Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1902

Chronique n° 1686
14 juillet 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet.


La courte session qui vient de finir ne permet pas de parler de la nouvelle Chambre des députés en pleine connaissance de cause. Peut-être ne se connaît-elle pas elle-même : il faut plus longtemps à une assemblée pour se débrouiller. C’est à peine si on peut savoir ce qu’elle fera en matière de validations et d’invalidations. Autant qu’on peut jusqu’ici s’en rendre compte, elle n’obéit qu’à la passion politique. La majorité valide ses amis et invalide ses adversaires. La plupart des discussions, au lieu de porter sur les détails mêmes de l’élection, portent sur les opinions du candidat qui a été proclamé élu. S’il est réactionnaire, malheur à lui ! S’il est nationaliste, trois fois malheur ! Il n’y a pourtant aucune loi qui rende les nationalistes ou les conservateurs inéligibles ; mais à quoi bon une loi quand on a la majorité et qu’on sait s’en servir ? Faute de temps, la Chambre n’a encore pu faire qu’un petit nombre d’exécutions ; elle reprendra à la rentrée son travail interrompu ; et quand elle aura fini d’invalider ses propres membres, elle invalidera des congrégations religieuses. Le ministère actuel, comme son prédécesseur, mais avec plus de crudité encore, sentant sa majorité incertaine et branlante, cherche à la maintenir ou à la réformer en flattant ses passions anti-religieuses. La recette est commode ; elle a donné trois ans de vie à M. Waldeck-Rousseau ; pourquoi M. Combes n’en userait-il pas à son tour ?

Il a fermé d’un seul coup 135 établissemens congréganistes, qui étaient presque tous des maisons d’enseignement. Le motif qu’il a invoqué est que c’étaient là des établissemens nouveaux, et qu’aucune autorisation n’avait été demandée pour eux. À dire vrai, il aurait été préférable que ces autorisations eussent été demandées. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? M. Denys Cochin en a donné deux raisons à la Chambre. La première est qu’on n’aurait pas manqué plus tard, lorsqu’on fera un nouveau recensement de leurs biens, d’attribuer aux congrégations la propriété d’immeubles qui ne leur appartiennent pas, et où quelques-uns d’entre eux se contentent de professer. La seconde est qu’il ne faut jamais renoncer à l’exercice d’un droit, ou de ce qu’on croit en être un, avant d’y avoir été contraint par une décision régulière. Ces deux raisons ne nous ont pas convaincu. A chaque jour suffit sa peine : les statistiques de demain sont moins inquiétantes que la politique d’aujourd’hui, et c’est d’abord contre celle-ci qu’il fallait se mettre en garde. Quant au droit, il est contesté et contestable. Nous ne parlons, bien entendu, que du droit écrit, de celui qui résulte de la loi du 1er  juillet 1901. L’article 13 de cette loi dispose qu’une congrégation ne peut fonder aucun nouvel établissement qu’en vertu d’un décret rendu en Conseil d’État. Mais qu’est-ce qu’un établissement nouveau ? Premier point à préciser. Et enfin un second point douteux est de savoir si la loi du 1er  juillet 1901 sur les associations a porté atteinte à la loi de 1886 qui organise la liberté de l’enseignement secondaire.

La thèse soutenue par le gouvernement est qu’une maison, même fondée et dirigée par des laïques, est un établissement nouveau d’une congrégation, si un seul de ses membres y collabore à l’œuvre commune. Tout congréganiste emporte avec lui la congrégation à la semelle de ses souliers, comme on disait autrefois. Par conséquent, pour toutes les maisons où il y a un congréganiste employé, une autorisation du Conseil d’État est indispensable. Quant au second point, à savoir si la loi du 1er  juillet 1901 a porté atteinte aux lois antérieures sur la liberté de l’enseignement, l’opinion du gouvernement ne s’est pas formée d’un seul coup ; elle a même été hésitante et variable ; mais enfin elle s’est enfin fixée dans le sens le plus restrictif. Des congréganistes qui veulent ouvrir une maison d’enseignement secondaire ne doivent pas se contenter de se soumettre aux lois scolaires ; il faut encore qu’ils remplissent toutes les obligations que leur impose la loi sur les associations. Nous avons raconté autrefois ce qui s’est passé à la Chambre, au cours de la discussion de cette loi. Interrogé sur sa portée, M. Waldeck-Rousseau a dit formellement, d’abord que la présence d’un ou de plusieurs congréganistes dans un établissement n’en faisait pas un établissement nouveau de la congrégation ; ensuite que la loi nouvelle laissait subsister toutes les lois antérieures relatives à l’enseignement. Elle n’y touche même pas, assurait-il. A l’entendre, il n’y avait pas un seul jurisconsulte qui pût en douter. Cependant la loi était à peine votée qu’un travail a commencé dans le gouvernement lui-même pour l’interpréter tout autrement que ne l’avait fait M. Waldeck-Rousseau à la tribune, et celui-ci a fini par se laisser convaincre qu’il n’était qu’un pauvre jurisconsulte et n’avait rien compris à la loi qu’il avait défendue. Pour cela, on a fait intervenir le Conseil d’État, qui, sur le rapport de M. Jacquin, a émis un avis conforme à la thèse gouvernementale ; mais il ne l’a pas fait sans résistance. On sait que la haute assemblée s’est partagée à peu près exactement en deux portions égales et que, sans l’action énergique et le vote des fonctionnaires qui en font partie, la majorité ne se serait pas prononcée dans le sens de M. Jacquin. Elle l’a fait ; soit ! Mais enfin elle n’a émis qu’un avis ; et, quelle que soit l’autorité morale qu’on y attache, cet avis, qui a plus ou moins bien guidé le gouvernement dans ses démarches ultérieures, ne pouvait pas avoir à l’égard des tiers intéressés la valeur d’une décision ferme. Une consultation éclaire les juges, mais n’est pas un jugement. Les congrégations avaient donc le droit de rester dans le statu quo jusqu’à ce que les tribunaux compétens eussent prononcé. Elles demandaient des juges, on les leur a refusés. Leurs établissemens ont été fermés par autorité administrative. Appelé à s’expliquer à ce sujet, M. Combes a répondu avec franchise : on peut lui contester d’autres qualités, mais non pas celle-là. Ces jurisconsultes dont M. Waldeck-Rousseau parlait avec respect, comme un homme de la confrérie, M. Combes en fait fi. Il n’a pas rompu avec la théologie pour s’embourber dans la chicane ! Il a la prétention d’être un homme d’État et d’aller droit au fait ! Aussi s’est-il contenté de dire qu’il était le plus fort. Il a invoqué les droits de haute police, qui appartiennent, a-t-il dit, à tout gouvernement, et qui l’autorisaient à fermer tous les établissemens qu’il voudrait : il a même fait entendre que ce commencement aurait une suite, résolu qu’il était d’assurer « la victoire de l’État laïque sur l’obédience monacale. » Son discours a été fort applaudi. Il flattait les tendances jacobines de la Chambre, le jacobinisme consistant surtout à mettre la force à la place de la liberté. A quoi bon laisser résoudre une question par les tribunaux, lorsqu’on peut la trancher par des moyens de police ? Telle est la théorie de M. Combes et telle a été sa pratique. D’un seul coup, il s’est acquis les faveurs de l’extrême gauche qui, il faut bien l’avouer, hésitait à les lui accorder. Sa déclaration ministérielle avait été jugée terne. Mais son acte de vigueur contre les congrégations, et la parole plus vigoureuse encore dont il l’a appuyé, ont rompu la glace qui commençait à se former entre l’extrême gauche et lui. La majorité a reconnu son homme.

On a pu voir par ce premier combat que, toutes les fois qu’il ferait appel à l’anticléricalisme de la Chambre, — et nous prenons ce mot dans sa plus mauvaise acception, — le ministère aurait la majorité. Il peut évidemment aller très loin dans cette voie ; il y sera suivi. Nous craignons même qu’on ne l’y pousse, et qu’il ne se laisse entraîner plus loin qu’il n’a l’intention d’aller. Peut-être M. Combes n’est-il pas naturellement sectaire. Mais c’est une grande tentation pour un gouvernement qui se sent faible, de reformer ses troupes autour d’un drapeau quelconque, et le drapeau est tout trouvé. Que de difficultés ne peut-on pas supprimer en promettant d’appliquer avec fermeté la loi du 1er juillet 1901, et en se livrant à quelques exécutions plus ou moins brutales ! On ne peut cependant pas les supprimer toutes. La question financière pèsera lourdement sur le Cabinet, et c’est au moment où il devra l’aborder que commenceront ses embarras véritables.

M. Combes l’a d’ailleurs compris : c’est pour cela qu’il a sollicité le concours de M. Rouvier, qui n’était pas son ami politique, mais dont il sentait avoir besoin. M. Rouvier est entré au ministère tel qu’il était. On l’a pris parce qu’il inspirait confiance au monde financier ; mais comme il inspirait cette confiance à cause de ses idées, on peut croire qu’il n’y a pas renoncé. Or, ses idées diffèrent essentiellement de celles de certains autres ministres sur plusieurs questions importantes, au premier rang desquelles il faut placer l’impôt sur le revenu. Ayant été plusieurs fois ministre des Finances, il a présenté son projet d’impôt sur le revenu tout comme un autre ; seulement ce projet ne ressemblait en rien à celui qui sourit, par exemple, à l’imagination de M. Pelletan. Aussi son entrée dans le ministère a-t-elle été une sorte de démenti donné à tant de promesses difficiles à tenir, peut-être irréalisables, en tout cas très inopportunes à un moment où le budget est en déficit, où les ressources du Trésor sont épuisées, et où, pour subvenir en partie aux embarras de l’heure présente, M. le ministre des Finances a déposé un projet de conversion. Ce projet a été voté par les deux Chambres en vingt-quatre heures. Il convertit le 3 et demi en 3 pour 100, et nous espérons que l’opération répondra aux espérances qu’on a mises en elle : elle est d’ailleurs fort bien conçue. Notre situation financière s’en trouvera un peu allégée ; mais il est à craindre que les causes du mal n’en persistent pas moins et ne continuent de produire les mêmes effets. L’heure est donc mal choisie pour se livrer à des expériences aventureuses, et M. Rouvier le sait mieux que personne. Mais tous ses collègues ne sont pas de son avis. Nous avons nommé M. Pelletan, parce que c’est le seul jusqu’ici qui ait exprimé le sien publiquement, opposant son programme à celui de M. le ministre des Finances, qu’il taxait de timidité, ou même de quelque chose de pis. Il y avait longtemps qu’on n’avait vu d’aussi profondes divisions dans le gouvernement s’étaler au grand jour. Cela dénote un état d’anarchie que M. Waldeck-Rousseau n’aurait certainement pas toléré de la part de ses ministres ; mais ceux de M. Combes ont cru pouvoir en prendre plus à leur aise avec lui, et nous ignorons ce qu’il en a pensé. Quoi qu’il en soit, M. Pelletan, à la fin d’un banquet, a cru pouvoir dire son opinion sur M. Rouvier, et il a retrouvé contre lui quelque chose de la verve qu’il déployait dans ses articles de journaux, oubliant qu’un ministre doit oublier qu’il a été journaliste et garder pour lui le secret des dissidences qui se produisent dans le gouvernement auquel il est associé. Nous aurions pu deviner ces dissidences, mais M. Pelletan ne nous en a pas laissé la peine : il en a lui-même fait part au public. Il y a donc deux tendances opposées dans le Cabinet : laquelle des deux l’emportera-t-elle ? Dans le Cabinet même, ce sera celle de M. Rouvier, sans quoi il donnerait sa démission. Mais devant la Chambre ? Il y aura certainement, aussitôt après la rentrée, de grands efforts en sens contraires ; il s’y mêlera beaucoup d’intrigues, et les partis qui sont aujourd’hui confondus dans ce qu’ils appellent orgueilleusement « le bloc républicain » auront quelque peine à maintenir leur entente. Il est facile de le faire, lorsqu’il s’agit seulement de fermer quelques maisons de congréganistes ; ce sera plus difficile, lorsqu’il s’agira de ces réformes autour desquelles on a monté le bluff électoral de ces dernières années. Tout le monde en a le sentiment au Palais-Bourbon, et il y a quelque chose de piquant à voir avec quel empressement tout le monde s’y est trouvé d’accord pour éloigner un calice dont on sentait d’avance l’amertume. Le cri général a été qu’il fallait tout ajourner, et c’est M. Jaurès qui en a donné le signal.

L’incident s’est produit à propos de la discussion des quatre contributions directes, que la Chambre doit toujours voter à cette époque avant de se séparer. L’occasion était bonne pour discuter l’impôt sur le revenu, puisque, suivant les divers systèmes, cet impôt doit nécessairement, ou s’ajouter aux contributions actuelles, ou en remplacer quelques-unes, ou même les remplacer toutes. Mais, pour les motifs que nous avons déjà exposés et pour quelques autres encore, M. le ministre des Finances n’était pas disposé à en aborder le débat. Il est à peine installé : ne fallait-il pas lui donner le temps de préparer un nouveau projet ? On sait ce que sera ce projet dans ses lignes générales. Ce ne sera pas un impôt de superposition, mais bien un impôt de remplacement : il se substituera à quelques-unes de nos anciennes taxes, probablement à l’impôt personnel mobilier et à l’impôt des portes et fenêtres, qui sont déjà eux-mêmes des impôts sur l’ensemble du revenu. Mais tout cela ne peut pas s’improviser. La déclaration ministérielle a promis qu’un projet serait déposé avant la fin de l’année : c’est tout ce qu’on peut dire pour le moment. Il fut un temps où la gauche radicale et socialiste ne se serait pas contentée de promesses aussi vagues, et, certes, elle ne l’aurait pas fait non plus aujourd’hui, si elle avait eu en face d’elle un gouvernement modéré. Mais elle avait l’oreille encore pleine des paroles sonores et menaçantes de M. Combes contre « l’obédience monacale. » Son cœur aussi en était charmé et désarmé. En conséquence, M. Jaurès a déposé une sorte d’ordre du jour dans lequel la Chambre prenait acte de la promesse du gouvernement de déposer avant le 31 décembre un projet d’impôt sur le revenu susceptible de servir de point de départ à une discussion sérieuse et à une réforme efficace. Tout le monde a été de son avis. M. Jaurès a eu le précieux avantage de réunir non seulement la majorité, mais l’unanimité de la Chambre, ce qui est beaucoup trop beau pour durer. L’unanimité de la Chambre ne se forme jamais que sur un malentendu ou sur un ajournement.

On ne saurait trop s’émerveiller de l’esprit officieux que déploient les socialistes, lorsqu’ils s’y mettent. Il n’y a pas de meilleurs ministériels : ils l’ont déjà prouvé dans la dernière Chambre, et paraissent devoir le prouver une fois de plus dans la nouvelle. Ils n’ont même pas entendu les protestations de M. Pelletan contre M. Rouvier, et les ont laissées tomber dans le silence. Ils ont écarté d’une main agile toutes les pierres d’achoppement qui auraient pu se rencontrer sous les pas du ministère. Ils lui ont fait un horizon clair et un ciel serein. Ils lui ont assuré des vacances heureuses et tranquilles. Et si, avant la fin de ces vacances, M. Combes leur sacrifie encore quelques congréganistes, ils reviendront les mains pleines d’indulgences à son égard.

Si nous abandonnons la Chambre pour nous tourner du côté du Sénat, celui-ci a fait une bien mauvaise besogne en votant les deux premiers articles de la loi sur le service de deux ans. Rien n’a pu l’arrêter dans la voie dangereuse où il s’engageait et qu’il parcourra sans doute jusqu’au bout, car il en a traversé le défilé le plus difficile. L’opposition des orateurs les plus éloquens de la droite et du centre n’a eu aucune prise sur son esprit.

La bataille décisive a porté sur l’article 2, qui supprime les dispenses. C’est, d’après le gouvernement et la commission, la condition même de la loi nouvelle. Pour avoir sous les drapeaux les 569 000 hommes dont il a besoin, M. le ministre de la Guerre a déclaré qu’il fallait faire le sacrifice de toutes les dispenses, et on l’a fait. Cela suffit pour nous donner la certitude que la loi ne sera pas viable, car il est impossible que quelques-unes au moins de ces dispenses ne soient pas rétablies. Imposer le service militaire de deux ans à tout le monde, sans distinction ni exception d’aucune sorte, est une obligation tellement dure que nous ne pouvons pas croire qu’elle soit longtemps maintenue. elle ne le sera pas, et alors qu’adviendra-t-il de la loi ? Il faudra en faire une autre, celle qu’il aurait mieux valu faire tout de suite, car ce n’est pas sans de graves inconvéniens qu’on change à de trop fréquens intervalles la loi organique de l’armée. Nous sommes le seul pays au monde qui en commette l’imprudence. Tous les autres tiennent par-dessus tout à la fixité de leur institution militaire : nous seuls mettons, là comme en toutes choses, la mobilité et l’incertitude, et il est invraisemblable que nous ayons raison contre tous.

La loi de 1889, qu’il s’agit aujourd’hui de remplacer, était, à notre avis, inférieure à celle de 1872. elle était bonne cependant dans ses principes généraux : son seul tort est de n’avoir pas été appliquée dans l’esprit où elle avait été conçue. De là lui sont venues la plupart des attaques sous lesquelles elle sombre aujourd’hui. elle accorde des dispenses, c’est-à-dire qu’elle n’impose qu’une année, ou même que dix mois de service aux jeunes gens qui obtiennent certains diplômes universitaires. Tous ceux qui ont pu y atteindre ont voulu avoir de ces diplômes, et il n’est malheureusement pas exact, comme on l’a dit quelquefois, que le niveau de l’instruction générale en ait été relevé : c’est, au contraire, celui des examens qui a sensiblement baissé. Il faut bien l’avouer, les jurys universitaires ont mal compris leur mission. S’ils avaient été plus sévères, une élite seulement de jeunes gens aurait bénéficié de la dispense du service militaire ; on aurait pu soutenir alors que ces exceptions étaient utiles à la haute culture intellectuelle, et personne n’aurait protesté bien haut. Au lieu de cela qu’est-il arrivé ? Tous ou presque tous les élèves qui ont parcouru un certain cycle d’études ont échappé à l’obligation de faire trois années de service, et, comme ils appartenaient en fait à certaines classes de la société, ces classes elles-mêmes ont paru jouir d’un véritable privilège. L’impopularité qui s’est attachée au privilège a rejailli sur la loi.

C’est ce que M. Mézières a dit très courageusement à la tribune, et, ouvrant la porte aux amendemens qui devaient se produite un peu plus tard, il a déclaré qu’il faisait pour son compte le sacrifice de toutes les dispenses attachées à certains diplômes. Cela ressemblait en petit à une nuit du 4 août ! Un homme comme M. Mézières renonçant à toutes les dispenses universitaires, il y avait là quelque chose d’imprévu et qui aurait dû frapper le Sénat davantage. On ne pouvait pas dire que la bourgeoisie travaillait pour elle, et que la démocratie était sacrifiée. Quand est venue la discussion de l’article 2, M. Prévet a repris, à titre d’amendement, toutes les dispenses actuelles, celles de l’article 21 de la loi de 1889 qui se rapportent aux fils aînés de veuves ou de septuagénaires, au frère qui a déjà un frère sous les drapeaux ou dont un frère y est mort, etc. ; celles de l’article 22, qui comprennent les soutiens indispensables de famille ; enfin celles de l’article 23, qui s’appliquent aux diplômés. Mais il a expliqué tout de suite que, s’il avait repris toutes ces dispenses, c’était pour ouvrir un cadre complet à la discussion et pour que chacun pût y défendre celles qui lui paraîtraient intéressantes : quant à lui, il les abandonnait toutes, sauf celle des soutiens indispensables de famille. Cette attitude était d’autant plus significative que M. Prévet la prenait d’accord avec ses amis du centre. Quel était donc l’objet de l’amendement ? Les pauvres seuls, les familles nécessiteuses seules devaient profiter de la dispense. Il n’y avait plus le moindre avantage assuré à la fortune, aux influences sociales, aux intérêts de la culture intellectuelle : les soutiens indispensables de famille devaient seuls être admis à la dispense, et tout au plus pourrait-on en augmenter le nombre, qui est aujourd’hui de 5 p. 100 du contingent, afin d’y comprendre les dispensés de l’article 21, fils aîné de veuve, etc., dont la situation serait vraiment digne d’intérêt. On aurait pu porter la proportion à 7 ou à 8 p. 100 par exemple. Le Sénat n’a pas adopté l’amendement. Qu’a-t-on dit pour le combattre ? Qu’on donnerait des secours en argent aux familles malheureuses, comme si l’argent pouvait dans tous les cas remplacer le soutien de famille, et comme si, d’ailleurs, on pouvait engager les Chambres futures au sujet d’un crédit qu’il faudra voter tous les ans et qui pourra peu à peu devenir insuffisant. Que voulaient MM. Prévet et ses amis ? Que voulait M. Mézières, qui a livré un dernier combat pour défendre leur amendement ? Alléger la charge qui pèsera sur la misère, et qui sera écrasante pour elle. Les jeunes gens appartenant à des familles riches ou aisées éprouveront une gêne plus ou moins grande par suite des deux ans de service qui leur seront imposés, mais en somme rien qu’une gêne, tandis que les jeunes gens de familles pauvres et privées de leur chef éprouveront une vraie souffrance, que leur famille partagera avec eux. Aussi avons-nous non seulement la conviction profonde, mais la certitude que ces dispenses seront rétablies, et cela deviendra même un facile moyen de popularité que d’en promettre le rétablissement. On recommencera la campagne qu’on a faite contre le service de trois ans avec des argumens beaucoup plus forts. Il ne sera que trop aisé de prouver qu’on a trompé le pays, car on l’a trompé, en effet, en lui promettant le service de deux ans sans lui dire ce qu’il devait être. Le pays a compris que ceux qui font aujourd’hui trois ans n’en feraient plus que deux, mais que la situation des autres ne serait en rien modifiée. Elle l’est au contraire, et dans des conditions telles que les charges générales du service militaire en seront cruellement aggravées. La loi nouvelle résout le problème d’affaiblir l’armée, en imposant au pays un fardeau plus lourd. Dès qu’elle sera appliquée, si elle l’est jamais, la protestation sera unanime, et on ne résistera pas plus aux injonctions futures du suffrage universel qu’on n’a résisté aux anciennes. Les dispenses reparaîtront, nous sommes bien tranquilles à cet égard ; mais nous n’aurons plus d’armée.

La courte session qui s’achève nous laisse donc les plus pénibles inquiétudes pour l’avenir. Assurément la loi militaire n’est pas encore votée ; elle ne le sera même pas d’une manière définitive avant longtemps. Nous aurons à y revenir. Elle sera étudiée ici même dans son principe, dans ses détails, dans ses conséquences. Il est possible que le pays repousse le funeste cadeau qu’on veut lui faire, lorsqu’il en aura mieux compris le caractère et les inconvéniens. En attendant, les Chambres font bien d’aller prendre quelque repos, car elles auront besoin de toute leur activité et de toutes leurs forces pour la session d’automne qu’on nous annonce. Refaire le système fiscal et l’organisation militaire de la France en quelques mois, c’est une tâche écrasante. Mais peut-être se contentera-t-on de défaire.


Le renouvellement de la Triple Alliance est aujourd’hui un fait acquis. Depuis quelque temps déjà, il ne faisait pas de doute : on se se demandait seulement dans quelles conditions il s’accomplirait. Sur ce point, les premières lumières nous sont venues du comte Goluchowski : il a fait savoir aux Délégations qu’en ce qui concernait l’Autriche-Hongrie, le renouvellement aurait lieu purement et simplement, sans modifications d’aucune sorte. Cette affirmation n’a surpris personne : la situation internationale de l’Autriche ne s’étant modifiée en aucune manière, pourquoi ses alliances auraient-elle s’subi un changement ?

Mais il n’en était pas de même de l’Italie, dont les rapports avec nous ont complètement changé de physionomie depuis quelques années. Après avoir été assez tendus, ils sont devenus et ils sont aujourd’hui amicaux et confians. Un échange d’explications, fait de part et d’autre avec franchise, a dissipé tous les malentendus. L’Italie sait maintenant que la France n’est sa rivale, ni dans la Méditerranée, ni en Afrique. Il y a place pour tout le monde dans ces grands espaces. La France estime que ses propres intérêts y sont désormais satisfaits et garantis, et, quelles que soient ses vues ultérieures, l’Italie ne la trouvera pas sur son chemin comme un obstacle. Ces déclarations que nous avons faites, et qui ont été payées de réciprocité, ont amené entre les deux pays des rapports nouveaux. Dès lors, il était assez naturel de se demander, ou plutôt de demander à M. le ministre des Affaires étrangères, comme l’a fait un député, M. Chastenet, si le renouvellement de la Triple Alliance n’aurait pas, en ce qui concerne l’Italie et nous, des conséquences sur lesquelles il importait d’être fixé. C’est dans la séance du 3 juillet que cette question a été adressée à M. Delcassé. En même temps une discussion avait lieu à Londres, à la Chambre des communes, et l’opposition y reprochait au gouvernement du roi Edouard d’avoir laissé l’Italie s’éloigner de l’Angleterre et se rapprocher de la France. Il y a peut-être quelque exagération dans ce reproche, sur lequel nous ne voulons pas insister, nous contentant de dire que nous ne sommes pas les seuls à prendre très au sérieux l’état nouveau de nos relations avec Rome.

La réponse de M. Delcassé à la question de M. Chastenet a été très optimiste. M. le ministre des Affaires étrangères a rappelé brièvement la situation antérieure, la guerre de tarifs qui s’est poursuivie longtemps entre l’Italie et nous, l’heureuse cessation de cette guerre, et enfin le l’établissement d’une entente qu’on peut aujourd’hui qualifier de cordiale. Tout cela était déjà connu. Nous savions aussi par les déclarations de M. Prinetti que les intérêts de l’Italie étaient complexes. M. Delcassé l’a répété pour en tirer, comme M. Prinetti lui-même, la conclusion que l’Italie, tout en ayant perdu quelques-unes des raisons qui l’avaient fait entrer dans la Triple Alliance, pouvait en avoir conservé quelques autres d’y rester. Tel est le sens de ses déclarations, si ce n’en est pas le texte précis. Il a ajouté que « nul ne saurait avoir la prétention de connaître les intérêts de l’Italie mieux qu’elle-même, et moins encore de lui tracer la ligne de conduite que ces intérêts peuvent paraître lui commander. » Rien n’est plus certain. L’Italie est maîtresse de diriger sa politique comme il lui convient : toutefois la manière dont elle la dirige peut avoir quelque influence sur la nôtre à son égard, et c’est précisément sur ce point que portait la question de M. Chastenet. Il s’agissait de savoir, en somme, si l’adhésion renouvelée de l’Italie à la Triple Alliance ne pouvait pas, dans telle ou telle éventualité, constituer pour nous un danger. Ici, nous citons textuellement M. Delcassé. « Notre préoccupation, a-t-il dit, était naturelle : je me hâte d’ajouter qu’elle n’a pas été de longue durée, le gouvernement du roi ayant pris soin lui-même d’éclairer et de préciser la situation. Et les déclarations qui nous ont été ainsi faites nous ont permis d’acquérir la certitude que la politique de l’Italie, par suite de ses alliances, n’est dirigée ni directement, ni indirectement contre la France ; qu’elle ne saurait, en aucun cas, comporter une menace pour nous, pas plus sous une forme politique que par des protocoles ou des stipulations militaires internationales ; et qu’en aucun cas, et sous aucune forme, l’Italie ne peut devenir ni l’instrument, ni l’auxiliaire d’une agression contre notre pays. »

Tous les termes de cette déclaration ont dû être soigneusement pesés, et sans doute. Ils s sont rassurans, bien que le mot d’agression puisse laisser quelque vague dans la pensée. Même auparavant, il n’est pas probable que l’Italie se soit engagée à être l’instrument ou l’auxiliaire d’une agression contre nous. C’est au surplus une vérité banale qu’il n’est pas toujours facile de décider quel est l’agresseur quand la guerre éclate ; et, en fin de compte, il y avait autrefois, et il doit y avoir encore aujourd’hui des hypothèses où le casus fœderis, c’est-à-dire l’obligation de marcher, s’impose à l’Italie contre un adversaire qui n’est pas nommé : sans quoi l’alliance n’aurait aucun objet. On nous donne à entendre que c’est contre l’Autriche que l’Italie a pris des précautions et des garanties en s’alliant à elle et à l’Allemagne. C’est possible : nous aimons mieux toutefois ne pas trop creuser cette explication. Ce qui nous paraît plus sûr que tout le reste, c’est que l’opinion publique s’est modifiée en France et en Italie sous des influences heureuses et que la politique des deux pays s’en est ressentie. Pendant plusieurs années, l’Italie a donné pour but principal à sa participation à la Triple Alliance les bénéfices qu’elle pourrait retirer d’une guerre contre la France, et M. Crispi a fait tout ce qu’il a pu pour déchaîner cette guerre dont on ne voulait pas à Berlin. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. L’Italie, — et nous parlons à la fois de la nation et du gouvernement, — ne veut plus que la paix et de bons rapports avec nous, et c’est un changement dont on ne saurait méconnaître l’importance. Nous espérons, avec M. Delcassé, qu’il en résultera des « conséquences fécondes, » et nous ne négligerons rien pour cela.

On a aussi voulu voir un symptôme d’une orientation politique nouvelle dans le fait que le roi Victor-Emmanuel est sur le point d’aller faire une visite à Saint-Pétersbourg et qu’il ne passe pas par Vienne. Les résultats de son voyage à Saint-Pétersbourg ne peuvent qu’être excellens. Toutefois, s’il ne va pas à Vienne, il doit y avoir à cette abstention un motif qui indique plutôt une situation gênée que tendue entre l’Italie et l’Autriche. Le roi Humbert et la reine Marguerite sont allés faire, en 1881, à l’empereur François-Joseph une visite que celui-ci ne leur a jamais rendue, des scrupules religieux l’empêchant, dit-on, de venir à Rome, et les souverains italiens ne voulant pas le recevoir ailleurs que dans leur capitale. L’obstacle est sans doute le même aujourd’hui, et on comprend que Victor-Emmanuel III ne veuille pas renouveler un incident qui est resté pénible à l’Italie jusqu’à ce qu’on ait trouvé, et on la trouvera sans doute, une combinaison qui permette de tout concilier. Il va donc à Saint-Pétersbourg, où il sera reçu en ami. Il y respirera une atmosphère bienveillante et pacifique, car l’alliance franco-russe reste malgré tout, en Europe, la meilleure garantie de la paix.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant

F. BRUNETIERE.