Chronique de la quinzaine - 14 juin 1838

Chronique no 148
14 juin 1838
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 juin 1838.


On ne dira pas que la session de la chambre des députés languit à son déclin. La discussion des crédits d’Alger, si complète et si animée, s’est terminée par le vote de ces crédits ; ce qui n’empêchait pas certains journaux de dire, ce jour-là même, que le ministère échoue dans tous ses projets.

M. Duvergier de Hauranne a ouvert, dans cette discussion, la série des attaques contre le ministère, ou plutôt contre notre possession d’Alger ; car M. Duvergier et M. Jaubert forment, avec quelques autres membres de la chambre, un parti anti-africain, qui s’applique à amener l’évacuation de l’Algérie. Il faut se hâter d’ajouter que ce parti a déjà diminué dans la chambre, et que le vote des crédits d’Alger le réduira encore à un plus petit noyau.

Quand nous disons que M. Duvergier et ses amis veulent l’abandon d’Alger, nous n’entendons pas dire qu’ils proclament hautement l’exécution de cette mesure. M. Jaubert lui-même ne touche ce chapitre qu’en plaisantant ; mais en se bornant à accorder des crédits pour le casernement et les hôpitaux, en répandant l’inquiétude et l’alarme, en exagérant les maux de l’occupation, maux inévitables que la France a eu à subir, à divers degrés, en Grèce, en Espagne, en Belgique, et partout où elle a envoyé ses soldats, depuis dix ans, même pour des expéditions pacifiques ; en démontrant l’impossibilité de garder ce qu’on a conquis, on marche assez ouvertement au but qu’on se propose. Il est vrai qu’on y marche seul, et que la chambre a ouvertement refusé de suivre, en cette voie comme en beaucoup d’autres, M. Duvergier de Hauranne et ses amis.

Notre possession d’Afrique a encore d’autres adversaires dans quelques hommes qui ont pris part à l’administration de l’Algérie, et qui, bien que très capables, se sont laissé effrayer par des difficultés toutes nouvelles pour eux. Il faut encore ranger dans cette catégorie un ou deux membres des commissions qui ont été visiter Alger et notre territoire d’Afrique. Tels sont M. Bresson et M. Desjobert. Il est à remarquer que ce n’est que dans l’ordre civil que s’offre, parmi les fonctionnaires, cette répugnance pour le maintien de notre domination en Afrique, ce qui prouverait, comme l’a dit le général Bugeaud, que le système d’occupation militaire est encore le seul qui convienne à cette conquête, et que le temps de l’administration civile n’est pas venu. C’est là toute la conséquence que nous tirons du discours de M. Bresson et des écrits de M. Desjobert. Le général Bugeaud dit bien, il est vrai, qu’il n’aime pas l’Afrique ; mais il n’a pas même la pensée de l’abandonner ; et à défaut de goût, il s’est fait un devoir de donner au gouvernement tous les moyens de s’y maintenir. M. Bresson, au contraire, se livre entièrement à ses goûts en pareil cas, et son vote, favorable aux crédits, il est vrai, était conçu en termes qui nous eussent fait voter dans un sens tout contraire, si nous avions prononcé un tel discours.

M. Th. Jouffroy, qui n’a pas eu, comme M. Bresson, la faculté d’étudier long-temps et de près la terre d’Afrique, a jugé avec un sens parfait de la nature de domination qu’on pourrait y exercer. M. Bresson dit que les Turcs sont tombés un jour de leur puissance en Afrique, parce qu’ils avaient une armée et pas de peuple. Il nous semble qu’ils se sont maintenus si long-temps dans ce pays, justement parce qu’ils avaient laissé à ce peuple arabe son organisation et ses mœurs. M. Bresson a ajouté que nous ne pourrions pas fonder notre domination en Afrique, parce qu’il y a entre nous et les Arabes une haine inextinguible ; et un journal, citant cette phrase, a ajouté, entre deux parenthèses, que le ministère paraissait consterné de cette déclaration. Voilà en effet de quoi éprouver une grande consternation, et c’est là une déclaration bien nouvelle ! Pense-t-on que, malgré la communauté de mœurs et de religion, les Arabes vissent d’un œil plus favorable les Turcs, qui les accablaient d’avanies et d’exactions ? Soyons justes envers les Arabes, respectons leurs croyances, et nous aurons non pas leur amour, car on n’a jamais d’amour pour ses conquérans, mais leur soumission, et c’est tout ce que nous pouvons exiger d’eux. Dire, comme l’a fait M. Molé, en répondant à M. Bresson, qu’il n’y a pas de haine inextinguible, c’est parler comme doit le faire le chef d’un ministère qui s’efforce de répandre la civilisation en Afrique, et d’arriver, par la paix, à se rapprocher des Arabes. Il était juste aussi de répondre à ce mot, au moins imprudent dans la bouche d’un agent du gouvernement ; mais en lui-même ce mot a peu d’importance, et l’opposition, qui semble tant tenir à nous voir haïs, a eu grand tort de s’en féliciter. M. l’intendant d’Afrique voulait aussi qu’on gouvernât l’Algérie en opposant Achmet-Bey à Abd-el-Kader. La France doit gouverner de plus haut ; d’ailleurs, s’il était vrai que la France fût aussi profondément et aussi généralement haïe en Afrique que le dit M. Bresson, nous créerions, dans ce cas, deux agens de haine et de révolte au lieu d’un, et ce serait assurément une très fatale mesure.

M. Desjobert va plus loin, mais il est plus conséquent. Il n’y a, selon lui, à recueillir en Afrique que des coups de fusil. À son avis, c’est la seule chose qu’on y reçoive, sans l’avoir apportée. Comme M. Jaubert a des états exagérés des millions dépensés en Afrique, M. Desjobert a une nomenclature vraiment fabuleuse des soldats qui y ont péri. Il y a une Afrique encore plus meurtrière et plus terrible que celle où nous nous sommes établis, une Afrique où le soleil dévore plus ardemment, où les maladies tuent plus vite : c’est l’Afrique de M. Desjobert, c’est celle dont il a déroulé le tableau devant la chambre. Aussi ne veut-il donner ni un homme, ni un écu pour garder cette Afrique-là. Peu lui importe que nous ayons des ports dans la Méditerranée, en face de Toulon, en face de l’Espagne, en face des Baléares, et vis-à-vis de la Sardaigne. M. Desjobert trouve le port de Toulon assez grand pour nos besoins maritimes, et la question d’Orient, comme toutes les autres questions extérieures, ne dérange pas sa préoccupation particulière. C’est à un degré plus élevé l’esprit de localité, qui domine l’honorable député. Les uns s’élèvent de la commune à la préfecture, les autres élargissent le cercle de la préfecture au département ; de plus hardis étendent leurs vues jusqu’au bassin ; M. Desjobert embrasse tout l’intérieur de la France. C’est beaucoup, c’est énorme, mais pas encore assez. Alger coûte de l’argent et des hommes à la France ; donc tout serait dit en abandonnant Alger. M. Desjobert a terminé son discours en disant que si l’on supprimait l’impôt du sel et Alger, dans la dernière chaumière on s’écrierait : Vive Alger ! Ce serait là, en effet, un propos de chaumière. Sans doute, on trouve souvent beaucoup de bon sens dans les chaumières ; mais on doit trouver quelque chose de plus dans une chambre des députés. Un peu de prévision et de science politique n’y sont pas superflues, et si l’on parvient sinon à supprimer, du moins à diminuer l’impôt du sel, comme nous le désirons, il faut espérer que ce sera à l’occasion de quelque évènement plus favorable à la dignité de la France que ne le serait l’abandon d’Alger.

Ce n’est pas non plus à M. Piscatory qu’on donnera l’épithète d’Africain, que M. Duvergier jette avec ironie aux partisans de la colonisation. Il veut, il est vrai, l’occupation des côtes, mais afin que nos 50,000 hommes soient tout prêts à se rembarquer au premier coup de canon qu’on entendra en Europe. Singulier procédé pour améliorer la situation des dominateurs d’un pays conquis, et pour consolider leur puissance, que de les tenir un pied dans l’eau du rivage ! Toutefois M. Piscatory ne ferme pas tout-à-fait les yeux, comme M. Desjobert, sur les avantages d’une double position dans la Méditerranée. Il ne nie pas la bonté des stations maritimes d’Oran, d’Arzew, de Mostaganem, de Bougie, de Bone et de la Calle. Il va même jusqu’à consentir à l’amélioration du port d’Alger. Mais que seraient des positions maritimes toujours menacées de l’intérieur ! car certainement la population arabe, abandonnée à elle-même, harcellerait sans cesse nos établissemens, qui ne seraient, comme l’entend M. Piscatory, qu’un refuge pour nos vaisseaux. M. Piscatory félicite cependant de la prise d’Alger la France, qui a obéi, en cela, dit-il, à une mission providentielle qu’elle a reçue de tous les temps depuis les croisades. L’abolition de la piraterie lui était réservée, comme les guerres d’Italie, qui joignirent la civilisation byzantine à celle de l’ouest de l’Europe. Nous pourrions encore chicaner sur ce petit trait d’érudition historique, car ce fut l’Allemagne qui se chargea la première de ce rapprochement dans ses guerres, qui précédèrent les nôtres ; mais nous nous bornerons à parler de la mission que M. Piscatory donne ici à la France. Elle serait bien mal remplie, si nous nous mettions à nous blottir en égoïstes dans l’enceinte fortifiée de quelques ports d’Afrique, et à regarder paisiblement, d’entre les créneaux des murs, les effets de la barbarie qui s’étendrait autour de nous. Il n’y aurait là ni sûreté ni grandeur, et il vaudrait mieux s’en aller tout bonnement d’Afrique avec M. Desjobert, que d’y rester comme le voudrait M. Piscatory.

Nous voudrions que l’Afrique française n’eût que des adversaires comme M. le général Bugeaud, C’est un de ces ennemis tels qu’on se les choisirait à soi-même ; mais, malheureusement, on ne choisit pas ses ennemis. On n’aurait à attendre que des attaques loyales d’une ame aussi franche et aussi généreuse. M. le général Bugeaud avait déjà écrit sur Alger une brochure d’un style vif et prompt, pleine de ces expressions familières et naturelles qui distinguent son esprit. M. le général Bugeaud offre dans les camps un peu du caractère que M. Dupin montre au barreau. Il y a dans l’un une sorte de bonne humeur héroïque qu’on dirait empruntée aux compagnons d’armes de Henri IV, comme dans l’autre la rondeur bourgeoise d’un vieux magistrat du parlement. C’est cette modération particulière à nos vieilles mœurs, cette réflexion d’esprit sensé, qui ont fait résister M. Dupin à la tentation de garder un des portefeuilles qu’il a été quelquefois à même d’offrir aux autres, et qui ont arrêté le général Bugeaud au moment où, à la tête d’une belle division, campée le long de la Tafna, il aurait pu tenter la conquête du bâton de maréchal par quelque grande et lointaine expédition jusqu’au Grand-Désert. Le général Bugeaud a admirablement expliqué à la tribune le combat qu’il se livra à lui-même, quand il voyait autour de lui la division d’Oran, belle, jeune et complète, pourvue de tout, quoi qu’en ait dit M. Berryer, la division la plus confiante et la plus brave, qu’il avait déjà conduite aux Arabes de la Sicka en 1836, et qui savait bien, ainsi que son chef, qu’elle marcherait à la victoire. Dans ce moment, le général Bugeaud eut sans doute beaucoup de peine à ne pas tirer l’épée contre Abd-el-Kader, à ne pas obéir au sentiment de la gloire et à ce qu’il appelle militairement l’intérêt de sa division. « Mais, a dit le général Bugeaud, je crus devoir faire céder cet intérêt à l’intérêt du pays, et je dois dire à l’éternel honneur de ma division, qu’elle n’a pas fait entendre un seul murmure dans les rangs, que même j’ai été généralement approuvé, parce que cette division a le véritable sentiment de l’amour du pays. Elle sait très bien que la guerre ne se fait pas dans l’intérêt des armées et de leur gloire, mais toujours dans l’intérêt du pays. » Le long discours prononcé par le général Bugeaud, dans cette discussion, est rempli de traits aussi heureux, et de ces élans d’honneur qui émeuvent même ses adversaires, parce qu’on sent que l’orateur n’est pas dominé par des passions de parti, quoiqu’il soit passionnément d’un parti, qui est celui de la paix et de l’ordre en France, de sa dignité et de sa puissance. C’est un beau rôle que joue là M. Bugeaud, et c’est aussi un fait qui atteste de la haute civilisation d’un peuple, qu’un général, plein d’ardeur guerrière et d’énergie, venant vanter les avantages de la paix, et faisant le sacrifice des intérêts de sa renommée, de son avancement rapide, à ce qu’il regarde comme les intérêts de son pays.

Trouvez un meilleur langage que celui du général quand il définit la guerre qu’il faudrait faire en Afrique. Il y a deux espèces de guerre, selon lui. Ce qu’il nomme la grande guerre, n’est comparable qu’à ce que tentait Napoléon quand il partait pour Moscou. M. Thiers, dont le regard étendu avait deviné tout ce qui est possible et tout ce qui est impossible en Afrique, avait jugé cette grande guerre comme le fait le général Bugeaud dans son discours et dans sa brochure. On ne dominerait l’Afrique, par ce système de guerre, qu’en formant de grosses divisions, qu’on placerait le plus près possible du désert, afin d’y repousser toute la population qui ne voudrait pas se soumettre. Chaque colonne de 10,000 hommes, et il en faudrait dix, aurait sa sphère d’activité ; sa tâche serait d’empêcher les Arabes de se livrer à leurs travaux agricoles, de brûler les moissons, de détruire les semences ; et comme le désert ne produit rien, il faudrait bien qu’un jour les Arabes vinssent à merci. Une fois soumis, il faudrait encore les maintenir, et l’occupation du pays par 100,000 hommes serait sans fin. M. Bugeaud ajoute à ces nécessités dix autres colonnes mobiles, destinées à approvisionner les colonnes sédentaires, et un peuple entier de colons européens. Il y a là quelque exagération, et elle était inutile, car une guerre qu’on ferait, même avec 100,000 hommes seulement, ne serait du goût de personne, ni du ministère, ni des chambres, ni du pays.

Reste la petite guerre, et le général Bugeaud s’y entend à merveille. M. Berryer a avancé que le général Bugeaud avait fait la paix, faute de moyens pour faire la guerre. Le général trouve, au contraire, qu’il en avait de trop pour le genre de guerre qu’il eût faite, et qu’il ferait toujours en Afrique. Pas de canons d’abord. Le général Bugeaud dit lui-même, dans son piquant langage, qu’en arrivant en Afrique, il avait trouvé un grand amour pour l’artillerie dans l’armée qu’il avait à commander. Le canon, disait-on, éloigne les Arabes. « Éloigner les Arabes ! disais-je ; mais, au contraire, il faut les rapprocher. » Et cette belle réponse, digne de nos meilleurs temps militaires, est tout un système de guerre. Les Arabes sont des oiseaux, a dit encore M. Bugeaud ; ils s’envolent à notre approche. Les villages arabes sont des camps qui fuient, qui s’échappent à douze et quinze lieues de nos colonnes. Donc, ni chariots, ni canons, ni rien qui embarrasse la marche, ou qui la maintienne dans une ligne unique. Avec du canon, on est exposé à ce que les Arabes sachent d’avance les lieux où nos colonnes sont forcées de passer, et leur tendent des embuscades. On ne peut abandonner le matériel ; il faut rester et le défendre, et, pendant ce temps, les Arabes harcellent nos flancs et nous déciment, Sans canons et sans bagage, au contraire, on peut prendre l’offensive, et les combats qui duraient tout un jour ne durent que trois quarts d’heure au plus.

Le général Bugeaud était monté à la tribune, non pour défendre son système de guerre, mais bien son système de paix, et répondre aux détracteurs du traité de la Tafna. Il l’a fait avec le même bonheur. Quant à la forme du traité et aux détails de sa conférence avec Abd-el-Kader, il a prouvé qu’il avait su maintenir en tout point la dignité de la France. Il a démontré que le traité même est favorable à la France. On a dit qu’il avait abandonné à Abd-el-Kader quatorze cent cinquante lieues de terrain ; mais Abd-el-Kader les avait déjà. Le général offre de les reprendre avec huit mille hommes, mais il ne se charge pas de les garder, car la domination de l’émir et celle de la France consistent à parcourir cette vaste étendue de pays. Il fallait traiter avec les Arabes ou les exterminer. Pour traiter, il faut un chef, et toutes ces tribus errantes n’en avaient pas. Où donc les trouver ? Abd-el-Kader était le seul Arabe qui eût pris de l’influence sur ses coreligionnaires ; sa puissance existait, on ne l’a pas faite par le traité de la Tafna ; il avait Médéah, Miliana, il commandait jusque dans le centre de la Mitidja ; c’était le seul chef puissant, on l’a rendu responsable et on l’a accepté. Quant aux suites et aux interprétations du traité, le vague qu’on trouve dans ce passage jusqu’à l’Oued Kadara, le général déclare qu’il n’existe pas, et que cette phrase veut dire jusqu’à la province de Constantine. C’est donc au gouvernement de ne pas souffrir que l’émir s’établisse entre nous et Constantine. Il n’y a plus de vague là-dessus.

Ayant ainsi défendu ses actes, le général Bugeaud a rendu justice au ministère actuel, et après un discours tel que le sien, son témoignage a du prix.

« La Régence est pacifiée, a-t-il ajouté, et je dois dire que nous le devons à l’idée constante du ministère. Le ministère a eu cette pensée dès le commencement de 1837, il l’a poursuivie avec persévérance, avec fermeté, et le traité de la Tafna a accompli son vœu. » Le ministère se contentera sans doute de l’accord qui règne entre ses vues et celles des généraux, qui, tels que le maréchal Valée et le général Bugeaud, ont donné, en Afrique, tant de preuves de capacité, et il se consolera facilement de la désapprobation de M. Berryer, de M. Mauguin, de MM. Jaubert et Desjobert, et des autres ennemis de la domination de la France en Afrique.

Nous ne suivrons pas M. Guizot dans son discours, qui a été rudement contredit par M. Jaubert. M. Guizot est de l’avis du ministère. La France doit dominer grandement en Afrique, et non pas se réduire à quelques comptoirs commerciaux. Les vainqueurs d’Alger, de Constantine, ne peuvent devenir le lendemain de simples marchands. La France ne doit pas abandonner l’idée de conquête, mais elle doit la faire successive et systématique. En un mot, M. Guizot croit à l’Afrique française, aux bons résultats de notre établissement, et, en cela, il se sépare de M. Duvergier de Hauranne, de M. Piscatory, de M. Jaubert, qui tous, plus ou moins, sous une forme plus ou moins ouverte, votent pour l’abandon. Après cet acte de conscience, M. Guizot s’est cru obligé de terminer par une petite épigramme contre le ministère, et il a envoyé, en quelque sorte, la chambre voir ce qui se passe en Afrique, en lui adressant ces paroles du chancelier Oxenstiern à son fils : « Allez voir avec quelle petite dose de sagesse le monde est gouverné ! » Eh ! mon Dieu, la chambre n’a pas besoin de se déranger pour faire l’expérience de ces paroles ; qu’elle reste sur ses bancs et qu’elle écoute, comme elle l’a fait, les discours des amis de M. Guizot, leurs vœux contradictoires, leurs jugemens si hardis et si précis sur cette grande affaire d’Afrique qu’ils ont si légèrement étudiée, et elle se convaincra que la plus grande dose de sagesse n’est pas dans les mains de ceux qui ne gouvernent pas aujourd’hui. M. Jaubert l’a bien fait voir en attaquant aussi personnellement M. Guizot, en lui attribuant aussi clairement la pensée de se ménager, au moyen de son opinion sur l’Afrique, une entrée aux affaires avec le centre gauche. Nous n’oserions pas tenir ce langage à M. Guizot. Il est vrai que l’amitié a ses priviléges. M. Jaubert en use largement.

M. Molé a parfaitement répondu à tous ces orateurs de l’abandon. Il a replacé la question en véritable homme d’état et en homme d’affaires. Il a relégué, dans les définitions historiques, les systèmes qu’on avait appelés arabe, turc, français ; avec la netteté d’esprit qui lui est particulière, il a fait comprendre à la chambre qu’il n’y a que trois lignes à suivre : l’évacuation, la domination générale ou la domination restreinte. — « C’est ce troisième système qui est le nôtre, qui l’a toujours été, » a dit M. Molé. Sait-on rien de plus explicite ?

À M. Jaubert, M. Molé a répondu que la Tafna et Constantine ne sont pas une contradiction ; que, si la France avait pu faire une paix honorable avec Achmet-Bey comme avec Abd-el-Kader, elle l’eût faite ; mais que l’honneur et la sûreté voulaient cette expédition. Ailleurs, au contraire, une bonne politique voulait la paix, et le général Bugeaud l’a prouvé. À M. Duvergier, à M. Desjobert, M. Molé a déclaré que nos progrès en Afrique sont réels, et que huit ans de possession ont déjà produit leur fruit ; à M. Piscatory, que la destruction de la piraterie, ce grand et noble fait, n’est pas suffisant pour la France, et qu’elle gardera tous les avantages réels que cet acte philantropique doit lui donner ; enfin, à tous les partisans de l’abandon total, qui veulent que nous empêchions les autres puissances de s’établir sur les côtes que nous quitterions, il a répondu qu’il aime mieux occuper Bone et Oran, que de livrer, dans la Méditerranée, des combats inutiles. Ce discours, prononcé en si bons termes, et avec une simple dignité, a produit une vive impression sur la chambre, et l’on a reconnu l’esprit d’affaires qui obtient en Afrique, par sa persévérance, les bons effets signalés par le général Bugeaud.

Dans la même séance, M. Molé est monté à la tribune pour repousser des attaques d’un autre genre. Il s’agissait de répondre à M. Berryer, grande tâche si l’on songe au talent de l’honorable député, mais qui devient plus facile si l’on considère sa position. Placé comme il l’est, entre les partis et dans le parti où il s’égare, M. Berryer n’est qu’une puissance négative dans la chambre, et il ne peut apporter à la tribune que des négations. Il est vrai qu’il les varie avec un rare talent, mais l’arrière-pensée qui apparaît sous toutes ces formes amortit l’effet de son éloquence et paralyse toutes ses assertions. C’est là ce qui lui est arrivé dans la discussion des chemins de fer et dans celle du crédit d’Alger. Dans cette dernière discussion, l’éloquence de M. Berryer a même été malheureuse, et elle a attiré à la restauration, de la part de M. Molé, un procès dont s’est mal tiré, contre son habitude, l’habile avocat de la dynastie déchue.

M. Berryer avait débuté en accusant l’administration, en lui demandant de préciser le but qu’elle se propose en Afrique, ce que M. Molé venait de faire quelques momens auparavant, et en des termes d’une clarté parfaite. M. Berryer lui-même indiquait ce but en établissant la question d’Orient sous son véritable jour, question dans laquelle ne pouvait s’engager le ministre des affaires étrangères. Si M. Berryer s’en était tenu là, il aurait pu faire quelque impression sur la chambre ; mais la restauration n’eût pas été satisfaite, et il fallait la montrer bien supérieure à la monarchie de juillet dans cette question d’Afrique. M. Berryer a donc fait l’historique secret de la conquête de 1830 ; il a cité un rapport fait au roi par le ministre de la guerre, le 14 octobre 1827, où l’on établissait le droit de conquête en Afrique, et où, il faut le dire à l’honneur de ce ministre, on déclarait que le but de la France était d’obtenir un jour, d’une manière stable, la limite du Rhin à la cime des Alpes. M. Berryer affirme que l’alliance russe pouvait seule nous donner ces limites. Nous ne le contestons pas ; mais on sait où nous menait l’alliance russe. La France aurait-elle voulu payer de sa liberté ces limites du Rhin ? Voici la question véritable. Eût-elle accepté une étendue de territoire en échange des ordonnances de juillet ? Nous convenait-il d’être un plus grand peuple que nous ne le sommes, mais d’être un peuple asservi ; de perdre en dignité humaine, en grandeur morale, ce qu’on voulait nous faire gagner en développement territorial ? La France avait refusé mieux de la main de Napoléon ; elle avait salué avec joie Louis XVIII, qui revenait de l’exil, ne lui apportant ni grandeur, ni gloire, et dont le retour la privait des conquêtes qui lui avaient coûté vingt-cinq ans de combats et un million de ses enfans, morts dans les batailles. Elle lui avait tendu les bras, parce qu’il rapportait la liberté, car elle savait que la liberté lui rendrait un jour sa grandeur. Au contraire, la France a chassé Charles X au moment où il venait de lui donner la capitale d’un empire en Afrique. La gloire d’Alger n’a pu sauver sa couronne, et la France, qui venait de rompre avec son souverain et de faire un si grand acte d’énergie, n’a pas hésité à reconnaître les traités de 1815. L’alliance anglaise, c’est le maintien de la liberté en Europe pour tous les peuples qui l’ont acquise, la ligue des constitutions. Gardons ce que nous avons, les limites du Rhin viendront quand elles pourront ; mais défions-nous des conditions auxquelles on nous les offrirait.

M. Berryer, entre autres talens, en a un qui lui est propre, c’est de grouper tous les genres de mécontentemens, et de les faire servir à sa cause. Ainsi, le général Bugeaud n’avait pas le matériel nécessaire, et nous avons vu que le général se trouvait trop pourvu. Le maréchal Clausel manquait de tout, et on lui avait fait une mortelle injure en lui envoyant, au moment de l’expédition de Constantine, un général, pour le suppléer au besoin. Ce général Damrémont, qui a été tué lui-même dans la seconde expédition de Constantine, et qui, heureusement, avait près de lui le général Valée pour le suppléer au besoin. Ainsi, en suivant le conseil de M. Berryer, en n’ayant pas de général supplémentaire, on eût manqué la seconde expédition de Constantine. Il est vrai que M. Berryer n’est pas tenu de nous donner de bons conseils. Le mécontentement des tories anglais a été également exploité par M. Berryer. Il a cité (en anglais) un passage du Times, où, disait-il, sir Robert Peel accusait le roi des Français d’avoir manqué à la parole qu’il avait donnée aux puissances, en gardant Alger. Ou M. Berryer, qui parle si bien français, comprend bien peu la langue anglaise en la traduisant ainsi, ou sa préoccupation a été grande. M. Molé s’est chargé de faire plus heureusement la version anglaise proposée par M. Berryer. Il a répondu que la déclaration du roi des Français, à laquelle faisait allusion sir Robert Peel, dans le parlement, le 18 mars 1834, ne s’appliquait, en aucune façon, à notre possession ; et quant à l’esprit de nationalité de la restauration, il a révélé que, non-seulement elle s’était engagée à consulter ses alliés sur l’usage qu’elle ferait de sa conquête, mais qu’elle avait négocié, à Constantinople, l’abandon d’Alger, en échange de certains droits commerciaux. Le reste du discours de M. Berryer est tombé pièce à pièce sous le poids des documens officiels dont M. Molé a donné connaissance à la chambre, dans sa vive et énergique improvisation. Il l’a terminée en annonçant que le gouvernement s’occupe, depuis quelque temps, d’organiser le culte de notre religion en Afrique. C’était le dernier reproche de M. Berryer. Il s’est trouvé qu’il n’était pas plus fondé que les autres.

L’excellent discours de M. de Montalivet sur cette question d’Afrique, qu’il paraît avoir étudiée à fond, avec la conscience qu’il met dans ses travaux, a complété la bonne attitude du ministère dans cette importante discussion. En votant les crédits pour l’effectif des troupes, pour les travaux à exécuter à Alger et sur d’autres points, la chambre a prouvé qu’elle adopte les vues du cabinet, et qu’elle veut, comme lui, conserver l’Algérie. Voilà une question capitale résolue, et résolue à l’honneur de la France. Nous en félicitons la chambre, le ministère et le pays.

Le budget de la guerre a été voté par la chambre, qui a passé outre quand M. Demarçay a élevé des objections sur l’avancement des princes de la famille royale, obéissant ainsi à un sentiment de convenance qu’elle a fait en même temps respecter. Des difficultés s’étaient élevées entre la commission du chemin de fer du Havre et les soumissionnaires. On espère qu’elles seront aplanies, et que les travaux de cette ligne pourront commencer cette année. Dans le vote général du budget de 1839, 204 voix contre 52 ont prouvé au ministère que la chambre n’obéit pas aux suggestions des partis. Un nouveau scandale, le dernier de la session, nous l’espérons, a été tenté hier par M. Gauguier, qui a renouvelé, en termes plus qu’inconvenans, sa motion annuelle sur les députés fonctionnaires. La chambre a répondu par son ordre du jour annuel. Nous n’attachons pas une haute importance au rejet ou à l’admission de la proposition de M. Gauguier, car nous pensons qu’il se trouvera toujours, dans la chambre, des députés modérés et prudens, disposés à maintenir l’ordre et à donner au gouvernement la force qui lui est nécessaire. Il suffit, pour cela, d’être propriétaire, industriel, père de famille, ou simplement homme sensé. N’avons-nous pas vu dans cette session les projets du gouvernement attaqués par des fonctionnaires ? Ne compte-t-on pas parmi eux des députés doctrinaires et d’autres nuances de l’opposition ? Et quand M. Gauguier s’est adressé de la tribune à ses collègues, en leur disant : « Vous, le conseiller de la cour de cassation ; vous, le procureur-général ; vous, le conseiller d’état ; vous, le professeur de l’Université, » du ton que prenait Cromwell en reprochant aux membres du parlement qu’il évinçait, d’être l’un un joueur, l’autre un ivrogne, l’autre un débauché, on n’a pu qu’applaudir au rappel à l’ordre dont il a été frappé. Encore quelques sorties de ce genre, et l’on reviendra, comme on est revenu de tant de préventions, de cette sorte d’ostracisme appliqué aux fonctionnaires. Il semble à certaines gens que les hommes savans, capables, actifs, laborieux et souvent éminens, qui consacrent leur vie au service de l’état pour un salaire qui ne paraîtrait pas suffisant au plus mince industriel, soient des parias qu’il faille écarter à tout prix. Or, il n’y a pas de pays dans toute l’Europe (et l’Europe entière nous rend cette justice, si M. Gauguier nous la refuse) où les fonctionnaires du gouvernement soient plus droits et plus intègres. Le personnel de l’administration en France est cité partout en exemple, on vante son exactitude, sa conscience et sa probité, jusque dans les postes inférieurs ; et parmi nous, il est de mode de déclamer contre les fonctionnaires ! Un oisif, un spéculateur enrichi d’un coup de Bourse, un entrepreneur qui a réalisé une sorte de fortune, se croient bien au-dessus de tous les fonctionnaires. On est indépendant du gouvernement ! C’est le grand mot, mot bien vide et bien contraire aux conséquences qu’on en tire, car cette dépendance entraîne avec elle des devoirs qui sont une garantie qu’on ne trouve pas ailleurs. Nous reviendrons sur ce sujet, parce qu’il y a quelque courage à s’attaquer à des lieux communs et à des erreurs triviales, et c’est un devoir auquel nous ne ferons jamais défaut.

Nous ne reculerons pas plus devant les attaques de certaines feuilles qui, comme le Constitutionnel, ne voient d’indépendance que dans les injures qu’on adresse au pouvoir. La presse servile, selon nous, est celle qui obéit aveuglément aux instincts les plus grossiers qu’elle suppose dans ses lecteurs, et qui est injurieuse, en cela, non pas seulement à ceux qu’elle attaque, mais à ceux qu’elle défend de cette façon. Nous parlons du Constitutionnel, parce qu’il est à la tête de cette école de polémique surannée, qui mérite tout le ridicule dont l’a couverte, en termes si spirituels, la presse quotidienne littéraire. Pendant cette session, et durant quelques semaines seulement, ce pitoyable genre de discussion semblait avoir été écarté par le Constitutionnel ; une connaissance hardie et profonde des affaires n’y excluait pas, dans certains articles, les formes polies et souvent généreuses ; mais le génie de l’ancien Constitutionnel a reparu depuis, plus étroit encore peut-être, et plus livré à de mesquins intérêts. On lit aujourd’hui à chaque ligne du Constitutionnel que son goût, son élévation, sa science politique, sont allés en voyage. Nous souhaitons que la tempête et l’orage les épargnent, et qu’elles nous reviennent, mais en des lieux où tant de qualités seraient moins déplacées. Toutefois nous n’imiterons pas ce que nous blâmons, et nous ne rechercherons pas quels noms se dérobent sous les articles que publie le Constitutionnel. C’est une inconvenance qu’il a commise à notre égard, et nous croyons de notre droit de la lui interdire, comme c’est le sien de nier que tel ou tel écrivain, dont on a bien voulu lui faire honneur, coopère à sa rédaction. La liberté de la presse est assez grande pour tous, ce nous semble, sans aller aussi loin. Quand le Constitutionnel examine les titres de tous les membres de la Légion-d’Honneur nouvellement nommés, et s’élève contre la nomination de juges-de-paix et de maires de communes, nous nous contentons de rire de ce dédain aristocratique qui lui convient peu, et nous ne demandons pas si quelque nomination que ne motivent ni les services rendus à l’état, ni le mérite littéraire, n’a pas été favoriser quelqu’un de ses intéressés. Nous nous en tenons à la discussion des principes, nous nous bornons à réfuter ceux du Constitutionnel, quand l’occasion se présente, et nous réclamons une juste réciprocité.

Ceci nous amène à parler d’un article publié récemment par un journal du soir, la Charte de 1830. Il y était dit, et d’un ton tout-à-fait ministériel, que certains journaux, ayant supposé que le dernier article de la Revue des Deux Mondes, sur la question belge, était écrit ou dicté par M. le président du conseil, on devait déclarer que le ministre des affaires étrangères n’a, dans la presse, aucun organe qui soit le dépositaire ou le confident de sa pensée.

Cette protestation nous semble parfaitement inutile. En tous les temps, les ministres ont passé pour avoir des relations avec les journaux ; certaines feuilles ont été même désignées comme renfermant l’expression de leur pensée, mais rarement on a vu des ministres prendre la peine de démentir ces bruits, soit qu’il leur semblât que leurs pensées étaient bonnes à connaître, soit qu’ils tinssent pour superflu de contredire des assertions hasardées.

Le journal ministériel du soir ajoutait : « M. le comte Molé n’a, dans la presse hebdomadaire ou quotidienne, aucun organe qui soit le confident ou le dépositaire de sa pensée. » Or, à moins que la Charte ne fasse partie ni de la presse hebdomadaire, ni de la presse quotidienne, l’article qu’elle publie ne peut émaner de M. le comte Molé. Nous le tenons pour vrai, cependant ; M. Molé ne confie sa pensée à aucune feuille, et nous ne voulons pas croire qu’il aurait daigné prendre la plume pour écrire dans un journal, et pour y dicter un article qui ne se trouverait ainsi qu’une fiction, dans le moment même où l’on déclare que M. le président du conseil n’a aucune relation, ni verbale, ni écrite avec les journaux. Nous avons eu beau retrouver l’article de la Charte de 1830 dans le Moniteur, nous ne croirons pas qu’il émane de M. Molé tant que nous ne le lirons pas dans la partie officielle.

Aucun journal n’a donc la pensée de M. Molé, pas même la Charte, qui parle en son nom. Ce n’est pas nous, assurément, qui nous porterons à l’encontre de cette vérité. Personne ne nous a jamais surpris la prétention d’exprimer les idées de M. Molé, et nous ne nous sommes jamais donnés, que nous sachions, pour les organes de son opinion. Nous avons défendu le ministère, il est vrai, parce qu’en l’état d’aigreur où le cabinet précédent avait mis les esprits, nous avons jugé qu’il était de l’intérêt du pays d’avoir un ministère conciliant et facile. La paix, l’ordre et la prospérité qui règnent en France aujourd’hui, prouvent que nous ne nous étions pas trompés sur les résultats que nous attendions de cette administration. Nous dirons, en même temps, que nous ne nous étions pas non plus trompés sur cette administration elle-même ; en la défendant loyalement, comme nous l’avons fait dans le cours de cette session, en lui indiquant avec vigilance tous les points par lesquels on devait l’attaquer, en suppléant, par nos plaidoyers assidus et chaleureux, à son silence dans quelques discussions, nous obéissions à une pensée qu’on peut dire, maintenant que ses dangers de tous les jours et de toutes les séances sont passés.

Cette pensée, la voici. Nous appréhendions, avec beaucoup de bons esprits, que les notabilités de la chambre qu’on désignait pour un prochain ministère, n’y apportassent des idées politiques trop vivaces pour ce temps d’arrêt et de repos dont le pays avait besoin, après les alertes que lui avaient données les lois de disjonction, de dénonciation, et toutes les entreprises non consommées des ministres du 6 septembre. Il est vrai que M. Molé faisait partie de ce cabinet ; mais nous connaissions trop bien la véritable nature des opinions politiques de M. Molé, et le sens fin et exquis qui les dirige, pour ne pas savoir qu’une fois uni à M. de Montalivet, il serait d’autant plus à la hauteur de sa mission, qu’il obéirait, sans obstacle, au penchant naturel de son esprit libéral. Or, c’est ce qui le rendait admirablement propre aux circonstances et à l’état de choses qu’il fallait établir. Dans cette année de repos, et non de langueur, comme on l’a prétendu, de grandes affaires ont été décidées, de grands travaux, bien utiles pour la France et bien nécessaires à sa tranquillité future, ont été votés, grace au ministère d’abord, mais grace aussi un peu aux défenseurs du ministère dans la presse quotidienne et hebdomadaire, dont le zèle et le dévouement au pays méritaient peut-être un langage moins dédaigneux que celui que leur tient la Charte de 1830. Mais le ministère voudrait manquer de gratitude envers ses défenseurs, qu’il n’y réussirait pas, car il ne leur doit rien. Il ne s’agissait pour eux que d’empêcher qu’une session aussi importante que l’a été celle-ci, ne fût stérile, comme elle pouvait l’être par l’effet du mécontentement des partis et par d’autres causes qu’il ne nous convient pas d’indiquer. La presse intelligente des intérêts du pays a atteint son but. La France aura des canaux, des chemins de fer ; c’est là tout ce qu’elle voulait. Peu importent maintenant les questions personnelles. Que le ministère ait ou n’ait pas d’organes, la question n’est là ni pour les chambres, ni pour le pays, ni même pour la presse. Quant à nous, loin d’ambitionner cet honneur, nous conseillerions plutôt au ministère de s’en tenir à la déclaration de la Charte. En ne communiquant ses vues politiques à aucun journal, il évitera l’inconvénient qu’il a maintes fois éprouvé, celui de se voir attribuer des vues qui ne sont pas les siennes, ou qui pourraient ne l’être plus.

La Charte de 1830 nous dit encore que, dans toutes les affaires diplomatiques, la discrétion est le premier devoir et la garantie du succès. C’est notre avis ; nous sommes convaincus que ce secret ne saurait être trop religieusement gardé, et nous voudrions même qu’il le fût mieux encore, s’il se pouvait. Mais les affaires diplomatiques sont de deux sortes : l’une, qui doit rester dans le mystère le plus absolu ; l’autre, dont la divulgation est une nécessité. L’affaire belge est de ce genre, en partie du moins. Cela est si vrai, que le ministère anglais, le ministère français, ainsi que le roi de Hollande, se sont hâtés, comme à l’envi, de divulguer la communication faite dernièrement par ce souverain à la conférence de Londres. C’est que, de part et d’autre, chacune des puissances sentait qu’elle n’arriverait à son but qu’en s’emparant de l’opinion, et le gouvernement français plus que tout autre, lui qui avait à lutter, en France et en Belgique, contre des idées exagérées selon nous, mais puissantes, mais populaires, mais presque nationales. Voilà pourquoi M. Molé, qui est un ministre entendu, devait tenir à ce que le traité du 15 novembre, traité qui lie la France et l’Angleterre, ne fût ni méconnu, ni contesté. Nous avons dit que, sous le point de vue de la délimitation du territoire belge et hollandais, il serait imprudent et malhabile, à la France comme à la Belgique, de le contester. Cette pensée est-elle venue aussi à M. Molé ? Nous l’ignorons, mais nous savons qu’à sa place elle nous viendrait. Quant à nous, nous l’avons dite tout uniment, d’abord parce que c’est notre conviction, puis, parce que nous ne sommes pas ministres. Assurément, si quelqu’un a compromis le ministère en tout ceci, c’est la Charte de 1830, avec son langage officiel et ses dénégations embarrassées.

Cette pensée, que nous avons exprimée, est encore la nôtre, et, que le ministère l’adopte, qu’il la conserve ou qu’il l’abandonne, notre avis est qu’elle prévaudra. Le traité du 15 novembre, invoqué par le roi de Hollande, ne peut être anéanti par notre bon plaisir. Le secret des négociations finira un jour, et l’on verra que si l’affaire de Belgique s’arrange au gré de ce pays, que si le gouvernement belge conserve, dans le Limbourg et le Luxembourg, quelques parties du territoire qu’il occupe provisoirement, ce ne sera qu’en s’appuyant sur les articles du traité relatifs à la question des finances, qu’on sera arrivé à ce but. C’est la seule, c’est la véritable protection que la France puisse donner aujourd’hui à la Belgique, à moins que le ministère ne soit décidé à déchirer, à coups de canon, le traité de 1831.

Nous disions, et nous disons encore, qu’il pouvait s’ouvrir de nouvelles négociations au sujet de l’indemnité qui revient à la Belgique pour les dépenses que lui a causées le refus de sept ans du roi de Hollande. Ajoutons que, sous ce rapport, le traité a été très défavorable à la Belgique, dont la dette était bien moindre que celle de la Hollande lors de la réunion de ces deux pays, et qui se trouve grevée de la moitié de cette dette depuis leur séparation. Il reste d’ailleurs un traité à faire entre la Hollande et la Belgique, car ces deux puissances n’ont pas traité ensemble le 15 novembre ; elles ont seulement été mises en demeure d’accéder aux conditions qui leur étaient imposées par les grandes puissances. C’est alors que la Belgique pourra élever des réclamations au sujet des forces navales du royaume-uni des Pays-Bas, dont la Hollande s’est emparée, et qui doivent entrer dans le partage, comme la dette, comme le territoire. Or, les Pays-Bas possédaient, en 1830, au moment de la révolution, un beau matériel naval, dont voici l’indication :


Zeeland, vieux vaisseau 
de 64 canons, lancé en 1798.
Euridice, bâtiment de garde de 32 canons, lancé à Flessingue 
en 1802.
Kenan-Hasselaar, bâtiment semblable, 
de 1805.
Maria Reïgersbergen, de pareil calibre, 
de 1808.
De Eendragt
de 20 canons, de 1814.
De Amstel, bâtiment de garde 
de 44 de 1814.
De Ryn
de 54 lancé
à Flessingue 
en 1816.
De Zwalaw
de 18 canons, de 1817.
De Schelde
de 44 lancé
à Flessingue 
en 1817.
De Komeet
de 28 canons,
de 1818.
De Dolfijn
De Kemphaan
de 18
de 1821.
De Pellikaan
de 8
De Sambre
de 44
De Ruppel
de 44
de 1822.
De Maas
Bellone
de 44 de 1823.
Waterloo
de 74
de 1824.
Pollux
de 28
Pallas
de 20
De Valk
de 18
De Brok
de 8
De Zeeuw
de 84
de 1825.
De Kortenaar
de 74
Algiers
de 44
De Triton
de 28
Curaçao
de
Rotterdam
de 44
de 1826.
Atalante
de 28
De Panter
de 18
Nehellenia
de 28
de 1827.
Echo
de 18
Suriname, bateau à vapeur, 
De Windhoud
de 12
de 1828.
Bordrecht, bâtim. de transport, 

Palembang
de 44
de 1829.
Jason
de 44
De Vliegende-Visch
de 44
Cérès
de 44 lancé
de 1830.
à Flessingue 
Amphitrite
de 32 lancé
à Flessingue 
Hyppomènes
de 28
De Heldin
de 28
Pegasus
de 18
De Meermin
de 18


On pourrait encore ajouter à cet état les vaisseaux lancés en 1831, dont les frais de construction se trouvent payés pour 19/20es par la Hollande et par la Belgique réunies, ainsi qu’un vaisseau de 74, le Jupiter, lancé en 1833, dont les frais ont été faits depuis long-temps.

Si la Hollande tient à conserver les deux moitiés de cet important matériel que ses colonies lui rendent nécessaire, ne serait-ce pas le cas de lui demander une portion de territoire dans le Limbourg et le Luxembourg, en compensation ? Engager les négociations autrement, ce serait, nous le craignons bien, débuter par les rompre. On a parlé de l’unanimité des puissances du Nord, au sujet de l’exécution du traité des 24 articles. Nous ne sommes pas éloignés de le croire. Mais pense-t-on que la Belgique réussira à troubler cette unanimité, en repoussant en masse le traité du 15 novembre ? La Belgique ne peut se le dissimuler, état nouveau, royaume constitutionnel, née, comme la monarchie de juillet, d’une catastrophe, pour nous servir du langage qu’on tient dans les cours que nous citons, elle ne peut s’attendre à trouver de sympathie de la part des puissances absolues. Se déclarer formellement contre le traité de 1831, et les conventions qui en sont résultées, c’est se placer, en quelque sorte, en état d’hostilité avec le Nord, et s’appuyer uniquement sur la France. Assurément, rien n’est plus juste et plus naturel. La France a prouvé déjà assez nettement qu’elle ne laissera pas entamer la Belgique, et ce n’est pas le cabinet actuel qui serait l’instrument de cette faiblesse. On ne peut oublier qu’il est présidé par l’homme d’état qui disait, en 1830, aux ambassadeurs des puissances : « Si cinq hommes et un caporal prussien pénètrent en Belgique, la France y enverra aussitôt 50,000 soldats. » Or, depuis ce temps-là, la France n’est pas devenue plus faible, que nous sachions, les puissances du Nord plus fortes, et le ministre dont nous parlons, n’a pas non plus, ce nous semble, perdu l’habitude de parler avec dignité, quand il s’agit de soutenir l’honneur de notre drapeau ou de notre pavillon. Mais l’énergie et la vigueur ne sont pas les seules qualités à l’aide desquelles le gouvernement français a surmonté les difficultés de ces huit années, et pris, pour le pays qu’il dirige, le rang qu’il a aujourd’hui en Europe. C’est la loyauté, la fidélité aux traités, qui ont complété son ouvrage. Assurément, s’il est possible de faire admettre quelques changemens au traité du 15 novembre 1831, le gouvernement français devra s’y employer avec ardeur ; la justice, le bon droit, les évènemens qui ont eu lieu depuis sept ans, tout motive ces changemens, tout plaide en faveur de la Belgique ; mais le traité existe, il faut d’abord le reconnaître dans ses bases, sauf à en débattre quelques parties ensuite. La Belgique peut bien demander à la France de l’aider à repousser cette loi, devenue si rude pour elle par l’effet de circonstances nouvelles ; mais qui osera conseiller à la France de mettre le feu aux quatre coins de l’Europe à cette occasion ? La Belgique se plaint de sa situation présente, avec une vivacité que nous ressentons ; elle déclare que vouloir exécuter le traité, c’est provoquer une crise financière qui commence déjà, et dont la France recevra le contre-coup. La crise serait-elle moins forte si la Belgique devenait le théâtre d’une guerre ? Loin d’exiger de la Belgique le sacrifice qui lui répugne justement, la France s’emploie sans doute, à l’heure qu’il est, à le diminuer, en mettant toute l’autorité de sa loyale protection dans la balance. Toutefois, la France peut dire aux Belges qu’elle même aussi, elle a fait des concessions bien grandes à la paix de l’Europe, à la fidélité qu’on doit aux traités, lorsqu’en 1830, elle reconnut les traités de 1815. Cet acte de loyauté nous a été reproché comme une faiblesse ; on peut répondre victorieusement aujourd’hui qu’il y a eu habileté et haute sagesse dans cette bonne foi, car ces traités n’ont pas empêché l’accomplissement de faits tels que l’établissement du royaume de Belgique, et de la monarchie constitutionnelle en Espagne, sans compter toutes les modifications qu’un avenir prochain opérera dans l’Europe de 1815. Quand le roi, qui a tiré autrefois noblement son épée pour défendre contre l’ennemi le territoire de la France, a commandé ce sacrifice à son ame toute française, il a donné un grand exemple qui ne sera pas perdu sans doute. Les liens étroits qui unissent les deux couronnes, nous sont une garantie du concert qui régnera dans les mesures qui se sont décidées, quelles que soient ces mesures. Encore une fois, nous n’avons pas la prétention de les connaître, ne fussent-elles même plus en discussion, comme elles le sont sans doute encore. Voilà pourquoi nous n’avons pas hésité à donner tout notre avis sur la question belge. Nous espérons qu’en le publiant de nouveau, et en le motivant mieux, nous servirons plus M. le président du conseil que nous ne le compromettrons. C’est en nous un désir d’autant plus sincère, que nous ne pouvons, en conscience, lui prêter aucune part dans l’article de la Charte de 1830 ; le ton de cet article nous fait un devoir de parler ainsi. Non, M. le comte Molé ne compromettrait pas si délibérément une réputation de politesse et de bonnes manières, qui fait partie intégrante de son existence politique, et ce langage, tout exceptionnel de sa part, ne s’adresserait pas à un recueil dont il n’a cessé de recevoir des témoignages d’estime et de sympathie depuis huit ans qu’il est fondé.


F. Buloz.