Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1921

Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1921
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 469-480).

Chronique15 mai 1921

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

Avant la Conférence de Londres et après l’entrevue préparatoire qui avait eu lieu à Lympne entre les premiers ministres britannique et français, M. Aristide Briand avait rendu compte de la situation à la Chambre des députés et au Sénat en d’admirables discours qui avaient reçu des deux assemblées l’accueil le plus chaleureux. « Il n’est pas de promesses que l’Allemagne n’ait multipliées, déclarait-il au Palais-Bourbon ; il n’est pas de conversations qu’elle n’ait recherchées, de délais qu’elle n’ait sollicités, dont quelques-uns lui ont été accordés, et tout cela pour n’aboutir à rien, sinon à gagner du temps. Si, se retournant vers nous, elle nous adressait des propositions dilatoires, si elle nous proposait des négociations nouvelles, elle a toutes raisons de penser que nous lui dirions : « Plus de paroles, des actes ; plus de promesses, des garanties. » Quelques minutes plus tard, au Luxembourg, le Président du Conseil ajoutait : « Nous sommes allés de déception en déception ; nous avons enregistré promesses sur promesses ; toujours, le moment venu de réaliser, qu’il s’agît de sécurité ou qu’il s’agît de réparations, nous avons rencontré la mauvaise volonté, j’aurais le droit de dire, la mauvaise foi de l’Allemagne... Je suis sûr que, le 1er mai, les Alliés, qui poursuivaient hier la victoire sur les champs de bataille, se retrouveront unis sur les champs de justice. »

La Conférence de Londres n’a malheureusement réalisé ni les espérances de M. Briand ni les nôtres, et lorsque nous en reparlerons dans quelques mois, je ne sais trop si nous ne serons pas amenés à répéter que « nous sommes allés de déception en déception. » Peut-être ne nous apercevrons-nous pas immédiatement des nouveaux sacrifices que nous avons faits : ils n’apparaissent qu’à une lecture attentive des documents. Mais un prochain avenir se chargera sans doute de mettre la vérité en lumière. Il est pénible de penser que ce n’est pas seulement « la mauvaise volonté » ou « la mauvaise foi » de l’Allemagne qui vient de nous infliger cette déconvenue supplémentaire. Le Président du Conseil a trouvé contre lui, chez certains de nos alliés, un parti pris de concessions qui a tout emporté et, non seulement il a été accordé à l’Allemagne un délai de douze jours après l’échéance du 1er mai mais on a introduit, dans les conditions qui lui ont été signifiées, une multitude de savantes atténuations dont les effets se feront longtemps sentir. Les Chambres françaises s’étant dispersées à l’occasion de la session des Conseils généraux, le Président du Conseil n’a pu encore présenter des explications officielles sur les décisions prises à Londres. C’est donc au premier ministre anglais que nous demanderons la pensée qui a inspiré les gouvernements alliés. Il l’a exposée dans un des discours les plus brillants qu’il ait prononcés. Je laisse de côté les conseils de modération qu’il a cru devoir prodiguer à la France et qui ont paru un peu indiscrets à quelques-uns de nos compatriotes. Ne soyons pas trop chatouilleux. M. Lloyd George nous donne l’exemple de la franchise entre amis. Nous en sommes plus à l’aise pour parler nous-mêmes en toute sincérité. Le premier ministre a, du reste, rendu à la France un hommage très émouvant et il a cherché, sinon à justifier, du moins à exposer nos revendications, avec un effort de compréhension dont il faut lui savoir gré. « La position de la France, a-t-il dit, n’est pas la nôtre. Nous sommes entourés par la mer, la mer avec ses tempêtes, qui nous sépare de l’Allemagne, une Allemagne dont les meilleurs cuirassés sont au fond de l’eau. La position de la France n’est pas non plus celle de l’Italie. Il y a la haute muraille des Alpes, et la ville de Rome est située à des centaines de milles de toute frontière. Mais la France, elle, elle a le souvenir, et un souvenir de mémoire d’homme, de deux invasions, et au cours d’une de ces invasions, sa capitale a été occupée ; elle a été bien près d’être occupée au cours de l’autre. » L’homme qui tient ce langage est, on le sent tout de suite, un grand ami de la France. Il n’est cependant pas toujours très exactement renseigné sur notre état d’esprit, sur nos intérêts, sur nos besoins, et il lui arrive de les sacrifier un peu trop facilement aux besoins, aux intérêts et à l’état d’esprit anglais. C’est, nous sommes bien forcés de le reconnaître, ce qui vient encore de se passer à Londres.

M. Lloyd George a énuméré avec beaucoup de précision tous les manquements qu’il y a lieu de relever à la charge de l’Allemagne. Il a noté que, si elle avait remis jusqu’à présent la plupart de ses canons lourds, elle avait, en revanche, conservé nombre de fusils et de mitrailleuses et irrégulièrement constitué des organisations militaires qui, réunies ensemble, peuvent former le noyau d’une armée très importante. Il a montré que l’attitude de l’Allemagne n’avait pas été plus satisfaisante dans la question des criminels de guerre et qu’après avoir été autorisé par les Alliés à ne pas livrer ces coupables, le Gouvernement du Reich retardait systématiquement les poursuites devant la Cour de Leipzig. Pour les réparations, il a nettement déclaré que, malgré l’indulgence des Alliés, l’Allemagne avait failli à ses obligations et même laissé voir qu’elle ne voulait pas les remplir. Il lui a reproché de chercher aujourd’hui à répudier ses responsabilités. Il a fait justice de tous les faux-fuyants imaginés par elle ; il a traité ses offres de dérisoires ; il a rappelé les concessions faites par les Alliés à Boulogne, à Spa, à Bruxelles, à Londres, et il a ajouté : « Tous ces efforts pour amener l’Allemagne à des propositions loyales ayant échoué, il ne restait plus qu’à en venir aux prescriptions du traité, et la Commission des Réparations a alors donné ses conclusions. »

Nous verrons tout à l’heure s’il est exact qu’on soit revenu aux prescriptions du traité et quel sort ont eu les conclusions de la Commission. Suivons, d’abord, M. Lloyd George. Il rappelle que la dette allemande a été fixée à 6 milliards 600 millions de livres sterling or, c’est-à-dire à cent trente-deux milliards de marks or et il analyse les différents revenus que l’Allemagne peut, d’après lui, affecter au règlement de cette dette, prestations en nature, main-d’œuvre allemande, à propos de laquelle il prévoit des objections et des difficultés, et enfin prélèvement de vingt-cinq pour cent sur les exportations allemandes, prélèvement qui s’exécutera, dit-il, non pas en marks, mais en traites de change. Analyse un peu rapide et fort incomplète. M. Lloyd George néglige des moyens de paiement tels, par exemple, que les avoirs allemands à l’étranger. Pendant la guerre, les Français qui possédaient des valeurs étrangères les ont remises à l’État. Le gouvernement allemand peut donc bien, de son côté, comme il l’a déjà fait, du reste, au cours des hostilités, obtenir que ses nationaux lui livrent, contre remboursement en marks, les titres étrangers qu’ils détiennent ou les avoirs qu’ils gardent dans des banques, hors des frontières du Reich. Si l’Allemagne rencontrait, d’aventure, quelques difficultés de la part de ses capitalistes, il ne lui serait pas difficile de briser ces résistances. Il suffirait qu’elle le voulût ou qu’elle y fût contrainte par les Alliés.

Ce qui est certain, c’est que, pendant toute la durée de la guerre et depuis l’armistice, les valeurs étrangères ont été, dans toutes les Bourses allemandes, l’objet d’importantes transactions. Le gouvernement du Reich a, à cet égard, des informations précises, puisque, dès le 23 août 1916, une ordonnance a prescrit à toute personne habitant l’Allemagne de déclarer les valeurs étrangères qu’elle avait en sa possession et les valeurs allemandes qu’elle avait déposées à l’étranger. De même, une ordonnance du 22 mars 1917 a autorisé le chancelier de l’Empire à exiger le prêt des valeurs étrangères qui seraient désignées par les pouvoirs publics et, en fait, toute une série de valeurs suédoises, danoises et suisses, puis, plus tard, d’obligations américaines, ont été expropriées. Le Président de la conférence de Bruxelles a transmis au Reich, en janvier dernier, un questionnaire relatif aux conséquences de cette réglementation et à l’état actuel des avoirs étrangers de l’Allemagne. Suivant sa coutume, le gouvernement allemand n’a pas fourni les informations qui lui étaient demandées, mais la Commission des Réparations a actuellement entre les mains la preuve que les nationaux allemands ont conservé une grande partie des valeurs étrangères qu’ils possédaient avant la guerre et que même bon nombre d’entre eux se sont constitué, au dehors, depuis la paix, des avoirs nouveaux, provenant de sources diverses. Les hommes d’affaires allemands ont repris, avec une activité nouvelle, la tradition de l’impérialisme économique et ils ont recommencé à s’engager dans de grandes entreprises étrangères. On sait comment le groupe Stinnes a pénétré en Italie et en Autriche ; on se rappelle, en particulier, l’affaire de l’Alpine Montangesellschaft. Mais l’Institut Solvay, de Bruxelles, a déjà signalé à la Commission des Réparations une cause beaucoup plus curieuse de formation d’avoirs allemands à l’étranger. C’est l’évasion fiscale. La fraude a pris, en Allemagne, des proportions invraisemblables. Les contribuables du Reich s’arrangent, de plus en plus, pour ne pas payer leurs impôts. Ils exportent des billets de banque allemands ou des valeurs industrielles allemandes, et ils cherchent à s’en débarrasser à l’étranger contre des sommes qu’ils déposent dans des banques ou avec lesquelles ils achètent des valeurs. De même, beaucoup d’industriels ou de commerçants, faisant des opérations extérieures, laissent intentionnellement le gros de leurs bénéfices hors du Reich. Pour arriver, sans doute, au même but, de grands établissements se créent des filiales dans divers pays : témoin la maison Mendelsohn et la Deutsche Bank elle-même, qui se sont donné récemment des filiales hollandaises. Aussi bien, dans son numéro du 2 avril dernier, la Gazette de Francfort constatait-elle que, depuis la guerre, les avoirs allemands dans les anciens pays neutres, notamment en Hollande et en Suisse, avaient considérablement augmenté ; et les placements à l’étranger sont si bien devenus une habitude pour les gens du Reich qu’au mois de janvier, la Vossische Zeitung y consacrait une étude spéciale, remplie de recommandations et de conseils. Les experts de M. Lloyd George ne paraissent pas lui avoir donné, à ce sujet, les moindres renseignements. Omission fâcheuse, car le premier ministre britannique aurait certainement tiré, du récit de ces économies allemandes, de brillants effets oratoires.

Il a cependant, suivant son expression, invité le peuple allemand à regarder en face « des faits désagréables. » — « C’est, a-t-il déclaré, une excellente chose pour le peuple allemand lui-même que de s’entendre dire fermement et nettement que, s’il n’accepte pas les demandes des Alliés, ceux-ci doivent et veulent agir. » Il a alors expliqué que la France était prête à marcher dès le 1er mai et qu’elle désirait en finir, mais qu’elle s’était rendue à l’appel que lui avait adressé l’Angleterre et qu’elle avait consenti à ajourner encore sa marche en avant, pour donner à l’Allemagne une nouvelle occasion de réfléchir. Puis, préoccupé, comme à l’ordinaire, de répondre aux critiques dirigées contre lui par ses compatriotes, M. Lloyd George a cherché à démontrer que le Conseil suprême ne s’était pas laissé influencer « par les banquiers israélites. » Cette réplique s’adressait spécialement à la Morning Post. Le grand journal conservateur avait, le 2 mai, publié les lignes suivantes : « Que gagnerait donc notre pays à capituler devant l’Allemagne après tant de sacrifices ? Ces mystérieuses influences qui montrent tant de sévérité pour la France « chauvine » et tant de sympathie pour la « nouvelle Allemagne, » qui sont si dures pour M. Poincaré, si indulgentes pour M. Stinnes, prétendent que l’action directe bouleversera l’Europe ; c’est, au contraire, l’absence d’action directe qui maintient le trouble en Europe. » Quelques jours après, la Morning Post mettait les points sur les i ; elle nommait « les mystérieuses influences : » elle désignait, en toutes lettres, des banquiers germanophiles de la Cité. M. Lloyd George a tenu naturellement à se défendre d’avoir cédé aux suggestions intéressées de quelques financiers cosmopolites, et personne n’a le droit de mettre sa parole en doute. Mais il n’est pas moins vrai que la combinaison à laquelle s’est arrêté le Conseil suprême donnera lieu à de vastes opérations bancaires où malheureusement la France, nous allons le voir, ne sera pas toujours la première à trouver son compte.

Le discours de M. Lloyd George a fait taire l’opposition. Ceux des hommes politiques anglais qui avaient trouvé jusqu’ici qu’on ne ménageait pas assez l’Allemagne se sont déclarés satisfaits. Seul ou presque seul, le journal officieux des Bolchévistes et des communistes, le Daily Herald, a encore jugé trop dures les conditions faites au Reich et prétendu un peu témérairement que c’était « l’école Poincaré » qui triomphait. Tous ceux des autres journaux qui avaient antérieurement critiqué les accords de Paris, comme imposant à l’Allemagne des charges excessives et disproportionnées à sa capacité de paiement, se sont ralliés aux nouveaux accords de Londres. Avec de très légères réserves, M. Keynes lui-même a donné son approbation aux conclusions adoptées. Aussi bien dans des feuilles allemandes que dans le Manchester Guardian, il a expliqué que l’intérêt du Reich était de s’incliner. Il a donné, d’abord, une raison politique : « Signez, a-t-il dit aux Allemands. La menace française s’évanouira ; la Ruhr ne sera pas occupée ; et alors, nous nous emploierons peu à peu, nous autres, à faire réduire la créance des Alliés. » Il a produit, en outre, des arguments financiers, et montré que les accords de Londres étaient beaucoup plus avantageux pour l’Allemagne que ceux de Paris.

« Ne vous laissez pas effrayer, a-t-il dit aux Allemands, par le chiffre théorique de 132 milliards, qu’a fixé la Commission des Réparations. Il n’existe que sur le papier. D’après l’état qui vous a été adressé, vous n’êtes, en réalité, tenus de payer qu’une annuité fixe de 2 milliards de marks or et une annuité variable représentant 26 p. 100 de votre commerce extérieur. Quel est le chiffre actuel de vos exportations ? Quatre milliards de marks or. Il coulera de l’eau sous les ponts de la Ruhr avant qu’elles s’élèvent à vingt-quatre milliards de marks or. Vous aurez donc très peu à payer dans les années prochaines ; et, comme, d’autre part, il est convenu que les sommes que vous ne pourrez pas verser ne formeront pas boule de neige, tout se traduira finalement par un nouveau rabais sur la créance des Alliés. Prenez donc patience. D’autre part, quoi qu’il arrive, vous n’avez qu’à comparer les accords de Londres avec ceux de Paris pour constater que, malgré l’opposition de la France, nous vous faisons maintenant des propositions beaucoup plus favorables pour vous. Les accords de Paris comportaient des annuités fixes progressives et une annuité variable correspondant à 12 p. 100 de vos envois à l’étranger. Rapprochez les chiffres. Vous verrez que la combinaison qu’on vous offre maintenant est sensiblement moins lourde. Empressez-vous d’accepter. »

Il a été, tout de suite, facile de prévoir que l’Allemagne suivrait ces conseils. Elle s’est débattue quelques jours dans une crise ministérielle qui lui a permis de traîner les choses jusqu’à la dernière heure. Elle a constitué un nouveau Cabinet. M. Wirth, devenu chancelier et ministre des Affaires étrangères, s’est chargé de faire accepter l’ultimatum par le Reichstag, et 221 voix contre 175 ont adopté son programme. Capitulation, résignation ou calcul ? L’avenir nous le dira. Voyons, en attendant, quel est, au juste, le présent.

La Commission des Réparations avait souverainement jugé que, sur les vingt milliards de marks or que le traité obligeait l’Allemagne à verser avant le 1er mai, huit seulement avaient été payés. Elle avait mis le gouvernement du Reich en demeure de s’acquitter, pour la date convenue, du reliquat de douze milliards et notamment de remettre un milliard d’or sur l’encaisse métallique dont il disposait. Elle avait officiellement constaté la carence de l’Allemagne et, conformément aux prescriptions du Traité, elle s’était retournée vers les Gouvernements pour leur signaler que le moment était venu de recourir aux sanctions et aux mesures de coercition. Dans sa déclaration du 5 mai, le Conseil suprême a lui-même rappelé que l’Allemagne avait, sur ce point, manqué à ses obligations. Mais, au lieu de prendre, comme c’était son droit, des garanties immédiates, il a fait venir à Londres la Commission des Réparations et il a obtenu d’elle qu’elle retirât la sommation qu’elle avait envoyée à l’Allemagne. Dans l’état de paiements qu’elle a dressé le 6 mai, elle n’a plus, en effet, exigé le versement des douze milliards. Elle a seulement demandé que, pour une date ultérieure, c’est-à-dire pour le 1er juillet 1921, il fût créé par l’Allemagne des obligations jusqu’à concurrence du montant de la dette échue. Ces obligations porteront un intérêt de cinq pour cent de leur capital nominal et il sera mis, en outre, de côté un pour cent, en vue de les amortir. Les nations créancières en tireront ce qu’elles pourront, auprès des grands banquiers qui les voudront bien prendre, et, alors même qu’elles ne recevraient que sept ou huit milliards, l’Allemagne sera libérée de tout ce qu’elle doit aujourd’hui. Quant à la remise du milliard de marks or appartenant à la Reichsbank, il n’en est plus question. Sous la pression des gouvernements alliés, la Commission retire sa réclamation. Elle accorde un délai supplémentaire de vingt-cinq jours au Reich et elle lui permet de s’acquitter, non plus en or, mais en devises étrangères, en traites sur l’étranger ou en effets à trois mois sur le Trésor allemand.

Le Conseil suprême, puisqu’il faut encore l’appeler de ce nom, a également reconnu, dans sa déclaration du 5 mai, que l’Allemagne n’avait pas désarmé ; et au moment même où il faisait cette constatation, nous assistions, en effet, au scandaleux spectacle de l’Orgesch, s’apprêtant à marcher sur la Haute-Silésie. Jamais n’avait été plus justifiée la phrase qu’avait écrite le Cardinal Dubois dans sa belle lettre à l’archevêque de Cologne : « La patience de la France est à bout. » D’après la convention du 29 janvier, le terme fixé par le traité pour la dissolution de l’Orgesch et de l’Einwohnerwehr, a été reculé jusqu’au 30 juin prochain ; mais, dans un mois et demi, le désarmement militaire, naval et aérien, doit être total. Non seulement, l’Allemagne n’a rien fait pour le préparer ; mais elle se sert de ses organisations illicites pour menacer la Pologne. Le Gouvernement français lui a signifié qu’il considérerait comme une violation du traité toute incursion de ces troupes de police en Haute-Silésie et il a eu parfaitement raison de prendre cette altitude. Mais, si l’Allemagne passe outre, que décideront les Alliés ? Faudra-t-il que, malgré le rappel de la classe 19 et tous les préparatifs faits pour l’occupation de la Ruhr, nous restions inactifs jusqu’au 30 juin et que nous nous laissions, dans l’intervalle, braver par le Reich ?

La Commission des Réparations, usant d’une extrême modération, avait fixé à cent trente-deux milliards le montant de la créance alliée En procédant à cette évaluation, elle avait déduit du chiffre des dommages les restitutions faites ou à faire par l’Allemagne et elle n’avait pas non plus compris dans le total de la dette ce que doit verser l’Allemagne pour rembourser aux Gouvernements alliés et associés les sommes que leur a empruntées la Belgique. Mais, même augmentée de ces deux éléments, l’estimation de la Commission restait fort au-dessous de la réalité. Elle avait été le résultat d’un compromis assez pénible entre le délégué français, l’honorable M. Dubois, et le représentant anglais, sir John Bradbury, depuis lors démissionnaire, qui voulait s’en tenir au chiffre de cent quatre milliards et qui avait défendu la thèse du Gouvernement britannique avec une habileté passionnée. On pouvait, du moins, espérer que, dans l’état de paiements, dressé ensuite par la Commission, il ne serait fait aucune remise sur le total ainsi fixé. Le Traité de Versailles prenait même soin de dire que, si la Commission avait la faculté d’accorder des délais à la majorité des voix, elle ne pouvait rien remettre de la dette qu’à l’unanimité (Paragraphe 13 de l’annexe II). Mais, à Londres, la Commission, délibérant sous l’aile du Conseil suprême, a fini par adhérer à d’ingénieuses combinaisons qui auront pour effet de volatiliser une partie des cent trente-deux milliards.

Elle a imaginé, — ou on a imaginé pour elle, je ne sais, — deux autres séries d’obligations, s’ajoutant à celle dont j’ai parlé plus haut. Le 1er novembre prochain, il sera créé de nouveaux titres pour trente-huit milliards de marks or. Comme les premiers, ils porteront intérêt à 5 p. 100 et seront amortis au moyen d’un versement annuel de 1 pour 100 à opérer par l’Allemagne. Les Puissances créancières négocieront encore ces bons comme elles le pourront ; elles les placeront, si elles trouvent preneurs, en Amérique ou ailleurs ; et, comme il est évident que personne n’acceptera sans rabais des bons allemands ne rapportant que 5 pour 100, la différence entre le prix de cession et le pair restera à la charge des créanciers. Quant à l’Allemagne, elle sera créditée du chiffre nominal, comme si nous l’avions touché. J’entends qu’on nous dit : Le Traité, lui aussi, prévoyait que la Commission des Réparations recevrait de l’Allemagne, en trois tranches, des bons au porteur pour cent milliards de marks or, et l’intérêt de 5 pour 100 ne devait commencer qu’en 1926 ; jusque-là, ces valeurs ne devaient rapporter que deux et demi ; nous gagnerons donc deux et demi pour 100 pendant cinq ans. Oui, mais les cent milliards de bons du traité ne constituaient qu’un premier versement, fait comme reconnaissance et garantie de la dette allemande, et cette dette devait être égale à la totalité des dommages. Du moment où une amputation était pratiquée sur la créance, il eût été légitime de fixer l’intérêt à un chiffre correspondant à la réalité économique, de façon que les bons pussent se négocier dans le voisinage du pair.

Une troisième série de quatre-vingt-deux milliards devra également être créée et remise, sans coupons attachés, à la Commission, avant le 1er novembre 1921, et c’est la Commission qui les émettra ensuite, aux époques qu’elle jugera convenables, dans les mêmes conditions d’intérêt et d’amortissement que les précédentes.

Jusqu’à ce que toutes ces obligations aient été amorties, l’Allemagne devra donc payer, chaque année, d’abord, une somme de deux milliards de marks or et, en second lieu, soit une somme que la Commission déterminera comme étant l’équivalent de 25 pour 100 de la valeur des exportations allemandes, soit telle autre somme équivalente, qui pourrait être fixée d’après un autre indice agréé par la Commission, et enfin, en troisième lieu, une somme supplémentaire équivalente à un pour cent de la valeur totale des exportations allemandes, somme supplémentaire qui pourra être réduite ultérieurement au chiffre nécessaire pour assurer le service de l’amortissement et de l’intérêt des titres en circulation. J’arrête là ces détails fastidieux. Mais question capitale : comme garantie d’exécution, que nous offrent les accords de Londres ? Ils nous offrent une nouvelle Commission, ou plutôt une sous-commission spéciale, qu’on appellera, pour nous tranquilliser, le Comité des garanties, et qui sera enfantée par la Commission des Réparations.

Le Comité des garanties sera chargé d’assurer l’application des articles 241 et 248 du Traité de Versailles. Mais, bien entendu, il n’aura pas plus de pouvoirs d’exécution que sa mère. Il aura qualité pour surveiller l’application au service des obligations des fonds qui devront y être affectés comme garanties : produits des douanes maritimes et terrestres, prélèvement de vingt-cinq pour cent sur la valeur des exportations, produit des taxes ou impôts directs ou indirects, produit de toutes autres ressources proposées par le Gouvernement allemand. Le Gouvernement allemand devra verser, en or ou en monnaies étrangères, à des comptes ouverts au nom du Comité et surveillés par lui, tous les fonds qui seront ainsi recueillis. Le Comité aura, nous dit-on, « le droit de prendre toutes mesures jugées nécessaires pour assurer l’accomplissement régulier de sa tâche. » Ni le Conseil suprême, ni la Commission, ne nous ont indiqué quelles pourraient être ces mesures, ni comment elles seraient prises. Tout ce que nous savons de précis, par l’article VII de l’état des paiements, c’est que « le Comité des garanties n’est pas autorisé à s’ingérer dans l’administration allemande, » semble-t-il.

Telles sont, dans les grandes lignes, les clauses auxquelles le Reichstag a donné, à une faible majorité, une adhésion maussade. Elles représentent de nouvelles et importantes concessions des Alliés, par rapport au Traité de Versailles et à toutes les conventions ultérieures. C’est ainsi que les quarante-deux versements fixes, envisagés à Paris, qui formaient les deux cent vingt-six milliards dont on avait tant parlé, correspondaient, calcul fait au taux de cinq pour cent, à une valeur actuelle d’environ quatre-vingt-quatre milliards, tandis que les quarante-deux premières annuités fixes de Londres atteignent à peine un total de quatre-vingt-quatre milliards et correspondent, calcul fait au même taux d’intérêt, à une valeur actuelle qui n’est pas même de trente-cinq milliards. Pour combler, en tout ou en partie, la différence entre ce que M. Lloyd George appelait la facture de Paris et la facture de Londres, il faudrait donc que les exportations allemandes finissent par s’élever à des chiffres très supérieurs à ceux dont M. Loucheur faisait état devant la Chambre, dans la séance du 8 février dernier ; et il est très invraisemblable que les prévisions de M. Loucheur, déjà fort optimistes, puissent être dépassées.

Comme contre-partie de ces concessions nouvelles, il eût été naturel que les Alliés prissent, au moins, sans plus tarder, des gages matériels. C’était, en France, le vœu certain des Chambres et du pays ; et, lorsque M. Briand a fait rappeler une classe, tout le monde a vu dans son geste le signe d’une inévitable et prochaine action de justice. Mais, au moment où nous nous apprêtions à nous assurer enfin une garantie positive, nos amis nous ont retenus. Il leur a paru suffisant que l’Allemagne changeât de ministres et qu’elle levât les mains en l’air, comme autrefois ses soldats, lorsqu’ils attiraient les nôtres dans un guet-apens. Devant cette soumission provisoire, devant la signature d’une déclaration qui a une forme irréprochable, mais que la Deutsche Zeitung qualifie déjà elle-même effrontément de nouveau chiffon de papier, le Conseil suprême s’est senti rassuré ; il a enjoint à nos gendarmes et à nos huissiers de laisser le débiteur en paix et de retourner chez eux. Bien. Mais contre ce qu’on nous a demandé, que nous a-t-on donné ? Nous ne le saurons pas avant quelque temps. Pour le moment, reportons-nous à la déclaration commune du 5 mai. Il y est dit que les Alliés décident « de procéder, le 12 mai, à l’occupation de la Ruhr et de prendre toutes autres mesures militaires et navales, faute par le gouvernement allemand d’avoir rempli les conditions ci-dessus. » — « Mais, disent déjà les Allemands, le 12 mai est passé ; nous nous sommes inclinés, et nous avons, par suite, définitivement échappé à l’occupation de la Ruhr. Du reste, la déclaration du 5 mai portait, ajoutent-ils, que l’occupation de la Ruhr cesserait lorsque nous aurions exécuté les conditions énumérées au paragraphe C. Or, quelles étaient ces conditions ? C’était « de déclarer catégoriquement, dans un délai de six jours après la conversation des Alliés, notre résolution d’exécuter sans réserve nos obligations. Cette résolution, nous l’avons déclarée. Que peut-on nous demander de plus aujourd’hui ? Il n’est écrit nulle part que, si, à un moment quelconque, nous manquons, sans le vouloir, à une de nos obligations, la Ruhr sera occupée. » Et il est vrai que le texte de la déclaration commune est fort obscur. On affirme « de source autorisée » que, le 4 mai, à la fin de la séance du Conseil suprême, M. Lloyd George a répondu à une question de M. Briand : « Si un manquement survient dans l’avenir, au cours du programme imposé au gouvernement de Berlin, la sanction de la Ruhr sera appliquée sur rapport de la Commission des Réparations et de la Commission interalliée de contrôle militaire ; » et ces paroles ont été, paraît-il, inscrites au procès-verbal. Parfait. Mais les Allemands, qui n’ont pas lu le procès-verbal, nous disent déjà : Pourquoi rien de pareil dans la déclaration commune ? Pourquoi rien de pareil dans la signification que nous avons reçue ? Et pour combien de temps le premier ministre anglais a-t-il accepté l’interprétation du Président du Conseil français ? Pour la durée des annuités ? Voilà, concluent les Allemands, une épée de Damoclès qui, dans l’intervalle, aura le temps de se rouiller.

Et malheureusement, en effet, ce qui se passe à l’intérieur du Reich n’est pas pour nous rassurer sur l’avenir. La sincérité personnelle de M. Joseph Wirth est hors de cause. Il a tenu un langage correct et son acceptation est conçue en termes catégoriques. Mais aura-t-il le moyen de maintenir une majorité chancelante ? Aura-t-il la force de résister aux courants contraires ? Aura-t-il la volonté de rappeler son pays à un plus juste sentiment des réalités ? Sur tout le territoire du Reich, on voit s’agiter aujourd’hui des sociétés nationalistes, telles que le « Rettet die Ehre, » soutenues par le budget du Reich, à l’aide des millions soustraits à la caisse des réparations. Pour essayer de prouver au monde que l’Allemagne n’est pas responsable de la guerre, le « Rettet die Ehre » se livre à une propagande forcenée dans tous les pays. Puisque, malgré la mauvaise foi de l’Allemagne, nous avons renoncé, pour l’instant, aux hypothèques et aux nantissements, ne fermons pas, du moins, les yeux sur la campagne de falsification et de revanche qui se poursuit au delà du Rhin. Sinon, nous nous réveillerons, un beau jour, en présence d’une Allemagne fortifiée et arrogante, qui nous dira : « Vous avez laissé passer l’heure. Tant pis pour vous. »


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

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