Chronique de la quinzaine - 14 juin 1898

Chronique n° 1588
14 juin 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin.


Le danger que courait la Chambre des députés, après les élections dernières, était de n’avoir pas de majorité. Il est encore loin d’être écarté. Une Chambre nouvelle commence par élire son bureau : c’est pour les partis une occasion de se mettre en ligne et de se compter. La première bataille roule sur le choix du président. Nous disions déjà, il y a quinze jours, qu’elle se livrerait sur deux noms seulement, celui de M. Henri Brisson et celui de M. Paul Deschanel. Le premier avait derrière lui tous les radicaux et les socialistes ; le second, tous les républicains modérés, — ils s’appellent aujourd’hui progressistes, — les ralliés, et la droite. On voit donc qu’aucun des deux partis n’était pur de tout alliage, ou, si l’on veut, n’était bien homogène. L’un et l’autre se disaient sûrs de la victoire, quoique ni l’un ni l’autre ne le fût, et en vérité il n’y avait pas lieu de l’être. Dès le premier scrutin, en effet, M. Deschanel l’a emporté sur M. Brisson d’une seule voix. On a fait remarquer à ce sujet que la République avait été fondée à une voix de majorité, ce qui ne l’avait pas empêchée de vivre ; on a rappelé qu’en 1888, M. Méline avait été élu président contre M. Clemenceau au simple bénéfice de l’âge, car ils avaient eu tous deux le même nombre de suffrages. Il n’en est pas moins certain qu’une voix est peu de chose, et que, si elle suffit pour élire un président, on ne trouve en elle ni une indication bien claire sur la volonté de la Chambre, ni une base bien large pour y appuyer un gouvernement. De plus, la voix attribuée à M. Deschanel a été contestée, et il a fallu recommencer l’épreuve. Gardons-nous de le regretter : c’est surtout à la récidive que le vote a pris de l’importance. On pouvait croire qu’à la première fois il y avait eu quelque erreur et que, si la Chambre en avait l’occasion, elle la réparerait. Tel était bien l’espoir des radicaux : il ne s’est pas réalisé. À la seconde épreuve, M. Deschanel a eu quatre voix de plus que M. Brisson, majorité très faible encore, mais à laquelle la répétition du vote donnait un caractère plus affirmatif. On devait en conclure que les radicaux s’en tiendraient là, et n’exposeraient pas leur candidat à un nouvel échec : ils ont préféré en courir la chance, et n’ont réussi qu’à faire battre M. Brisson une fois de plus. C’était aussi la dernière, car on nommait enfin le bureau définitif. Ici encore, il faut rendre grâce aux radicaux : leur insistance a accentué le succès de M. Deschanel. Celui-ci, d’une voix est passé à quatre, et de quatre, il est passé à dix. La majorité reste faible sans doute, mais elle est obstinée ; elle l’est pour le moins autant que les illusions des radicaux. Ils affectaient de se dire les maîtres de la situation ; ils faisaient tout haut leurs projets ; ils émettaient des prétentions, ils adressaient des sommations au gouvernement et à ses amis. Aujourd’hui, il faut en rabattre. Si ces trois scrutins successifs ne permettent pas encore de préjuger l’avenir de la Chambre, ils démontrent du moins que les radicaux, même unis aux collectivistes, depuis M. Bourgeois jusqu’à M. Millerand, ne peuvent pas s’enfler assez pour former une majorité.

Quant à l’avenir de la Chambre, il dépendra beaucoup de la discussion qui vient de s’ouvrir, et qui, vraisemblablement, sera close au moment où paraîtra cette chronique. Malheureusement, nous ne sommes pas sûrs que cette discussion soit aussi lumineuse qu’il le faudrait. On ignore encore l’attitude qu’y prendra le gouvernement. Les bruits les plus divers ont couru à ce sujet : peut-être ont-ils tous été exacts à un moment donné, et ont-ils ensuite cessé de l’être. Cela prouve qu’il y a de l’hésitation de la part de M. Méline et de ses collègues, en un moment où il faudrait, au contraire, le plus de netteté dans les vues et de fermeté dans la conduite. M. Méline veut-il rester aux affaires, ou bien se retirer ? Dans un cas ou dans l’autre, il doit se présenter au Parlement et lui parler de manières très différentes. S’il veut rester, il ferait bien de reconstituer immédiatement son cabinet et de paraître devant les Chambres, non seulement avec un programme arrêté dans toutes ses parties, mais avec les hommes qui doivent l’appliquer et en répondre. Mais il semble que M. Méline ne veuille prendre un parti définitif qu’après le débat et suivant la manière dont il aura tourné, ce qui est en livrer le dénouement au hasard, et peut-être à une confusion inextricable. Nous ne pouvons, pour le moment, que signaler le péril. Le bureau de la Chambre est constitué, mais voilà tout ; aucun orateur n’est encore monté à la tribune ; aucune parole politique n’a été prononcée. Tout ce qu’on a pu constater de la Chambre récemment élue, c’est qu’elle est encore plus passionnée et plus bruyante que sa devancière. M. Deschanel, qui a déjà donné tant de preuves de courage, a fourni la plus grande de toutes en sollicitant une présidence qui sera très difficile à exercer. Cela dit, on ne peut qu’attendre. Dans quelques jours seulement, nous serons fixés sur les chances de durée du ministère, et peut-être aussi la Chambre nous aura-t-elle livré quelques traits de sa physionomie encore indécise. Tout ce que nous pourrions en dire pour le moment tiendrait de l’hypothèse et serait prématuré.


Il était facile de prévoir que les troubles dont l’Italie vient d’être le théâtre auraient un contre-coup sur la situation ministérielle. Le cabinet était déjà, et depuis longtemps, affaibli par des dissentimens intérieurs, et l’autorité personnelle de M. le marquis di Rudini commençait à n’être plus assez forte pour faire vivre les uns à côté des autres les élémens disparates de son gouvernement. Un peu plus tôt, un peu plus tard, une dislocation devait se produire : c’était devenu une question de jours. La mort subite du ministre de la marine, M. Brin, a précipité les événemens. Le cabinet di Rudini, depuis qu’il existe à travers des transformations déjà nombreuses, — celle dont nous rendons compte est, croyons-nous, la cinquième, — a été très éprouvé par la mort. M. Costa, ministre de la Justice, a disparu au mois d’août 1897, M. Sineo, ministre des Postes et des Télégraphes, au mois de février 1898. Mais ni l’un ni l’autre n’avait, à beaucoup près, l’importance de M. Brin. Celui-ci n’était pas seulement un ministre de la marine très expérimenté ; c’était un homme politique dans la pleine et bonne acception du mot. Non pas que nous ayons toujours eu à approuver sa conduite, ni à nous en louer. Son passage au ministère des Affaires étrangères, où on avait eu le tort de le mettre, nous a laissé quelques souvenirs fâcheux. Il n’en avait pas moins des qualités estimables, grâce auxquelles il avait inspiré au roi Humbert une confiance absolue. Il était vraiment l’homme du Roi dans le ministère, situation délicate, dont il aurait pu abuser ; mais on s’accorde généralement à reconnaître qu’il en usait d’une manière discrète et utile. M. Brin avait encore un autre caractère : il représentait le groupe piémontais, et l’on sait que dans la politique ministérielle de nos voisins, faite, comme la nôtre l’a été quelquefois, de dosages plus ou moins savans, ce groupe se considère comme ayant droit à un certain nombre de portefeuilles. M. Sineo, l’ancien ministre des Postes, était Piémontais ; sa mort avait déjà ébranlé l’équilibre du cabinet ; celle de M. Brin lui a porté le dernier coup. Rien que pour ce motif, M. di Rudini se trouvait dans la nécessité de remanier son ministère ; mais d’autres n’ont pas tardé à s’y joindre. Le désaccord fondamental, quoique latent jusqu’à ce jour, qui existait entre M. Visconti-Venosta et M. Zanardelli, a fait éclat presque violemment, et il est devenu impossible de conserver les deux hommes dans un même gouvernement. Faute de pouvoir choisir entre eux, M. di Rudini les a laissés partir l’un et l’autre : il les a remplacés tous les deux, mais peut-être insuffisamment.

Les émeutes d’il y a six semaines ont révélé en Italie une situation sur la gravité de laquelle il n’était plus possible de se faire illusion. Les troubles de Milan, nous l’avons déjà dit, ne peuvent pas s’expliquer par des motifs purement économiques. La question du pain cher y a peut-être joué un rôle secondaire ; elle leur a servi de prétexte ; elle n’en a pas été la raison véritable, sérieuse et profonde. Même dès la première heure, personne ne s’y est mépris. Ce n’était pas, à coup sûr, parce que le pain était plus cher à Milan, que les Italiens réfugiés en Suisse se réunissaient pour repasser la frontière et pour venir donner à leurs frères le concours de leurs bras. Il fallait trouver d’autres causes à de pareils effets ; et, la cause une fois déterminée, la nature du remède en découlait naturellement. M. le marquis Visconti-Venosta est un homme de la droite : il devait être conduit à attribuer au mouvement un caractère politique, républicain et socialiste, et à demander, en conséquence, que l’on prît des mesures rigoureuses, à la fois préventives et répressives, contre la licence de la presse et surtout contre les abus du droit de réunion et d’association. M. Zanardelli est un homme de la gauche : il devait avoir, et il a eu effectivement, des vues toutes contraires. Pour lui, le danger, au lieu de venir des radicaux et des socialistes, venait du clergé. Il y a en Italie, — comme chez nous, d’ailleurs, — un parti nombreux, actif et puissant, qui ne manque jamais d’imputer aux influences cléricales tout ce qui arrive de fâcheux. Les partis ont un besoin instinctif de ramener à une cause simple, et dès lors plus propre à agir sur les esprits, tous les événemens qui surviennent, particulièrement lorsqu’ils sont malheureux. Ils y trouvent aussitôt des armes contre leurs adversaires.

Nous n’avons pas à prendre parti entre M. Visconti-Venosta et M. Zanardelli. Pourquoi le ferions-nous, puisque M. di Rudini s’en est abstenu ? Au surplus, peut-être avaient-ils un peu raison tous les deux, bien que dans une mesure inégale. Les associations de tous genres, tant politiques que religieuses, ont pris, depuis quelques années, en Italie un développement très considérable, sans parler des associations ouvrières, si intéressantes dans leur principe, mais qui deviennent facilement dangereuses, lorsqu’on leur a donné des espérances et qu’on ne peut pas les réaliser. En Italie, on avait commencé par leur donner plus que des espérances : on leur avait donné du travail, et elles s’étaient habituées à croire qu’elles en auraient toujours. On sait quelles véritables débauches de constructions neuves ont eu lieu dans un grand nombre de grandes villes, et à Rome, tout d’abord. Les campagnes se sont dépeuplées pour fournir la main-d’œuvre à ces vastes entreprises. Le contrecoup était inévitable. Les travaux des villes ont dû être interrompus ou suspendus, et les ouvriers n’ont pas tardé à devenir des mécontens, parce qu’ils étaient des malheureux. Ils sont alors tombés sous la main des politiciens. Qu’il y ait eu là une cause, et une des causes les plus actives des dernières émeutes, cela est indubitable ; mais ce qui est moins certain, c’est que des mesures de simple-rigueur suffisent à y remédier. Quant au clergé, sa participation aux événemens, bien qu’elle soit dénoncée avec passion par M. Zanardelli et par ses amis, est loin d’être démontrée. On a cité quelques faits qui, en vérité, ne prouvent rien. Que des prêtres isolés aient commis des maladresses, soit ; mais le nombre et l’importance en ont été démesurément grossis. Que des émeutiers de Milan se soient réfugiés dans un couvent de capucins, il faut bien le croire, puisque le général Bava-Beccaris a jugé à propos de prendre ce couvent par la force, et même d’user du canon pour y faire brèche ; mais cette démonstration était-elle bien nécessaire ? Tout le monde n’en est pas également convaincu. Reste l’attitude personnelle du cardinal Ferrari, archevêque de Milan. Personne ne l’a approuvée, pas plus le pape Léon XIII que le général Bava-Beccaris, bien qu’ils l’aient qualifiée en termes différens. On sait que le cardinal Ferrari, dès le second jour des émeutes, est parti en tournée épiscopale et a quitté Milan. Il aurait dû, au contraire, s’il avait été en tournée épiscopale, s’empresser de rentrer dans son archevêché. Là, incontestablement, était sa place, et il faut regretter qu’il ne l’ait pas compris. Le général Bava-Beccaris le lui a fait sentir avec rudesse par la lettre suivante : « Je déplore vivement qu’une malheureuse circonstance n’ait pas permis à Votre Éminence de se trouver dans la ville pendant les douloureux jours, maintenant passés. Il aurait été de la plus haute utilité que le clergé de Milan, recevant une inspiration directe de celui qui siège sur le trône de saint Ambroise et de saint Charles, ait prononcé sans retard une parole de paix et offert son ministère pour abréger une sanglante lutte fratricide. » Nous ne savons pas si l’intervention du cardinal Ferrari aurait suffi pour arrêter l’effusion du sang ; mais, à coup sûr, saint Ambroise et saint Charles Borromée n’auraient pas abandonné leur siège épiscopal en pareille occurrence. Léon XIII, dans une lettre adressée à l’archevêque, lui a exprimé à son tour le regret de son absence dans un moment où sa présence aurait été si convenable ; mais, en même temps, le Saint-Père se trouvait obligé de prendre la défense du clergé en général et des intérêts religieux dont il a la garde, car ces intérêts étaient menacés.

Ils l’étaient, tout d’abord, par les projets de M. Zanardelli. M. Zanardelli demandait le retrait de l’exequatur accordé à Mgr  Ferrari, ce qui ne pouvait avoir lieu qu’en vertu d’une loi nouvelle. Il exigeait que le gouvernement présentât une mesure qui aurait apporté une perturbation profonde dans le système de la loi des Garanties. On comprend que M. di Rudini ait reculé devant cette politique : elle aurait conduit à la guerre ouverte contre le Vatican, et nul ne peut savoir ce qui en serait sorti dans les circonstances actuelles. En tout cas, une telle entreprise aurait ajouté aux difficultés que traverse l’Italie, au lieu d’en retrancher ou d’en diminuer quoi que ce soit. Si le pouvoir civil, après leur avoir accordé l’exequatur, pouvait le retirer aux évêques, ceux-ci cesseraient en fait d’être inamovibles. Ils cesseraient de l’être du moins aux yeux du roi, mais non pas aux yeux du Pape, et de là naîtraient les conflits les plus redoutables. M. Zanardelli estime sans doute que, dans l’état d’incertitude où elle est aujourd’hui, l’opinion a besoin d’être remontée et qu’elle ne peut l’être que par la fièvre des passions les plus ardentes. Ce serait jouer un jeu bien dangereux. En revanche, M. Visconti-Venosta estime qu’il faut tourner et diriger la guerre contre les associations démocratiques, et restreindre toutes les libertés. De ce côté, il y aurait un autre péril. Si l’on se contente de regarder ce qui se passe et d’observer comment l’état de siège est appliqué par les autorités militaires, il semble que M. di Rudini s’applique, sans le dire, à donner satisfaction à l’un et à l’autre. En quelques jours, on a supprimé un grand nombre de journaux de toutes les couleurs, et un nombre encore plus considérable d’associations démocratiques ou religieuses, autant des unes que des autres : le parallélisme a été parfait. De toutes ces suppressions, la plus importante et la plus significative est celle que le général Bava-Beccaris a prononcée contre le Comité diocésain de Milan. Le coup a été extrêmement sensible ; il a été aggravé par les considérans dont le général s’est plu à l’accompagner. « Considérant, dit-il, que toute association qui, fondée sur un lien commun de religion et de foi, sort de ce champ d’action et prétend régler la conduite des citoyens dans leurs rapports avec l’État et tes institutions, ne peut que devenir dangereuse pour l’État et les institutions modernes ; … considérant que c’est précisément dans ce cas que, par son propre fait, s’est mis le Comité diocésain, soit par des circulaires adressées aux associations et aux citoyens catholiques, ouvertement encouragés à des idées antinationales, soit par son attitude inspirée toujours par des sentimens hostiles aux institutions, et qu’ainsi le Comité diocésain est devenu un péril pour la tranquillité publique, et destructeur du sentiment national, etc., etc. » On le voit, le général Bava-Beccaris n’y va pas de main morte. Le Saint-Père devait naturellement s’émouvoir de pareils actes et d’un pareil langage ; mais le général Bava-Beccaris est approuvé et encouragé par une partie considérable de l’opinion ; et ces divergences de vues dans un même pays, avec le caractère d’irritation réciproque qu’elles affectent, constituent pour la tranquillité publique un danger aussi grave que ceux dont s’émeuvent les autorités militaires. Quelle conclusion faut-il tirer de cet état de choses, que nous nous sommes contentés jusqu’ici de relater ? C’est que M. di Rudini n’ose présenter des projets de loi, ni dans le sens de M. Visconti-Venosta, ni dans celui de M. Zanardelli ; et voilà pourquoi il s’est séparé de l’un et de l’autre. Mais, en fait, il suit à la fois leurs deux politiques, qui ne sont contradictoires qu’en apparence ; il frappe de deux côtés à la fois, sur les révolutionnaires, ou simplement sur les libéraux, et sur les cléricaux ; et il se couvre pour cela des facilités que donne l’état de siège. Telle est la vérité.

On comprend qu’il n’ait pas trouvé aisément des collègues pour s’associer à une œuvre mal définie dans ses principes et incertaine dans ses conséquences. La seule garantie qu’il pouvait leur offrir, — et nous en reconnaissons la valeur, — est son propre caractère, qui est modéré et sensé. Cependant, la crise n’a pas été longue ; elle n’a duré que très peu de jours ; le ministère n’a pas tardé à être reconstitué ; mais, à considérer sa composition, on voit mieux ce qu’il a perdu que ce qu’il a gagné. MM. Visconti-Venosta et Zanardelli étaient des forces malheureusement contraires, mais enfin des forces, l’un et l’autre. Ils représentaient des groupes politiques opposés, mais importans. Chacun d’eux avait un parti derrière lui. On ne peut pas en dire tout à fait autant de ceux qui les ont remplacés, hommes honorables sans doute, dignes individuellement de considération et d’estime, mais qui, même réunis, n’apportent pas un prestige bien brillant à la combinaison nouvelle. Ce n’est pas tout à fait la faute de M. di Rudini, car il a sollicité d’autres concours, mais il ne les a pas obtenus. Il a recherché, dit-on, celui de M. Sonnino. M. Sonnino est un ancien collègue de M. Crispi, et il aurait apporté avec lui des solidarités rétrospectives très inquiétantes. Quel que soit son incontestable mérite, sa place n’est pas dans un cabinet Rudini. Il l’a compris, et son refus a été péremptoire. Le général Pelloux n’a pas voulu abandonner son grand commandement militaire pour entrer aux Affaires étrangères, qu’on lui offrait. Pourquoi les Affaires étrangères ? Le général Pelloux a préféré rester où il est et continuer de faire son métier : il a eu raison.

Tout le monde a été frappé de la quantité de militaires que M. di Rudini a fait entrer dans son cabinet, et on voit qu’il en voulait un de plus. Il a déjà le général di San Marzano à la Guerre et l’amiral Canevaro à la Marine ; rien de mieux, assurément ; mais on est plus surpris de voir le général Afan de Rivera aux Travaux publics, et on l’aurait été un peu plus encore de voir un quatrième général chargé des plus hauts intérêts diplomatiques de l’Italie. Cette préoccupation de se militariser toujours davantage est un symptôme qui ne saurait passer inaperçu. Il est bien vrai que, dans la défaillance un peu générale qui vient de se produire, l’armée a rempli tout son devoir, devoir douloureux sans doute, mais pourtant sacré. On a généralement rendu justice à la correction des officiers et des soldats. Ce n’est pourtant pas une raison pour mettre des généraux partout et pour n’avoir confiance qu’en eux, ou du moins pour en avoir l’air. Avec un ministère ainsi constitué, et d’après les tendances qu’il révèle, on peut être sûr que le poids militaire qui pèse sur l’Italie ne sera pas allégé : qui sait même s’il ne sera pas aggravé ? Néanmoins, tout le monde s’accorde à reconnaître qu’une des causes principales du malaise général vient de l’exagération des charges militaires. On l’avoue, mais on n’y change rien. On croit trouver dans l’armée seule une garantie contre le mal dont elle est, en grande partie, la cause ; ce qui ressemble à un cercle vicieux. C’est que tout se tient dans la chaîne de conséquences dont le premier anneau est la participation de l’Italie à la Triple Alliance. Nous n’insisterons pas sur ce point de vue ; il est familier à nos lecteurs. Que rien ne doive être modifié à cette politique, la nomination de M. Capelli aux Affaires étrangères en serait une preuve de plus, s’il en était besoin. M. le marquis Capelli a été autrefois sous-secrétaire d’État du comte Robilant, et, il y a quelques mois encore, il prenait avec ardeur, dans une lettre publique, la défense de son ancien chef et de sa politique. Il est un partisan très résolu de la Triple Alliance. Cela, d’ailleurs, ne doit inspirer aucune inquiétude en ce qui concerne les rapports de l’Italie avec d’autres puissances, et par exemple avec nous. M. Capelli est avisé et prudent, et il y a tout lieu de croire qu’il s’inspirera des méthodes de M. Visconti-Venosta au lieu de revenir aux procédés de M. Crispi. Nous n’avons pas à demander autre chose ; mais pour l’Italie, ce n’est peut-être pas assez. Il est vrai que cela ne regarde qu’elle. En dehors de M. Capelli, le ministère ne contient guère que deux hommes nouveaux qui soient connus en Europe. L’un est l’amiral Canevaro, qui n’a pas dû être fâché de quitter la Crète : on n’a pas oublié qu’il y commandait les forces italiennes, et que sa qualité de doyen des amiraux lui a fait décerner, à plusieurs reprises, le commandement supérieur. Il s’est constamment acquitté de sa tâche avec une grande distinction, et, dans des circonstances délicates, il s’est concilié les sympathies de tous ses collègues. Toutefois, il n’a pas dû hésiter beaucoup à accepter un portefeuille qui devait lui permettre d’abandonner la Canée et de revenir à Rome. L’autre ministre auquel nous faisons allusion est M. Cremona, qui a été chargé de l’Instruction publique. M. Cremona est un savant de très grand mérite, et plus connu comme tel que comme homme politique, bien qu’il soit sénateur. Ces choix, nous l’avons dit, sont parfaitement recommandables, mais ils ne font pas compensation au départ de MM. Visconti-Venosta et Zanardelli. M. di Rudini s’en rend assurément compte, et sans doute il n’a pas pu faire autrement qu’il n’a fait. A mesure que les circonstances deviennent plus graves, son ministère devient plus faible, comme s’il comptait sur une force qu’il trouverait éventuellement en dehors de lui. Tout ce qu’on peut lui souhaiter, c’est que les mauvais jours soient passés, et qu’après les émotions de ces dernières semaines, l’Italie rentre enfin dans une période de calme intérieur et de tranquillité.


Si on pouvait faire partout des élections comme à Belgrade, la vie parlementaire serait simplifiée. Cependant l’exemple du roi Milan n’est à conseiller à personne : il faut avoir des grâces d’État toutes particulières pour le suivre avec succès. Nous parlons du roi Milan et non pas du roi Alexandre, parce qu’il n’est plus question de ce dernier depuis que son père a remis les pieds en Serbie. Milan a repris tout le pouvoir et l’exerce avec une maestria encore supérieure à celle qu’il avait montrée jusqu’ici. Quels sont ses projets, et en a-t-il de bien arrêtés ? On l’ignore ; mais il est difficile d’oublier qu’il revenait de Vienne lorsqu’il est rentré dans ses anciens États, et difficile aussi de croire qu’il agit comme il le fait sans un consentement au moins tacite et une tolérance de l’Autriche. On assure pourtant que le gouvernement austro-hongrois se déclare innocent de ce qui se passe en Serbie et paraît même le regretter : seulement, il ne va pas jusqu’à y mettre ordre. Peut-être le roi Milan est l’un de ces hommes qui se laissent emporter par leur zèle, et qui exagèrent. Alors, ils deviennent gênans et on les désavoue, à moins qu’on ne se contente de les désapprouver. Quoi qu’il en soit, on a besoin de se rappeler de temps en temps qu’il existe une sorte d’entente entre l’empereur François-Joseph et l’empereur Nicolas pour maintenir le statu quo dans les Balkans ; mais, quand cette entente a été faite, le roi Milan n’était pas à Belgrade, et son absence pouvait être considérée comme faisant partie du statu quo.

Comment s’expliquer que le roi Milan se donne tant d’agitation et s’empare du gouvernement avec tant d’énergie, s’il n’a pas quelque pensée de derrière la tête, pensée encore inconnue ? Il a commencé par se faire nommer généralissime de l’armée serbe. Il avait déjà rempli ces fonctions comme roi, et n’en était pas sorti tout à fait à son avantage ; mais il ne s’agit pas, cette fois, d’une guerre contre l’étranger ; c’est en Serbie même et à l’égard de ses sujets que Milan fait montre de ses aptitudes militaires. Ainsi, le jour des élections, le 4 juin dernier, il avait consigné les troupes dans les casernes et leur avait fait distribuer des cartouches. Que craignait-il donc ? Peu de chose, sans doute ; le peuple serbe a déjà donné des preuves de sa soumission à la volonté royale ; il fallait seulement exercer sur le corps électoral une pression capable de l’intimider, pour obtenir de lui ce qu’on en attendait, ou plutôt ce qu’on en voulait. S’il y a un fait incontestable et généralement incontesté, c’est qu’aujourd’hui, la grande majorité du pays est radicale, et le radicalisme déplaît au roi. Inutile de dire que le mot de radical n’a pas, en Serbie, la même signification qu’en France, non plus d’ailleurs que le mot de libéral. Libéral, en effet signifie conservateur et réactionnaire ; c’est l’ancien parti gouvernemental. Ses sympathies extérieures sont pour l’Autriche. Radical veut plutôt dire libéral : c’est un parti nouveau, qui est né de l’opposition tous les jours croissante contre le roi Milan, lorsque celui-ci en était encore à sa première manière, c’est-à-dire avant son abdication. Les sympathies des radicaux sont pour la Russie. Entre ces deux partis, Milan en avait formé lui-même un troisième, celui des progressistes : on peut juger par cette origine qu’ils ne méritaient pas beaucoup leur nom et qu’ils auraient pu tout aussi bien en prendre un autre. Le parti progressiste, étant la création personnelle du Roi, avait naturellement disparu après son départ : il a reparu non moins naturellement après son retour. Les radicaux avaient envahi la Skoupchtina, où ils étaient comme de juste en majorité considérable ; il s’agissait de les en faire disparaître. Tel est le but que Milan a poursuivi dans les élections qui viennent d’avoir lieu. Il l’a atteint, il l’a même dépassé. Voici, en effet, les chiffres sortis des scrutins : 112 libéraux, 62 progressistes, 19 indépendans, et enfin 1 radical, un seul, rara avis ! On ne saurait réduire un grand parti à une plus simple expression. Encore paraît-il que cet unique radical, embarrassé de son isolement, a donné sa démission. De pareils résultats seraient tout à fait invraisemblables, impossibles même, si l’on ne savait pas qu’en Serbie le scrutin n’est pas secret ; il est public ; l’électeur doit dire le nom du candidat pour lequel il vote. Cela explique tout. Qui oserait se permettre de voter contre le candidat du gouvernement, lorsqu’il faut le faire ouvertement, sous l’œil du Roi en quelque sorte, et lorsque les troupes sont consignées dans les casernes ? L’électeur serbe n’a pas une assez grande confiance dans l’efficacité du gouvernement parlementaire pour s’exposer à ce qui pourrait advenir d’une pareille attitude.

Le roi Milan s’est donc débarrassé des radicaux, au moins dans la Skoupchtina ; mais il n’est pas complètement maître des libéraux, et ceux-ci sont 112. Il est vrai que la Couronne nomme 64 députés, qui, ajoutés aux 62 progressistes, font 126. Les libéraux n’en forment pas moins une masse nombreuse et compacte. L’homme le plus important de ce parti est M. Ristitch, l’ancien régent, qui n’a pas pardonné au roi Alexandre la façon cavalière dont il a fait contre lui le coup d’État de 1894. M. Ristitch, qui se croyait le maître, a été mis de côté du jour au lendemain, dans des conditions doublement pénibles pour lui : on n’aime pas à être à la fois sacrifié et un peu ridiculisé. Il a donc une revanche à prendre. On assure qu’il s’entend pour le moment avec le roi Milan, et qu’ils ont partie liée ; mais on ne sait pas laquelle, et rien n’est moins sûr que la fidélité réciproque des deux partenaires, du roi Milan envers M. Ristitch, ou de M. Ristitch envers le roi Milan. A la moindre divergence d’intérêts, ils se sépareront, et comment prévoir lequel des deux sera le plus fort, ou le plus adroit ? L’attitude de la Russie mérite d’être remarquée au milieu de ces intrigues. Naturellement, la Russie est mécontente, et elle ne se gêne pas pour manifester ce sentiment. Elle n’est pour ainsi dire pas représentée à Belgrade. Son ministre, M. Jadowsky, et son attaché militaire, le colonel de Taube, ont pris un congé qui s’est déjà prolongé longtemps et qui paraît devoir se perpétuer indéfiniment. La légation russe est gérée par un simple secrétaire. Cette situation n’est pas bonne ; elle est artificielle et tendue ; elle risquerait, si on n’y veillait avec soin, d’amener des complications imprévues. Personne ne les désire, ni l’Autriche, ni la Russie, et l’une et l’autre feront leur possible pour les écarter ou les ajourner ; mais elles peuvent se produire tout de même. Quant à Milan, il n’est pas encore tout à fait rassuré sur la solidité de sa victoire électorale, et il multiplie les précautions contre la Skoupchtina. Elle devra, dit-on, se réunir à Nisch : on annonce que le siège du commandement général de l’armée sera transféré aussi dans cette ville. Milan, l’armée, la Skoupchtina doivent demeurer inséparables, et on devine quel est celui de ces élémens qui influera sur les autres. Mais les desseins du Roi restent mystérieux. Craint-il pour la solidité du trône ? Est-il inquiet de la santé de son fils, qui est toujours délicate et frêle ? A-t-il de grandes vues politiques, ou seulement des préoccupations personnelles ? Avec lui, tout est possible : aussi la situation des Balkans ne parait-elle plus tout à fait aussi calme et aussi rassurante, depuis qu’il a fait sa rentrée à Belgrade.

Nous n’avons pas parlé depuis quelque temps de la guerre hispano-américaine, parce qu’elle traînait en longueur sans amener aucun incident. Nous n’en parlerons pas encore aujourd’hui, ou du moins nous ne le ferons que très brièvement, parce que la crise paraît être sur le point d’arriver à un point décisif, et qu’il vaut mieux attendre quelques jours afin d’être fixés sur la manière dont se présentera le dénouement. Quant à ce dénouement lui-même, il était dès le premier jour inévitable. L’Espagne n’est pas en mesure de lutter longtemps contre la puissance supérieure des États-Unis, et ce duel inégal serait déjà terminé, si les Américains s’y s’étaient mieux préparés. Peut-être ont-ils eu trop de confiance en eux-mêmes. Les circonstances les ont admirablement servis aux Philippines, et moins bien à Cuba. Soit bonne fortune, soit audace intelligente, l’amiral Dewey s’est emparé de Cavité avec une facilité que l’amiral Sampson n’a pas retrouvée à Santiago. Après son premier succès, l’amiral Dewey est resté dans une inertie qui a causé quelque surprise. On a cru qu’il manquait de munitions, on a dit qu’il attendait des renforts : rien de tout cela n’est aussi certain aujourd’hui. Il semble bien que l’amiral américain se soit tenu en communication avec les insurgés, et qu’il ait attendu le moment où ils se présenteraient en force devant Manille pour agir à son tour, appuyer leur action et en profiter. La garnison de Manille, prise entre deux feux, est dans l’impossibilité de résister : elle semble n’avoir que le choix de son vainqueur. Le télégramme envoyé par le général Augusti au gouvernement espagnol présente la situation comme désespérée. Est-elle meilleure pour les Espagnols à Cuba ? L’amiral Cervera a eu l’habileté de tromper la vigilance des Américains, et il a pénétré dans la baie de Santiago. C’était fort bien d’y entrer, mais à la condition d’en sortir tout de suite, car on risquait de ne plus pouvoir le faire quelque vingt-quatre heures plus tard. La baie de Santiago est admirable ; seulement, on y pénètre et on en sort par un canal très étroit, et dès lors très facile à défendre, soit du côté de la rade, soit du côté de la pleine mer. Pendant que l’enthousiasme éclatait à Madrid et à Santiago, les Américains annonçaient, par une métaphore triviale, mais expressive, qu’ils allaient « mettre la flotte espagnole en bouteille ». Il leur suffisait pour cela de fermer le goulot. Une idée hardie et originale est venue à l’amiral Sampson, à savoir de couler un navire dans le canal, de manière à l’obstruer par une épave de gros calibre. L’idée a été exécutée, dit-on, avec un sang-froid auquel on ne saurait rendre un trop grand hommage. Quelques hommes, qui n’étaient même pas tous Américains, ont servi d’équipage au navire condamné, l’ont conduit au milieu de la passe, et l’ont coulé. C’est là un fait d’armes d’un genre tout à fait nouveau. Les Espagnols n’ont pourtant pas perdu courage. Ils ont annoncé que la passe n’était pas complètement bouchée, et que leurs navires pourraient encore y passer ; puis ils se sont mis à l’œuvre pour détruire l’épave au moyen de la dynamite. Mais, pendant ce temps, les Américains sont revenus à la charge et, sous le feu d’une artillerie supérieure, ils ont écrasé les fortifications espagnoles. Ils n’en resteront certainement pas là. L’opinion publique, à Madrid, a été vivement émue à la nouvelle de ces tristes événemens. On ne peut que plaindre l’Espagne. Sans doute elle a attiré la fatalité sur elle par sa mauvaise administration et sa mauvaise politique coloniales ; mais les convulsions qu’elle éprouve n’en sont pas moins douloureuses à voir. Il est à désirer que cette guerre inutile prenne fin le plus tôt possible. Il faut pour cela une grande résignation de la part de l’Espagne, et quelque générosité de celle des États-Unis.

Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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