que de simples considérations de personnes ont pu peser d’un poids aussi lourd sur sa politique. Que lui importe M. Delcassé ? En tout cas, le voilà parti : nous verrons bien si la situation en sera sensiblement modifiée. Qu’il y ait eu là une satisfaction d’amour-propre pour les Allemands, soit ; mais s’ils sont sensibles aux considérations de ce genre, ils n’ont pas l’habitude d’y subordonner leur politique, et ce sont généralement d’autres influences qui la déterminent.

À mesure que nous éliminons quelques-unes des causes qu’on a attribuées à l’accès de mécontentement auquel l’empereur allemand a cédé, nous nous rapprochons sans doute de la véritable. Mais ici c’est le cas de dire : Incedo per ignes. Les hypothèses qui se présentent à l’esprit sont délicates à énoncer. Si ce n’est pas tant à la personne de M. Delcassé qu’on en a voulu qu’à sa politique, quelle a donc été celle-ci ? On l’a caractérisée d’un mot en l’appelant une politique de rapprochemens. Et de rapprochemens avec qui ? Avec l’Italie et l’Angleterre. Tout le monde en France, ou presque tout le monde, en a approuvé cette double manifestation : est-ce que tout le monde a eu tort ? Cela est difficile à croire. Au moment où la Russie éprouvait en Extrême-Orient des malheurs qui la condamnaient à un affaiblissement provisoire, on a pensé qu’il y avait eu dans la politique de M. Delcassé un calcul habile ou un hasard heureux qui l’avait ramené à contracter des amitiés nouvelles, ou du moins à en resserrer les biens, sans rien faire d’ailleurs qui fût de nature à relâcher ceux qui continuaient de nous unir à la Russie. Nous ne saurions dire si M. Delcassé, qui n’avait pas prévu la tournure que devaient prendre les événemens d’Extrême-Orient, a recherché ce que nous appelons des amitiés nouvelles à titre de compensation et de contre-garantie, ou s’il y a été tout simplement conduit par la logique de ses négociations marocaines au succès desquelles il prenait un intérêt passionné ; et, au surplus, peu importe ; ce qui est sûr, c’est que les rapprochemens avec l’Italie et l’Angleterre, indépendamment de leurs mérites propres qui auraient été les mêmes en tous temps, se présentaient à nous avec un caractère d’opportunité qui semblait incontestable. La venue à Paris du roi d’Angleterre, puis du roi d’Italie, puis encore du roi d’Angleterre, a donné beaucoup d’éclat extérieur à cette politique. En aurait-on pris ombrage ailleurs ? Rien, en tout cas, ne serait moins justifié, car nous n’avons jamais eu en tout cela que des vues, non seulement pacifiques, cela va de soi, mais conciliantes, et il n’est pas venu une seule minute à notre esprit que nos rapprochemens avec certaines puissances pourraient être mal interprétés par d’autres. L’Italie, en nous tendant la main, est restée dans la Triple Alliance : avons-nous fait quoi que ce soit pour l’en faire sortir ? Probablement nous n’y aurions pas réussi, mais nous n’avons même pas eu l’idée de le tenter. Il est d’ailleurs inutile d’insister sur ce point : l’Allemagne compte à bon droit sur l’amitié de l’Italie, et elle sait bien que la part que nous en avons prise laisse la sienne intacte. Mais les sentimens réciproques de l’Allemagne et de l’Angleterre ne sont pas les mêmes, il son faut de beaucoup. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit bien des fois de la rivalité commerciale qui s’est établie entre les deux nations dans le monde entier, rivalité à laquelle le développement continuel de la marine de guerre allemande a donné dès aujourd’hui quelque chose de préoccupant pour l’Angleterre. L’heure ne parait pas bien choisie pour soumettre cette situation à une étude qui aurait quoique peine à conserver un ton académique. Si on a accepté à Berlin sans trop de malveillance notre rapprochement avec l’Italie, il en a été autrement avec l’Angleterre. On s’en est peut-être exagéré les conditions acquises et les suites possibles. Il n’existe, en effet, entre l’Angleterre et nous, que l’arrangement du 8 avril 1904, dont les termes sont connus de tout le monde et dont personne ne saurait s’inquiéter. Pour ce qui est de l’avenir, il sera ce que chacun le fera.

Nous n’avons, quant à nous, qu’un souci, à savoir de maintenir à l’égard de tous la liberté absolue de notre politique. À défaut de notre intérêt, notre honneur nous en ferait une obligation. Nous n’avons aliéné aucune parcelle de cette liberté, et nous n’en aliénerons aucune. Mais, ceci dit, nous n’avons aucun regret à éprouver, ni surtout aucun repentir à exprimer au sujet de la politique que nous avons suivie. L’amitié de l’Angleterre en particulier nous reste très précieuse, d’autant plus qu’elle nous a été offerte dans des conditions qui n’ont rien coûté à notre dignité, et qu’elle nous est sans doute utile pour conserver celle-ci intacte. Aussi avons-nous éprouvé une impression pénible à voir l’acharnement avec lequel plusieurs journaux ont jeté la pierre à M. Delcassé le lendemain de sa chute. Sans doute, et cela pour des motifs divers, il était très difficile à M. Delcassé, après avoir conservé ses fonctions pendant sept ans, de les exercer longtemps encore ; et enfin ses procédés personnels lui appartiennent : mais sa politique a reçu l’approbation des Chambres et du pays, et nous n’avons aucun désaveu à en faire, au moins sur les points essentiels. Nous comprenons fort bien les impatiences de l’Allemagne, et assurément nous devons en tenir compte sans nous arrêter à la manière dont elles se manifestent. La vie de ce monde, entre les nations comme entre les particuliers, est faite de conciliation et de transactions, et nous avons dit bien souvent que, lorsqu’on veut sincèrement la paix, ce qui est notre cas, il faut en vouloir et en respecter les moyens. M. Rouvier, assurément, est homme à le faire ; mais l’opinion doit l’y aider en reprenant ou en conservant son sang-froid.

La retraite de M. Delcassé n’est pas une solution, et nous serons très heureux si seulement elle en est le prodrome. Le règlement de la question du Maroc n’en sera pas une non plus, mais pourra aussi et encore plus efficacement la préparer. Quelle est actuellement la situation à Fez ? Le Sultan a fait savoir à notre ministre que, pour se conformer à la volonté de son peuple représenté ou plutôt figuré par la réunion de quelques notables, il ajourne les réformes dont il reconnaît d’ailleurs la nécessité, jusqu’au moment où une conférence internationale aura dit ce qu’elle en pensait. Il est peu probable que cette idée d’une conférence internationale serait venue à l’esprit du Sultan si M. le comte de Tattenbach ne la lui avait pas inspirée. C’est une idée allemande : elle est partie de Berlin pour aboutir à Fez. Mais il est naturel que le Sultan y ait adhéré puisqu’elle lui permettait de gagner du temps, et que tout ce qui produit ce résultat est en quelque sorte en harmonie préétablie avec la diplomatie musulmane. Toutefois, le Sultan ne nous aurait pas fait la réponse qu’il nous a faite si M. le comte de Tattenbach ne lui avait pas donné contre ses suites possibles des garanties de nature à lui inspirer pleine sécurité. Il pouvait d’ailleurs les lui donner à fort peu de frais, car nous avons eu toujours l’intention arrêtée de respecter l’indépendance du Sultan et l’intégrité de son territoire, et tous les moyens d’action que nous nous étions proposé d’employer pour inspirer, nous aussi, confiance au Maghzen, consistaient en bons conseils et en bons exemples. Mais nous ne sommes pas arrivés à nos fins, et M. de Tattenbach est arrivé aux siennes : le premier acte de l’incident marocain s’est terminé contre nous. M. de Tattenbach aurait-il donc été plus habile que M. Saint-René Taillandier ? Ceux qui jugent d’après les apparences seront peut-être portés à le dire. Mais M. Saint-René Taillandier est un agent digne de toute confiance, soit par l’expérience qu’il a acquise, soit par le sentiment du devoir qu’il a toujours eu au degré le plus élevé, et nous sommes convaincus qu’un autre à sa place n’aurait pas été plus heureux. Entre le ministre de France, qui lui demandait de faire quelque chose, et le ministre d’Allemagne, qui lui conseillait de ne rien faire, il faudrait mal connaître le Sultan du Maroc pour croire qu’il pouvait hésiter : les conseils d’inertie sont toujours ceux qui lui plaisent le plus. On nous propose donc une conférence, et cette fois l’Allemagne se découvre : elle prend la proposition à son compte et la recommande officiellement à toutes les puissances. Les journaux ont annoncé que le chargé d’affaires allemand à Paris avait remis entre les mains de M. Rouvier une note verbale qui avait cet objet. M. Rouvier ne pouvait évidemment pas répondre sans réflexion, ni sans entente préalable avec les puissances qui sont déjà d’accord avec nous dans cette affaire. Pour elles comme pour nous, une conférence est inutile et peut dès lors présenter plus d’inconvéniens que d’avantages : et qui sait s’il n’en est pas ainsi pour l’Allemagne elle-même ? Mais enfin qu’est-ce qu’une conférence ? Un simple moyen, et nous n’avons jamais été intransigeans sur les moyens. Combien de fois déjà n’avons-nous pas accepté, non pas celui qui nous paraissait le meilleur en soi, mais celui qui réunissait le plus grand nombre d’adhésions ? Reste à savoir s’il en sera ainsi de la proposition allemande, et, quand même elle réunirait le plus grand nombre d’adhésions, ce qui est douteux, il resterait encore à savoir s’il ne lui en manquerait pas d’indispensables. Quoi qu’il en soit, nous sommes saisis de la proposition. L’Allemagne l’a embrassée elle-même et s’y est jetée avec tant d’ardeur qu’il lui est peut-être difficile de reculer, et c’est une situation dont il convient de tenir compte. Mais nous demandons qu’on tienne compte aussi de la nôtre, qui ne nous permet évidemment pas d’aller à une conférence dont le programme ne serait pas arrêté d’avance, de manière que les vues de l’Allemagne soient aussi bien connues que le sont celles de la France, de l’Angleterre, de l’Italie et de l’Espagne. Il importe, en effet, qu’entre ces vues diverses la conciliation soit déjà faite et qu’il ne reste qu’à la consacrer. Au reste, nous nous rappelons un mot très sage de M. de Bismarck qui disait que, dans certains conflits, c’est le plus sage qui cède : cela est vrai surtout de ceux qui sont de pure forme, lorsque les amours-propres s’y sont, à tort ou à raison, engagés très avant.

Après les secousses de ces derniers jours, le calme, mais non pas encore la sécurité, commence à rentrer dans les esprits. On a l’impression qu’il y a encore beaucoup à faire pour apaiser les flots soulevés en tempête par le quos ego ! de l’empereur allemand ; mais on y parviendra sans aucun doute, à condition que la bonne volonté se montre égale de part et d’autre. S’il est vrai, comme on le dit à Berlin, que certaines négligences, certaines omissions de notre part y ont fait croire à un parti pris de nous tenir à l’écart de l’Allemagne et de rendre de plus en plus rares nos rapports avec elle, il faut dissiper cette impression, sans même perdre notre temps à rechercher si nous y avons effectivement donné prétexte. L’Allemagne est une beaucoup trop grande puissance pour qu’elle n’entre pas dans tous nos calculs de politique européenne ou mondiale. Bien qu’elle n’ait au Maroc, comme elle l’a si souvent déclaré elle-même, que des intérêts commerciaux, il est naturel qu’elle ait voulu prendre part au règlement de la question marocaine, et tout ce que nous regrettons c’est qu’elle ne l’ait pas dit plus tôt et autrement. Mais que veut-elle ? La porte ouverte ? Elle l’aura. L’indépendance du Sultan ? Nous avons toujours promis de la respecter. L’intégrité du territoire chérifien ? Nous avons pris à ce sujet le même engagement. Veut-elle autre chose encore ? Le Maroc n’est-il qu’un prétexte pour elle, et ses pensées s’étendent-elles sur un ensemble d’objets beaucoup plus vaste ? Qu’elle s’explique. Nous n’avons qu’une chose à dire, c’est que, en dehors de la Russie envers laquelle nous sommes liés par des engagemens formels, notre politique est libre et que nous entendons lui conserver ce caractère, sans renier aucun de nos amis anciens ou nouveaux. Tout ce qui est compatible avec ces sentimens à coup sûr légitimes, nous le ferons pour mettre nos intérêts d’accord avec ceux de l’Allemagne. Cet accord est certainement possible et même facile, à la condition de respecter notre dignité réciproque et de n’avoir vraiment d’autre chose en vue que la paix.

Le voyage du roi d’Espagne à Paris évêque dans notre esprit des impressions très différentes de celles qu’y ont fait naître la brusque poussée de l’Allemagne au Maroc et la chute non moins brusque de M. Delcassé. Nous pouvons, cette fois, nous livrer à une satisfaction sans mélange. Dès sa première apparition à Paris, le roi Alphonse XIII a fait personnellement la conquête de cette ville parfois capricieuse et toujours impressionnable. Il a plu, ce mot dit tout. Sa jeunesse, sa bonne grâce, la franchise de ses allures, son esprit d’à-propos ont frappé et séduit les imaginations. Et puis, il représentait un pays de même race que le nôtre, auquel toute notre histoire a été mêlée, tantôt en bien, tantôt en mal, mais toujours intimement, de telle sorte qu’un atavisme inconscient continue de nous pousser vers lui. Enfin une circonstance qui aurait pu être tragique, mais qui n’a servi qu’à mettre en relief le courage et le sang-froid du jeune roi, a contribué plus peut-être que tout le reste à faire monter autour de lui les acclamations bruyantes de la popularité. De tous les discours qu’il a prononcés, et tous lui sont venus de l’inspiration la plus généreuse, celui où il a fait une allusion directe au péril qu’il avait couru, au baptême du feu qu’il avait essuyé, a-t-il dit, avec M. le président de la République et au milieu de nos beaux cuirassiers, nous a été droit au cœur. Une fois de plus, en effet, le sort commun des deux pays avait été mis à une même épreuve dans la personne de leurs représentans, l’un provisoire et presque au bout de son mandat, l’autre héréditaire dans la fleur de son âge et au début de son règne, et ce sort heureux avait dissipé les chances mauvaises et les maléfices meurtriers. La parole vaillante d’Alphonse XIII a eu dans la France entière un retentissement prolongé.

Derrière lui il y avait son pays, et les manifestations parisiennes s’adressaient à l’Espagne comme à son souverain. Les rapports que nous avons eus avec elle n’ont pas été toujours aussi bons qu’aujourd’hui, quelquefois par sa faute, quelquefois par la nôtre. Il est arrivé à l’Espagne et à la France de se mêler plus qu’il n’aurait fallu des affaires l’une de l’autre et d’avoir voulu y exercer trop profondément leur influence, ce qui n’a finalement réussi à aucune des deux. Mais ces temps appartiennent à un passé déjà lointain. D’autres principes ont fini par prévaloir dans la politique des nations voisines : autrefois, c’était le principe d’intervention qui régnait, aujourd’hui, c’est celui de non-intervention. On a parlé souvent de ce dernier avant de le bien comprendre : il consiste dans le respect réciproque de la liberté d’autrui. Des siècles ont été nécessaires pour nous faire admettre que chacun devait être libre chez soi, tant les idées simples ont de la peine à pénétrer dans les esprits. Aussi la maison d’Espagne et la maison de France ont-elles rempli l’histoire du bruit de leurs luttes héroïques. Nous ne méconnaissons nullement les grands intérêts qui ont été en jeu dans cette gigantesque querelle et qui l’ont rendue longtemps légitime ; mais, même après qu’ils ont été réglés, l’habitude a survécu de nous trop occuper les uns des autres, et le mot que le jeune roi a répété d’une manière si amicale pour nous, à savoir qu’il n’y avait plus de Pyrénées, mot qu’il a emprunté à son aïeul Louis XIV, n’a été malheureusement que trop vrai. Il faut qu’il n’y ait plus d’obstacles entre les deux peuples, mais nous sommes heureux qu’il y ait matériellement une frontière aussi bien tracée par la nature : que ne l’a-t-on toujours respectée ? Depuis que nous l’avons fait, les rapports entre les deux pays sont devenus excellens. Nous nous sommes appliqués, lorsqu’il y a eu des troubles en Espagne, à ne rien faire pour les encourager, encore moins pour les soutenir. Nous nous sommes abstenus soigneusement de toute propagande en faveur de nos principes, laissant à l’Espagne le soin de choisir et de réaliser les siens, et cette attitude nous a valu sa confiance. Elle sait aujourd’hui qu’elle n’a à attendre de nous que des procédés de bon voisinage, et que, partout où nous avons des intérêts communs, nous ne demandons qu’à les régler ensemble à l’amiable. C’est précisément ce qui vient d’avoir lieu au Maroc, et puisque la question du Maroc est à l’ordre du jour, on nous permettra d’y insister.

Nous ignorons le dispositif de notre arrangement avec Madrid ; il est resté secret ; nous savons seulement qu’il repose sur les mêmes bases que notre arrangement avec l’Angleterre, à savoir le respect de l’indépendance du Sultan et de l’intégrité de son territoire. La porte ouverte au point de vue commercial y est également garantie. Les négociations, avant d’aboutir, ont été assez longues et parfois laborieuses, parce, que l’Espagne, et elle avait le droit de le faire, émettait des prétentions assez étendues sur le Maroc. Son droit venait, non seulement de son voisinage, — car si nous sommes voisins du Maroc sur terre, l’Espagne l’est sur mer, — mais encore des entreprises nombreuses qu’elle a faites dans ce pays : les possessions qu’elle a conservées sur la côte en sont le témoignage toujours vivant. Il convenait donc de s’entendre avec elle et M. Delcassé l’a parfaitement compris : nous n’avons voulu exclure personne du Maroc, et l’Espagne moins que personne. Nous sommes arrivés enfin à nous mettre d’accord, et il faut bien croire que nous l’avons fait dans des conditions convenables et honorables pour les deux parties, puisque l’une et l’autre s’en sont montrées satisfaites. Ce résultat est dû aux ministres des Affaires étrangères des deux pays, M. de Villa-Urrutia et M. Delcassé, et à leurs ambassadeurs, M. le marquis del Muni et M. Jules Cambon. Aussi leur place était-elle marquée dans les fêtes qui viennent d’avoir lieu à Paris et qui ont été si brillantes. Nous avons été heureux qu’Alphonse XIII ait été accompagné de son ministre et que, par là, son gouvernement ait été associé aux manifestations qui se produisaient autour de lui. Si elles s’adressaient directement au Roi et à son pays, les pensées se reportaient aussi, avec une sympathie respectueuse, vers la Reine mère qui a élevé son fils avec tant de bonheur et de succès. Nous espérons que le Roi gardera un aussi bon souvenir de Paris et de la France que Paris et la France le garderont de lui, et que l’amitié des deux pays en sera encore resserrée.

Les événemens se pressent, se précipitent en Suède et en Norvège : il semble bien que la séparation des deux pays ait fait depuis quelques jours un progrès décisif. Lorsque, dans notre dernière chronique, nous remontions à l’origine de la crise pour en faire mieux comprendre l’état actuel, les circonstances nous paraissaient fort graves et nous les avions présentées comme telles ; mais nous ne pensions pas qu’on irait si vite au dénouement. La Norvège est un pays très démocratique, où les résolutions s’élaborent lentement mais fortement : une fois prises, elles se manifestent tout d’un coup et il est alors bien difficile d’en changer le cours. La crise a pris en quelques heures une allure révolutionnaire. Le Storthing norvégien s’est érigé en une sorte de Convention et a érigé le ministère en Comité du salut public. Il n’en avait pas le droit constitutionnel ; mais il est des circonstances où un droit de cette nature pèse peu dans les décisions de tout un peuple, et le peuple norvégien est arrivé à un de ces momens. Qu’aurait-il fallu faire, et aurait-on pu faire quelque chose pour détourner le coup qui vient d’être porté à l’union des deux pays ? La question échappe à notre compétence. L’attitude du roi Oscar s’explique fort bien ; elle est légitime ; elle a sur celle du Storthing et du gouvernement norvégien l’avantage d’être parfaitement correcte ; mais cet avantage n’a peut-être pas un très grand prix dans les circonstances actuelles. Que peut faire un texte de loi, ou même de constitution, en face d’une révolution ?

Car il s’agit d’une révolution, et ce qui la caractérise c’est la volonté froide et ordonnée avec laquelle les Norvégiens l’accomplissent. Ils n’y mettent aucun emportement dans la forme, aucune violence, mais bien une logique implacable qui semble ne devoir reculer devant rien. Nous avons dit, il y a quinze jours, que le ministère Michelsen se proposait d’agir par l’action immédiate, en d’autres termes, par le vote d’une loi qui trancherait unilatéralement la question de la représentation consulaire distincte, et que le Roi serait mis en demeure de donner son adhésion à cette loi. On prévoyait naturellement qu’il ne la donnerait pas ; mais alors le ministère donnerait, lui, sa démission, et le Roi ne parviendrait pas à en faire un autre. Les prévisions s’arrêtaient là, les nôtres du moins. Tout s’est passé conformément à ce programme. Le Storthing a voté la loi consulaire à l’unanimité, dit-on, en tout cas à une majorité qui en approche et qui y ressemble moralement. La ratification royale a été sollicitée et refusée. Les ministres ont démissionné. Qu’allait faire le Roi ? Il a refusé d’accepter la démission des ministres, et peut-être a-t-il eu le tort d’en donner publiquement la raison véritable, à savoir qu’il lui était impossible d’en trouver d’autres. Le Storthing n’a pas hésité. Il a déclaré que, puisque le Roi se reconnaissait lui-même dans l’impossibilité d’exercer sa fonction constitutionnelle, celle-ci devenait vacante par la force des choses, et que, comme un pays ne pouvait pas rester sans gouvernement, le Conseil des ministres en exercerait les pouvoirs à titre provisoire. Du même coup, la rupture de l’Union était prononcée. La Norvège et la Suède devaient faire désormais deux royaumes distincts, ce qui résolvait une fois pour toutes et d’une manière radicale, non seulement la question de la représentation consulaire, mais celle de la représentation diplomatique.

Nous avions cru qu’on s’en tiendrait là, et que, s’il devait y avoir deux royaumes, il n’y aurait du moins qu’un seul roi : c’est ce qu’on appelle l’union personnelle. Mais les Norvégiens ont peut-être craint qu’on ne leur opposât encore l’objection qu’avec un seul roi, on n’avait pas besoin de deux représentations à l’étranger, et ils ont décidé qu’il y aurait deux rois comme deux royaumes. La seule concession qu’ils ont faite a consisté à demander au roi Oscar un de ses fils sur la tête duquel il placerait la couronne de Norvège, car ils n’en veulent, disent-ils, ni au Roi, ni à sa dynastie. Loin de là, ils gardent un grand respect pour la maison royale de Suède et ils le prouvent à leur manière ; mais on comprend que le roi Oscar en apprécie médiocrement le formalisme déférent. Il proteste avec énergie contre la prétention du Storthing norvégien de régler à lui seul des questions qui doivent être aussi soumises au Riksdag suédois, et qui ne peuvent être résolues que par des lois identiques votées par les Parlemens des deux pays. Il proteste avec plus de vigueur encore contre les atteintes portées à sa prérogative. Il a parfaitement raison en principe et tous les juristes seront de son avis ; mais il n’y a ni lois, ni constitution qui tiennent devant une révolution. Quelquefois on peut arrêter celle-ci, la retarder ou la détourner par des concessions opportunes ; seulement il faut le faire à l’heure propice, et cette heure est sans doute passée. Alors, il ne reste que… la dernière raison des rois, et nous nous demandons si le roi Oscar voudra l’employer. Il perdrait un trône pour son fils sans être sûr de le conserver pour lui-même, car on n’arrête pas le cours naturel des choses qui, depuis de longues années déjà, semble pousser la Suède et la Norvège vers une séparation inévitable. Nous avons dit qu’on éprouvait en Suède un découragement assez voisin de la résignation : l’épreuve montrera si cela est vrai.

Depuis quelques jours, une lueur de paix, encore assez faible, apparaît à l’horizon de l’Extrême-Orient : c’est à M. le président Roosevelt que l’on doit cette initiative, et cette résolution lui fera, quoi qu’il advienne, le plus grand honneur. Il ne l’a pas prise sans s’être assuré au préalable que les deux gouvernemens russe et japonais étaient disposés à l’accueillir. A peine est-il besoin de dire que les gouvernemens de toutes les nations civilisées lui donneront, discrètement et dans la mesure de leurs forces, le concours le plus dévoué. Assez de sang a coulé ! L’honneur de la Russie est sauf et ses intérêts historiques ne sont nullement compromis. Il dépend de la modération du Japon de rendre la paix possible : l’humanité lui saura gré de le faire.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.

---