Chronique de la quinzaine - 14 juin 1871

Chronique n° 940
14 juin 1871


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1871.

La cité captive est rendue à la liberté, la paix intérieure est reconquise, et le premier sentiment renaissant dans les âmes, comme au sortir d’un horrible rêve, est le sentiment de la délivrance. On a certainement oublié une œuvre étrange de 1848, une série de gravures allemandes d’un dessin fantastique représentant une sorte de triomphe de la mort par les révolutions et les corruptions modernes. La mort, sous la figure d’un cavalier armé de la faux, chevauche vers Paris, dont les monumens se dressent et blanchissent aux premières clartés du jour. Quelque effroyable combat, sans doute la bataille de juin, se prépare. La mort entre dans la cité comme dans son domaine, elle va droit à l’Hôtel de Ville, où du haut des gradins elle contemple avec une âpre ironie les mourans qui jonchent le sol, les blessés qui crient, les barricades qui s’effondrent sous la mitraille, les maisons en feu, et, tandis que son cheval lèche le sang des victimes, elle semble se dire : C’est moi, et moi seule qui suis souveraine ici ! Le spectacle est saisissant. C’est une vision de ce genre, mille fois plus sinistre encore, qui vient de passer sur la ville promise à la destruction, et qui, en se dissipant, laisse partout un indéfinissable sentiment de délivrance. La mort a été vaincue dans l’empire qu’elle s’était fait. Les traces de sang ont été effacées, les barricades ont disparu, et les pavés ont repris leur place ; les histrions, les meurtriers et les incendiaires ont été balayés. Paris n’a pu sans doute redevenir en un jour ce qu’il était ; du moins le vrai Paris, aspirant à renaître, sort de ses décombres, il se nettoie et se ranime : peu à peu la vie reprend son cours, l’ordre rentre dans la cité naguère bouleversée, la population, une population un peu étrange et à demi étonnée, reparaît dans ces rues il y a si peu de temps encore désertes ou livrées à la plèbe prétorienne. Une sorte de changement à vue s’est opéré dans cette mobile vie parisienne, et l’on se douterait à peine de ce qui vient de se passer, si on ne rencontrait sur son chemin ces grandes ruines, les Tuileries, l’Hôtel de Ville, où l’incendie fume encore par instans, qui n’ont d’égales que les ruines romaines laissées debout par les invasions barbares. Ces débris gigantesques sont là comme pour montrer que quelque prodigieux cataclysme s’est accompli. Tout le reste a disparu avec les dernières taches de sang effacées par les pluies d’été, et Paris reconquis, rendu à lui-même, Paris n’a peut-être d’autre étonnement que celui de s’être trouvé pendant deux longs mois au pouvoir d’une horde qui sous prétexte de république universelle ou de commune, n’a imaginé rien de mieux que de tenter le sac d’une civilisation, d’une société, d’une nation déjà éprouvée par tous les malheurs de la guerre étrangère. De cette insurrection de toutes les convoitises, de toutes les passions meurtrières, voilà donc ce qui reste des ruines où est écrite l’infamie des destructeurs et ce soulagement d’une population tout entière qui se sent délivrée d’une tyrannie de hasard. Paris a été mutilé dans le combat, il en portera la cicatrice ; mais il est libre, et il redevient Paris.

Ce que pendant deux mois on a nommé par une sorte d’euphémisme bizarre l’armée de Versailles, le gouvernement de Versailles, tout cela disparaît aujourd’hui ; il n’y a plus pour Paris comme pour le pays tout entier que l’armée de la France, le gouvernement de la France, représenté par une assemblée souveraine qui personnifie la nation et par un pouvoir exécutif qui est le mandataire de l’assemblée. La guerre civile n’est plus l’unique et irritante obsession de tous les esprits. Non, grâce à Dieu, on ne vit plus sous cette menace permanente de l’incendie, du pillage et du meurtre déchaînés dans la première des villes françaises ; on est sorti de cette atmosphère de la mort. et on commence à respirer. Il est vrai, la paix intérieure est reconquise par une armée aussi fidèle que vaillante. la crise aiguë est passée ; c’est beaucoup sans doute, ce n’est pas tout cependant, puisque avec cette paix si heureusement retrouvée renaissent les préoccupations, les dificulltés de toute nature qui font de la politique française en ce montent l’œuvre la plus laborieuse et la plus complexe. Qu’on songe bien un instant que tout est à refaire, que les problèmes les plus graves de réorganisation publique n’excluent pas les questions les plus délicates. et que cette résurrection de la France à laquelle on aspire justement ne peut être le prix que de l’effort collectif et persévérant de tous les patriotismes, de toutes les bonnes volontés. Il ne s’agit plus évidemment aujourd’hui de chercher le salut dans les petites combinaisons et les tactiques habiles, dans ce jeu des partis faisant de la politique un champ de course où le plus agile a la chance d’arriver le premier. Au point où nous en sommes, il n’y a qu’une chose possible, efficace, c’est une politique de simplicité, de droiture, de résolution, sachant accepter les difficultés quand elles se présentent sans en créer de nouvelles, mesurant son action aux nécessités de chaque jour, et s’imposant particulièrement le devoir d’éviter des agitations artificielles qui ne serviraient qu’à tout obscurcir en déroutant l’opinion. C’est la seule bonne politique aujourd’hui, et peut-être, en s’y conformant sans arrière-pensée, aurait-on justement évité ce que nous ne voulons pas appeler une crise, mais ce qui a été pendant quelques jours un incident, l’occasion d’une sorte de tension parlementaire à Versailles. Quant à nous, il nous semble que, si on eût abordé simplement et franchement cette double question de l’abrogation des lois d’exil et de l’admission des princes d’Orléans dans l’assemblée, on serait arrivé plus vite et avec moins de peine à une solution qui eût été une victoire pour l’équité sans rien compromettre, en laissant intacte une situation qu’on ne pourrait changer sans péril.

De quoi s’agissait-il après tout ? L’assemblée, l’immense majorité de l’assemblée était manifestement disposée non-seulement à valider les élections de M. le duc d’Aumale et de M. le prince de Joinville, mais encore à abroger les lois d’exil qui ont frappé jusqu’ici les membres des anciennes familles régnantes : les deux mesures allaient nécessairement ensemble. De son côté, M. Thiers, avec son expérience des révolutions et des hommes, avec son habitude des mouvemens publics, M. Thiers n’était point sans hésitations, et se faisait un devoir de montrer le danger d’un acte qui pouvait agiter l’opinion en lui créant à lui-même des difficultés, en paraissant du moins altérer jusqu’à un certain degré les conditions dans lesquelles il avait pris les affaires. Est-ce à dire que le débat fut engagé entre l’assemblée, voulant faire un premier pas vers la monarchie par l’admission des princes, et M. Thiers, défendant la république, s’efforçant de la mettre à l’abri des compétitions princières ? C’est là précisément qu’il y a une véritable confusion d’arrière-pensées, c’est là que l’esprit de parti est venu tout obscurcir de ses préjugés et de ses réticences. Que ce fût une question de république ou de monarchie pour quelques membres de la droite ou pour une certaine partie de la gauche, c’est possible. Au fond, pour la masse de l’assemblée, c’était un acte de libéralisme et d’équité d’autant plus simple, d’autant plus naturel que, par une coïncidence bizarre, par un hasard de légalité, les peines de l’exil encore en vigueur n’atteignaient que les princes de la maison de Bourbon, tant que les princes de la famille Bonaparte, les derniers déchus, n’étant sous le coup d’aucune loi de proscription, restaient seuls libres de rentrer en France et même de sollicité la députation. De deux choses l’une : ou il fallait abroger toutes les lois d’exil, ou il fallait étendre le bannissement légal à ceux qui n’ont jusqu’ici contre eux que l’arrêt foudroyant de déchéance prononcé, il y a trois mois, par l’assemblée, et, comme l’assemblée ne semblait nullement disposée à voter des lois nouvelles de proscription même contre ceux dont le nom ne rappelle aujourd’hui que des désastres et des malheurs, c’était bien le moins qu’elle saisît l’occasion de rouvrir les portes de la France aux exilés qui depuis plus de vingt ans subissent ce châtiment immérité, il y avait pour cela une considération de circonstance et une considération de justice.

Il faut bien le remarquer en effet, ce n’est point l’impatience qui a créé cette difficulté, si c’était une difficulté. La question de l’admission des princes d’Orléans ne pouvait plus désormais être éludée, et on pourrait même se demander si elle n’a pas été toujours une de ces questions que les ajournemens successifs compliquent au lieu de les simplifier. Si l’admission de M. le duc d’Aumale et de M. le prince de Joinville avait été purement et simplement prononcée à Bordeaux, elle n’aurait pas pris une certaine gravité à Versailles. Aujourd’hui elle avait cela de particulier, qu’un ajournement nouveau était absolument impossible. Les élections partielles vont se faire le 2 juillet ; il n’y avait plus à reculer, il fallait se prononcer sans plus de retard : il fallait savoir si les départemens de l’Oise, de la Manche et de la Haute-Marne, qui ont nommé M. le duc d’Aumale et M. le prince de Joinville, avaient ou n’avaient pas des députés à élire. La question était donc imposée par la circonstance ; elle était bien plus imposée encore par la justice. Ces princes d’Orléans, à qui on dispute un siège dans le parlement de leur pays, qu’ont-ils donc fait pour exciter, nous ne disons pas un sentiment d’animosité, mais le plus léger sentiment de défiance ? À dire vrai, leur histoire depuis plus de vingt ans est une histoire d’abnégation. Lorsqu’au lendemain de la révolution du 24 février 1848, qui brisait la couronne de leur père, le gouvernement provisoire s’adressait au patriotisme de M. le duc d’Aumale et de M. le prince de Joinville, qui étaient loin de Paris, en demandant à l’un et à l’autre de ne rien faire pour relever un drapeau qui eût rallié sans doute bien des partisans, mais qui aurait pu devenir un drapeau de guerre civile, les deux princes répondaient noblement qu’ils aimaient trop leur pays « pour avoir songé un instant à y porter la discorde. » Pendant ces vingt années, qui n’ont point été sans amertumes pour eux, ils ne se sont point désintéressés de la France, ils ont eu l’orgueil des victoires gagnées pour elle par d’autres, ils l’ont honorée quelquefois par leurs travaux, toujours par la dignité de leur attitude. Lorsque la dernière guerre est venue, ils ont fait le sacrifice qui devait assurément coûter le plus à leur fierté en demandant avec obstination, avec passion, à servir leur pays même sous les ordres de celui qui avait été le spoliateur de leur famille ; ils ont réclamé leur place au combat, « n’importe à quel titre, » et dans cette guerre néfaste, à mesure que les malheurs grandissaient, n’a-t-on pas vu M. le prince de Joinville mettre son imagination à déjouer les obstacles qu’on opposait à son ardeur, porter son héroïsme anonyme dans les batailles d’Orléans ? n’a-t-on pas vu le jeune duc de Chartres se servir d’un faux nom pour pouvoir faire la campagne, et se dérober à l’éclat ; de ses actions des soldat comme d’autres se dérobent au péril ? Est-ce là le rôle de prétendais vulgaires dévorés de la passion de subtiliser à tout prix des couronnes ? Ce qu’il y a de frappant au contraire dans l’existence de ces princes, c’est que, même aux plus cruels momens, il n’y a pas l’ombre d’une pensée de conspiration ; ce n’est pas dans leur histoire qu’on trouve des Strasbourg et des Boulogne, moins encore des 2 décembre. Leur parole la plus récente, comme leur premier mot au lendemain de 1848, c’est un acte de soumission à la souveraineté nationale, qu’ils se déclarent prêts à servir. « Monarchie constitutionnelle ou république libérale, disait M. le duc d’Aumale à ses électeurs, c’est par la probité politique, la patience, l’esprit de concorde, l’abnégation, que l’on peut sauver, reconstituer, régénérer la France. » Voilà la vérités et dès que la question de l’élection des princes se posait ainsi, la solution ne pouvait être douteuse. Avez-vous donc en réserve tant de grands serviteurs du pays que vous puissiez vous passer de ceux-là ? Seulement, par un dernier scrupule, on aurait pu peut-être agir d’une autre façon ; on aurait pu abroger les mesures d’exil et invalider l’élection de février comme ayant été accomplie sous l’empire de la légalité exclusive qui existait encore, si tant est que quelque chose existât dans cette confusion de décrets dont on se faisait un triste jeu à ce moment. Le pays aurait fait le reste, une élection nouvelle eût certainement ramené les princes à l’assemblée, et cette fois il n’y aurait eu plus rien à dire : c’eût été la loi, rien que la loi.

Après cela, nous le savons bien, ce n’est point uniquement une question de légalité. Évidemment, à un point de vue général, M. Thiers sentait et pensait en homme d’état lorsqu’il faisait à la commission parlementaire chargée de proposer l’abrogation des lois d’exil et l’admission des princes d’Orléans la confidence de ses perplexités, lorsqu’il laissait entrevoir les conséquences possibles d’un acte d’équité, hardie par lequel les pouvoirs publics étaient exposés en certains cas à se trouver désarmés de leurs propres mains. C’est toujours une affaire grave dans un pays comme la France, en présence d’une institution de nécessité temporaire comme celle qui existe aujourd’hui, d’ouvrir les portes aux princes qui rappellent tous les régimes sous lesquels la nation a vécu. Ce qu’on fait pour les uns peut servir les ambitions des autres. On croit n’admettre que les princes d’Orléans, et on peut frayer la route au prince Napoléon, qui a déjà lancé son programme électoral. Le pays semble ainsi livré à toutes les prétentions et provoqué à faire un choix entre toute sorte de gouvernemens en expectative ; la foire aux candidatures est ouverte. Les princes missent-ils eux-mêmes tous leurs soins à décourager autour d’eux, toute agitation, leurs partisans ne se croient point tenus à la même réserve. Oui, sans doute, il y a un danger, nous ne le méconnaissons pas ; il y a le danger que les partis créent par leurs impatiences, par leurs illusions, par la facilité avec laquelle ils s’empressent de donner une signification démesurée aux moindres incidens dont ils pensent pouvoir profiter. Si l’admission des princes d’Orléans se présentait dans ces tenues, si elle était un encouragement accordé aux prétentions exclusives, d’un parti, si elle apparaissait comme le préliminaire d’un de ces coups hardis par lesquels on enlève les solutions, elle serait un péril ; manifestement elle n’est point cela, elle n’a point ce caractère, ainsi que l’a dit le représentant de la commission de l’assemblée, M. Batbie, dans son remarquable rapport. L’admission des princes, imposée par les circonstances et par la justice, peut avoir sans nul doute sa valeur politique, elle n’est une surprise pour personnelle n’a pour objet ni de changer subrepticement la situation actuelle, ni d’affaiblir la confiance témoignée par des manifestations éclatantes au chef du pouvoir exécutif ; elle ne tranche aucune question de gouvernement, elle réserve tout, et en fin de compte M. Batbie n’a cru pouvoir mieux résumer la pensée de la commission de l’assemblée qu’en empruntant ces paroles prononcées l’an dernier par M. Jules Favre dans le corps législatif justement à propos de cette même question de l’abrogation des lois d’exil : « notre honneur d’hommes politiques nous conseilla de laisser à ceux qui nous suivront un grand enseignement, et cet enseignement doit être l’impossibilité des proscriptions futures par le refus que nous aurons fait de nous associer aux proscriptions du passé et du présent. »

Pourquoi donc chercher dans une mesure semblable ce qu’on n’a point voulu y mettre ? C’est un gage donné à la monarchie, disent quelques républicains, et c’est dès lors une violation du pacte de Bordeaux, sur lequel a été fondé l’ordre de choses actuel ; mais ceux qui parlaient ainsi n’ont-ils pas vu que c’était leur attitude même qui risquait de donner une portée monarchique au vote de l’assemblée ? Et lorsqu’en excluant systématiquement les princes d’Orléans ils demandent à leur tour qu’on affirme sans plus tarder la république ; est-ce que ce ne serait pas là aussi par hasard une violation du pacte de Bordeaux ? Tout cela prouve à quel point la situation où nous sommes est épineuse et complexe, combien il est difficile de garder l’équilibre de son jugement au milieu d’une telle confusion et de se conduire à travers tant d’écueils. La vérité est que ce pacte de Bordeaux, interprété de tant de façons, par les uns dans l’intérêt de la monarchie, par les autres dans l’intérêt de la république, il n’y a qu’un homme qui le comprenne dans ce qu’il a de désintéressé et de supérieur qui l’applique avec un ascendant chaque jour mieux affermi : cet homme, c’est M. Thiers, et ce qui fait la force de M. Thiers indépendamment de sa profonde expérience des affaires publiques, c’est sa sincérité complète, avec tous les partis, avec toutes les opinions.

Rien assurément ne peint mieux le singulier état politique de la France actuelle que ce dernier discours où l’illustre chef du pouvoir exécutif est venu à son tour fixer le vrai sens de l’admission des princes. Ce discours même, en se déroulant dans son ampleur familière, est comme une image de toutes les contradictions, de toutes les incertitudes qui envahissent tant d’esprits, et qui cette fois avaient pénétré jusque dans cette claire et lumineuse intelligence. Certes dans sa vie d’orateur M. Thiers a été bien souvent habile, il ne l’a jamais été plus que l’autre jour ; dans sa longue carrière, il a rencontré sur son chemin bien des questions « difficiles, laborieuses et périlleuses, » jamais, comme il l’a dit, il n’avait été en face d’une question faite pour « le plonger dans de plus grandes perplexités. » Et c’était tout simple, puisqu’il se trouvait partagé entre des souvenirs qui le rattachent à cette monarchie constitutionnelle représentée par les princes d’Orléans et sa clairvoyance d’homme d’état personnifiant une situation nouvelle qui a ses exigences et ses nécessités. Comment M. Thiers s’est-il tiré d’embarras ? Justement en restant sincère, sincère avec les autres comme avec lui-même, en portant à la tribune avec une audacieuse ingénuité la confession de ses propres pensées et même un peu la confession de ceux qui ne savent pas toujours ce qu’ils pensent. Il n’a rien déguisé, il n’a point caché qu’il avait commencé par être opposé à la rentrée des princes, qu’il avait eu à se laisser faire quelque violence, — fût-ce une douce violence, — qu’il n’avait cédé que devant l’intérêt supérieur de l’union de l’assemblée et du gouvernement, et aussi parce que les princes eux-mêmes s’étaient engagés à une grande réserve, parce que enfin au bout de tout il s’est ménagé le droit d’user de son initiative pour sauvegarder la sécurité publique, s’il croyait la France menacée dans son présent, dans son avenir, dans ses institutions. » Dire que M. Thiers n’eût point préféré qu’on lui épargnât cette épreuve, ce serait de la naïveté. Ce qui est certain, c’est que, l’affaire une fois engagée, il pouvait seul peut-être remuer tant de questions brûlantes avec assez de dextérité pour éteindre tous ces commencemens d’incendie ; seul, il pouvait aller ainsi au fond des choses sans rien compromettre, dire la vérité à tout le monde sans blesser personne. Aux monarchistes, il a dit : Prenez garde, vous êtes des imprudens, vous sortez à peine de la plus horrible conflagration, voulez-vous par des témérités provoquer la guerre civile un peu partout dans les plus grandes villes de France ? Voulez-vous donner raison à ceux qui vous ont combattus, et qui vous calomniaient en prétendant que vous vouliez supprimer par surprise la république, que vous avez provisoirement acceptée par raison et par nécessité ? Ayez donc patience, laissez le pays se relever, se reconnaître, et si, comme vous le dites, si, comme cela est peut-être vrai, le pays est avec vous, il saura bien imposer à tous sa volonté par l’irrésistible puissance de ses manifestations. — Aux républicains, le chef du pouvoir exécutif a dit d’un autre côté : Soyez sages, ne renouvelez pas les exemples du passé. La république existe de fait, que voulez-vous de plus pour le moment ? Ayez le bon sens de vous résigner à la voir conduite par d’autres que par des républicains, lesquels l’ont toujours perdue. Une grande expérience se fait en ce moment ; si elle réussit, elle profitera sans nul doute à votre institution préférée, et je peux vous promettre que moi qui suis un vieux monarchiste, « au risque de servir la république, je gouvernerai le moins mal que je pourrai. » L’expérience sera faite loyalement, sincèrement, de façon à éclairer tout le monde. — À tous, M. Thiers a de nouveau donné rendez-vous sur le terrain de la paix et de l’union ; il a montré la réorganisation du pays à poursuivre, les plaies de toute sorte à guérir, l’évacuation au territoire à obtenir pour le soulagement et pour la dignité de la France. Nous ne savons si dans ces jours de crise il a pu se trouver quelque esprit assez malavisé ou assez imprévoyant pour désirer une rupture de M. Thiers avec la majorité de l’assemblée, ou pour espérer que le chef du pouvoir exécutif sortirait tout au moins affaibli et blessé de ce fourré épineux d’explications parlementaires. Ce qui est bien évident aujourd’hui, c’est que M. Thiers est allé jusqu’au bout, qu’il n’a reculé devant rien, et qu’au lieu de laisser une parcelle de son ascendant et de son autorité au courant de ces discussions délicates, il en est sorti au contraire fortifié, affermi, ayant justifié une fois de plus ce rôle de conseiller public, de guide supérieur que les circonstances ont conféré à sa vigoureuse vieillesse. M. Thiers s’est montré le leader non d’un parti, mais de la France, et en paraissant se rendre à une nécessité, en ayant l’air de se résigner à une mesure qu’il n’avait pas approuvée d’abord, il lui a donné par le fait la sanction de sa prudence. Il a mis son patriotisme à maintenir l’union des partis, en même temps qu’il a cru de son devoir d’avertir le pays de la gravité de sa situation.

Tout est bien qui finit bien. Cet incident de l’admission de M. le duc d’Aumale et de M. le prince de Joinville s’est terminé heureusement après avoir commencé à la façon d’une crise. Il n’y a point de rupture entre la majorité parlementaire et le pouvoir exécutif. Les princes, eux-mêmes, avec un patriotique bon sens, ont aidé au dénoûment en s’engageant à ne point paraître à l’assemblée, à s’abstenir de toute démarche compromettante, et ils sont allés à Versailles voir M. Thiers, reconnaître en lui le représentant légitime de la France. Tout est donc pour le mieux dans le moins heureux des pays et dans le monde le plus troublé. Il ne faudrait pas cependant recommencer souvent, il ne faudrait pas qu’on eût trop fréquemment ce spectacle qu’on a eu pendant quelques jours à Versailles. Le matin tout était arrangé, le soir tout était rompu ; la combinaison de la veille échouait le lendemain pour être bientôt reprise. Les négociateurs les mieux intentionnés étaient obligés de se remettre à tout instant en campagne. Assurément les affaires ne se font pas toujours avec une simplicité parfaite ; les médiations, les transactions entre les hommes sont nécessaires, et c’est encore une marque de sagesse de s’y prêter. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il y a des heures où cette diplomatie des partis, quelquefois à peine distincte pour le public, peut sembler singulièrement disproportionnée avec les terribles grandeurs et les périls d’une situation. Malgré soi, on détourne son regard, et on se dit que ce n’est peut-être pas le moment des petites agitations parlementaires lorsque les ruines de la guerre civile fument encore, que c’est bien du temps perdu pendant que le pays attend et souffre, pendant que l’ennemi se promène en maître dans nos campagnes, pendant que tout est à faire ou à refaire. C’est ce contraste pénible, presque irritant, des vaines querelles des partis et des nécessités d’une situation douloureuse qu’il faudrait autant que possible éviter de montrer au pays, qui ne songe qu’à lui-même, et qui en a bien le droit dans l’affreux abîme où l’imprévoyance l’a plongé. Si donc de cet incident récent comme de bien d’autres il se dégage un enseignement clair et impérieux, c’est que le moment n’est pas venu de remuer toutes ces questions qui divisent, qui ravivent tous les dissentimens et les incertitudes, c’est qu’il faut plus que jamais s’en tenir à cette trêve, à ce pacte de Bordeaux dont M. Thiers montrait l’autre jour avec une si merveilleuse éloquence la salutaire efficacité, la bienfaisante influence, et, pour que le pacte de Bordeaux ait tout son effet, il faut qu’il soit maintenu avec une entière sincérité.

Évidemment M. Thiers avait raison de s’obstiner à ne rien préjuger, de se refuser à dire un seul mot de la possibilité éventuelle d’une restauration monarchique. Ce n’est pas son affaire, à lui, qui a été constitué le gardien de la trêve des opinions et de la paix publique. La monarchie viendra à son heure, si elle doit venir, si elle est encore une fois dans la logique des choses, dans le vœu du pays, et si les monarchistes ne la compromettent pas d’avance ; mais, qu’on y prenne bien garde, cette impatience que montrent par instans des esprits sans réflexion pourrait bien naître d’un sentiment assez équivoque qui ne serait pas précisément une garantie pour la royauté nouvelle. Cela ressemble tout à fait à la recherche fiévreuse et enfantine d’un sauveur. On dirait qu’on a besoin d’un roi pour lui remettre le soin de sa propre destinée, pour se dispenser d’agir par soi-même. Ce n’est pas ainsi, on en conviendra, ce n’est pas sous l’influence de tels sentimens qu’une monarchie pourrait revenir bien utilement pour le pays. Il faut savoir envisager sa destinée d’un œil plus vif. La vérité est que cette question monarchique n’a point en ce moment l’opportunité que les impatiens lui attribuent parce que nous sommes engagés dans une situation telle qu’une royauté quelconque même avec les meilleures intentions, serait impuissante à faire ce qu’on attendrait d’elle. Que voulez-vous que puisse un roi au milieu de ces cruelles épreuves, entre l’ennemi extérieur et l’ennemi intérieur ? Ce n’est pas trop de cette puissance anonyme et collective que nous avons été obligés de nous faire ; ce n’est pas trop de tous les efforts, de toutes les volontés, pour relever notre pays de ses horribles désastres, pour travailler à une réorganisation, à une restauration nationale qui est notre honneur, notre devoir, notre imprescriptible obligation. Voilà l’utilité bienfaisante, la décisive raison d’être du pacte de Bordeaux, qui fort heureusement est sorti encore une fois victorieux, et on pourrait dire de nouveau confirmé, des dernières discussions parlementaires. Bien loin d’affaiblir ce pacte du patriotisme, il faudrait plutôt songer à le fortifier, à le donner pour mot d’ordre aux élections qui vont se faire ; et qui peuvent incontestablement avoir aujourd’hui une importance considérable ; par les élément nouveaux qu’elles introduiront dans l’assemblée. Les candidats seront-ils monarchistes ; seront-ils républicains ? La question n’est pas là. L’essentiel est que le pays choisisse de préférence des hommes résolus à suivre la majorité sensée et patriotique qui marche sous le drapeau de la France, des hommes décidés à faire passer avant tout cette réorganisation nationale sans laquelle, à vrai dire, il n’y a pas plus de république que de monarchie. Le temps des luttes de partis reviendra bien assez vite, songez donc aujourd’hui à la patrie elle-même, qui ne peut être sauvée que par une généreuse et virile abnégation.

Tel est l’esprit que, pour notre part, nous voudrions voir triompher dans les élections du 2 juillet. Ce serait la pleine et significative confirmation de ce pacte d’union que l’assemblée de Versailles rajeunissait l’autre jour en le consacrant de nouveau, que M. Thiers a illustré de tout l’éclat de sa raison lumineuse, et en somme M. Guizot, dans la remarquable lettre qu’il adressait récemment à M. le président Grévy, M. Guizot lui-même n’arrivait pas, ce nous semble, à une autre conclusion. Est-ce à dire qu’au maintien de ce pacte nécessaire se rattache indissolublement l’idée d’une prolongation définie de pouvoirs pour M. Thiers ? Rien de mieux certainement, si on le veut. L’opinion ne marchandera pas en ce moment son appui au glorieux vieillard qui conseille et dirige la France. Seulement nous demandons si on sait bien au juste ce qu’on veut dire avec cette prorogation de pouvoirs pour deux ans, et où cela peut conduire. Il suffit peut-être d’y regarder d’un peu près pour soupçonner qu’on sentait tout simplement l’illusion d’un définitif de deux ans. Il faut bien se souvenir en effet qu’il existe une assemblée souveraine, que cette assemblée n’aliène point sa souveraineté, que, même en conférant une présidence de deux ans à M. Thiers, elle ne prend pas l’engagement de s’abstenir, dans six mois comme dans un an, de tout vote que le chef du pouvoir exécutif pourrait ne point vouloir accepter, ou qui rendrait sa situation impossible, de sorte qu’on ne saisit peut-être qu’une ombre de définitif en croyant saisir une réalité. Mieux vaut encore ne point se faire de ces illusions ; accepter dans impatience un état qui n’est point après tout plus extraordinaire que les circonstances mêmes, puisque c’est la souveraineté permanente et active de la France se manifestant par l’accord toujours renouvelé, incessamment entretenu d’une assemblée et d’un pouvoir exécutif qui s’inspirent d’une pensée identique. Ce n’est ni la monarchie, ni la république, soit ; c’est mieux encore, c’est la France : nous sommes pour le moment l’état français, ou, pour mieux dire, nous restons et nous resterons la nation française. Qu’y a-t-il donc de si étonnant et de si alarmant dans cette situation qui demeure placée sous la sauvegarde d’un sentiment commun des nécessités publiques, et dont la durée peut être proportionnée à ces nécessités mêmes ? Dans ces conditions telles qu’elles se présentent l’assemblée n’est nullement disposée à énerver les pouvoirs qu’elle a mis dans les mains de M. Thiers, et de son côté M. Thiers ne nourrit assurément pas la pensée de rompre avec l’assemblée, de suivre tout à coup une politique qui le mettrait en lutte avec la représentation nationale. La durée de la présidence de M. Thiers se prolongera peut-être d’autant plus qu’on aura moins songé à la fixer. Le chef du pouvoir exécutif sait de longue date comment on marche avec une assemblée, et les changemens qu’il vient de faire dans le gouvernement montrent bien qu’il s’en préoccupe. Le successeur de M. Ernest Picard, qui a réussi à être le plus infortuné des ministres de l’intérieur, M. Lambrecht, est nm homme instruit, d’un esprit aussi juste que modéré. Le nouveau ministre du commerce, M. Victor Lefranc, a su, par sa généreuse et patriotique éloquence, s’assurer les sympathies de l’assemblée. Le général de Cissey, qui remplace le général Le Flo au ministère de la guerre et qui commandait récemment à Paris, passe pour un de nos plus habiles chefs militaires. M. Thiers vient enfin de donner à la ville de Paris un préfet au nom tout Parisien. M. Léon Say, qui porte dans des fonctions aussi difficiles que délicates une intelligence vive et sensée formée par l’étude à l’administration de la grande cité. D’autres changemens viendront sans doute, M. Thiers ne s’arrêtera pas là, il voudra constituer tout à fait un gouvernement actif qui, sous ses auspices, deviendra justement ce gouvernement de la réorganisation nationale dont nous avons tant besoin.

Certes ce gouvernement peut rassembler toutes ses forces, il n’en aura jamais trop pour tout ce qui lui reste à faire à Paris comme en province. La fin de la guerre civile lui laisse toutes ces questions de pacification, dont une des plus essentielles est assurément la dissolution définitive des gardes nationales, qui ne peut manquer d’être décrétée en attendant qu’une organisation nouvelle de l’armée supplée à cette incarnation traditionnelle de l’indiscipline et de l’anarchie en uniforme. Il s’agit encore de savoir ce qu’on fera de cette foule de dangereux séides de la commune sur lesquels les conseils de guerre vont prononcer, et qui semblent devoir être envoyés à la Nouvelle-Calédonie. Au milieu de ce travail qui commence, qui implique nécessairement un certain nombre de mesures transitoires, il y a deux choses qu’il faut évidemment aborder sans plus de retard, et la première est l’existence de cette association internationale sur laquelle M. le ministre des affaires étrangères vient d’appeler l’attention des puissances de l’Europe par une circulaire diplomatique. C’est à coup sûr avec une opportunité trop justifiée que M. Jules Favre fait le procès de cette association fondée sur la négation de tous les principes de l’ordre moral, organisée de façon à enrégimenter dans tous les pays des millions d’hommes que des chefs invisibles se réservent de conduire à l’assaut de toutes les sociétés. Comme pour donner raison à M. Jules Favre, les adhérens de l’Internationale viennent de prendre la parole un peu partout, en Belgique, en Angleterre, en Suisse, pour célébrer les œuvres de la commune de Paris, de sorte que la question est nettement posée entre les sociétés régulières de l’Europe, les gouvernemens réguliers et cette organisation dangereuse, dont c’est maintenant un devoir d’étudier les ressorts pour en neutraliser la redoutable puissance. Ce n’est pas seulement un problème économique, c’est un problème social, moral, qu’il faut désormais sonder jusque dans ses profondeurs. Ce qu’on fera dans les autres pays, nous ne le savons pas ; en France, il n’y a point à reculer. Cette formidable association, il faut la cerner de toutes parts, l’atteindre dans ses ramifications à l’étranger, dans son caractère clandestin, dans les ressources qu’elle se crée à la faveur de lois incomplètes ou assez peu prévoyantes. Qu’on ne s’y méprenne pas, c’est une œuvre immense à tenter et un avenir à sauvegarder.

Il y a aujourd’hui pour nous une question plus immédiate, c’est la question financière, qui n’est sous une autre forme que la question même de l’occupation étrangère, de la présence de l’ennemi dans nos campagnes, jusqu’aux portes de Paris. Pour enlever à l’ennemi tout prétexte de prolonger cette irritante occupation, il n’y a qu’un moyen : il faut que la France s’acquitte, qu’elle se mette en devoir de payer cette colossale indemnité qui lui a été imposée. Il faut, en d’autres termes, recourir au crédit sur une immense échelle, et, pour que le crédit réponde à notre appel, il faut lui offrir un gage, des sûretés, par notre sagesse d’abord, par nos finances ensuite. C’est là justement l’explication des deux projets que le ministre des finances, M. Pouyer-Quertier, vient de porter courageusement à l’assemblée. Par l’un de ces projets, M. Pouyer-Quertier demande l’autorisation d’ouvrir un emprunt de 2 milliards 500 millions ; par le second projet, il propose des augmentations d’impôts s’élevant à la somme de 463 millions. Nous voici donc arrivés à cette terrible liquidation, et, sans rien préjuger de la valeur des projets de M. Pouyer-Quertier, on peut assurer d’avance que la volonté de la France ne restera pas au-dessous des horribles charges qu’on lui a infligées. Il y a cependant des Allemands qui trouvent qu’on ne nous a pas assez rançonnés. M. de Bismarck, lui, soutient qu’il a fait ce qu’il a pu, qu’il a laissé la veine de la France ouverte tant qu’il y avait du sang, et il accompagne cela d’injures germaniques auxquelles nous sommes accoutumés. C’est probablement la manière allemande d’être un homme d’état et de se montrer digne de sa fortune !

ch. de mazade.




ESSAIS ET NOTICES.




Vergelykendt Geschiedenis der onde Godsdiensten, Ie Stuck ; Geschiedenis van den Egyptischen Godsdienst. — Histoire comparée des religions antiques, Ie partie ; Histoire de la religion égyptienne, par M. C.-P. Tiele ; Amsterdam.

À mesure que la science de l’antiquité s’élargit, la possibilité d’en approfondir tous les domaines diminue. Ce sont à chaque instant de nouveaux champs d’exploration qui se révèlent, qui bientôt se subdivisent, et qui, même subdivisés, réclament des études si spéciales, si prolongées, qu’une vie tout entière n’y suffit pas. La division croissante du travail s’impose donc comme une nécessité. Elle a sans contredit de grands avantages ; mais elle a aussi l’inconvénient très grave d’absorber trop souvent le spécialiste dans sa partie. De grands travaux s’opèrent, souvent sans qu’il s’en doute, sur des terrains adjacens à celui qu’il fouille. S’il les connaissait bien, ces travaux, ils lui serviraient de guide, ou lui épargneraient bien des peines. Il les ignore, ou les connaît mal, et de là cette incohérence, ce décousu des résultats auxquels chacun parvient de son côté. Les analyses partielles sont de telle sorte, que la synthèse pèche, ou fait entièrement défaut. Combien de fois par exemple les explorateurs des antiquités ninivites et chaldéennes n’ont-ils pas fait preuve de l’ignorance où ils étaient des données élémentaires de la critique appliquée aux livres de la Bible ! Et quand on a étudié d’un peu près, la genèse de la mythologie grecque, comment ne pas s’étonner des idées surannées que plus d’un égyptologue nourrit encore sur les origines de cette mythologie, qui a pu faire des emprunts à l’Égypte, comme elle en a fait à presque tous les pays voisins de la Grèce, mais qui n’en avait certes pas besoin pour naître et se développer en vertu de sa propre vitalité ?

C’est pour cela que, dans l’intérêt général des sciences de l’antiquité, il est excellent que d’autres travailleurs, recueillant avec discernement les fruits récoltés par les spécialistes, les comparent, les coordonnent, les rectifient les uns par les autres. Autrement nous creuserions toujours sans avancer d’un pas.

Aussi faut-il encourager les entreprises comme celle d’un savant théologien hollandais, M. Tiele, qui n’a pas craint d’embrasser, dans une comparaison méthodique et détaillée les grandes religions de l’antiquité. Sans prétendre au titre d’orientaliste ou d’égyptologue de profession, il a suffisamment étudié chacune des branches de cet arbre aux rameaux aussi touffus que nombreux pour le décrire en connaissance de cause. Après avoir débuté par une exposition remarquable de la religion du Zend Avesta, il a continué par le tableau historique de la religion égyptienne. D’autres livres consacrés aux religions mésopotamiennes de Babylone et de Ninive, ainsi qu’à leurs congénères de l’Yemen, de Tyr, de Byblos, etc., sont en voie de publication. Une parfaite indépendance dogmatique, un savoir technique toujours puisé aux meilleures sources, de plus ce sentiment esthétique-religieux sans la possession duquel de pareils travaux échouent toujours distinguent cette série d’études, dont pour nous l’intérêt consiste précisément dans l’élévation des points de vue, chaque objet particulier étant étudié d’assez près pour que rien d’essentiel n’échappe au regard, non d’assez près cependant pour empêcher de distinguer les autres.

Ce n’est pas une mince tentative que d’essayer de jeter du jour dans le ténébreux dédale de l’ancienne religion égyptienne. Ce ne sont pas les faits qui manquent au contraire, ils foisonnent, on s’y perd. Pourtant, grâce aux connaissances acquises ailleurs et aux lois tirées par induction de la marche régulière de l’esprit humain en matière religieuse, ce jour commence à se faire, et nous résumerons brièvement les conclusions de l’auteur.

La très haute antiquité de la civilisation égyptienne est de plus en plus confirmée. Elle est attestée par d’irrécusables monumens, qui remontent à plus de quatre mille ans avant notre ère, et dès cette époque reculée elle se montre à nous sous des formes qui supposent de longs siècles de préparation. Le peuple égyptien apparaît donc tout armé sur le seuil de l’histoire, comme Pallas Athéné sortant du front de Jupiter. Au point de vue ethnologique, les Égyptiens appartiennent à la race dite Camise, du nom de Cam, fils de Noé ; mais tout nous conduit à penser que cette division biblique des peuples, rattachés à Cam, Sem et Japhet, se reporte bien plutôt à une différence d’état politique et social qu’à une différence physique de race. Cam, Kem, Kemi, la terre noire, est le nom que les habitans de la vallée du Nil donnaient à leur pays. Les fils de Cam désignés dans la Genèse sont les Égyptiens et les peuples soumis ou civilisés, par eux. Leur langue a dû faire partie d’un groupe séparé à tort des langues dites sémitiques, ayant toutefois un caractère distinct. Le nom d’Égypte est un mot grec qui signifie temple de Phtah ou tête courbe.

En remontant au-delà de l’époque où les religions locales de l’Égypte se présentent amalgamées, plus ou moins fondues, et dans un état de mélange favorisé par la politique, on peut distinguer plusieurs foyers de mythes et de traditions qui furent d’abord indépendans. En premier lieu, il faut signaler la mythologie Thinis-Abydos, où se forme le mythe qu’on peut appeler fondamental de la religion égyptienne, le mythe d’Osiris, le dieu-soleil, succombant chaque soir sous les coups du serpent des ténèbres, Apep pleuré par la Terre, Isis, et toujours vengé par son fils Horus, le jeune soleil, du matin, victorieux de la Nuit et de la Mort. Horus veut dire visage, et son symbole est le sphynx regardant toujours le soleil levant. Autour de ces trois noms, constituant la trinité égyptienne, la trinité conçue comme famille, non comme distribution métaphysique de l’essence divine, se groupent d’autres divinités, telles que Set, soleil, aussi, mais soleil malfaisant,. — Naï, le détesté, qui tourne au Satan, et dont, par la suite des temps l’Égyptien dévot effacera le nom sur les monumens sacrés, — Nephthis, son épouse, meilleure que lui, — Hathos la dorée, déesse de beauté et d’amour, terre luxuriante et chargée de moissons, — Thoth, dieu lunaire à deux cornes, mesureur du temps, inventeur, divinateur, civilisateur, et qui fournira aux théosophés de l’avenir leur idée de l’Hermès Trismégiste, — Anubis, le conducteur, peut-être l’étoile du Chien ou Sirius, dieu des momies et guide des âmes dans l’autre monde. C’est au mythe d’Osiris, passant après sa mort, mais toujours vivant, dans le monde souterrain, que se rattache cette notion de l’immortalité rémunératrice qui tient une si grande place dans la religion et la morale égyptiennes.

À Héliopolis, la religion, bien qu’essentiellement solaire, est moins naturaliste, plus abstraite qu’à Abydos. Les dieux de ce cycle sont Ra, le soleil se révélant dans son éclat, — Tum (symbole de l’escarbot), l’être unique et caché qui lutte dans les ténèbres, en fait jaillir la lumière et la vie, épousa sa mère, et sort de son sein sous le nom d’Harmachis, le soleil levant, — Shu et son épouse Tefinet, dieux lions : la dernière est une sorte d’Astarté. Elle est seule de son sexe dans cette mythologie locale qui, par sa sobriété relative et son caractère plus sombre que celui de la religion d’Abydos, se rapproche des croyances syriennes.

À Memphis, capitale de l’ancien royaume, la religion locale consistait dans le culte de Phtah, le formateur, créant les autres dieux par sa bouche et les hommes par son œil (le soleil), — d’Euchosep, son fils, assimilé par les Grecs à Esculape, — de Pacht ou Bast, son épouse. C’est là surtout que se développe le culte des animaux sacrés, entre autres celui d’Apis, le taureau noir à taches blanches, qui passe pour une sorte d’incarnation de Phtah, et représente l’apparition de la lumière sortant du sein des ténèbres. La vache qui donnait le jour à ce veau sacré demeurait vierge malgré sa naissance, et ne pouvait plus avoir d’autre rejeton. De la même région sortent le beau Mendès, symbole de puissance créatrice, les chats, éperviers, hippopotames, crocodiles divins portant des boucles d’oreilles d’or, etc. Strabon prétend que ces derniers étaient parfaitement apprivoisés. Tous ces animaux sont regardés, non-seulement comme des symboles, mais encore comme participant à quelque perfection divine, et incarnant ainsi au moins une partie de l’essence de la divinité.

Au temps de la treizième dynastie, nous voyons paraître en première ligne les dieux de Thèbes : Munt, soleil levant et dieu guerrier, même type que Horus, — Chem, dieu de fécondité, — Amun, le caché, force vivifiante, — Num ou Kneph, dieu des cataractes ou plutôt du vent qui mugit sur les eaux, avec ses deux épouses, Sasi, la flèche, et Anka, celle qui embrasse, ou la terre fécondée par Num.

Avec l’invasion des Hyksôs, peuples venus d’Asie, et qui, après avoir conquis et ravagé l’Égypte, finirent par en adopter la civilisation, il s’opère un mouvement religieux fort remarquable. Leur roi Apepi choisit parmi les divinités égyptiennes, pour en faire son dieu exclusif, le terrible Set, sans doute parce qu’il présentait une affinité étroite avec le Moloch quelconque adoré auparavant par les envahisseurs. Il est très curieux de constater qu’une tendance monothéiste décidée se révèle chez ces nouveau-venus. Il y eut même une convention proposée par le roi étranger du nord à la maison royale indigène de Thèbes pour que le nord et le sud n’eussent chacun qu’un seul dieu. C’est Amun-Ra, réunissant les deux noms des divinités les plus abstraites du panthéon égyptien, qui devait être l’unique objet du culte méridional. Ce projet fut repoussé par la dynastie thébaine, qui entreprit la guerre de la délivrance. Cette guerre fut au fond celle du polythéisme opulent des fils de Cam contre la religion plus simple des Sémites. Elle se termina par l’expulsion de ceux-ci, et surtout depuis ce temps on voit les cultes locaux de l’Égypte se fondre, s’amalgamer dans un vaste synérétisme national, qui va même jusqu’à englober plusieurs divinités étrangères. Amenophis IV voulut substituer un dieu solaire, Aten, à Amun-Ra. Son entreprise échoua, et le culte d’Aten passa même pour une hérésie. Le polythéisme suit son cours, la royauté elle-même est divinisée. Un Ramsès va jusqu’à s’intituler chef des dieux, parce qu’il est la manifestation de Dra, le dieu suprême, qui fait habiter dans la personne du roi la plénitude de la divinité. On voit comme l’idée d’incarnation plonge loin dans la conception religieuse de l’ancienne Égypte.

La décadence arrive : Cambyse et ses Perses iconoclastes dévastent les sanctuaires, mais ne peuvent extirper une religion dont les racines pénètrent si avant dans la conscience du peuple. Seulement depuis lors on peut dire que le développement de la religion égyptienne s’est arrêté. La domination grecque, succédant à celle des Perses, trouve et maintient cette religion avec sa prodigieuse opulence de symboles, de notions, de rites, d’innombrables divinités, tantôt réunies malgré leur diversité d’origine, tantôt scindées malgré leur identité, et les Grecs ignorèrent jusqu’à la fin la critique des religions étrangères. Ils se contentèrent d’assimiler vaguement les principales divinités égyptiennes à leurs dieux nationaux. L’oasis d’Ammon, habité par une colonie thébaine qui y avait porté le culte de son dieu Amun et sa statue à tête de bouc, leur inspira une vénération toute particulière. Le mystérieux oracle du désert succéda en réputation à ceux de la Grèce, qui tombaient en discrédit ; mais les Grecs s’empressèrent de reconnaître un Zeus, un Jupiter cornu, dans l’être caché dont les réponses symboliques devaient être interprétées par les membres d’un sacerdoce plus vieux que les pyramides.

Nous omettons dans cette rapide esquisse une foule de détails intéressant sur les innombrables bizarreries, ou du moins ce qui nous paraît tel, de cette antique religion. M. Tiele, en cherchant la conception fondamentale qui en constitue le principe, la trouve dans celle de la vie, de son indestructibilité malgré les destructions apparentes de ses manifestations, qui se succèdent et se répètent sans cesse. Le grand symbole divin, c’est le signe de vie et l’idée essentielle du mythe d’Osiris, du dieu mort qui revit, se retrouve au fond de tous les cultes égyptiens. De là cette importance partout attachée aux familles divines et la notion généralement reçue de la divinité comme nuter, c’est-à-dire se rajeunissant toujours. De là aussi la fermeté de la croyance à la vie future et à ses conséquences heureuses ou terribles. Peut-être faudrait-il rattacher aussi à cette conception primordiale et la vénération de l’animal vivant, regardé comme vase ou récipient de la divinité, et cet amour de la fixité, cette fidélité aux formes organiques une fois établies qui domine tout en Égypte, l’art, le gouvernement, l’industrie, et qui s’étend jusqu’au respect minutieux du cadavre.

Ce qui au premier abord paraît très singulier, c’est que l’ancienne Égypte ait pu associer, comme ses monumens écrits et sculptés nous l’attestent, des notions très abstraites de l’essence divine à un symbolisme si souvent monstrueux, et un sentiment très vif de l’unité divine a un polythéisme exubérant. Prétendre, comme on l’a soutenu jusque dans ces derniers temps, qu’il y avait une religion philosophique pour les prêtres et les initiés, mais soigneusement cachée au vulgaire, c’est se payer d’une hypothèse gratuite que tout dément. Il y avait, en Égypte comme partout, des rites mystérieux, mais tous, même les esclaves, étaient admis à l’initiation. Les images, les symboles étaient expliqués pour tous, et l’écriture hiéroglyphique n’était nullement le secret d’une caste jalouse d’en garder la connaissance pour elle seule. La véritable explication doit être cherchée dans le génie profondément symbolique de ce peuple. L’esprit, pénétré de la tendance symbolique, précisément parce qu’il aime et comprend le symbole comme tel, et non comme une reproduction exacte de la réalité, accepte aisément les formes excentriques et même monstrueuses du moment qu’il trouve moyen par là d’exprimer avec énergie le sentiment ou l’idée dont il est frappé. Nous pouvons constater quelque chose de très analogue dans les apocalypses juives et chrétiennes, dont les descriptions figurées défient presque toujours la peinture moderne. De même la notion de l’unité divine se rapportait plutôt à l’idée de l’unité de l’être divin, abstrait, inaccessible, qu’à l’une quelconque de ces formes déterminées. Ainsi les mêmes adorateurs, qui prient souvent dans des termes qui ne seraient pas déplacés dans la bouche d’un prêtre de Jehovah, se révoltent quand un Apepi ou tel autre roi s’avise de vouloir concentrer toutes les adorations sur une seule des manifestations de l’être divin, c’est un procédé diamétralement opposé à celui qui fut suivi par le peuple d’Israël. Celui-ci du polythéisme passa à la monolâtrie, et de là au monothéisme. Du reste M. Tiele se croit en mesure de montrer qu’il y a plus de rapports qu’on ne pense d’ordinaire entre la religion égyptienne et les religions mésopotamiennes de la Chaldée et de l’Assyrie. Nous attendons avec une vive curiosité le résultat de ses recherches sur le champ nouveau, encore si peu connu, qu’il explore. La critique lucide et sobre des redoutables études dont la terre des pharaons est l’objet nous est une garantie qu’il réussira aussi à filtrer les eaux passablement troublées que des savans fort érudits, mais pas toujours très clairs, nous ont rapportées des bords de l’Euphrate et du Tigre.

albert réville.

C. Buloz.

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