Chronique de la quinzaine - 14 juin 1872

Chronique n° 964
14 juin 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1872.

Dans cette laborieuse carrière où elle est engagée, la France porte deux sentimens vivaces, décidés, qui sont comme la compensation amère et généreuse encore de nos dernières épreuves.

La France n’est point aussi frivole qu’on le dit : elle a la conscience de ses malheurs et de ses fautes, et elle ne songe pas plus à dissimuler les fautes que les malheurs. Jamais peut-être nation maltraitée par la fortune ne s’est montrée plus naïvement disposée à faire les aveux les plus complets, à subir toutes les expériences, toutes les enquêtes qu’on peut entreprendre sur elle. Opérations de la guerre, actes de gouvernement, capitulations, marchés équivoques, confusion des choses, défaillances des hommes, crises politiques, influences morales, on veut tout interroger, on ne recule devant aucune investigation pour arriver à connaître les causes et les détails de tant de désastres. La France qui s’est livrée si souvent aux illusions, aux fascinations de sa propre gloire et de sa propre grandeur, la France a cette fois le courage de sonder ses blessures, d’avouer tout haut ses humiliations, de regarder en face la vérité la plus cruelle. C’est sa première vertu et sa première force dans le malheur. Il y a un autre sentiment qui n’est pas moins vivace au cœur de la France, c’est le sentiment de ce qu’elle se doit à elle-même après tout ce qu’elle vient de souffrir, c’est la passion de se relever, de réparer les immenses désastres qui ont étonné et attristé son orgueil national. Elle se sent une incomparable fécondité de ressources, de l’énergie et de la résolution pour tout ce qu’on lui demandera, pour les efforts comme pour les sacrifices, et la sincérité qu’elle met dans l’aveu de ses déceptions ou de ses fautes, cette sincérité n’a d’égale que la bonne volonté qu’elle offre à ceux qui voudront ou qui pourront lui rendre un avenir digne de son passé. Pourvu qu’on la conduise, elle est prête à tout, elle le montre chaque jour ; elle est du moins merveilleusement disposée à seconder ceux qui mettront la main à l’œuvre pour elle. C’est ici seulement que commence la difficulté.

Reconstituer, réorganiser le pays, c’est la pensée universelle, c’est le programme de tout le monde ; mais ce programme, comment arrivera-t-on enfin à le réaliser, à le rendre palpable et pratique ? Ah ! ici les problèmes se pressent, aussi redoutables que délicats. On sent qu’on va toucher aux ressorts essentiels de la puissance nationale. Les questions militaires s’enchevêtrent avec les questions politiques, les questions économiques ou financières se confondent avec les questions administratives. Chemin faisant, les unes et les autres se compliquent souvent encore des incidens qui viennent tout obscurcir, des antagonismes de partis, des vivacités impétueuses de discussion, des conflits de pouvoirs, de tout ce qui jette de l’imprévu dans la vie publique. N’est-ce point là justement ce qui se passe en ce moment même au sujet de cette loi sur le recrutement de l’armée qui depuis deux ou trois semaines occupe l’assemblée et le gouvernement, captive toutes les attentions ? N’est-ce point la véridique histoire des vicissitudes de cette réforme à la fois militaire et sociale, qui semble si simple dans son principe et qui est si complexe dans ses applications, sur laquelle on croyait s’être mis d’accord de façon à marcher rapidement au but, et qui a failli devenir l’occasion d’une crise des plus graves lorsqu’on s’y attendait le moins, lorsque la nécessité d’une crise nouvelle se faisait si peu sentir ?

Depuis quinze jours en effet, la politique est là tout entière. L’unique et souverain intérêt est dans cette loi militaire, qui éclipse tout le reste, qui a eu déjà ses péripéties, qui, sous une forme spéciale, résume les difficultés et les grandeurs de cette œuvre de réorganisation nationale que la France rencontre à chaque pas devant elle. À dire vrai, cette question, la première de toutes désormais, la plus grave qu’on puisse discuter, cette question n’est point née d’hier, et, si elle pèse aujourd’hui sur nous de tout le poids de foudroyantes catastrophes, c’est qu’on n’a pas su ou l’on n’a pas cru pouvoir la résoudre quand il l’aurait fallu, avant les catastrophes. Nous nous souvenons encore du temps où, par une vive intuition de patriotisme, et comme enflammé par un pressentiment ému, notre malheureux ami E. Forcade, le premier entre tous, dégageait et précisait cette question au lendemain de la guerre de 1866 [1]. Il montrait ce prodigieux déplacement de puissance qui venait de s’accomplir en quelques jours par la main et au profit de la Prusse, qui mettait désormais la France en face de la plus redoutable concentration de force militaire, et il ajoutait avec cette clairvoyance politique à laquelle les faits n’ont que trop donné raison : « Le problème à résoudre est aussi nettement posé que pressant. Avouons la nécessité qui nous domine, quelque énorme qu’elle puisse paraître au premier abord. Il faut désormais que la France se tienne prête à posséder toujours, pour le cas de guerre, un effectif de 1 million d’hommes, en tenant compte des divers élémens du problème, de nos ressources de population, des conditions économiques du pays, de nos traditions, de nos mœurs. Il est d’une nécessité absolue qu’un nouveau système de recrutement, qui puisse nous assurer un effectif de guerre de 1 million d’hommes, soit étudié, adopté, appliqué sans perdre de temps… Il faut s’appliquer à la révision de nos institutions militaires, promptement, de bon cœur, avec un zèle conciliant, car on a ici affaire au plus élevé des intérêts patriotiques… » Ainsi parlait-on ici même déjà au mois d’août 1866. Au lieu d’entrer dans cette voie résolument, on fit la loi de 1868, qui, au jour de la guerre que la plus imprévoyante politique avait rendue inévitable, nous a donné 200,000 hommes d’armée active sur le Rhin, des réserves sans consistance et sans instruction, une garde mobile qui ne savait pas même manier un fusil.

Aujourd’hui tout est à recommencer, et ce n’est plus seulement une affaire de prévoyance pour détourner un danger possible, lointain, c’est une nécessité impérieuse et absolue pour réparer des désastres qu’on n’a pas su éviter, qui sont devenus une effroyable réalité, quoiqu’on les crût invraisemblables. Les événemens les plus terribles ont montré, non pas la décadence individuelle du soldat français, qui est toujours resté le même avec ses qualités natives, mais l’insuffisance de notre organisation et de nos institutions militaires, qui au jour de l’épreuve ne se sont point trouvées à la hauteur d’une grande guerre. La question n’est donc plus de savoir s’il y a quelque chose à faire ; la vérité est que tout est à faire, et qu’il n’y a point un instant à perdre, si on ne veut pas que la France reste exposée à une abdication indéfinie. La question n’est pas non plus de marchander avec le principe inévitable d’une organisation nouvelle, avec le service personnel obligatoire. Ce principe, il nous est imposé par nos malheurs ; il est né en quelque sorte pour nous dans le sang de la dernière guerre, comme il est né autrefois pour la Prusse dans le sang d’Iéna. La vraie question est d’aborder enfin d’une façon efficace et pratique tous ces problèmes de reconstitution nationale, parmi lesquels le problème de la réorganisation militaire est devenu par la force des choses le plus impérieux et le plus pressant.

Là est la difficulté, là est le nœud de la situation. Oui, sans doute le service obligatoire est et doit être désormais le principe de notre organisation militaire. M. le président de la république, qui a été le dernier à se rendre et qui ne s’est peut-être rendu qu’à demi, a paru du moins se résigner. L’obligation du service personnel est inscrite au frontispice de la loi. Si elle ne trompe pas nos espérances, si elle est sérieusement appliquée, elle ne peut que fortifier l’armée en y introduisant des élémens nouveaux, elle doit aussi fortifier la société tout entière en cimentant pour ainsi dire l’unité morale de la nation sous le drapeau, en propageant les habitudes de discipline, en réalisant cette fusion des élémens militaires et des élémens civils qui peut avec le temps donner une trempe plus vigoureuse, une solidité nouvelle au tempérament national. De toute manière, c’est une école ouverte de patriotisme et de régularité. Il ne reste pas moins toujours à faire passer le principe de l’obligation personnelle dans la réalité des choses, à la combiner avec une multitude d’autres nécessités, avec ce qui est possible dans les conditions d’une société aux mœurs, aux traditions, aux intérêts infiniment compliqués. Comment fera-t-on ? Toute la question est là. Le service obligatoire est admis dès ce moment, c’est entendu ; il s’applique indistinctement à tous les jeunes gens qui atteignent chaque année l’âge voulu pour aller sous les drapeaux. Qui ne voit cependant que, si on voulait appliquer le principe dans toute sa rigueur, sans tenir compte de rien, on arriverait inévitablement à des impossibilités absolues ? Il y aurait de quoi épuiser le budget le plus puissant, et d’un autre côté on s’exposerait au danger d’affaiblir le pays en dépeuplant momentanément toutes les carrières des sciences, des arts, de l’industrie, de l’agriculture, en suspendant ou en ralentissant le travail sous toutes les formes. Si l’on veut faire du service obligatoire une loi sérieuse, féconde et durable, la première condition est donc de le rendre possible, non certes par des exemptions de privilège, par un système d’inégalité arbitraire dans la répartition d’une charge à laquelle nul n’a le droit de se dérober, mais par des combinaisons prudentes, équitables, destinées à concilier tout à la fois l’intérêt de l’armée, l’intérêt du budget, l’intérêt de la société tout entière.

C’est là justement ce que la commission des quarante-cinq a essayé de faire dans ce projet qu’elle prépare depuis un an, et qu’elle vient de livrer aux débats publics de l’assemblée nationale après s’être entendue avec le gouvernement sur les points essentiels. La commission à maintenu sérieusement, fermement, le service obligatoire pour tout le monde, elle est restée fidèle à un principe que lui apportait en quelque sorte la bonne volonté du pays, et en même temps elle s’est visiblement appliquée à résoudre de la manière, la plus équitable, la plus pratique, les difficultés de tout genre qu’elle rencontrait à chaque pas dans son œuvre aussi délicate que laborieuse. Elle a tenu compte de tout autant que possible sans abaisser l’honneur du principe sous la protection duquel elle plaçait son projet. Elle a fait la part de l’intérêt militaire dans la durée du service pour l’armée active, de l’intérêt du budget dans la distribution du contingent annuel, de l’intérêt des professions libérales, de l’industrie, de l’agriculture, par les dispenses ou les sursis temporaires qu’elle a inscrits dans sa loi. Aurait-on pu faire mieux ? Il est possible que des esprits absolus se fussent précipités plus résolument dans une expérience qui serait peut-être devenue promptement une aventure, et dont le pays en définitive aurait payé les frais. Les hommes éminens ou distingués qui ont été chargés d’étudier le nouveau système de recrutement de l’armée ont compris qu’ils avaient par-dessus tout à faire une loi destinée elle-même à préparer la transformation graduelle des mœurs et des institutions militaires de la France, la transition mesurée d’une situation à une autre situation. C’est le caractère et le mérite de leur travail. La commission a fait son œuvre, et l’assemblée en est depuis quinze jours à faire la sienne en discutant le projet soumis à ses délibérations, en y portant un zèle et un intérêt qui n’ont fait que grandir jusqu’au moment où la question militaire a failli disparaître dans la question politique soulevée à l’improviste par M. le président de la république. Naturellement toutes les opinions se sont manifestées, toutes les contradictions se sont fait jour : elles se sont particulièrement attachées avec une passion plus ou moins vive, avec un succès plus ou moins réel, à deux ou trois points qui, sans être toute la loi, en sont cependant comme les points culminans, la durée du service dans l’armée active, les sursis temporaires accordés à une certaine classe de jeunes gens retenus par leur apprentissage ou par des travaux agricoles. Il reste, il est vrai, une question qui n’est pas la moins grave, celle du droit de substitution, qui ne serait guère qu’un remplacement déguisé de nature à porter une atteinte réelle, quoique indirecte, au principe du service obligatoire.

Ce qu’on peut dire, c’est qu’entre une certaine incohérence du début et le dernier orage, que rien ne laissait pressentir, à mesure qu’on est entré plus avant dans l’étude de la loi, il s’est produit une discussion brillante, sérieuse, animée, qui est assurément l’honneur de l’assemblée aussi bien que des orateurs qui ont figuré dans ce débat. On sentait qu’on faisait trêve un instant aux préoccupations de parti pour s’occuper avec une généreuse et patriotique émulation de la plus grande affaire du pays. Le général Trochu, reprenant et serrant de plus près la question, a fait un nouveau discours plein d’éclat, de savoir et de verve sur la durée du service actif, qu’il aurait voulu restreindre à trois ans. Le général Chanzy, le général Ducrot, ont soutenu leur opinion, qui était l’opinion de la commission, avec autant de fermeté que de talent. M. Gambetta lui-même, parlant contre les sursis d’appel, a subi l’influence modératrice du moment, et il a prouvé qu’à traiter sérieusement les choses sérieuses il gagnait infiniment plus qu’à se lancer dans toutes les divagations retentissantes. M. le président de la république enfin est venu couronner cette discussion par un de ces discours abondans, instructifs, attachans, où l’expérience et l’habileté du politique se parent si merveilleusement de grâce et d’esprit. Dire que M. Thiers partage toutes les vues qui ont cours depuis quelque temps, qu’il a le goût des innovations en matière d’organisation des armées, ce serait un peu exagéré. Il consent à quelques-unes de ces innovations et de ces vues pour un bien de paix avec ses contemporains, il se tait sur quelques autres ; il y en a par exemple qui ne peuvent se produire devant lui sans qu’il soit tenté de courir sur elles pour les pulvériser. M. Raudot peut plaisanter en classant M. le président de la république parmi les généraux, parmi les autorités militaires de première compétence. Eh ! sans doute, M. Thiers par le de guerre comme un général et même mieux qu’un général, parce que chez lui sous l’homme d’état il y a l’historien, il y a l’administrateur accoutumé à manier tous les ressorts de la puissance publique ; il y a de plus le patriote chatouilleux sur tout ce qui intéresse la grandeur nationale et sur ce qui est l’instrument le plus décisif de cette grandeur. Il aime l’armée, il la défend à sa manière, il est bien toujours certain de la défendre avec une entraînante éloquence. On peut quelquefois ne point se laisser convaincre par M. Thiers, on ne peut pas résister à la séduction de cette impétuosité généreuse qui le pousse au combat toutes les fois qu’un des premiers intérêts de la France se trouve engagé.

Au fond, de quoi s’agit-il dans ce débat, qui n’est point encore fini, mais qui est arrivé à ce point où les questions les plus essentielles, — obligation du service personnel, durée du service dans l’armée active, — sont déjà tranchées ? Rien n’est plus évident, il s’agit avant tout de reconstituer la puissance militaire de la France subitement désorganisée et compromise, de refaire une armée française, une véritable armée. Voilà la question. Eh bien ! pour arriver à résoudre ce problème aussi douloureux que simple, la première condition est de ne point commencer par se créer des illusions nouvelles à la place des illusions d’autrefois, de ne point se payer de mots retentissans, de ne pas se laisser tromper par des analogies plus spécieuses que réelles, de savoir ce qu’on veut et ce qu’on peut. On parle sans cesse de la « nation armée » comme du moyen souverain de reconstituer nos forces. M. Thiers a eu certes mille fois raison de le dire, ce n’est là qu’une décevante chimère et la plus vaine flatterie qu’un peuple puisse s’adresser à lui-même. Ce qu’on appelle la « nation armée » n’est le plus souvent que la nation désarmée, ou plutôt ce n’est qu’une immense et bruyante cohue fatalement promise d’avance à tous les désastres le jour où elle va se heurter contre une force constituée et dirigée. Que des esprits peu réfléchis se soient laissé bercer, il y a quelques années encore, par toutes les légendes des volontaires de 1792, qu’un homme qui est encore aujourd’hui ministre ait eu l’étrange fantaisie de dire en 1868 qu’il voulait une armée ayant le moins possible l’esprit militaire, c’était bon dans un temps où l’on ne savait pas encore ce que coûtent les illusions. Maintenant nous avons vu le malheur de près ; nous savons, pour l’avoir éprouvé, ce que peut la confusion agitée et tumultueuse contre l’organisation sérieuse et méthodique. Sans doute l’armée doit être toujours la représentation, l’émanation du pays, sans distinction de rang, de classe ou de fortune, et en ce sens on peut dire, si l’on veut, que c’est la nation armée ; mais c’est cette portion virile se détachant momentanément du sein de la nation pour y rentrer plus tard, et soumise pendant quelques années à une vie particulière, faite pour développer en elle les habitudes de discipline et de dévoûment. À ce prix seulement, elle peut être la gardienne efficace de la grandeur et de l’honneur du pays. Souvent aussi on parle de la Prusse, comme si pour nous relever nous n’avions qu’à imiter ceux qui nous ont vaincus. Évidemment, entre la situation de la France au lendemain de Sedan et la situation de la Prusse au lendemain d’Iéna, il y a d’apparentes similitudes. Il y a d’abord le même point de départ, un grand désastre national, et il y a la même nécessité, le service universel. Au-delà, tout est différent, mœurs, esprit populaire, traditions, constitution sociale, caractère de la nation. Ne voit-on pas que ce qui est possible en Prusse ne le serait point en France ? Est-ce qu’avec notre unité politique et administrative nous pouvons songer sérieusement à créer des corps d’armée régionaux comme ceux qui existent en Prusse, et qui ont sans aucun doute l’avantage de faciliter singulièrement les mobilisations ? Est-ce que nous avons, comme élément de cohésion et d’organisation, cette noblesse terrienne qui a été toujours en Allemagne une pépinière d’officiers, qui est encore la force de l’armée prussienne ? Ces analogies et ces chimères écartées, la reconstitution militaire de la France reste donc un problème que nous avons à résoudre à notre manière, dans les conditions de notre société, avec les ressources de notre génie éclairé et retrempé par le malheur.

Si l’on veut avoir une armée, il faut d’abord évidemment faire des soldats, il faut que les soldats restent assez longtemps dans les rangs pour s’instruire, pour se laisser pénétrer par l’esprit militaire, pour se façonner à cette vie en commun à l’ombre du drapeau ; il faut des cadres permanens, vigoureux et solides, pour enlacer fortement ces masses qu’on veut faire passer successivement dans l’armée. Or comment obtiendra-t-on tout cela ? C’est ici justement que revient cette question qui s’est particulièrement agitée entre M. Thiers et le général Trochu, la question de la durée du service actif. Le général Trochu s’est prononcé pour un service de trois ans, et il a défendu son système avec autant d’esprit que de chaleur. Trois ans, c’est tout ce qu’il faut selon lui, c’est le moyen d’éviter les incorporations partielles, de faire passer le contingent annuel tout entier sous le drapeau sans imposer au budget un fardeau trop pesant. Tout est ainsi concilié : on a de bons soldats, on ne met aucune inégalité entre les différentes parties du contingent, et on ne dépense pas trop. Si on le croyait, si la séduction du talent suffisait, le général Trochu aurait gagné sa cause. Malheureusement ces trois années de service, qui dans la pratique se réduiraient même à deux années et demie ou deux années, n’auraient peut-être d’autre résultat que de créer une sorte de mouvement perpétuel, une mobilité inconsistante et stérile, sans laisser aux mœurs militaires, à l’esprit militaire, le temps de se développer et de s’affermir. Ce serait assez pour donner une apparence d’instruction, ce ne serait pas assez pour faire un soldat, et ce serait encore trop pour nos finances, puisque avec les trois contingens complets de 150,000 hommes et le fonds permanent de l’armée, qui s’élève à 120,000 hommes, le général Trochu dépasse le chiffre que peut supporter le budget. On n’aurait ainsi ni l’avantage des incorporations universelles, ni l’avantage d’un solide et vigoureux noyau d’armée active. Le général Trochu a soutenu son système par un argument singulier : il montre la troisième année comme le moment de perfection pour le soldat, et c’est juste à ce moment qu’il veut le renvoyer ! Il a même imaginé une autre combinaison non moins étrange, ce serait de délivrer des congés anticipés aux plus méritans par la voie du concours, de sorte que l’armée se trouverait successivement privée de ses meilleurs élémens. Que resterait-il ? Évidemment il y a dans tout ceci quelque confusion qui a nui au succès du général Trochu, et qui l’a empêché de gagner sa bataille pour le service de trois ans. D’autres après lui ont demandé quatre ans. La commission a maintenu jusqu’au bout un service de cinq années pour la portion du contingent appelée dans l’armée active.

Ainsi marchaient les choses, lorsque tout à coup a éclaté un orage que rien n’annonçait dans ce débat vivement soutenu sans doute, mais en même temps plein de modération et d’intérêt. À l’approche du vote décisif, M. le président de la république, reprenant la parole et s’animant par degrés, a fini par menacer l’assemblée de se retirer, si on lui refusait les cinq années du service militaire. Il a posé, comme on dit, la question de cabinet, ou plutôt la question de gouvernement, rouvrant ainsi toutes les perspectives d’une crise politique imprévue, et jetant brusquement l’assemblée dans une véritable confusion, dans une de ces pénibles perplexités où elle s’est trouvée déjà le 19 janvier, le jour où pour la première fois, à propos de l’impôt sur les matières premières, M. Thiers a menacé la chambre d’une abdication immédiate.

L’émotion a été vive, elle n’est même pas entièrement calmée, et le plus triste inconvénient de ces pénibles scènes, c’est de raviver le sentiment de l’incertitude des choses, de nous rappeler trop cruellement que nous sommes dans le provisoire, de réjouir uniquement nos ennemis, — nos ennemis extérieurs qui nous regardent, aussi bien que nos ennemis intérieurs de toute sorte : ceux qui ne veulent ni du provisoire actuel, ni de la république modérée, ni de la monarchie constitutionnelle, qui n’ont d’autre pensée que de jouer la France sur un coup de dé, au profit du radicalisme ou du césarisme. Qu’on nous permette seulement de le dire, ces impressions soudaines, ces vivacités de discussion, ces mouvemens d’impatience, ne peuvent pas être plus forts que toute une situation. La situation, elle est aujourd’hui ce qu’elle était hier ; elle est ainsi faite que ni l’assemblée ne peut avoir l’idée de retirer le pouvoir à M. Thiers, ni M. Thiers ne peut songer sérieusement à quitter les affaires. Dès lors il est bien clair qu’il vaudrait mille fois mieux éviter jusqu’à ces apparences de conflits, qui ne peuvent conduire à rien, et le meilleur moyen, pour M. le président de la république, ce serait assurément de ne pas aller à la bataille, de rester dans la sphère de son autorité supérieure et incontestée. M. le président de la république a eu tort sans doute de recourir à cet argument extrême d’une menace d’abdication, et il a eu, si l’on veut, d’autant plus tort que c’était inutile. La commission, maintenant avec fermeté ses propositions, suffisait pour faire prévaloir le service de cinq ans. Autour de la commission se pressaient des généraux distingués, le général Changarnier, le général Chanzy, le général Ducrot, soutenant la même cause. Le vote était à peu près assuré, la bataille pouvait être gagnée sans que la vieille garde eût besoin de donner. Rien n’est plus vrai, il n’était pas nécessaire de faire sentir au dernier moment ce cruel aiguillon ; mais enfin ce n’est pas une raison pour se laisser emporter à son tour, pour parler aussitôt de violences, de dictature, de menaces de coup d’état suspendues sur l’assemblée.

Étrange dictateur que celui qui s’en va au plus fort des mêlées parlementaires, qui s’épuise à convaincre ceux qui l’écoutent, qui n’a d’autres armes que la persuasion, l’éloquence, l’esprit, le savoir, pour faire triompher ses opinions ! Imagine-t-on M. Thiers forgeant des coups d’état ? Il faut bien comprendre aussi cette situation d’un homme qui porte le fardeau des affaires dans les circonstances les plus douloureuses, qui, malgré tout ce qu’on peut dire, a une responsabilité supérieure à toutes les autres responsabilités, qui sait souvent ce que nous ne savons pas, qui est quelquefois convaincu, sans avoir toujours tort, que les mesures qu’on lui donne à exécuter ne sont pas les meilleures dans l’intérêt du pays. Il a des impatiences, des susceptibilités impétueuses ; il lui arrive de résister avec d’autant plus d’opiniâtreté qu’il n’a que sa raison pour vaincre, qu’il se sait désarmé devant une chambre souveraine. Préfèrerait-on qu’il laissât tout passer, qu’il livrât les affaires du pays à la merci des mobilités de discussion et des initiatives individuelles ? C’est un spectacle nouveau et singulier, nous en convenons ; il n’est point après tout plus extraordinaire que la situation de la France. Chose étrange ! quand M. Thiers intervient personnellement, en accentuant son opinion, en faisant sentir son autorité, on l’accuse de faire violence à l’assemblée ; quand il s’abstient, il se trouve assez souvent que la confusion envahit les délibérations publiques, et que toutes les fantaisies se donnent carrière. Les propositions et les amendemens se multiplient au point de compromettre quelquefois les plus sérieux intérêts. On croit peut-être que c’est l’idéal parlementaire ; non, c’est l’incohérence, qui peut conduire tout droit à l’impuissance, si l’on n’y prend garde, si au lieu de se plaindre de M. Thiers on ne songe pas à mettre un certain ordre dans cette vie publique qui va un peu à l’aventure.

Sait-on en effet ce qui se dégage de plus clair de ces incidens dont nous avons de temps à autre le spectacle aussi pénible que singulier ? C’est que tout cela n’arriverait pas, s’il y avait dans l’assemblée ce que tous les esprits sensés demandent avec une impatience croissante, une direction visible, une majorité sérieuse, réelle, ayant ses chefs écoutés, choisissant son terrain d’action, mettant toujours l’intérêt du pays au-dessus des intérêts des partis. Si cette majorité existait, si elle se manifestait par une impulsion palpable, éclatante, la situation de la France s’en ressentirait immédiatement ; la marche des affaires prendrait une assurance qui lui manque souvent aujourd’hui. Les conflits ne se produiraient pas, parce que le gouvernement, à la fois appuyé et contenu, saurait avec quoi il doit compter, et si à la dernière extrémité il y avait des conflits, ils seraient sans danger. Au lieu de cette constitution régulière des partis, il y a bien encore, si l’on veut, une majorité, mais une majorité flottante, mobile, toujours prête à se fractionner ou à se rejoindre selon le hasard d’une discussion ou l’inspiration du moment, une majorité livrée quelquefois aux fantaisies de tous ceux qui servent en volontaires indépendans dans cette armée confuse. Alors un jour vient où l’on se réveille en sursaut devant une sommation un peu vive de M. le président de la république ou devant des élections comme celles qui viennent d’avoir lieu dans le Nord, dans la Somme, dans l’Yonne, en Corse, et qui ont causé la plus désagréable surprise à l’assemblée en lui envoyant, tout compte fait, un contingent de trois radicaux ou républicains et un bonapartiste. C’était tout ce qu’on pouvait faire de plus désobligeant pour elle. On pourra chercher partout où l’on voudra le secret de ce résultat électoral, qui n’a en effet rien de trop rassurant ; nous l’expliquons à notre manière, par la division et l’inertie des partis conservateurs, par le rôle nécessairement effacé ou passif qu’ils se font dans l’assemblée et par suite dans le pays.

Qu’on remarque bien la situation étrange de toutes ces fractions conservatrices qui triomphaient si complètement au 8 février 1871 dans une heure d’angoisse nationale. Chacune d’elles tient à garder son vœu secret, sa préférence, son arrière-pensée, son drapeau, sans se confondre avec les autres ; mais aucune d’elles ne se sent le pouvoir d’aller jusqu’au bout de ses opinions, d’établir son ascendant. Elles veulent bien toutes, dans un intérêt d’ordre public, se résigner à ce qui existe, se rencontrer dans le régime actuel comme dans une hôtellerie de passage ; mais elles le font visiblement par condescendance, avec mille répugnances à peine déguisées, avec une incrédulité dédaigneuse et en ne négligeant aucune occasion de rappeler au provisoire qu’il est le provisoire. En d’autres termes, si on nous permet de parler ainsi, elles ne peuvent pas ce qu’elles voudraient, et elles ne veulent qu’à demi, avec une complète tiédeur, ce qui est possible. Il en résulte qu’au lieu d’exercer une influence réelle, décisive, proportionnée à leur importance, elles se font un rôle en quelque sorte tout négatif, tandis que les partis actifs, remuans, se démènent, se donnent comme conservateurs parce qu’ils combattent toute révolution contre le régime actuel, et les populations indécises, ne sachant plus que faire, vont, comme il arrive souvent, à ceux qui montrent une si présomptueuse confiance en eux-mêmes. C’est l’éternelle histoire, c’est la faiblesse du suffrage universel dans les situations troublées.

Est-ce à dire que ces élections mêmes qui ont porté à l’assemblée M. Deregnaucourt, M. Bert, M. Barni, aient absolument la signification qu’on leur donne, et que les départemens du Nord, de la Somme, de l’Yonne, aient entendu bien positivement envoyer à la chambre des radicaux, des révolutionnaires ? Non sans doute, les élus eux-mêmes n’ont pas trouvé de meilleur moyen pour populariser leur candidature que de se déclarer disposés à soutenir le gouvernement de M. Thiers, — et le pays, on n’en peut guère douter, n’a pas cru voter contre le gouvernement. On a parlé d’une interpellation qui serait adressée au ministère sur ces élections, sur la direction de la politique intérieure. Que peut-on demander sérieusement au ministère et au chef de l’état ? On leur demanderait, dit-on, de gouverner avec la majorité ; mais c’est là justement la question. Qu’elle se montre donc, cette majorité, qu’elle ait son programme sérieux, pratique, dans les limites du possible, sur le seul terrain où puissent se rencontrer toutes les forces libérales et conservatrices : ce sera la réponse la plus décisive aux élections de l’Yonne et de la Corse, ce sera le meilleur moyen de mettre la France à l’abri des entreprises du radicalisme et du césarisme, auxquels le dernier scrutin n’aura donné qu’un triomphe de hasard et sans lendemain.

La France est certainement intéressée à voir s’affermir chez elle les conditions d’un gouvernement libéral et régulier. C’est pour elle le gage de son affranchissement définitif vis-à-vis de ses ennemis d’hier et de sa rentrée dans les affaires de l’Europe. Jusque-là, nous avouons ne point attacher une importance démesurée à tous ces commentaires dont on accompagne le voyage du prince Humbert en Prusse, la rencontre de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur de Russie dans la ville où l’on doit élever un monument au baron Stein, l’excursion possible de l’empereur d’Autriche à Berlin. Que les gobe-mouches de la politique s’efforcent de donner à ces entrevues princières l’apparence de combinaisons profondes dont notre pays aurait à souffrir, ils sont libres. Allemagne, Russie, Autriche, Italie, ont plus d’un compte à régler ensemble avant qu’il y ait rien de sérieux dans ces alliances de fantaisie, dans ces beaux projets qu’on lance de temps à autre comme des bulles de savon. Quant à l’Angleterre, pour sûr, elle n’est point en ce moment occupée de ce qui se passe sur le continent européen ; elle a bien assez de se débrouiller avec cette éternelle question de l’Alabama, qui, après six mois de procédures, de négociations, de communications télégraphiques à travers l’Océan, d’explications diplomatiques ou parlementaires, en est revenue tout juste au point où elle était le premier jour, c’est-à-dire que rien n’est terminé absolument. On avait cependant bien fait ce qu’on avait pu pour s’entendre sur le malheureux traité de Washington. On avait imaginé un article supplémentaire qui devait mettre fin à tout. Les États-Unis semblaient abandonner les dommages indirects. Le tribunal arbitral de Genève allait pouvoir se réunir demain même, jour fixé depuis longtemps ; mais voilà qu’au dernier moment tout est remis en doute. Le sénat de Washington s’est séparé sans avoir approuvé les dernières modifications demandées par le cabinet de Londres dans l’article supplémentaire. Les États-Unis se refusent à proposer un ajournement du tribunal de Genève, et l’Angleterre reste en face de cet inutile amas de procédures entassé depuis six mois. M. Gladstone et lord Granville poursuivent le cours des succès diplomatiques qui ont illustré leur carrière ministérielle depuis quelques années !

L’Espagne ne se livre point précisément aux procédures de la diplomatie ; mais sa situation est à coup sûr une des plus curieuses et des plus malheureuses où puisse se trouver une nation. La vérité est que tout devient de plus en plus obscur et incertain au-delà des Pyrénées. Et d’abord, où en est l’insurrection carliste ? Les dépêches officielles renouvellent chaque jour, il est vrai, l’assurance qu’elle n’existe plus, que les contrées envahies par la guerre civile sont pacifiées ; il se trouve seulement que les mêmes dépêches constatent d’un autre côté la présence de bandes insurgées dans plus de vingt provinces. En Catalogne et en Navarre notamment la guerre semble avoir pris quelque recrudescence. Le chef carliste Carasa échappe à toutes les poursuites, se retrouve partout, et les bandes ont si peu disparu, que l’autre jour, à ce qu’il paraît, l’une d’elles a enlevé l’escorte du général Serrano lui-même, rentrant à Madrid après avoir signé cette convention d’Amorovieta qui devait être l’acte définitif de pacification. À dire vrai, rien n’est pacifié, et ce qui se passe d’un autre côté à Madrid n’est peut-être point de nature à désarmer l’insurrection carliste.

Ce qui se passe à Madrid en effet n’est rien moins que le signe d’une situation plus troublée encore par le désordre moral, par l’anarchie des partis, par le désarroi de toutes les forces du gouvernement, que par une insurrection matérielle. Le général Serrano s’est hâté de quitter la Navarre, il est rentré à Madrid pour prendre la présidence du cabinet, à laquelle il avait été appelé par le roi Amédée. Or quel est ici l’état réel des choses ? Les chambres, telles qu’elles étaient sorties des dernières élections, offraient une majorité relativement conservatrice, et c’est sur cette majorité que devait s’appuyer le ministère du général Serrano ; mais dès le premier jour il s’est produit un fait aussi curieux que menaçant. Les partis hostiles ont commencé par manifester l’intention de quitter le congrès, où ils ne dominaient pas. Les carlistes ont été naturellement les premiers à battre en retraite. Quelques républicains se sont retirés, d’autres sont restés, en menaçant toutefois de se retirer à leur tour. Le chef d’une des principales fractions du parti radical rattaché à la monarchie, M. Ruiz Zorrilla, a donné lui-même sa démission avec éclat. On aurait dit que les uns et les autres avaient hâte de quitter les régions officielles pour attendre les événemens. Et dans ce qui reste du congrès, que se passe-t-il chaque jour ? Les républicains qui sont demeurés à leur poste ne se gênent guère pour annoncer la république. Les partisans du prince Alphonse parlent comme si le trône était déjà vacant et attendait celui qu’ils nomment le roi légitime. Faire face à cette situation n’était point facile, en vérité. Le général Serrano, après avoir obtenu des cortès l’approbation de sa conduite à l’armée du nord, a voulu aller plus loin : il a demandé au roi l’autorisation de proposer aux chambres la suspension temporaire des garanties constitutionnelles ; mais le roi n’a pas voulu suivre son ministre jusque-là. Le général Serrano est tombé après quelques jours de pouvoir, et par qui est-il remplacé ? Par le chef du parti radical, par M. Zorrilla lui-même, qui quittait l’autre jour bruyamment le congrès, de sorte que voilà en Espagne un premier ministre auprès d’une royauté qu’il abandonnait il y a quelques jours à peine, avec des chambres où il n’a pas la majorité, avec des finances ruinées, avec une insurrection carliste qui trouvera peut-être un encouragement dans ces crises nouvelles. Et c’est ainsi que marchent les choses quatre ans après une révolution qui devait régénérer l’Espagne !

CH. DE MAZADE.



Les susceptibilités du ministère de la marine ont été éveillées par un article publié dans la Revue du 15 février dernier sur le contrôle des arsenaux, et notamment par un passage où l’on discutait l’hypothèse de détournemens possibles avec le système de la comptabilité en valeurs. L’article dont il s’agit avait pour objet d’indiquer les améliorations introduites dans la comptabilité-matière de la guerre, et ne s’occupait qu’accessoirement de celle de la marine. Le paragraphe en question ne soulevait, dans la pensée de l’auteur, qu’une discussion théorique de deux systèmes, le système en quantité et le système en valeur, et n’avait pas en vue le système complexe adopté par le département de la marine. Il a établi cette vérité incontestable, que le système-valeur, lorsqu’il est uniquement et exclusivement employé, peut donner lieu à des substitutions ; mais, en ce qui concerne la marine, il avait indiqué quelques lignes plus haut que, dans les ports et autres établissemens, la comptabilité du magasin et de l’atelier était tenue par quantité. Il est donc évident que les critiques adressées au système-valeur ne sont pas applicables à la comptabilité de la marine.


BOUCHARD.



ESSAIS ET NOTICES.
La Chanson de Roland, nouvelle édition, par M. Léon Gautier, professeur à l’École des chartes, avec une introduction historique et eaux-fortes de M. Chifflard.


En ces temps de fièvre et d’incertitudes, après ce foudroyant tumulte qui, tous, nous a plus ou moins arrachés à nos travaux, à notre vie et à nous-mêmes, ce n’est pas sans quelque effort qu’on peut se retourner vers les sphères sereines de l’érudition, de l’histoire et de la littérature. Et cependant n’est-ce pas encore servir son pays que de chercher à lui conserver, au moins dans le domaine de la science et de la pensée, la place qu’une guerre funeste lui a fait perdre sur les champs de bataille ? Lorsque M. Léon Gautier, achevant son Introduction à la chanson de Roland, entendait siffler autour de lui les obus du bombardement prussien, il pouvait se dire que, lui aussi, avec ses armes de savant, il prenait part à la lutte contre ce peuple envahissant et jaloux, notre rival en érudition comme en suprématie.

Plût à Dieu que notre pauvre pays, en littérature comme en guerre et en politique, comptât beaucoup de champions aussi consciencieux, disons le mot, — aussi enthousiastes que M. Léon Gautier. C’est là en effet ce qui distingue particulièrement le savant professeur de l’École des chartes ; c’est sa chaleur de conviction, c’est sa foi profonde dans le culte du beau et du vrai. L’érudition chez lui n’est point l’art de bâtir sur des pointes d’aiguilles et de grossir sans mesure les infiniment petits. Sa science, sans être moins exacte et moins consciencieuse, est plus large, par cela même plus communicative. Travailleur infatigable, M. Léon Gautier s’est déjà conquis, avec les couronnes académiques, l’estime du public savant et lettré par son ouvrage considérable sur les épopées françaises. Aujourd’hui, dans un cadre plus restreint, il aborde un sujet qui n’est guère moins grandiose, et ne fait preuve en tout cas ni de moins de labeur, ni de moins de mérite. Faire une édition d’un vieux conte, et surtout d’un poème aussi célèbre que notre Roland, cela ne saurait être, comme on le pourrait croire, une affaire de pure réimpression. Autre est la tâche aujourd’hui pour un savant véritable, autres sont les habitudes de cette école studieuse et vraiment nationale où M. Léon Gautier a l’honneur d’occuper une chaire. Confronter les divers manuscrits non pas sur les copies de seconde main, mais de visu, sur les originaux, comparer et relever toutes les variantes, combler les lacunes, éclaircir les obscurités, établir les origines, voilà le devoir d’un éditeur sérieux. M. Léon Gautier ne s’est pas contenté de le remplir, il a voulu faire, il a fait plus encore. Suivant l’exemple de l’auteur de l’édition de Joinville, M. Natalis de Wailly, il a, nous dit-il lui-même, « prétendu publier un texte critique, » restituer le texte de Roland tel qu’il aurait été écrit par un scribe intelligent et soigneux, dans le même temps et dans le même dialecte. C’est ainsi qu’étudiant pour ainsi dire mot par mot les divers manuscrits de notre vieux poème, il a déterminé ce qu’il appelle « les règles positives de la grammaire de Roland. » Le résultat de ce travail énorme, c’est un glossaire complet de tous les mots du poème ; ce sont des notes philologiques, qui forment une sorte de grammaire de la langue de notre vieille chanson, — des notes historiques, où passent l’un après l’autre, avec leur histoire poétique et légendaire, tous les héros qui entourent Roland, — des notes archéologiques, des notes juridiques, géographiques, en un mot toute une série de petits traités spéciaux, destinés à éclairer d’un jour plus vif les diverses faces de notre épopée nationale.

C’est là la partie purement scientifique de l’œuvre de M. Gautier ; il ne nous est pas permis ici de l’étudier en détail et comme elle le mérite ; mais ce que nous pouvons signaler à l’empressement de quiconque a l’âme ouverte aux nobles émotions et l’esprit curieux de ce qui touche à notre histoire, c’est la traduction, c’est surtout l’introduction historique que nous offre M. Léon Gautier. Nous ne parlons pas du poème lui-même : les beautés en ont été dès longtemps révélées aux lecteurs de la Revue dans des pages où semblait revivre l’âme de la vieille chanson[2]. Si, pour sa traduction, ayant à choisir entre les trois systèmes qu’avaient adoptés ses devanciers, la prose pure et simple, les vers rimes ou les vers blancs, M. Léon Gautier a préféré une quatrième méthode, la traduction en prose, mais vers par vers, il nous en donne lui-même la raison : c’est qu’avant tout il a tenu à reproduire la couleur originale de notre vieux poème. Et, de fait, s’il est des cas où le rhythme cadencé du vers, comme dans la vigoureuse et savante traduction de M. d’Avril, séduit et entraîne plus vivement l’oreille et l’imagination du lecteur, il en est d’autres où l’on ne saurait méconnaître que le système de M. Léon Gautier n’atteigne à une exactitude, à une fidélité plus parfaites.

Que pouvons-nous mieux faire, au surplus, que de renvoyer le lecteur à l’introduction qui ouvre le volume, et qui nous offre un frappant exemple de cette science substantielle, consciencieuse et en même temps vive d’allures ? M. Gautier intitule son introduction « Histoire d’un poème national ; » c’est plus et mieux que cela : c’est l’histoire de notre poésie nationale au moyen âge, c’est presque un résumé de l’histoire comparée de notre littérature et des littératures étrangères à cette époque trop peu connue et longtemps trop dédaignée. Avec le savant professeur, on suit pas à pas notre épopée naissante : on en saisit les origines dans ces chansons, dans ces cantilènes qu’enfantait la tradition populaire ; on la retrouve formée et sans cesse grandissante dans la bouche des jongleurs, de château en château, de province en province. On la voit enfin rayonner sur les nations voisines, qui toutes à l’envi l’accueillent, la retiennent, la revendiquent. Oui, toutes, jusqu’à cette Allemagne qui prétend mettre au compte de sa gloire littéraire la légende de Roland, alors que le Ruolandes Liet n’est qu’une servile copie de notre vieille chanson ; jusqu’à cette Italie, en qui l’on s’obstine à ne voir que l’initiatrice de la renaissance, comme si elle n’avait pas été d’abord, au XIIe et au XIIIe siècle, l’imitatrice de notre langue et de notre poésie, l’emprunteuse de nos chansons de geste au nord, et au midi de nos chansons d’amour et de nos surventes.

C’est avec un légitime orgueil que M. Léon Gautier retrace cette histoire. Cet orgueil, comment ne pas le comprendre, comment ne pas le partager ? Humiliés aujourd’hui, faut-il donc oublier que jadis, et plus d’une fois, nous avons été grands ? Faut-il oublier que plus d’une fois aussi, accablé de désastres, notre pays avait su jusqu’ici, en perdant la victoire matérielle, conserver la suprématie intellectuelle et le respect des autres peuples ? La chanson de Roland, c’est l’histoire d’une défaite, mais d’une défaite plus glorieuse, plus célébrée, plus chantée, plus admirée que bien des triomphes. Roland succombant sous le nombre, mourant fier et chrétien avec l’amour de la patrie au cœur, et dès ces temps reculés avec le nom de la douce France sur les lèvres, — quel spectacle mieux fait pour émouvoir un cœur vraiment français, pour réveiller en nous un peu de cette vertu qu’on a voulu tuer par le ridicule et qui seule peut fortifier les hommes et relever les peuples : l’amour de la patrie ! Ne fuyons pas ces antiques et salutaires leçons ; remercions ceux qui nous en montrent toute lai grandeur et toute la majesté, et si le présent est fait pour nous rendre modestes, puisons du courage dans le passé en attendant l’avenir !


EUGENE AUDRY-VITET.


C. BULOZ.

  1. Chronique du 31 août 1866.
  2. Voyez dans la Revue du 1er juin 1852 la Chanson de Roland, par M. L. Vitet.