Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1905

Chronique n° 1758
14 juillet 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 juillet.

M. Rouvier a donné lecture à la Chambre, dans sa séance du 10 juillet, des lettres qui avaient été échangées deux jours auparavant entre le prince Radolin et lui : ces lettres ont mis fin à la première phase de l’affaire du Maroc. Depuis un peu plus d’un mois qu’il est au quai d’Orsay, M. Rouvier n’a pas eu d’affaire plus importante que celle-là : on attendait avec impatience quel en serait le dénouement. À l’inquiétude des premiers jours avait peu à peu succédé la confiance. Le ton de la presse allemande s’était sensiblement modifié, et il y avait lieu de croire que, de part et d’autre, les négociations étaient conduites avec bonne volonté. Ces espérances n’ont pas été démenties par l’événement. L’accord s’est fait. Il est sans doute tout ce qu’il pouvait être dans le présent : nous désirons sincèrement qu’il se maintienne ou plutôt se consolide et se développe dans l’avenir. Le point qui vient d’être fixé n’est, en effet, qu’un point de départ.

Dés maintenant, — et c’est la partie la plus satisfaisante pour nous des déclarations identiques de M. Rouvier et du prince Radolin, — dès maintenant, la situation exceptionnelle de la France est affirmée d’un côté et acceptée de l’autre. Une frontière commune sur une vaste étendue territoriale impose à l’Algérie et au Maroc des relations particulières, et il en résulte aussi pour la France un intérêt qualifié de spécial à ce que l’ordre règne dans l’empire chérifien. Il ne s’agit plus ici de la frontière seule, mais de tout le Maroc. Ce sont justement les raisons que nous avions invoquées auprès d’autres puissances, qui en avaient reconnu la légitimité, pour remplir au Maroc une tâche particulière aussi, et spéciale. L’Allemagne s’étant jetée au travers de nos projets, nous avons dû en arrêter l’exécution à peine entamée. Dans quelle mesure et sous quelles conditions nous pourrons la reprendre pendant et après la conférence, nous le saurons à la conférence même : les documens qui viennent d’être publiés ne nous donnent à ce sujet que de faibles lumières. M. Rouvier les a accompagnés d’un commentaire. L’Allemagne, a-t-il dit, « ne met pas en cause nos accords avec l’Angleterre et l’Espagne, » et il a expliqué que ces accords n’engageant les unes envers les autres que les puissances qui les ont faits, aucune autre ne pouvait y faire d’objection, de même qu’on ne pouvait en tirer argument contre aucune autre. Soit. Sans donc en parler aujourd’hui davantage, nous espérons qu’à la conférence, nos arrangemens amèneront les trois puissances avec lesquelles nous les avons conclus à nous prêter fidèlement le concours de leur diplomatie. Nous disons les trois puissances, bien que, dans son discours, M. Rouvier n’ait parlé que de l’Angleterre et de l’Espagne, car il y a aussi l’Italie. Si nos accords ont gardé toute leur valeur, comme M. Rouvier le dit et comme nous n’en doutons pas, l’entente des quatre puissances le prouvera. Notre modération rendra d’ailleurs cette entente facile : évidemment, toute une partie des projets que nous avons pu former au sujet du Maroc doit être pour le moins ajournée. La note du prince Radolin contient un paragraphe de plus que celle de M. Rouvier ; mais, dans son discours, M. Rouvier a repris pour la confirmer l’affirmation faite par M. l’ambassadeur d’Allemagne, que les représentans des deux puissances au Maroc donneront, d’un commun accord, des conseils au Sultan en vue de la fixation du programme de la conférence. Le Sultan sera sans doute frappé de l’ironie inhérente aux choses européennes, quand il verra ce commun et parfait accord de la France et de l’Allemagne pour lui prodiguer les mêmes conseils. L’expérience seule montrera, en ce qui nous concerne nous-mêmes, si cette action commune n’est pas sans inconvéniens.

Quoi qu’il en soit, les préventions qui, du côté de l’Allemagne, semblent être entrées pour une si grande part dans les derniers événemens, sont aujourd’hui dissipées. C’est l’œuvre propre de M. Rouvier : il l’a accomplie avec résolution et il a atteint son but. Nous y avons mis du nôtre, assurément ; mais ne fallait-il pas le faire ? La glace est rompue et de bonnes relations sont établies entre les deux gouvernemens. La situation est nouvelle : il ne reste qu’à en tirer parti.

La Chambre a voté le 3 juUlet la loi qui sépare l’Église de l’État. La majorité a été de 108 voix. Quelques personnes s’étaient fait l’illusion qu’au dernier moment, le projet pourrait être repoussé par une coalition des adversaires de la séparation et de ceux qui auraient voulu la faire autrement. Il y a, en effet, à l’extrême gauche, des doctrinaires farouches qui trouvent le système adopté trop libéral, et qui, après en avoir combattu toutes les dispositions essentielles, semblaient devoir en repousser l’ensemble. Mais nous n’avons jamais cru qu’ils pousseraient la logique jusque-là. Le principe de la séparation leur paraît si bon en lui-même qu’ils en acceptent l’application telle quelle, au moins à titre provisoire. C’est le langage qui a été tenu à la tribune par plusieurs d’entre eux, notamment par M. Bepmale, au moment où, la discussion étant close et le scrutin sur le point de s’ouvrir, chaque député avait le droit d’expliquer son vote. M. Bepmale a expliqué le sien et celui de ses amis avec une audacieuse franchise. Il a fait de la loi une satire amère ; il l’a déclarée beaucoup trop favorable à l’Église, et, par conséquent, dangereuse pour l’État. Mais quoi ! n’est-elle pas perfectible, et le législateur ne conserve-t-il pas le droit et le moyen de retoucher son œuvre ? On s’enchaîne quand on fait un concordat ; on reste libre quand on fait une loi ordinaire. Le discours de M. Bepmale a produit quelque scandale, parce qu’il découvrait, en dehors de toute précaution oratoire, la pensée d’un grand nombre de radicaux et de socialistes. La droite et une partie du centre se sont amusés à en demander l’affichage afin d’éclairer le pays sur l’avenir qu’on lui prépare. Naturellement l’affichage n’a pas été voté : il ne pouvait pas l’être et ceux qui l’avaient proposé n’avaient d’autre but que d’appeler dés aujourd’hui l’attention sur les projets ultérieurs de nos jacobins. Quant à ceux-ci, ils étaient parfaitement décidés à voter le projet en dépit des imperfections qu’ils y trouvaient, et des discours comme celui de M. Bepmale n’avaient d’autre objet que de leur fournir une excuse. Prenons d’abord cela, disaient-ils : nous demanderons le reste ensuite.

Le discours final du rapporteur, M. Aristide Briand, a eu plus d’importance. M. Briand est satisfait de la loi qu’il vient de faire, sentiment bien naturel de la part d’un père envers un enfant que d’autres peuvent trouver mal venu, mais pour lequel il a, lui, une infinie complaisance. Nous serons juste envers M. Briand. La loi qu’il a rapportée et fait voter par la Chambre est sensiblement moins mauvaise que celle de M. Combes. Cette dernière était une œuvre de sectaire : celle de M. Briand, amendée par M. Ribot, est une œuvre de politique. Elle témoigne sur quelques points d’un honorable souci de la Uberté. L’article 4, qui a été vivement discuté à la Chambre et qui le sera aussi vivement au Sénat, a eu pour objet d’établir que les véritables, les seules associations cultuelles catholiques étaient celles qui seraient reconnues comme telles par les curés et par les évêques. Là est la pierre angulaire de la loi nouvelle. Il y avait, dans la Commission et dans la Chambre, nombre de personnes qui rêvaient et qui préparaient, grâce au système de la dévolution des biens, la génération plus ou moins spontanée d’Églises dissidentes, c’est-à-dire schismatiques. Elles se complaisaient dans cette espérance. S’il doit se produire des schismes, l’État assurément n’a pas qualité pour les empêcher, mais il ne l’a pas non plus pour les favoriser. Nous ne reviendrons pas sur le grand débat qui a eu lieu à ce sujet. M. Briand y a pris une part qui lui a fait honneur. Il a contribué pour beaucoup à déjouer les calculs des entrepreneurs de schismes, et a amené la Chambre à respecter le principe de l’Église catholique, qui est l’unité sous une forte hiérarchie. À partir de ce moment, on a commencé à comprendre que la majorité de la Chambre ne voulait pas pousser les choses à l’extrême.

Nous ne savons pas ce qu’elle aurait fait si le gouvernement de M. Combes avait duré davantage. M. Combes, on s’en souvient, menait la Chambre tambour battant. Il avait de plus, en ce qui concerne l’Église et l’État, des vues de théologien à rebours, très raides et très impérieuses. Que serait-il arrivé s’il avait présidé au débat sur la séparation ? Aurait-il imposé le joug de sa volonté à une majorité frémissante ? Ce joug aurait-il, au contraire, été brisé par la majorité dans un accès d’émancipation ? Nul ne peut le dire. Ce qu’on peut dire, c’est que le ministère actuel a paru se désintéresser du débat. Il en a laissé retomber le poids sur les seules épaules de M. Bienvenu-Martin qui, visiblement, n’étaient pas de force à le supporter. Quant à M. le président du Conseil, il n’assistait même pas aux décisions de la Chambre. Nous le constatons sans l’en approuver : un vrai chef de gouvernement aurait dû prendre lui-même la direction d’un débat aussi important et y engager énergiquement sa responsabilité. Mais M. Bouvier a préféré laisser faire, et il est permis de croire que le motif de son abstention est qu’au fond de l’âme, il n’est nullement partisan de la séparation. Dans ces conditions, la Chambre s’est trouvée parfaitement libre : elle a pris son inspiration en elle-même, et elle a trouvé heureusement pour réclairer un orateur comme M. Ribot et un rapporteur comme M. Briand. Grâce à eux, la loi n’est pas devenue bonne ; elle ne pouvait pas le devenir : M. Ribot l’a bien montré en volant contre elle dans le scrutin final ; mais elle a été rendue moins mauvaise, et c’est de quoi M. Briand a triomphé en affirmant que tout le monde pouvait s’y rallier, les radicaux parce qu’elle était la séparation sincère et les modérés parce qu’elle était la séparation libérale. Il serait plus juste de dire qu’elle est une transaction adroite entre des principes contraires. Les transactions de ce genre ne sont pas toujours condamnables : beaucoup d’œuvres politiques ont duré précisément parce qu’elles avaient ce caractère, et que, si elles ne plaisaient, elles ne déplaisaient non plus à personne d’une manière absolue. C’est le but que M. Briand a voulu atteindre : l’expérience montrera s’il y a réussi.

Quant à nous qui sommes partisans du Concordat, parce qu’il est à nos yeux la solution vraiment française de la question des rapports de l’Église et de l’État, la plus conforme à nos traditions, à nos mœurs, à nos besoins, nous restons très préoccupés et effrayés de ce que sera dans la pratique la loi que la Chambre vient de voter. Il semble bien que M. Briand éprouve lui-même quelques appréhensions à cet égard. On est surpris de retrouver dans son dernier discours la même affirmation que dans le premier, à savoir que l’origine de la loi était dans la politique du Vatican et que la responsabilité en appartenait au Pape. Mensonge historique, a dit M. Ribot. C’est le gouvernement français qui a voulu la séparation et qui y a poussé de toutes ses forces : dès lors, il y aurait eu, de la part de ceux qui l’ont encouragé dans cette voie, plus de loyauté et de dignité à prendre eux-mêmes, et très hautement, la responsabilité de la réforme. Ses adversaires mêmes pourraient trouver une certaine grandeur à cette réforme si, au lieu de la présenter comme une mesquine mesure de représailles, ses partisans la rattachaient à des principes vrais ou faux, mais élevés. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? Pourquoi M. Briand s’est-il obstiné à mettre en cause le Vatican et à l’accuser, sur un ton acrimonieux, d’avoir rendu le divorce inévitable ? Aurait-il tenu ce langage s’il avait été vraiment sûr que la séparation était bonne en soi, que le pays l’acceptait, la désirait, l’attendait ? Il a paru plaider pour elle les circonstances atténuantes et se donner des excuses à lui-même, comme s’il voulait rejeter sur d’autres l’impopularité éventuelle, possible, probable, que rencontrera la mesure lorsqu’elle sera appliquée.

On répondra peut-être que si les auteurs de la loi en avaient une opinion aussi peu favorable, ils n’auraient nul empressement à la voir appliquer : or ils exercent dès maintenant une forte pression sur le Sénat pour qu’il se mette sans aucun retard à la besogne, et qu’il se la rende à lui-même plus aisée en votant la loi telle que la Chambre la lui envoie. C’est là une comédie dont le secret est facile à deviner : mais, avant d’en parler, comment ne pas dire un mot de cette étrange prétention d’obliger le Sénat à voter la loi sans même la regarder ? S’il la regardait, il y changerait probablement quelque chose, et, s’il y changeait quelque chose, elle devrait revenir devant la Chambre. Ce serait, dit-on, beaucoup de temps perdu, et peut-être la loi ne pourrait-elle pas être appliquée avant les élections prochaines, ce qui serait un désastre. D’ailleurs on cite des précédens. La loi du service de deux ans a été votée par la Chambre telle qu’elle lui revenait du Sénat, et, hier encore, la Chambre a fait le même honneur à la loi qui étend la compétence des juges de paix. Qu’est-ce que cela prouve ? Il faut toujours bien, pour en finir, qu’une des deux Chambres vote une loi telle qu’elle lui revient de l’autre : mais la loi sur le service de deux ans avait déjà fait deux fois la navette entre le Palais-Bourbon et le Luxembourg, et la loi sur les juges de paix avait fait et refait le même chemin un nombre de fois double ou triple depuis quinze ans, peut-être plus. Rien de pareil avec la loi de séparation. Non seulement elle n’a encore été examinée que par la Chambre des députés, mais celle-ci, en votant l’urgence, n’a voulu lui consacrer qu’une seule lecture. C’était montrer une singulière hâte ! Si la Chambre avait voulu qu’on prît sa loi sans y changer un mot, elle aurait dû se donner la peine de la corriger, de la ratisser elle-même, de manière à ajuster les divers articles les uns avec les autres. Une loi aussi importante, et qui touche à tant d’intérêts divers, n’a pas traversé impunément une discussion de trois mois : on y a fait des changemens imprévus, on y a introduit des amendemens discordans, on en a détruit l’homogénéité. Si la loi n’était pas revisée, pour le moins dans sa rédaction, elle resterait informe et difforme, et on ne tarderait pas à être embarrassé devant les contradictions qu’elle contient. Il faudra donc que le Sénat en retouche le texte, quand bien même il n’en modifierait pas l’esprit. Mais il y a, en vérité, une autre raison, et d’un ordre supérieur, pour que le Sénat l’étudié sérieusement et la discute en toute liberté d’esprit, c’est qu’il proclamerait sa propre inutilité s’il ne le faisait pas. Ce serait une abdication de sa part. Eh quoi ! Il n’y a certainement pas eu depuis notre grande Révolution une loi plus grave dans son principe, ni plus inquiétante dans ses conséquences ; la Chambre ne lui a consacré qu’ime lecture, longue sans doute mais incohérente ; et le Sénat ne lui accorderait qu’un simulacre de discussion ! Cette loi est pourtant elle-même toute une révolution ! Le Sénat pourrait renoncer à l’exercice d’un droit ; il ne peut pas renoncer à l’accomplissement d’un devoir, et il n’y a jamais eu devoir plus impérieux que celui qui lui incombe. Il l’accomplira, nous n’en doutons pas, et ce sera un bien pour lui. En sera-ce un pour la loi ? C’est autre chose. Peut-être les libéraux du Sénat auront-ils de la peine à faire mieux que ceux de la Chambre, et surtout à obtenir plus.

Quant à cette impatience qu’éprouvent radicaux et socialistes de voir appliquer la loi avant les élections prochaines, que faut-il en penser ? Nous l’avons qualifiée de comédie. Le lendemain du vote de la Chambre, un banquet d’honneur a été donné à M. Briand pour célébrer la grande victoire qu’il venait de remporter, et tous les convives, y compris M. Briand lui-même qui oubliait un peu sa modestie ce jour-là, ont été d’avis que la loi était assez bonne pour qu’on passât sur les imperfections légères qui la déparaient. Le mieux n’est-il pas ennemi du bien ? Le Sénat devait donc voter les yeux fermés. Alors, la loi entrerait tout de suite dans la période d’application, et le pays reconnaîtrait aussitôt que tout ce qu’on a dit des mauvaises intentions de ses auteurs contre l’ÉgUse était pure calomnie. Les électeurs verraient bien que jamais la liberté de conscience n’avait été mieux assurée, plus respectée, et nous serions confondus, nous qui avons annoncé le contraire, ou qui avons du moins émis des doutes sur ce qui arriverait. On nous accuserait d’aveuglement ou de mauvaise foi. Mais nous renverrions ce dernier reproche à nos adversaires, car parler ainsi au pays serait le tromper. La loi, nous l’avons dit, a été faite avec beaucoup d’adresse, en ce sens qu’elle ne doit produire ses effets que peu à peu, lentement, insensiblement. Si la séparation avait été opérée brusquement, de manière à produire, du jour au lendemain, toutes ses conséquences, il y aurait eu révolte générale. Un changement aussi rapide aurait été un cataclysme. Nous ne reprochons pas aux auteurs de la loi d’avoir procédé autrement. Ils ont voulu ménager les transitions, et ils ont bien fait. À quelque point de vue qu’on se place, au leur ou au nôtre, cette méthode était la meilleure. Mais, en l’appliquant, ils ont perdu le droit de dire aux électeurs dès le lendemain de la promulgation de la loi : Vous le voyez, rien n’est changé ! Rien, en effet, ne sera changé dans la forme au premier moment. Les églises, les cathédrales, les presbytères, les palais épiscopaux resteront à la disposition des curés et des évêques. Les traitemens du clergé seront maintenus. On ne s’apercevra de rien. C’est seulement au bout de quelques années qu’on s’apercevra de quelque chose. Alors, quand toutes les conséquences de la loi commenceront à se faire sentir, on commencera aussi à comprendre ce qu’elle est. Mais cela n’arrivera pas aux élections prochaines, ni même à celles qui viendront immédiatement après. Plusieurs générations parlementaires échapperont à l’impopularité finale, et n’est-ce pas tout ce qu’il faut aux députés actuels ? Après eux, le déluge ! Ils auront assuré leur réélection : leurs successeurs s’en tireront ensuite comme ils pourront. Leur chef-d’œuvre, en attendant, sera d’avoir satisfait tout le monde, les comités radicaux et socialistes, qui voulaient la séparation quand même et à tout prix, et le pays, qui ne la veut pas, mais qui ne s’en rendra bien compte que lorsqu’il la verra fonctionner.

La Chambre a une autre raison de vouloir l’application immédiate de la loi. Il y a eu, à la fin du débat, une scène curieuse, qui vaut la peine d’être mentionnée parce qu’elle a été marquée par le formidable réveil des appétits électoraux. Le débat traînait, il faut bien le dire. La Chambre était languissante. Après les batailles du début où avaient été tranchées les questions de principe, l’attention avait peu à peu diminué : elle s’était portée, ce qui était d’ailleurs assez naturel, du côté des questions extérieures où des dangers inopinés avaient subitement apparu. Les étrangers qui venaient assister aux après-midi du Palais-Bourbon, et qui avaient vu à l’ordre du jour la séparation de l’Église et de l’État, étaient surpris de trouver la salle à peu près vide. On aurait dit que la Chambre discutait une loi sans intérêt. Elle ressemblait au berger de la fable qui, étendu sur l’herbette,

  Dormait alors profondément.
Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette :
La plupart des brebis dormaient pareillement.

Soudain, un tumulte assourdissant succède à ce repos idyllique. Les bancs se remplissent ; tout le monde se retrouve à son poste ; on s’agite, on crie. Qu’était-il donc arrivé ? En était-on venu à un de ces articles qui touchent aux grands principes de la question, ou aux intérêts généraux du pays ? Point du tout. L’article dont c’était le tour visait tout simplement l’emploi à faire du budget des Cultes qu’on supprimait, et cette nouvelle dévolution des biens a fait encore plus de bruit que l’ancienne. Quoi de plus naturel ? Dans l’ancienne, les biens de l’Église restaient à l’Église, c’est-à-dire aux associations cultuelles ; dans la nouvelle, ils faisaient retour aux électeurs. Mais comment ? C’est là-dessus qu’on a discuté ferme, et longtemps ! Il y avait un système d’une simplicité extrême que personne n’a soutenu, et nous nous attendions naïvement à ce que le gouvernement le fît. Il consistait à dire qu’une économie était une économie, et qu’elle se traduisait dans le budget par une diminution de dépenses, par conséquent par une diminution d’impôts pour l’ensemble des contribuables. Le bon sens recommandait cette solution, d’autant plus que le budget est dès maintenant menacé, en dehors même de l’accroissement normal des dépenses pour l’entretien des services publics, d’un assez grand nombre de charges nouvelles se rapportant soit à des lois votées, soit à des lois à voter. Quelques-unes sont indispensables, celles, par exemple, qui auront pour objet, après les alertes de ces derniers jours, d’assurer la pleine disponibilité de notre puissance militaire ; mais on en annonce beaucoup d’autres qui ont le plus souvent un caractère social et dont il est par cela même presque impossible, en dépit des limites où on prétend les enfermer, de calculer les exigences futures. De toutes ces charges et surcharges de l’avenir, la Chambre ne se préoccupe guère ; elle ne voit que le présent, et elle veut, dans le présent, faire un cadeau à ses électeurs. Sous quelle forme ? c’était la question. Comment a-t-elle été résolue ? Fort mal. On a opéré le partage des dépouilles de l’Église entre les communes, proportionnellement à la part de chacune dans la répartition de la contribution foncière des propriétés bâties, ce qui favorise les grosses communes au détriment des petites. N’importe : nous comprenons maintenant pourquoi tant de gens tiennent à ce que la loi soit appliquée avant les élections prochaines. Tout le budget des Cultes ne sera pas dès maintenant disponible ; mais il y aura quelques millions à distribuer. Sans doute, ce que l’État aura donné d’une main, il le récupérera bientôt de l’autre ; ses largesses d’aujourd’hui seront compensées, et au delà, par ses reprises de demain ; mais l’effet immédiat, à la veille des élections, sera excellent : et voilà expliqué l’intérêt passionné que la Chambre a pris à ce débat. On lui avait promis autrefois le milliard des congrégations, avec lequel elle aurait pu faire toutes sortes de lois sociales, au premier rang desquelles figuraient les retraites ouvrières. Le fameux milliard s’est évaporé. Nous ne le regrettons pas, car spolier les uns pour enrichir les autres est une opération peu recommandable : néanmoins l’affectation qu’on donnait au milliard des congrégations se défendait par d’assez belles apparences. Les milhons du budget des Cultes ont quelque chose de moins chimérique, et, puisqu’on ne les portait pas simplement en décompte dans les dépenses, on aurait pu les affecter aussi à des œuvres humanitaires. On a préféré les consacrer à des œuvres électorales, et cela révèle tout un état d’esprit. C’est celui de la Chambre : sera-ce celui du Sénat ?

Nous ne posons de question que sur ce point de détail ; sur le projet de loi lui-même, il n’est pas douteux que le vote du Sénat sera pour la séparation. S’il ne vient à la traverse aucun de ces événemens qui échappent à la prévision humaine, on peut considérer la séparation de l’Église et de l’État comme acquise. Il a suffi que quelques hommes énergiques la voulussent, pour l’imposer aux autres qui n’en voulaient pas. C’est à peine si elle a été combattue à la Chambre dans son principe ; les quelques orateurs qui l’ont fait ont parlé éidemment pour l’honneur, sachant fort bien qu’ils allaient à un insuccès certain ; et, ces rites une fois accomplis, la Chambre n’a plus discuté que sur la manière dont elle s’y prendrait. La forte majorité qu’elle a finalement donnée à la loi accélère encore et précipite le mouvement : le Sénat n’essaiera pas de l’arrêter. Tout ce qu’on peut lui demander est de maintenir dans la loi les dispositions libérales qui y ont été introduites par la Chambre, et enfin d’en écrire le texte correctement. L’avenir est très obscur. Il est impossible de prévoir si le pays s’habituera peu à peu à la séparation et en prendra son parti, ou si, au contraire, le désordre matériel et moral qui en sortira n’obligera pas, un peu plus tôt ou un peu plus tard, le gouvernement de la République à négocier un nouveau Concordat. Le plus sage, certes, serait de s’entendre dès aujourd’hui avec le Vatican pour l’application d’une loi qu’on a eu le tort de faire complètement en dehors de lui ; mais nous ignorons quelles dispositions on trouverait à Rome, et il est d’ailleurs fort à craindre qu’on ne soit, pour le moment, très éloigné à Paris de toute conversation de ce genre. L’épreuve de la loi sera donc faite : le sort en est jeté.

À la suite des élections qui ont eu lieu aux Pays-Bas, le 16 et le 28 juin dernier, pour le renouvellement de la seconde chambre, M. le docteur Kuyper a donné sa démission. Rien ne l’y obligeait peut-être, car la majorité de la nouvelle assemblée n’était que de 4 voix — 52 contre 48 — de sorte qu’un léger déplacement aurait pu la faire passer de gauche à droite. Enfin M. Kuyper avait pour lui la première chambre. Mais il a cru sans doute qu’après avoir exercé le pouvoir pendant quatre ans avec la plus grande vigueur, il devait regarder comme décisif le léger échec électoral qu’il venait d’essuyer et laisser le champ libre à ses adversaires. Qui sait même s’il n’a pas pensé qu’avec une majorité aussi faible et peut-être aussi instable, un gouvernement libéral devrait avoir de grands ménagemens envers la minorité et les idées qu’elle représente, de sorte que sa retraite présentait en ce moment le minimum d’inconvéniens. M. Kuyper a été toujours l’homme des résolutions promptes et nettes. Battu aux élections, fût-ce dans une proportion très faible, il n’a pas hésité à se retirer.

On peut parler de M. Kuyper avec la sympathie que mérite son caractère, sans partager d’ailleurs toutes ses opinions, et c’est ce que nous avons fait à maintes reprises. Sa ferveur religieuse, servie par une activité et une volonté sans pareilles, lui avaient donné une grande situation dans son Église avant de lui en donner une dans l’État. Arrivé aux affaires, il n’a eu qu’une préoccupation, celle de gouverner au nom et au profit de ses idées religieuses et politiques, les unes et les autres ne faisant qu’un pour lui. Peut-être a-t-il poussé l’union de l’Église et de l’État jusqu’à leur confusion : en tout cas, il a voulu faire et il a fait pendant quatre ans un gouvernement étroitement antirévolutionnaire et chrétien. Il a défini lui-même, un jour, sa conception politique et gouvernementale dans des termes dont la clarté ne laisse rien à désirer : « La majorité parlementaire, disait-il, a pour pivot le parti antirévolutionnaire dont je suis le chef. Les différens groupes de l’opposition ont pour principe directeur de leur politique cette doctrine des philosophes du XVIIIe siècle et de la Révolution française : que l’humanité se suffit à elle-même. Nous autres, protestans sincèrement reUgieux et pratiquans, nous professons qu’au-dessus de l’humanité, il y a Dieu, et qu’en nous inspirant de la morale divine, nous pourrons diriger l’État au mieux des intérêts de tous. Toutes les sectes protestantes en Hollande, malgré les différences des dogmes, ont la même morale religieuse que partagent aussi les catholiques, et c’est sur cet idéal, qui leur est commun, que repose l’entente des diverses fractions de la majorité. » Un homme qui a une foi aussi précise et aussi ferme, et qui estime qu’il suffit de s’en inspirer pour bien gouverner son pays, peut se tromper, mais il met infailliblement dans sa conduite un esprit de suite qui n’a de comparable que sa confiance dans la légitimité du but qu’il s’est assigné. Aussi le gouvernement de M. Kuyper a-t-il été actif et fécond. La Hollande lui doit des lois contre le jeu, l’ivrognerie, la violation du repos du dimanche qui, bien que sévères, et peut-être plus austères encore, méritent une pleine approbation. M. Kuyper s’est trouvé une fois en conflit avec la première chambre. Partisan absolu, non seulement de la liberté, mais de l’égalité de toutes les écoles, qu’elles fussent libres et confessionnelles ou publiques et neutres, il voulait que les premières délivrassent des diplômes qui auraient, aux yeux de l’État, la même valeur que les siens. La première chambre, où les Libéraux avaient gardé la majorité, s’opposant à ces vues, M. Kuyper a attendu le moment favorable pour la dissoudre, et y a procédé aussitôt que les élections des États provinciaux, qui l’élisent au second degré, lui ont donné l’espoir d’y déplacer la majorité. C’est ce qui est arrivé, en effet, et la réforme a été votée.

On voit par là quelle était l’énergie de M. Kuyper. Toutefois il n’était pas exclusif, puisqu’il admettait sur le même pied dans sa majorité catholiques et protestans : il n’en voulait pas à une religion déterminée, mais à l’absence de toute religion, qui devait, d’après lui, conduire à l’anarchie intellectuelle et à la révolution politique. Ces idées d’un caractère très absolu, servies par une volonté dominatrice, ont été tout le programme gouvernemental de M. Kuyper : elles lui ont suffi pendant quatre ans, et on a pu voir, par les dernières élections elles-mêmes, qu’elles ont conservé une prise très forte sur le pays. À la coalition anti-révolutionnaire et chrétienne de M. Kuyper les libéraux en ont opposé une autre où sont entrés les socialistes : bloc contre bloc ! Ils ont vaincu sous la direction de M. Borgesius. Mais, soit que le chiffre peu élevé de leur victoire n ait pas donné à la Couronne une indication bien claire, soit que des divisions se manifestent déjà parmi eux, la situation reste confuse et incertaine. On parle d’un cabinet d’affaires, qui ferait de l’apaisement, en laissant tomber les projets les plus combattus de M. Kuyper sans leur en substituer d’autres. Cette solution, toute provisoire, serait peut-être la meilleure ; mais elle prouve combien M. le docteur Kuyper est difficile à remplacer.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant

F. BRUNETIÈRE.

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