Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 468-480).

Chronique 14 juillet 1922


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

« Daté de Moscou, imprimé à Berlin : » ces mots par lesquels, dans la séance matinale du 5 juillet, M. Poincaré caractérisait la brochure infâme que les communistes ont répandue dans l’Afrique du Nord, pourraient servir d’épigraphe à tout le débat douloureux que la Chambre, frémissante et flétrissante, a entendu les 5 et 6 juillet. Tant de documents publiés, tant de preuves accumulées, de calomnies réfutées, tant d’aveux, peuvent-ils laisser encore quelques doutes sur les responsabilités de la guerre ? Non. Il n’y a pas de doutes ; il y a une campagne, une conspiration dont les fils partent de Berlin et de Moscou et qui trouve partout, en Angleterre, aux États-Unis, en Italie, en France même, des complices ou des dupes. Tout l’édifice du traité de Versailles, tout le système juridique des réparations, reposent sur la culpabilité établie et avouée de l’Allemagne. Ébranler cette certitude, jeter des doutes sur les responsabilités, les partager même inégalement, c’est, pour l’Allemagne, le chemin qui conduit à la révision du Traité et à l’abolition des réparations. Toute la campagne « Poincaré-la-Guerre » trouve là son origine et son objet. La formule brève, saisissante, se fixera dans les esprits. Qu’importe qu’elle soit dénuée de sens ! Il en restera toujours quelque chose. Quel succès, pour certains chefs communistes français, s’ils pouvaient faire croire Guillaume II innocent et Poincaré coupable ! Quel avantage surtout s’ils accréditaient le soupçon que Poincaré veut une nouvelle guerre ! C’est ainsi qu’ils préludent à la réconciliation des peuples.

La campagne se poursuit depuis longtemps, alimentée du dehors, dirigée par des chefs d’orchestre habiles, mais invisibles. Déjà dans son beau discours au « banquet Mascuraud » (1er juillet), M. Poincaré, aux applaudissements de toute l’assistance, parlait des « fantômes de 1917 » qui, de nouveau, rôdent à travers notre politique. Une insinuation particulièrement odieuse de M. Vaillant-Couturier, dans la séance du 5 juillet, a donné au Président du Conseil l’occasion de mettre ses ennemis au pied du mur. Sommés de s’expliquer, ils n’ont, naturellement, rien apporté. MM. Vaillant-Couturier, Cachin, Lafont, dans leur pauvre argumentation, ont surtout fait état des documents publiés par les bolchévistes, notamment de la correspondance de M. Iswolsky, ambassadeur à Paris. Ces documents ont été édités à Paris dans le Livre noir publié par l’Humanité. Dans un excellent petit volume : Livre noir et livre jaune, M. J. Romieu [1] a montré le néant des accusations que les communistes prétendaient en tirer contre M. Poincaré. A la lumière de ces documents, le Président du Conseil de 1922, comme le Président de la République de 1914, apparaît passionnément attaché au maintien de la paix, mais fidèle, comme c’était son strict devoir, à l’alliance franco-russe. M. Iswolsky, dans ses lettres, arrange un peu, dans l’intérêt de sa cause, les conversations qu’il entend à Paris ; mais, nulle part, il ne montre M. Poincaré encourageant la Russie à une guerre que d’ailleurs le Tsar ne voulait pas ; nous le voyons, tout au contraire, avertissant notre alliée des dangers où sa politique balkanique pouvait l’entraîner, préoccupé de prévenir les complications qui pourraient mettre la Russie en droit de faire appel au casus fœderis. Mais il ajoute, par exemple le 12 septembre 1912, que « si le conflit avec l’Autriche entraînait une intervention armée de l’Allemagne, le Gouvernement français reconnaît à l’avance que ce serait là un casus fœderis, et il n’hésiterait pas une minute à remplir les charges qui lui incombent vis-à-vis de la Russie. » C’est le langage de la loyauté politique, et M. Poincaré ne pouvait pas honnêtement en tenir un autre à un allié que, par ailleurs, il avertissait et retenait chaque fois que sa politique lui paraissait pouvoir entraîner des conséquences graves. « Les textes mêmes que les communistes invoquent contiennent la réponse à leurs propres accusations, mais ils oublient de les citer. » La politique de M. Poincaré, à cette époque et à la veille de la guerre, n’a rien d’obscur ; elle a été très bien expliquée, notamment par M. A. Gauvain, dans le dernier volume de l’Histoire de France, publiée sous la direction de M. Lavisse. M. Blum lui-même a reconnu à la tribune que, dans la crise balkanique, M. Poincaré « a fait tous ses efforts pour maintenir la paix. » Quant à son attitude en 1914, dans la séance du 5, M. Viviani, président du Conseil en 1914, lui a rendu, dans une vibrante improvisation que liront toutes les communes de France, un éclatant et magnifique hommage. Enfin, dans la séance du 6, M. Poincaré lui-même, avec toute la force de son esprit logique et toute l’indignation de son cœur patriote, a retracé son propre rôle dans ces jours tragiques. La Chambre, avec lui, a revécu toute l’histoire de l’Europe avant et pendant la guerre. C’est la crise balkanique, la défaite des Tures et des Bulgares, qui ont déterminé l’Empereur à accepter l’idée d’une guerre qu’il avait jusqu’alors repoussée et que le plan Schlieffen lui présentait comme une victoire certaine ; ce sont aussi certaines circonstances de la politique intérieure allemande, notamment le succès des socialistes aux élections de 1912, et la campagne pangermaniste menée par le Kronprinz. L’attentat de Sarajevo ne fut que l’occasion. M. Poincaré insiste avec raison sur un fait peu connu qu’ont révélé les publications de Kautsky ; l’ultimatum à la Belgique, remis le 2 août, avait été rédigé et expédié à Bruxelles dès le 26 juillet ; il y était dit que la France se préparait à envahir la Belgique. Tout était donc décidé et préparé dans les moindres détails avant la date où, au dire des Allemands, la mobilisation russe aurait entraîné la guerre. Les preuves, on éprouve quelque honte à le rappeler, sont abondantes, indiscutables. M. Herriot a rappelé le témoignage peu suspect de M. de Schœn, du 29 juillet, sur le désir de paix du Gouvernement français. Que reste-t-il donc de toutes les accusations communistes ? M. Blum, dans un discours subtil de casuiste exercé, a reproché au Gouvernement français d’avoir cru la guerre possible. Où en serions-nous s’il l’avait crue impossible ? C’est le cas de dire, avec M. Walter Berry, que certains pacifistes ont les mains sanglantes. Il est difficile de raisonner plus faux que M. Blum, ancien membre du Conseil d’État.

La Chambre, par 502 voix contre 61, a voté l’ordre du jour « réprouvant et flétrissant de toute la force de son mépris la campagne de calomnies organisée et développée au profit de l’Allemagne pour imputer à la politique de la France la responsabilité de la guerre, en dépit de l’évidence des faits et des aveux catégoriques consignés dans le traité de Versailles et formellement confirmés par le Reichstag dans la séance du 10 mai 1921. » Ne croyons pas, pour cela, que la campagne va cesser. Au contraire, elle va rebondir. Elle continuera parce qu’elle est « un outrage à la vérité et une injure à la patrie, » parce qu’elle sert certains intérêts, et parce qu’elle fait partie d’une vaste entreprise, depuis longtemps commencée, d’empoisonnement de l’esprit public. Elle continuera tant que le Gouvernement ne prendra pas les mesures nécessaires pour protéger, contre cette nouvelle invasion, l’âme française. Le pacifisme communiste continue la guerre. Tel est l’aboutissement de la fausse et néfaste doctrine de la lutte des classes ; elle tend à substituer, aux guerres entre nations, les guerres cent fois plus atroces entre citoyens d’une même patrie. Quand on confronte les efforts de l’Allemagne pour rejeter loin d’elle et faire peser sur d’autres épaules la chape de plomb des responsabilités, et les mensonges dont les chefs communistes cherchent à insinuer le poison dans les cerveaux français, on ne peut s’empêcher de se souvenir que le marxisme, avec son évangile de guerre civile, est né en Allemagne et qu’il a toujours, jusqu’ici, servi les intérêts allemands. Un esprit puissant et pénétrant, M. Roman Dmowski, écrivait en 1908, dans son livre la Question polonaise : « Le mouvement socialiste en Europe est un mode de colonisation allemande par l’idée, et le travail des socialistes allemands est un moyen de répandre l’influence allemande dans les autres pays, non qu’ils se soient proposé ce but d’une façon consciente, mais parce que tel est le résultat de leur action. »

L’assassinat de Rathenau apparaît bien, à la lumière des renseignements qui nous arrivent d’Allemagne, comme un anneau dans une chaîne qui commence aux meurtres de Liebknecht, de Rosa Luxembourg, de Kurt Eisner, pour se continuer par l’attentat auquel vient d’échapper Maximilien Harden, le directeur bien connu de la Zukunft, juif et démocrate lui aussi, qui depuis longtemps s’est fait une spécialité de dire sans ménagements da cruelles vérités aux Allemands. L’assassinat de Rathenau a dissipé bien des voiles ; les assassins sont connus ; deux d’entre eux sont arrêtés ; ils appartiennent à l’organisation « Consul, » monarchiste, militaire, pangermaniste. Une caste qui perd le pouvoir se transforme aisément en sociétés secrètes ; à ces sociétés l’élément militaire apporte des cadres et une discipline hiérarchisée. L’Allemagne de 1914, en dépit de son Reichstag et de son suffrage universel, obéissait en réalité à une caste : les hobereaux prussiens, grands propriétaires et seigneurs féodaux, soldats au service de la monarchie prussienne et de son chef le Hohenzollern, roi de Prusse par la grâce de Dieu et Empereur allemand par la force de son épée. L’unité et l’Empire n’ont pas été créés par la volonté des peuples, mais par la conquête prussienne et par le prestige des victoires du roi de Prusse. L’incident de Saverne en 1913 a montré avec éclat que, contre la caste militaire dont le roi est le chef, qui supporte le trône et qui a fait l’Empire, ni les institutions. ni la justice, ni le Reichstag élu au suffrage universel ne peuvent prévaloir. En Allemagne seulement il existe un militarisme : il consiste essentiellement dans la réunion, entre les mains des junkers prussiens, de la grande propriété qui confère à ses détenteurs des droits de souveraineté féodale, et du haut commandement militaire. Quand nos socialistes parlent d’un militarisme français, ils prouvent qu’ils ne savent pas en quoi consiste le militarisme allemand. Il ne suffit pas d’une défaite et d’une révolution politique pour détruire à jamais des institutions si fortement enracinées dans le sol germanique. La caste subsiste et travaille ; elle se recrute d’officiers sans emploi, de hobereaux ou de bourgeois ruinés par la guerre, de patriotes exaspérés par la défaite et ses conséquences. Cette vieille Allemagne a contracté alliance avec une partie des représentants de l’Allemagne nouvelle, celle de l’industrie, du commerce, de la navigation, de la « politique mondiale. » Justement inquiets pour l’avenir d’une prospérité industrielle grandie trop vite pour être solidement assise, les magnats de la richesse mobilière ont lié partie, vers 1913, avec les chefs de la caste agrarienne et militaire : c’est là dans l’histoire des circonstances d’où est sortie la guerre, un fait capital. Cette alliance a survécu au désastre ; ayant contribué à la catastrophe, elle cherche à en atténuer les effets ; si l’Allemagne ne paie pas, on fera croire que la guerre n’a pas été, en définitive, une si mauvaise affaire ; c’est pourquoi la politique des Helfferich, voire même des Stinnes, marche en général de pair avec celle des conservateurs allemands. Rathenau faisait exception et scandale : on le lui fit bien voir.

La presse allemande, dans les jours qui ont précédé le crime, est pleine d’avertissements prophétiques : un coup d’État est en préparation ; des journaux aussi sérieux que la Germania (17 juin) l’annoncent ; il éclatera le 24, jour de la Saint-Jean, ou le 28, anniversaire du Traité ; la Freiheit (socialiste) du 16 annonce une Saint-Barthélémy de républicains : le parti militaire est décidé à exécuter tous les chefs de gauche ; plusieurs reçoivent des lettres annonçant que leur sort est décidé ; depuis longtemps la brochure Auf gut Deutschland a donné la liste des condamnés : le 5, c’est l’attentat contre Scheidemann ; le 24, Rathenau est tué ; le 1er juillet Harden est blessé. Le coup d’État avorte en un complot d’assassins. C’est la terreur. Georg Bernhardt est menacé de mort ; H. von Gerlach s’enfuit ou se cache. Le Gouvernement décide de prendre des mesures énergiques : les manifestations sont interdites dans toute l’Allemagne, l’état de siège est proclamé à Berlin, des arrestations nombreuses sont opérées ; les chefs réactionnaires les plus compromis, Helfferich, le comte Westarp, Ludendorf, s’éclipsent. Les funérailles de Rathenau sont, au Reichstag, l’occasion de discours sérieux, mesurés, énergiques : la République allemande est en danger ; on se groupe pour la défendre, on ne veut pas retomber sous la dictature militaire des brouillons qui ont conduit l’Allemagne au désastre. Le dimanche 3, se déroule, dans les rues des quartiers du centre de Berlin, une de ces manifestations silencieuses, disciplinées, comme on n’en voit qu’en Allemagne ; pas de police ; plusieurs centaines de mille hommes, femmes, enfants, groupés en vereine (associations), en syndicats, défilent sérieux, tristes ; ils portent des pancartes où sont inscrits leurs revendications et leurs vivats ; peu de cris ; seulement quelquefois un chaut sourd et grave, l’Internationale ou la Marseillaise des ouvriers. Dans la plupart des villes d’Allemagne, des manifestations semblables sont organisées ; à Darmstadt, au lendemain de l’assassinat, le sang a coulé ; à Lubeck, au conseil municipal, les bustes de Bismarck et de de Mol(ke sont brisés. Le mouvement a partout un caractère socialiste, antimilitariste, républicain. Un projet de loi pour la protection de la République, déjà approuvé par le conseil d’Empire par 48 voix contre 18, est soumis au Reichstag ; il édicte des peines graves pour réprimer non seulement les complots, mais toute préparation d’attentat, toute complicité, ne fût-ce que celle du silence, toute insulte contre un membre du Gouvernement, contre la constitution ou le drapeau républicain. Le projet sera sans doute volé, mais sera-t-il appliqué ? Le Gouvernement n’a pas osé aller jusqu’à l’expulsion immédiate des princes des familles ayant régné en Allemagne. Une majorité nouvelle, plus forte, se forme au Reichstag ; elle comprend le Centre, les démocrates et les deux fractions du parti socialiste. Les indépendants vont recevoir deux portefeuilles dans le ministère Wirth remanié et consolidé. Ainsi, l’assassinat de Rathenau a obligé le Gouvernement à affirmer une politique plus énergiquement républicaine ; il a mis en présence les forces sociales des deux Allemagnes historiques.

Il a aussi accentué les divergences entre Munich et Berlin. Le ministère du comte Lerchenfeld a toujours cherché à atténuer ces dissonances et la visite du président Ebert à Munich, au commencement de juin, a été, malgré quelques manifestations hostiles, une démonstration de l’attachement de la capitale bavaroise à l’unité du Reich, ce qui ne veut pas dire à la centralisation berlinoise. La force du parti monarchiste est dans les campagnes, dans les associations de paysans. La Bavière est le centre, la forteresse du militarisme et du monarchisme ; Ludendorf y fait souvent sa résidence. Mais le chef des ligues de paysans, le Dr Heim, si monarchiste qu’il soit en théorie, hésite à déclencher un mouvement de restauration dont il n’est pas possible de mesurer les conséquences. Si le Gouvernement de Berlin devenait plus socialiste, le parti des paysans manifesterait plus librement ses préférences pour une politique monarchiste, réactionnaire et cléricale ; mais, en Bavière même, il se heurte à l’opposition des protestants démocrates et des ouvriers socialistes de la Franconie. Si les Wittelsbach remontaient sur le trône à Munich, peut-être verrait-on la Franconie se séparer et proclamer la république à Nuremberg ou à Bamberg. « La cause de la nervosité et des préoccupations qui grandissent de nouveau est en Bavière, » écrivait la Gazette de Francfort du 2 juillet. La Bavière s’abstient de manifestations en l’honneur de Rathenau et en exécration de ses assassins. Signe des temps ! Il existe toujours, entre la Bavière et le Reich, une « ligne du Mein » faite de traditions divergentes, de malentendus historiques ; mais, si cette ligne distingue, elle ne sépare pas ; il serait aussi faux d’en exagérer l’importance que d’en nier la réalité.

Dans le Reich, la situation des monarchistes est moins forte qu’on ne la dépeint parfois en France. C’est le comte Reventlow qui disait dernièrement : « On ne relève pas la monarchie aussi simplement qu’une chaise renversée. » Les monarchistes ne sont pas d’accord sur le monarque qu’il faudrait : un Hohenzollern ou un Wittelsbach ? Guillaume II ou son fils, ou son petit-fils ou quelque prince d’une branche collatérale ? L’assassinat de Rathenau a augmenté ces difficultés, renforcé ces obstacles. Il a posé, plus nettement que jamais, l’une en face de l’autre, la vieille Allemagne et l’Allemagne nouvelle. Verrons-nous, comme en France, la République, issue de la défaite et de la révolution, s’installer et durer, ou bien le triste interné d’Amerongen, ou quelqu’un des siens, s’asseoir sur le trône royal de Prusse et ceindre la couronne impériale ? La question, si importante qu’elle paraisse, n’est que secondaire, car s’il est aisé, dans les questions purement intérieures, de discerner en Allemagne deux ou plusieurs tendances qui s’opposent et se combattent, dès qu’il s’agit de maudire la France, de résister au Traité, de ne pas payer, on n’en trouve plus qu’une. Seuls les procédés différent. Rathenau estimait plus habile et plus prudent d’exécuter partiellement le Traité pour mieux en éluder l’exécution complète et sa politique se colorait d’une fidélité relative à la signature donnée ; d’autres croient pouvoir, dès maintenant, se dispenser de toute politique d’exécution ; ils n’exécutent que leurs adversaires. Les deux méthodes, au fond, se rejoignent. Encore est-il que les modalités, pourvu que nous n’en soyons pas les dupes, ont leur importance. Le langage d’un Rathenau ne peut pas être le même que celui d’un Helfferich, mais les paroles restent et créent des courants d’opinion ; les hommes demeurent toujours plus ou moins prisonniers des mots qu’ils ont prononcés ou écrits.

Tout le problème allemand est d’ordre psychologique et non pas financier ; c’est ce que le Comité des Banquiers n’a malheureusement pas compris. Si la mentalité allemande ne se transforme pas, si les maîtres de la jeunesse et les conducteurs de l’opinion continuent à enseigner que l’Allemagne n’est pas coupable de la guerre, qu’elle n’a jamais lésé le droit des gens, que d’ailleurs elle n’a pas été vaincue, mais temporairement réduite à l’impuissance par la révolution, qu’enfin elle est victime des pires injustices en Silésie, à Dantzig, sur la Sarre, sur le Rhin et même en Alsace-Lorraine, l’Allemagne restera un grand danger pour la paix de l’Europe, quel que soit le régime, monarchie ou république, sous lequel elle vivra. Tout ce qu’on peut dire c’est que la République, ou tout au moins certains républicains, paraissent plus favorables au développement d’un esprit pacifique et hostile au militarisme prussien. Bismarck, après 1871, fit un raisonnement analogue et il est hors de doute, — le procès d’Arnim suffirait à l’établir, — qu’il a favorisé l’établissement en France d’une république ; il redoutait l’alliance des vaincus de Sedan et des vaincus de Sadowa sous les auspices du Saint-Siège et l’influence qu’une telle association pourrait exercer sur les populations catholiques du Rhin. Le calcul paraissait savant et l’était peut-être ; et pourtant la République française s’est alliée au Tsar de Russie et ce sont les armées de la République qui ont vaincu et détruit l’empire fondé par Bismarck. Il y a plus de chances pour qu’une monarchie, surtout avec les Hohenzollern, soit fidèle à la tradition prussienne, plus de chances, au contraire, pour qu’une république revienne aux traditions libérales allemandes de 1813 et de 1819 ; mais ces traditions sont, elles aussi, foncièrement nationalistes et anti-françaises. Et, c’est là pour l’avenir, le danger.

Désarmer l’Allemagne ce n’est pas seulement prendre ses canons et ses mitrailleuses, ce serait obtenir l’apaisement des esprits ; il faudrait d’abord désintoxiquer l’esprit allemand des formules dangereuses que Fichte, Hegel et surtout ceux qui, plus tard, ont vulgarisé leurs doctrines en les exagérant et en les faussant, ont introduites dans l’esprit germanique ; il faudrait que les Allemands cessassent de se croire une race élue par Dieu pour régenter l’univers, et que leurs professeurs d’éthique ne proclamassent pas l’identité du Juste et du Bien avec l’intérêt de l’État allemand. Problèmes d’ordre moral et psychologique, qu’un événement comme la mort de Rathenau dresse devant nos esprits dans toute leur complexe réalité, mais que la politique est, à elle seule, impuissante à résoudre.

Le chancelier Wirth, au lendemain de l’assassinat de Rathenau, a prononcé devant le correspondant de l’Écho de Paris une phrase qui appelle des réflexions. Pourquoi, a-t-il dit, la France n’a-t-elle pas, depuis l’armistice, « soutenu en Allemagne les honnêtes gens, encouragé les partis démocrates ? » Beaucoup de Français se sont posé et ont posé la même question, si angoissante pour notre avenir national. Nous croyons, pour notre part, qu’en 1919 surtout, la France aurait pu avoir en Allemagne une politique plus active et plus éclairée, mais cette politique ne pouvait être que très discrète et prudente. A plus forte raison le doit-elle rester aujourd’hui. Ces divergences, ces divisions parfois aiguës qui opposent en Allemagne les partis et les tendances, la vieille Allemagne à l’Allemagne nouvelle, on peut presque dire qu’elles ne se traduisent dans leur politique que dans la mesure où la nôtre semble les ignorer. Il est naturel qu’un grand peuple repousse, dans sa politique intérieure, toute ingérence de l’étranger. Ce qui précisément fait la difficulté de notre position actuelle vis-à-vis de l’Allemagne, c’est que nous ne pouvons rien abandonner, sans nuire gravement à nos intérêts essentiels, de ce que M. Wirth et ses amis pourraient souhaiter d’obtenir de nous pour consolider leur situation intérieure, c’est-à-dire une réduction de la dette allemande, ou l’évacuation des territoires occupés. C’est toujours là qu’il faut en revenir. Les ministères qui ont, comme celui du Dr Wirth, adopté une politique dite d’exécution, se sont montrés ou aussi réfractaires ou plus faibles que ceux qui affichaient une politique de résistance. Si nous voyions s’apaiser en Allemagne la campagne de calomnies et de mensonges qui s’y étale, et qui, après s’être, pendant la guerre, acharnée contre l’Angleterre, ne vise aujourd’hui que la France, c’est alors que peut-être nous pourrions croire à la sincérité du gouvernement de Berlin et à son pouvoir.

Les événements de Silésie nous apportent une preuve douloureuse des effets d’une telle propagande. Les troupes françaises d’occupation ont montré, depuis tant de mois qu’elles sont dans le pays, un esprit de discipline et une modération d’autant plus méritoires qu’elles n’ont jamais cessé d’être en butte aux provocations et aux attentats. Pour tant de braves chasseurs assassinés traîtreusement, aucunes représailles. Qu’auraient fait les Allemands en pareil cas ? A défaut des coupables, ils auraient pris les maires et une dizaine d’otages et les auraient fusillés. Les autorités françaises ont cru pouvoir compter sur la justice allemande ; elles attendent encore des châtiments proportionnés aux crimes. Actuellement, même dans les territoires que nos troupes évacuent pour les rendre aux Allemands, il ne se passe pas de jour où des soldats français ne soient attaqués, assassinés, molestés ; c’est une véritable guerre qu’il faut mener là-bas contre les organisations militaires secrètes, et les coupables bénéficient toujours de la complicité des autorités allemandes. Les troupes françaises en Silésie ont impartialement maintenu l’ordre et la paix entre Polonais et Allemands : voilà comment le Reich les en remercie. Il est juste du moins qu’au moment où elles quittent un pays où elles laissent des morts, hommage leur soit rendu.

La justice allemande admet comme un axiome qu’un Allemand ne saurait avoir tort. Le procès du médecin Michelson, tortionnaire des prisonniers français, bourreau des malades, l’a montré une fois de plus ; il a été, d’un bout à l’autre, scandaleusement partial pour aboutir à un acquittement qui n’est qu’un déni de justice. La cour de Leipzig vient en revanche de condamner aux travaux forcés à perpétuité un certain Leoprechting qui avoue, faussement d’ailleurs, avoir été l’agent du ministre de France en Bavière. Il s’agit sans doute d’une machination de la police allemande destinée à compromettre la légation de France dont la présence exaspère les pangermanistes. Et M. Wirth se plaint que la France n’ait pas de politique en Allemagne !

Ce moment était-il particulièrement opportun pour que M. Lloyd George déclarât, dans une assemblée baptiste, que l’heure lui paraissait venue d’admettre l’Allemagne dans la Société des Nations ? Le Premier britannique n’imagine-t-il pas qu’avant de faire cette confidence publique à ses coreligionnaires, il eût été d’un bon allié d’en avertir d’abord la France, la Belgique et les autres États. C’est toujours le même procédé ; on place la France en présence d’une décision prise et publiée, afin de prévenir toute opposition de sa part. Si nous usions de telles méthodes, la presse anglaise se plaindrait : elle aurait raison.

Les événements de cette quinzaine ont précipité une nouvelle chute du mark. Il y a un an, la livre sterling valait 280 marks ; elle en vaut aujourd’hui environ 1 800. Le problème des réparations ne s’en trouve pas simplifié. Mais la nécessité d’établir, sous les auspices de la Commission des réparations, un contrôle sur les finances de l’Allemagne apparaît plus urgente que jamais. Le comité des garanties qui s’est transporté à Berlin sous la présidence de M. le contrôleur général Mauclère y travaille activement et paraît jusqu’ici rencontrer quelque bonne volonté de la part des autorités allemandes. M. Walter Berry, dans son charmant et vigoureux discours au banquet de la Chambre de commerce américaine en l’honneur de l’ « Independence Day » (4 juillet) disait, entre autres vérités optimistes : « Une caisse de la dette à Berlin aurait vite fait de rétablir les bilans économiques truqués, de supprimer la planche à assignats, les dépenses dilapidantes, l’exportation des capitaux. Ce serait le premier pas vers la solution du problème, insoluble jusqu’ici, de la stabilité de l’Europe. » Mais n’est-il pas déjà trop tard ? La catastrophe du mark n’est-elle pas sans remède et ne va-t-elle pas à bref délai obliger les Alliés à des résolutions graves ? Le problème des réparations n’est pas franco-allemand ; il intéresse tous les États, même ceux qui furent neutres. L’égoïsme, en politique, est souvent la pire des fautes. Il faudra trouver une solution internationale dans l’esprit que nous essayions de définir il y a quinze jours.

En attendant, le Gouvernement français s’engage résolument dans la voie des réparations en nature : solution partielle, faute de mieux, dont l’application n’ira d’ailleurs pas sans difficultés. La commission inter-ministérielle présidée par M. Colrat, adoptant les projets de M. Le Trocquer, ministre des Travaux publics, a décidé d’entreprendre, avec le concours de la main-d’œuvre et du matériel allemands, cinq grands travaux : aménagement du Rhône, de la Dordogne moyenne, de la Truyère, tunnel de Saint-Maurice à Wesserling dans les Vosges, canal du Nord-Est joignant la Sarre, la Moselle, la Meuse et l’Escaut. Ces travaux représentent ensemble une dépense de 4 milliards 824 millions ; le plus considérable, l’aménagement du Rhône, durera dix ans avec 12 000 ouvriers allemands. Des précautions seront prises pour que les Allemands soient aussi peu que possible en contact avec la population et soient le moins possible obligés de dépenser des francs ; ils seront logés dans des camps, payés en marks, nourris par les entrepreneurs allemands qui exécuteront les travaux sous la direction des ingénieurs français. On peut espérer qu’ainsi de grandes entreprises productives seront menées à bien dans l’intérêt de l’industrie, du commerce, de l’agriculture française ; mais le déficit de nos budgets n’en sera pas comblé, au contraire, puisqu’une partie des dépenses incombera à l’État français. Commencées dès 1919, les réparations en nature auraient pu avancer dans une large mesure l’œuvre des réparations ; elles ne peuvent plus offrir, en 1923, qu’une solution intéressante mais relativement secondaire de la question des réparations. Politiquement et économiquement, le problème reste intact.

M. Parmentier, directeur du mouvement des fonds au ministère des Finances, vient de partir pour les États-Unis. Il a précisément pour mission d’expliquer aux Américains l’intime connexion de la question des dettes interalliées et de celle des réparations. M. de Jouvenel a établi, à la tribune du Sénat, que si les États-Unis et l’Angleterre exigeaient dès maintenant le paiement des dettes que la France a contractées envers elles pour la commune victoire, les annuités exigibles équivaudraient à 1 657 millions de marks-or, tandis qu’elle ne recevrait de l’Allemagne, — à supposer que l’Allemagne payât, — que 4 560 millions, soit un déficit de 97 millions de marks-or (environ 300 millions de francs-papier). Ce serait la ruine. La France ne renie pas ses dettes envers ses alliés, mais elle est hors d’état, actuellement, de les payer, à moins qu’ils n’acceptent en paiement, ce qui serait de toute justice, une fraction de notre créance sur l’Allemagne.

M. Parmentier aura aussi l’occasion de combattre, aux États-Unis, l’opinion, répandue par la propagande allemande, que la France a un trop fort budget de la guerre, et que, si les Américains n’exigent pas sans délai tout leur dû, elle en profitera pour attaquer ses voisins et faire des conquêtes. On l’a tant répété que de bonnes gens ont fini par le croire ! C’est précisément pourquoi il semble inopportun de soulever la question du désarmement comme lord Robert Cecil vient de le faire à la Commission temporaire mixte des armements, réunie sous les auspices de la Société des Nations. Que la France paraisse seulement faire des objections, voilà un thème à de nouvelles variations gallophobes pour toute la presse socialiste, germanisante ou simplement naïve et mal éclairée ; qu’au contraire elle s’engage sur cette pente savonnée au bas de laquelle il y a l’invasion, c’est un encouragement pour l’Allemagne à ne pas payer et, pour tous les éléments de désordre, à ne pas désespérer. Le projet de lord Robert Cecil, en lui-même, reflète d’ailleurs les bonnes intentions de son auteur et le souci de justice qui l’anime ; il a soin de stipuler que tout désarmement devrait être général et aurait pour condition préalable une « alliance défensive générale de tous les pays intéressés » ; il ajoute même que, dans le cas où « un pays court tout particulièrement risque d’être attaqué, des mesures spéciales devraient être prises au préalable pour sa défense. » Mais il faudrait s’entendre d’abord sur le sens du mot désarmement. Un pays qui n’a pas de bateaux de guerre peut à la rigueur être réputé désarmé sur mer. On ne cache pas un cuirassé dans une cave, tout au plus un sous-marin démonté ; mais des canons, des mitrailleuses ? Les hommes sont toujours là et les sociétés de gymnastique, de tir, peuvent servir à les exercer, à les encadrer. Enfin il faut bien dire qu’aucune garantie ne nous donnerait la même sécurité qu’une solide armée nationale ; l’exemple du traité de Versailles, signé par le Président des États-Unis lui-même et rejeté ensuite par le Sénat, nous a rendus défiants. Quelle signature obligera irrévocablement un État à venir au secours de son voisin attaqué ? Le vote d’un Parlement peut toujours défaire ce qu’un ministre ou un chef d’État aura signé, renier même les résolutions adoptées dans une autre session par une autre majorité. Le Gouvernement français a établi d’ailleurs, par des chiffres irréfutables, qu’il a, plus que tous les autres, réduit ses armements depuis 1919. Si l’on compare le budget de la guerre des grands pays en 1914 et en 1922, on constate qu’aucun n’a augmenté ses dépenses militaires moins que la France : 90 pour 100 contre 174 pour les États-Unis, 181 pour l’Angleterre, 275 pour l’Espagne, 290 pour le Japon, 390 pour l’Italie. Les dépenses françaises sont, en francs-or, de 1 823 millions, celles du Japon de 1 900, celles de la Grande-Bretagne de 4 300, celles des États-Unis de 6 100. La France a donc donné l’exemple d’un désarmement raisonnable et compatible avec sa situation en Europe et dans le monde ; elle continuera, dans la mesure où elle le jugera possible, mais elle n’acceptera pas, sur ce point, d’injonctions ou de conseils, si désintéressés qu’ils puissent paraître. L’armée française est, en Europe, le plus puissant facteur d’ordre et de paix : l’affaiblir, ou simplement parler de la réduire, c’est accroître les chances de guerre.


RENÉ PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

  1. Alfred Costes, éditeur. Le Gouvernement français vient de faire publier deux Livres jaunes sur les événements balkaniques de 1912 à 1914.