Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1910

Chronique n° 1878
14 juillet 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il est sans doute inutile de revenir sur les faits qui ont mis fin à l’interpellation ou aux interpellations adressées au gouvernement sur sa politique générale. Depuis lors, quinze jours se sont écoulés et déjà les esprits sont ailleurs. Contentons-nous de dire que le débat s’est terminé, comme nous l’avions prévu, par le vote d’un ordre du jour de confiance dans le gouvernement. Ce vote a même eu lieu à une majorité si forte que sa signification précise en est plutôt affaiblie : les radicaux s’y sont en effet associés, suivant une vieille expression, la mort dans l’âme : peut-être serait-il plus exact de dire, la rage dans le cœur. Après les avoir menés à la bataille, M. Berteaux les a conduits à la capitulation. Cette campagne n’est pas la page la plus héroïque de sa carrière parlementaire. Il a été évidemment désarçonné par le sang-froid et par la fermeté de parole de M. le président du Conseil, qui ne lui a cédé sur aucun point, mais a tout de même affecté de remettre généreusement son sort entre ses mains. — Si les radicaux ne votent pas pour moi, a-t-il dit, je m’en vais. — Les radicaux se sont contentés de ce madrigal, et ils ont oublié les duretés que M. Briand leur avait prodiguées.

Oublié n’est sans doute pas le mot juste ; on s’en apercevra peut-être bientôt. Les radicaux ont la mémoire tenace ; ils le montreront. Mais sur le moment, désorientés par l’attaque de M. le président du Conseil, qu’ils croyaient avoir réduit à la défensive et qu’ils s’apprêtaient à recevoir à résipiscence pourvu qu’il montrât quelque humilité, ils ont battu en retraite en désordre. Rien n’a été plus piteux que leur débandade. Ils ont essayé d’abord de se réfugier dans l’équivoque et M. Berteaux a déposé un ordre du jour qui ressemblait, presque à s’y méprendre, à celui auquel le gouvernement devait finalement se rallier. Il contenait le mot de confiance, mais le mot seulement, la chose n’y était pas. Comment aurait-elle pu y être après les discours pleins d’amertume de M. Berteaux ? Aussi M. Briand a-t-il repoussé son ordre du jour. Un parti qui aurait eu quelque dignité l’aurait maintenu ; après s’être engagé à fond, il n’aurait pas reculé ; il aurait préféré la défaite. Mais point ! M. Berteaux a retiré son ordre du jour et s’est rangé à celui que M. Briand avait accepté, ne voulant pas que le parti radical débutât, au seuil de cette législature, par une déroute trop apparente. Toutefois, pour avoir été déguisée, la déroute n’en a pas été moins certains. Mis en fuite par M. le président du Conseil, les radicaux ont cru, avec la bravoure qui leur est propre, pouvoir prendre impunément leur revanche sur les progressistes. M. Berteaux a expliqué qu’un des motifs pour lesquels il lui accordait sa confiance était que M. le président du Conseil les avait exclus de sa majorité. Notez que M. Briand n’avait pas dit un mot de cela, ni directement, ni indirectement : Cette diversion n’a pas porté bonheur à M. Berteaux. Dans une improvisation spirituelle et vigoureuse, M. Aynard a dit leur fait aux radicaux ; il leur a rappelé toutes les tares de leur politique, depuis le général Boulanger qu’ils ont porté au pouvoir, jusqu’à M. Combes qu’ils y ont soutenu ; il s’est amusé de leurs airs consternés pendant que M. Briand leur disait : « Assez, n’allez pas plus loin ! » Sa parole vengeresse a été très applaudie par le centre : les radicaux l’ont écoutée la tête basse et la bouche close. Quant à l’ordre du jour de confiance accepté par le gouvernement, M. Aynard a annoncé que les progressistes, après en avoir demandé la division, en voteraient l’ensemble. Les vieux parlementaires n’attachent d’ailleurs pas une grande importance au texte d’un ordre du jour où les novices croient mettre beaucoup d’intentions perfides : ils se contentent d’yen mettre d’autres. Ces manœuvres parlementaires ont souvent, dans la forme, quelque chose d’artificiel que nous n’approuvons pas, car le pays est sujet à s’y tromper ; mais la Chambre, elle, ne s’y trompe pas, et le rôle des radicaux dans ce premier vote de la législature lui a paru très clair. Le programme de réformes contenu dans la déclaration ministérielle sera discuté en son temps : c’est l’affaire de demain. Aujourd’hui il s’agissait d’approuver ou de désapprouver la méthode de gouvernement, libérale et tolérante, qu’avait exposée M. le président du Conseil. Le groupe radical et les groupes du centre l’ont approuvée pareillement, mais non pas également. En ce qui concerne le premier, le cœur n’y était pas.

Nous parlons des groupes. Il y en a eu toujours, et on en peut dire du bien et du mal. La politique d’un seul groupe, lorsqu’elle prévaut à l’exclusion de toute autre, est la pire de toutes : elle devient facilement tyrannique, on l’a vu au cours de ces dernières années. Cependant il est inévitable et nécessaire que la différence des opinions produise, dans une assemblée quelconque, des groupemens différens. C’est le seul moyen de se reconnaître. Jusqu’ici, les groupes avaient existé, ils s’étaient formés ou déformés sans avoir un caractère officiel ; on y causait, on y délibérait, on y prenait des décisions qu’on s’efforçait ensuite d’appliquer en séance ; mais leur rôle s’arrêtait là. Il n’en sera plus tout à fait de même désormais. Les groupes, en effet, ont été amenés à se constituer plus solidement qu’autrefois et à fournir la liste de leurs membres de manière à en fixer le nombre. Enfin le Journal Officiel a publié des listes, ce qui a permis de voir un peu plus clair dans la composition de la Chambre. Un peu plus seulement ; beaucoup de nouveaux députés ne se connaissent pas encore très bien eux-mêmes, pas plus qu’ils ne connaissent le groupe auquel ils se sont affiliés. Il faudra voir ce que la vie en commun fera de ces premières classifications. Certains groupes surtout se sont déjà montrés plus ou moins divisés, et cela est particulièrement vrai des radicaux socialistes dont le plus grand nombre ont voté pour le ministère, mais dont quelques-uns, et non des moins qualifiés, ont voté contre lui. Pour le moment, la situation est la suivante. Le groupe radical socialiste, le plus important par le nombre de ses membres, en compte 149 ; la gauche radicale en compte 112 ; les progressistes 76 ; le groupe du parti socialiste 75 ; la gauche démocratique 73 ; l’Action libérale 34 ; le groupe républicain socialiste 30 ; le groupe des droites 19 ; le groupe des indépendans 20. Les groupes sont nombreux, on le voit ; il y en a plus qu’il n’en faudrait. Des coalitions se formeront entre eux ; reste à savoir lesquelles.

Pourquoi cette organisation nouvelle des groupes ? Pourquoi la consécration officielle qui lui a été donnée, en quelque sorte ne varietur ? Tout cela aurait été inutile et dès lors aurait paru gênant dans les assemblées précédentes ; mais dans celle-ci, lorsqu’on a été à la veille de procéder à la formation des grandes commissions, nommées pour la durée de la législature, l’idée est venue aux esprits et elle a été favorablement accueillie qu’il conviendrait d’y faire représenter, suivant leurs forces respectives, les différentes opinions de l’Assemblée. C’est en somme, sous une forme particulière, l’idée de la représentation proportionnelle. Voici comment on procédait autrefois pour la nomination des commissions. Tous les mois, un tirage au sort distribue les députés en onze bureaux. Suivant l’importance de la commission à former, chaque bureau nommait un, deux ou trois commissaires : on pouvait même en nommer davantage, si la Chambre le décidait. Le système n’était pas sans défauts. Le hasard du tirage au sort pouvait accumuler dans un même bureau un plus grand nombre de membres ayant une compétence spéciale que le bureau n’était appelé à nommer de commissaires, tandis que le bureau voisin en avait moins ou même n’en avait pas du tout. Des compétences reconnues, des capacités incontestées restaient donc sans emploi, tandis que tout à côté on nommait, dans la commission du budget par exemple, des députés dont l’instruction financière était faible ou nulle. Quelques-uns pouvaient sans doute profiter de l’occasion pour faire un apprentissage utile ; mais d’autres n’apportaient aux travaux de la commission ni activité, ni zèle, et y étaient à proprement parler des non-valeurs. Un second défaut du système est que certains groupes, plus importans par l’esprit qu’ils représentent que par le nombre de leurs membres, se trouvaient souvent exclus des grandes commissions. C’était le cas de la droite. Sans doute, elle n’est qu’une minorité dans la Chambre, et même, on l’a vu plus haut, une minorité très faible ; il n’en est pas moins désirable qu’elle soit représentée dans les grandes commissions, et qu’elle y ait au moins un témoin. La Chambre en a jugé ainsi, nous le disons à son éloge. L’idée de la représentation proportionnelle a fait de tels progrès dans l’opinion générale, qu’on a jugé à propos d’y conformer le mode d’élection des commissions les plus importantes, et c’est pour cela que les groupes, chargés d’élire un nombre de commissaires en rapport avec celui de leurs membres, ont été conduits à faire sur eux-mêmes la réforme dont nous venons de parler. Il en résultera peut-être quelque bien.

Toutefois, lorsqu’il s’est agi de nommer la commission du suffrage universel, — qu’il serait plus exact de nommer commission de la réforme électorale, — une proposition nouvelle a été subitement présentée et a jeté au premier abord quelque désarroi dans la Chambre. Nous venons de dire que le scrutin de liste avec représentation proportionnelle avait fait un grand progrès dans l’opinion générale. La majorité des candidats l’ont fait figurer sur leurs programmes aux élections dernières et la majorité des élus ont été pris parmi ses partisans. La réforme n’en conserve pas moins des adversaires résolus, acharnés, irréductibles, qui useront de tous les moyens pour l’empêcher d’aboutir et qui, dès les premières séances de la Chambre, ont cherché une occasion de montrer, eux aussi, leurs forces et de les mesurer avec celles de l’ennemi. Ils ont cru la trouver dans l’élection de la commission du suffrage universel, et un député socialiste du Cher, M. Breton, s’est chargé de la manœuvre à faire. Il l’a conduite avec un certain brio. On venait de décider, nous l’avons dit, que chaque groupe aurait droit à un certain nombre de commissaires. — Pourquoi prendre ce détour ? a demandé M. Breton. Les tenans de la représentation proportionnelle ont une belle occasion d’appliquer leur système tel qu’ils l’ont exposé dans leurs discours, dans leurs journaux, dans leur propagande. Que n’en usent-ils ? La commission du suffrage universel doit être élue au scrutin de liste dans la Chambre entière, aussi bien en dehors des groupes que des bureaux, mais avec représentation proportionnelle des diverses listes qui seront en présence. — Tel a été le sens de la proposition de M. Breton. Il n’y avait peut-être aucun motif de s’y opposer, si ce n’est que vingt-quatre heures auparavant, on avait, pour toutes les grandes commissions, adopté un autre système, et qu’il n’est pas bon qu’une assemblée donne un trop fréquent exemple d’instabilité, et de mobilité. Les partisans de la représentation proportionnelle ont craint un piège ; toutes les apparences faisaient croire en effet que M. Breton voulait leur en tendre un. De plus, M. Breton tenait à leur égard un langage agressif ; il déclarait que sa proposition avait pour objet de dissiper le bluff avec lequel ils essayaient d’en imposer au pays. Leur prétention était d’être 319 à la Chambre : ce chiffre n’était qu’une fantasmagorie. On connaît M. Charles Benoist, sa conviction passionnée que la représentation proportionnelle est pour nous la voie du salut, son ardeur à la lutte. Il a bondi à la tribune, protestant avec véhémence contre l’accusation d’inexactitude dont la liste de ses adhérens était l’objet. Le moyen le plus simple de réfuter l’accusation était de lire la liste à la tribune : c’est ce qu’a fait M. Charles Benoist. Les noms des 319 sont successivement sortis de ses lèvres. M. Rauline seul a retiré le sien, à quoi M. Charles Benoist a répondu qu’il en restait 318, ce qui est encore la majorité de l’Assemblée. Depuis, le chiffre s’est d’ailleurs élevé à 322. M. Breton devra donc renoncer à parler de bluff, et chercher d’autres argumens.

Mais l’intérêt de sa proposition n’était pas dans la forme qu’il voulait donner au vote ; il lui importait sans doute assez peu que ce vote eût lieu dans les groupes ou en séance plénière de la Chambre convertie en assemblée électorale ; ce qu’il désirait surtout, c’était que le vote fût secret. M. Breton connaît-il bien ou mal ses collègues ? Nous l’ignorons. Quoi qu’il en soit, il espérait qu’au moyen du vote secret, les consciences se libéreraient des engagemens récemment pris, et qu’un certain nombre de députés, qui avaient publiquement promis aux électeurs de voter la représentation proportionnelle, voteraient sournoisement contre elle dans l’ombre discrète du scrutin. Nous ne sommes pas, loin de là, les adversaires du scrutin secret ; nous regrettons même qu’il ne soit pas employé plus souvent dans nos assemblées. Il affranchit, en effet, le député, de la contrainte morale que les influences du dehors cherchent à exercer sur lui. Mais il n’y a pas de vérité assez générale pour ne souffrir aucune exception, et lorsque, au sortir des élections, la Chambre se trouve en face d’une des questions qui ont joué le plus grand rôle sur le terrain électoral, la publicité du scrutin sur cette question s’impose impérieusement. M. Jaurès l’a dit avec chaleur. Ce n’est guère notre habitude d’être d’accord avec lui, mais les partis ont provisoirement disparu devant la grande idée de justice dont la représentation proportionnelle est l’expression. Des hommes venus de tous les points de l’horizon politique se sont unis pour faire prévaloir la réforme, et M. Jaurès a été l’un d’eux. Il a convaincu la Chambre, il l’a entraînée. Si M. Breton a fait passer sa proposition, M. Jaurès a fait aussi passer la sienne, et le plan des arrondissemens a été déjoué. Ils voulaient de l’ombre en effet, et on les a condamnés à la lumière. Nous espérons bien que, même sans cela, les 322 amie de M. Charles Benoist seraient restés fidèles à leurs promesses ; mais M. Breton, qui en doutait, peut maintenant être sûr qu’ils ne faibliront pas. Tel a été le résultat de son intervention.

La première commission à nommer est celle du budget. La Chambre n’a pour le moment rien à faire, sinon de voter les quatre contributions directes ; après quoi, elle pourra aller se reposer pendant trois mois de ses fatigues électorales et de ses premiers travaux. Rien, en effet, n’est encore prêt pour la discussion : les commissions auront à travailler pendant les vacances pour qu’il en soit autrement à la rentrée. Si c’est là un devoir pour plusieurs d’entre elles, c’en est un surtout pour celle du budget. Il semble que, pour le moment, elle n’ait pas une tâche bien difficile à remplir, le budget qu’a déposé M. Cochery étant d’une simplicité sans précédens depuis de longues années ; mais ce n’est qu’un commencement de budget, et M. Cochery aurait pu écrire à la dernière page : la suite au prochain numéro. Notre situation financière serait très satisfaisante s’il suffisait, pour la mettre en équilibre, des 12 millions d’impôts nouveaux qu’il demande aux timbres sur quittancés. Malheureusement il n’en est pas ainsi. M. le ministre des Finances a renvoyé à plus tard la création des ressources afférentes aux retraites ouvrières. Ne sachant pas à quel moment la nouvelle loi commencera à fonctionner, il a préféré attendre très patiemment d’être fixé sur ce point. Il parait qu’aujourd’hui on commence à l’être ; on dit que, l’exécution de la loi devant avoir lieu dès le milieu de l’année prochaine, il faudra ajouter 45 millions de recettes au budget. Où les prendra-t-on ? Sur les successions sans doute, bien qu’elles soient déjà écrasées par des charges sans égales dans aucun autre pays du monde. Et ce n’est pas tout : il y a aussi le chemin de fer de l’Ouest dont l’exploitation directe par l’État coûtera cher. On proposera sans doute un compte spécial. On parle même dans plusieurs journaux de détruire l’unité budgétaire, sans laquelle il ne saurait à notre avis y avoir de bonnes finances, et de détacher du budget général un certain nombre de budgets particuliers qu’on qualifie d’industriels. Que de questions à la fois ! Quelle en sera la solution ? De quelle anarchie leur multiplicité ne témoigne-t-elle pas dans les esprits ? Comment combattre cette anarchie ? Si la commission du budget a peu de chose à faire aujourd’hui, elle aura demain une rude tâche ! C’est sans doute pour ménager ses forces que M. le ministre des Finances lui a soumis un budget merveilleux, miraculeux, qui s’équilibre avec une facilité surprenante, qui semble enfin ne lui avoir coûté aucun effort et n’en demander aucun à personne. Mais ce budget n’est qu’un écran : il faudra voir ce qu’il y a derrière.

Nous sommes dans une période expectante. La Chambre ne nous a pas livré le secret de sa psychologie. Parmi les nombreux projets que le gouvernement doit lui soumettre, on ne connaît encore que celui qui se rapporte à la réforme électorale : il appelle d’ailleurs de nombreuses réserves et nous en avons énoncé quelques-unes, il y a quinze jours. Le budget actuellement connu aura nécessairement des complémens jusqu’ici inconnus : c’est un budget à tiroirs, dont quelques-uns sont vides. Députés et sénateurs vont partir pour leurs vacances, et nous souhaitons qu’ils y trouvent quelque repos ; mais comment n’y apporteraient-ils pas certaines préoccupations ?


L’Espagne est en ce moment fort troublée. Elle est en butte aux pires difficultés, puisque ce sont des difficultés religieuses, et que, si les difficultés de ce genre sont partout très graves, elles le sont encore davantage dans un pays qui est resté profondément catholique. Le clergé y a conservé une grande influence et il en use avec une grande autorité. La situation de l’Espagne, à ce point de vue, se distingue de celle de tous les autres pays de l’Europe, peut-être même du monde. Nous n’avons pas à la juger ; nous ne pourrions le faire sans nous exposer à blesser des sentimens respectables, des susceptibilités légitimes, soit dans un parti, soit dans un autre. Et enfin, ce sont choses d’Espagne, comme on dit volontiers de l’autre côté des Pyrénées, pour faire entendre qu’il faut vivre au milieu d’elles, si on veut en parler à bon escient.

On se rappelle comment M. Canalejas, qui appartient à la partie avancée du parti libéral, est arrivé au pouvoir. M. Maura, chef de la droite, avait été obligé de donner sa démission, parce que M. Moret, chef de l’opposition, lui refusait les moyens de vivre, et M. Maura, à son tour, a mis M. Moret dans une obligation analogue, par un juste retour des choses d’ici-bas. C’est alors que M. Canalejas, chargé par le Roi de former un ministère, s’est acquitté de sa mission, sinon avec le concours, au moins avec la bienveillance de M. Maura et de la droite. On aurait pu croire qu’il se sentirait obligé par cela même d’apporter une modération particulière dans sa politique, mais il n’en a rien été. C’est un homme de convictions fortes, qui ne tient pas au pouvoir pour le simple plaisir de l’exercer, et qui prétend s’en servir pour appliquer ses idées, ses principes, son programme. Nous constatons d’ailleurs que, jusqu’à ce jour du moins, la droite l’a laissé faire, sans paraître s’émouvoir outre mesure de la tempête qu’il a déchaînée, soit qu’elle ne la juge pas encore vraiment dangereuse, soit qu’elle se sente de force à l’arrêter lorsqu’elle en jugera le moment venu. Quoi qu’il en soit, M. Canalejas a entrepris de faire faire à l’État espagnol un pas considérable dans la voie de la laïcisation. Ce pas, presque tous les autres États de l’Europe l’ont fait depuis plus ou moins longtemps ; mais, si on considère le point où est aujourd’hui l’Espagne et celui où M. Canalejas veut la conduire, la distance à parcourir paraîtra considérable, et on peut se demander si le ministre du roi Alphonse a toutes les forces nécessaires pour la franchir d’un seul élan. Ne sera-t-il pas abandonné par ses alliés provisoires de droite ? Ne devra-t-il pas chercher d’autres concours à gauche, et lesquels ? Ses amis mêmes, qui aujourd’hui l’exhortent et le poussent, le suivront-ils jusqu’au bout ? A toutes ces questions, l’épreuve seule répondra.

Lorsqu’il a pris les affaires, M. Canalejas a trouvé une question pendante depuis longtemps, déjà, celle du Concordat avec Rome que les conservateurs eux-mêmes avaient senti la nécessité, de modifier. M. Maura, autrefois, n’avait pas méconnu cette obligation ; mais, ne se sentant pas suffisamment soutenu par les libéraux, il avait jusqu’à nouvel ordre renoncé à négocier avec Rome, attendant pour cela une occasion qui ne s’est pas offerte. Avec nos mœurs françaises, on pourrait s’étonner que M, Maura, conservateur, ait eu besoin de l’appui des libéraux pour entreprendre une négociation avec le Vatican. Il en est ainsi en Espagne : nous l’avons expliqué plus d’une fois. Le parti au pouvoir ne croit pas, comme trop souvent chez nous, devoir exterminer l’autre, ni même se passer de lui, et, pour certaines affaires particulièrement importantes, il recherche volontiers son appui. Au moment où nous parlons, les libéraux s’étaient montrés peu disposés à donner le leur, peut-être parce qu’ils aimaient mieux réserver la question et la résoudre un jour eux-mêmes. M. Canalejas a cru le moment venu de le faire. Nous avons dit quelles étaient ses obligations envers la droite ; mais, d’autre part, celle-ci le voyait d’un œil favorable ; il en était de même de la gauche ; M. Maura et M. Moret semblaient, sinon se réconcilier, au moins se concilier en sa personne ; M. Canalejas a donc pu croire qu’il n’aurait jamais et qu’aucun autre que lui n’aurait peut-être jamais de pareilles facilités. Il a donc ouvert des négociations avec Rome et les a poussées avec vigueur. Mais il n’a pas borné là son action, et, pendant que ces négociations se poursuivaient, il a pris unilatéralement un certain nombre de mesures dont le Vatican devait s’émouvoir et dont il s’est effectivement beaucoup ému.

Ces mesures sont au nombre de trois. Le catholicisme étant religion d’État en Espagne, l’article 11 de la Constitution a interdit à toutes les autres religions les manifestations extérieures de leur culte. Cette interdiction, très absolue à l’origine, a été depuis interprétée dans un sens moins restrictif, et un arrêté récent de M. Canalejas a encore élargi cette interprétation. En somme, les manifestations dans les rues, les processions par exemple, restent seules interdites ; les inscriptions ouïes emblèmes placés sur les édifices du culte sont autorisés. On pourra mettre, par exemple, une croix sur un temple protestant. L’importance réelle, pratique, de cet arrêté est infime ; il y a fort peu de protestans en Espagne et encore moins d’israélites. Mais on se dispute moins pour le fait lui-même que pour le principe dont il est l’expression. Le Vatican a répondu par une note à l’arrêté de M. Canalejas. Si nous en croyons les explications des journaux, ses observations portent surtout sur l’incorrection de M. Canalejas qui a pris un arrêté semblable au moment où des négociations se poursuivaient au sujet des rapports en Espagne de l’Église et de l’État. M. Canalejas a répliqué que ces négociations avaient pour objet le Concordat et nullement la Constitution : or, il s’agissait d’un article de la Constitution et non pas du Concordat. La thèse peut se soutenir, elle est pourtant affaiblie, historiquement, par le fait que l’article 11 de la Constitution a été autrefois porté à la connaissance du gouvernement pontifical et est entré, en somme, dans les arrangemens passés avec lui. Mais M. Canalejas est allé plus loin : il a réglé aussi, par des décrets provisoires, le statut des congrégations et décidé qu’aucune ne pourrait se former jusqu’à nouvel ordre. Nouvelle note de Rome, et cette fois d’une solidité plus incontestable que la première, puisque le statut des congrégations était justement l’objet des négociations engagées. Était-il admissible que le gouvernement espagnol décidât et tranchât à lui tout seul ? À cela M. Canalejas a répondu qu’en attendant qu’un accord se fût formé le gouvernement avait le droit d’user de la plénitude de sa souveraineté, réponse qui semble mieux faite pour aggraver le différend que pour le résoudre, et qui parait bien avoir pour but de produire ce résultat. Nous répétons ici que nous écrivons d’après les renseignemens donnés par la presse, sans nous porter garant de la confiance qu’ils méritent. Est-ce assez ? M. Canalejas, cette fois du moins, s’en est-il tenu là ? Non : un nouveau décret vient de supprimer en Espagne le serment religieux qui existe encore en France. Cette fois l’Espagne peut s’enorgueillir d’être en avance sur nous et les radicaux français en prennent prétexte pour réclamer la liberté de pensée comme en Espagne. Il est difficile de ne pas voir, dans ces actes redoublés de M. Canalejas, une intention offensive, sinon offensante. Si une négociation diplomatique assaisonnée de hors-d’œuvre de ce genre arrive à bon terme, il faudra reconnaître que le Vatican y aura mis une grande bonne volonté. On a pu croire par momens que M. Canalejas voulait une rupture. Il ne procéderait pas autrement s’il la voulait. Le but qu’il poursuit est peut-être très avouable ; il proteste qu’il n’a aucune mauvaise intention contre la religion catholique ; il affirme que son seul dessein est de poursuivre une politique dont tous les partis avaient déjà reconnu l’opportunité : nous le voulons bien, mais les procédés qu’il emploie sont à lui, et il est permis de se demander si ce sont les plus propres à amener la paix.

Dans un pays comme l’Espagne, pays aux émotions vives et volontiers démonstratives, de pareils faits devaient provoquer des manifestations extérieures : elles n’ont d’ailleurs pas dépassé la mesure et ont conservé un caractère pacifique. Les manifestations catholiques ont été bénignes ; il n’y aurait même pas lieu d’en parler si elles n’en avaient pas amené d’autres. Les évêques ont parlé, ils se sont plaints, mais ils l’ont fait dans des termes dont personne n’a pu attaquer la convenance. Des dames, dont la plupart appartiennent aux classes aristocratiques, ont manifesté de leur côté et ont demandé à être reçues et entendues par le ministre. Il faut avouer que tout cela était bien inoffensif et qu’il n’y avait pas lieu d’en prendre ombrage. Cependant les libéraux, les radicaux, les républicains, les socialistes, les anarchistes, les libres penseurs ont jugé indispensable d’y répondre par des contre-manifestations auxquelles il était facile de donner un caractère beaucoup plus imposant.

Elles ont eu lieu dans la rue sous la forme de cortèges qui ont parcouru Madrid, Barcelone, Tolède. On assure qu’à Madrid 80 000 hommes ont été mis en mouvement. L’ordre a d’ailleurs été parfait depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais on ne peut parler que de l’ordre matériel. La manifestation unissait en effet les élémens les plus hétérogènes, les moins habitués à marcher ensemble, les plus opposés en temps normal. M. Moret semblait mener le chœur, bras dessus bras dessous avec les représentans les plus qualifiés des partis républicain et socialiste. La libre pensée seule les unissait, nous le voulons bien ; plusieurs d’entre eux n’étaient même pas des libres penseurs dans le sens qu’en France on attache généralement à ce mot, ils n’avaient pas l’intention de manifester contre le sentiment religieux lui-même ; mais ce sont là des distinctions dont la subtilité échappe aux masses qui ne voient les choses que très en gros et vont droit à des conclusions sommaires, rapides, brutales. Le loyalisme monarchiste de M. Moret ou de M. Canalejas ne saurait être mis en doute : toutefois, si des manifestations de la nature de celles qui viennent d’avoir lieu se renouvelaient, le gouvernement risquerait fort d’être entraîné, emporté à gauche beaucoup plus loin qu’il n’a l’intention d’aller. Plusieurs journaux se demandent déjà si M. Canalejas ne sera pas bientôt le prisonnier des républicains. Tous ces événemens, ceux de lame surtout, devaient avoir de la répercussion aux Cortès. Les républicains s’y sont plaints de ce qu’avait eu d’excessif la répression des émeutes de Barcelone. L’affaire Ferrer a été remise en cause. Il ne s’agissait plus des questions religieuses actuellement pendantes, ni de la supériorité du pouvoir laïque, ni du Concordat, ni de la Constitution. Des élémens nouveaux, dangereux, pernicieux, sont entrés dans le débat. Un socialiste, M. Pablo Jegledias a dépassé toute mesure et provoqué dans la Chambre une protestation presque unanime en faisant le procès de M. Maura et en déclarant que si la droite revenait au pouvoir, il recourrait contre elle à tous les moyens, même à l’attentat. La fermentation des esprits a atteint les dernières limites et le gouvernement a pu s’apercevoir que certaines alliances, même conclues provisoirement, n’étaient pas sans danger.

Mais venons-en à la partie politique du débat. En réponse à l’évêque de Madrid, qui s’était plaint de ses décrets, M. Canalejas a déclaré, dans des termes d’une grande raideur, qu’il a à la vérité atténués par la suite. « Ou bien cette question, a-t-il dit en parlant des congrégations, se réglera en paix et en concorde, ou bien le gouvernement la réglera lui-même en usant de ses forces et de son énergie. Nous n’aurons pas la concorde ni la paix tant que subsisteront des doctrines que ni nous ni vous ne pouvons admettre. Qu’une pression cherche à s’exercer sur la politique du gouvernement, jamais ! Le pouvoir de l’Église sur l’État, jamais ! Il y a un élément religieux qui envahit Un terrain où il n’a rien à voir. » Nous connaissons les formules dont se sert le ministre espagnol pour les avoir entendues déjà dans d’autres bouches que la sienne ; mais, si on les prend au pied de la lettre et 31 on en tire les dernières conséquences logiques, à quoi bon des négociations avec Rome ? A quoi bon un Concordat ?

Un rédacteur du Figaro a eu avec M. Maura une conversation dont la conclusion nous a frappé. Après avoir parlé de l’importance pour l’Espagne d’un accord avec le Saint-Père, chef d’une religion qui est incontestablement celle de la grande majorité des Espagnols : « Comme en même temps que ce fait, a dit M. Maura, on constate celui-ci, que les révolutionnaires ont un intérêt primordial à ce que la question ne soit pas résolue par des voies pacifiques, car c’est la seule qui leur permet de provoquer l’agitation et de simuler l’harmonie entre élémens si divers, qui vont de la démocratie bourgeoise à l’anarchisme, il est extrêmement ardu d’apporter une juste mesure dans la réforme. Je souhaite vivement à M. Canalejas d’y réussir, et je l’espère, sans oublier pour cela ses devoirs comme chef du parti conservateur et tout ce qu’ils comportent. » C’est — pour le moment — le mot de la fin.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant, 

FRANCIS CHARMES.