Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1900

Chronique n° 1638
14 juillet 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet.


S’il y a jamais eu une session stérile, c’est assurément celle qui vient de se terminer. On a voté les quatre contributions directes : il n’a pas fallu, tout compris, quarante-huit heures aux deux Chambres réunies pour expédier cette besogne banale. Mais l’effort législatif s’est arrêté là. Lorsqu’on demandera plus tard au ministère actuel ce qu’il a fait, il pourra répondre, en parodiant un mot célèbre : J’ai vécu. A cela, il s’entend fort bien. Quant aux grandes réformes qu’il devait accomplir, et que la majorité sur laquelle il s’appuie avait si bruyamment annoncées au pays, on les attend encore. Pas une seule n’a été même abordée. Ce n’est pas que, personnellement, nous le regrettions, car elles sont généralement fort mauvaises, au moins dans la forme où elles ont été conçues et proposées ; mais encore faudrait-il les discuter, ne fût-ce que pour montrer sur quelles bases fragiles et sur quels principes dangereux elles reposent. M. le ministre des Finances a bien déposé un projet de loi d’impôt sur le revenu ; personne n’y a fait attention. On regarde généralement ces projets comme des pensums que les ministres sont obligés de faire, mais qui les libèrent de toute obligation ultérieure. M. Caillaux a rédigé son projet comme les autres. Il a payé son tribut. Après quoi, les Chambres ont voté les quatre contributions sans y rien changer, et se sont empressées de gagner les champs. Nunc pede libero !...

La vie parlementaire a donc été fort insignifiante depuis deux mois ; mais il n’en a pas été de même de la vie gouvernementale. A partir du jour où le général de Galliffet a quitté le ministère de la Guerre, les incidens se sont multipliés et précipités. Il n’a pas fallu longtemps à son successeur pour montrer ce que, dans un ministère radical-socialiste enfin homogène, le ministère de la Guerre devait inévitablement devenir. Lorsqu’il a été nommé ministre, le général André était peu connu. Il avait été directeur de l’École polytechnique, et n’y avait pas laissé le souvenir d’un habile administrateur. Il s’y était déjà montré brouillon, maladroit, mais d’ailleurs parfaitement sûr de lui. Néanmoins, sa nomination au ministère de la Guerre n’avait pas été mal accueillie. On ne le rendait pas responsable des circonstances dans lesquelles elle s’était produite, et, bien qu’on le sût très intimement inféodé à un parti politique, on était disposé à ne pas lui demander compte de ses opinions personnelles. Il avait le droit, en somme, de les avoir et de les garder, à la condition de les subordonner aux devoirs supérieurs qui s’imposaient à lui, et d’être avant tout un soldat. Pourquoi n’en aurait-il pas été ainsi ? Cela s’était vu. On lui a donc ouvert, comme à ses prédécesseurs, un large crédit de confiance : mais il ne lui a fallu que huit jours pour l’épuiser. On s’est aperçu tout de suite qu’on avait affaire à une nature sèche et violente, et qu’on ne devait attendre du nouveau ministre aucun de ces ménagemens, toujours indispensables dans les rapports avec les hommes, et qui le sont peut-être encore plus à la Guerre que partout ailleurs.

Si on en demande le motif, il est facile de le dire. L’armée ne doit pas faire de politique, et, quoi qu’on en ait prétendu, elle n’en a jamais fait chez nous depuis l’établissement de la troisième République. Mais, précisément parce qu’ils vivent en dehors de nos disputes et de nos querelles, les militaires qui ne cherchent pas l’appui d’un parti ont besoin de sentir autour d’eux la confiance des pouvoirs publics, comme ils ont celle de la nation. Leur profession même développe en eux le sentiment de l’honneur, avec toutes les susceptibilités qui l’accompagnent. Il en a été ainsi dans tous les temps, il en est ainsi dans tous les pays du monde. Les plus grands capitaines, et Napoléon lui-même, les chefs d’État les plus puissans, et les plus impérieux, toutes les fois qu’ils ont eu le sentiment de leurs devoirs, ont entouré de ménagemens et d’égards particuliers les chefs qu’ils avaient mis à la tête de l’armée, et qu’ils considéraient comme leurs collaborateurs les plus précieux. Quelques-uns de ceux-ci ont eu souvent le caractère peu commode ; on tâchait pourtant de s’accommoder des inconvéniens de leur caractère, parce qu’ils étaient la rançon de leurs qualités. Et ce que nous disons des plus illustres capitaines ou des souverains les plus intelligens, il faut le dire aussi des vrais politiques. Sans doute ils ont été toujours attentifs, et fermes lorsqu’il l’a fallu ; mais ils se sont montrés prévenans, bienveillans, pleins d’égards et même de condescendance envers les grands chefs militaires, sachant fort bien qu’avec de pareils hommes, les bons procédés étaient le plus sûr moyen d’influence et d’action. Ceux qui ont fondé la république actuelle étaient profondément pénétrés de ces principes. Faut-il appeler les noms de Thiers et de Gambetta ? On sait que, dans l’ardeur de leur patriotisme, l’un et l’autre aimaient l’armée passionnément et ne négligeaient aucune occasion de le lui témoigner. Thiers a refait moralement aussi bien que matériellement l’armée après la guerre et la Commune, et c’est la partie de son œuvre à laquelle il s’est appliqué de préférence. Après lui, Gambetta n’a pas cessé un seul jour de s’occuper de l’armée. Nul n’a fait plus que lui pour ses intérêts de tous ordres ; nul n’a voulu faire et n’a fait davantage pour établir entre elle et la République un courant de sympathie et de confiance mutuelles. Il suivait des vues d’avenir. Il avait le sentiment profond des nécessités qui s’imposaient à un pays accidentellement malheureux, avide de se relever. Il ne reculait devant aucun sacrifice pour préparer les temps nouveaux. On parle aujourd’hui de transférer ses restes au Panthéon. Soit : il l’a mérité par les rêves généreux qu’il a faits pour sa patrie. Mais il vaudrait mieux suivre son exemple et rester fidèles à ses traditions que de donner à sa mémoire le témoignage d’une vaine cérémonie. Ses exemples, ses traditions, — et tout cela devrait se rattacher à ce vieil esprit républicain dont il parle tant ! — M. Waldeck-Rousseau, élève de Gambetta, en fait aujourd’hui litière dans un simple intérêt de parti, moins encore, dans un pitoyable intérêt ministériel. Nous nous garderons bien de nous abandonner à des prosopopées qui ne sont plus de mode ; mais enfin, que penseraient et que diraient les grands fondateurs de la République, s’ils voyaient ce qui se passe aujourd’hui ?

Le général André se comporte à l’égard de l’armée comme pourrait le faire un pédagogue à l’égard d’une classe indocile. Sa conception de son rôle ne s’élève pas plus haut : il se croit préposé aux punitions, et il les prodigue avec un pédantisme qui déguise mal son défaut personnel d’autorité. Le général André exerce d’ailleurs ses sévérités dans le vide : il frappe au hasard de sa fantaisie. Il a annoncé un jour à la Chambre que les châtimens viendraient à leur heure, sans se presser, mais sûrement. On s’est demandé alors ce qu’il voulait dire, car il n’avait encore sévi contre personne et, de quelque côté qu’on se tournât, on n’apercevait autour de lui que la plus parfaite discipline. Si quelques fautes avaient été autrefois commises, bien rares en somme, le plus souvent légères, presque toujours atténuées par les circonstances où elles s’étaient produites, elles avaient été réprimées, parfois même très sévèrement. De quoi donc voulait parler le général André ? Nous le mettons au défi de citer un seul cas où un officier aurait manqué à son devoir et n’en aurait pas été puni. On n’avait pas attendu pour cela son arrivée au ministère. On l’avait même si peu attendue que, lorsque sa nomination s’est produite, toutes les agitations s’étaient apaisées : l’armée présentait le spectacle d’une correction absolue. Mais cela ne faisait pas les affaires du général André, et, si les choses avaient continué de marcher ainsi, on se serait demandé ce qu’il était venu faire au département de la Guerre. Il risquait d’y passer inaperçu. Il a donc commencé par changer, de sa simple autorité, un certain nombre d’officiers attachés à l’état-major général, et il en est résulté une émotion très vive. Des questions, des interpellations ont été développées à la Chambre et au Sénat, par M. Camille Krantz, M. Alicot, M. Franck-Chauveau. A dire vrai, c’est pour l’honneur que combattaient ces orateurs, ou plutôt c’est par devoir : ils savaient d’avance que la majorité était acquise au ministère et qu’elle ne l’abandonnerait pas. Le général Delanne, chef de l’état-major général, puis le général Jamont, généralissime, avaient donné successivement leurs démissions. A toute autre époque, la gravité de ces incidens aurait frappé tous les yeux : aujourd’hui, les yeux regardent ailleurs, du côté de l’Exposition, à ce qu’on assure, et le ministère peut tout se permettre, même de désorganiser la défense nationale, sans qu’on lui en demande le moindre compte. Et pourquoi ne pas dire, puisque c’est la vérité, que, dans le parti aujourd’hui dominant, on éprouve une certaine satisfaction à inquiéter l’armée, à la vexer un peu, nous n’osons pas dire à la « brimer ? » On professe sans doute, là comme ailleurs, l’amour de l’armée ; nos radicaux, nos socialistes eux-mêmes assurent qu’ils l’aiment autant que personne et ne permettent pas qu’on en doute. En tout cas, ils s’inspirent du proverbe : Qui aime bien châtie bien. Et ce n’est pas par de bons traitemens qu’ils prouvent à l’armée leur bizarre attachement pour elle.

L’acte tout personnel du général André soulève une question qui n’a été traitée à fond ni dans l’une ni dans l’autre des deux Chambres, et dont on ne saurait pourtant exagérer l’importance. Est-il vrai que le ministre de la Guerre puisse, à lui tout seul, disposer de l’état-major général, et y faire tous les changemens de personnes que sa fantaisie lui inspire ? Quant à nous, nous ne le pensons pas. M. Waldeck-Rousseau a cru tout résoudre par une de ces formules en apparence très claires et très nettes qu’il semble emprunter à la géométrie, mais qui, peut-être pour ce motif même, s’appliquent mal à ce qu’il y a de complexe dans certains problèmes beaucoup plus rapprochés de la morale que de la mécanique. Il s’agit, a-t-il dit au Sénat, de savoir si le ministre est le chef de l’État-major général, ou si le chef de l’État-major général est le chef du ministre. Eh ! non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Nous ne sommes pas ici dans le domaine de l’absolu, où se complaît l’esprit rectiligne de M. le président du Conseil, et les choses sont plus délicates qu’il ne le pense. Admettons, — ce qu’on ne saurait contester en principe, — que le ministre de la Guerre est le chef de tout ce qui porte un uniforme ; est-ce à dire qu’il en soit le maître absolu ? Il est le chef de l’armée ; est-ce à dire qu’il ait sur elle les droits d’un autocrate ? Non, certes. L’armée à une charte, et l’État-major aussi en a une, qui a été fixée pour la dernière fois par le décret de 1890. Le respect de cette charte s’impose au ministre comme à tout autre, nous dirons même plus qu’atout autre, puisque, si ce n’est pas contre lui, c’est pourtant en vue de lui qu’elle a été faite, et qu’elle a eu pour objet d’imposer de certaines bornes à sa prétendue omnipotence. Nous n’entrerons pas ici dans une discussion de texte qui ne serait peut-être pas à sa place. Au surplus, quand même la charte de l’État-major n’aurait pas été formellement écrite, elle résulterait de la nature des choses. Qu’a-t-on voulu faire en l’établissant ? On a voulu, à côté de l’instabilité inhérente à l’institution ministérielle et par conséquent au titulaire du portefeuille de la guerre, créer quelque chose d’un peu plus solide, d’un peu plus durable, d’un peu moins fugitif. Peut-être devrait-il en être ainsi dans tous les ministères, et nous ne verrions que des avantages à ce qu’on importât en France l’institution des sous-secrétaires d’État permanens qui existe en Angleterre. Mais si cette réforme, quelque utile qu’elle soit, n’est pas possible d’une manière générale, du moins s’est-on proposé d’en introduire une sorte d’équivalent au ministère de la Guerre et au ministère de la Marine. On a mis, pour cela, un chef à la tête de l’État-major général, et on lui a donné de certains droits.il ne peut les exercer, — c’est bien entendu, — que sous l’autorité supérieure du ministre ; mais si, sous prétexte de cette autorité supérieure, le ministre les supprime dans la pratique, il y a abus, et l’institution est faussée. C’est ce qui a eu lieu au ministère de la Guerre, dès le lendemain du jour où le général André y est entré. Le général Delanne avait des collaborateurs dont il avait éprouvé la capacité et dans lesquels il avait pleine confiance : il en répondait au point de vue professionnel, et aussi au point de vue politique. Le général André en a changé un certain nombre. Or, d’après le décret de 1890, — et sous l’autorité du ministre, nous le voulons bien, — le chef de l’État-major a le choix de ses collaborateurs. Il semble bien que cette liberté de choix n’ait pas été respectée chez le général Delanne. Il y avait là une affaire à traiter entre le ministre et lui ; le ministre a jugé plus expéditif de la trancher souverainement. S’il a interrogé le général Delanne, — ce que nous ignorons, le fait n’ayant pas été éclairci, — il n’a tenu aucun compte de ses observations, encore moins de ses désirs, et, dans une série de nominations qui aurait dû être le résultat d’un consentement mutuel, une seule volonté a agi et s’est imposée. C’est là ce qui est inadmissible. Qu’arrivera-t-il, en effet, si chacun des ministres qui pourront se succéder rue Saint-Dominique y apporte, avec des vues différentes, les mêmes allures dictatoriales que le général André ? L’institution de l’État-major général participera de l’instabilité ministérielle elle -même. Et qui n’en aperçoit les conséquences ? Bien que l’extrême mobilité de nos ministres ne soit pas sans inconvéniens, on peut y remédier dans une certaine mesure par la stabilité plus grande donnée au chef de l’État-major général : mais si l’un et l’autre sont soumis aux mêmes vicissitudes, et deviennent le jouet, tantôt docile et tantôt brisé, de ces majorités parlementaires qui obéissent à tant d’influences successives et diverses, les intérêts majeurs de la défense nationale en seront compromis irrémédiablement. Le ministre de la Guerre, après tout, ne devrait être que l’administrateur de l’armée, et il doit l’administrer conformément aux vues générales du gouvernement et du parlement ; mais le chef de l’État-major général, chargé de la préparation de la guerre, par une comparaison incessante de notre armée avec les armées étrangères et par une mise à point de tous les jours, le chef de l’État-major a une autre tâche, qui exige une application encore plus soutenue. Dans les pays purement monarchiques, où l’armée est commandée par le roi ou par l’empereur, le principe de la stabilité trouve là un appui qui nous manque. Cela ne veut pas dire que la République ne puisse pas créer à son usage l’organe dont elle a besoin, et tel est précisément l’objet de l’organisation que nous venons de décrire. Mais, si on détruit cette organisation elle-même, que restera-t-il, et comment retrouvera-t-on un point fixe après l’avoir supprimé ? C’est surtout sous la République qu’il importe d’avoir un État-major général à l’abri des fluctuations de la politique. Cela ne nous donnera pas un Moltke ; mais, si le ciel nous en donnait un, cela nous permettrait de le conserver et d’en profiter.

Le général André ne s’est pas rendu compte de ces intérêts, ou, s’il l’a fait, il en a préféré d’autres. Il a introduit la politique dans l’État-major. Le résultat ne s’est pas fait attendre : le général Delanne d’abord, le général Jamont ensuite ont remis leurs démissions entre ses mains. Ils l’ont fait l’un et l’autre d’une manière très correcte. Ils ont déclaré que, dans les conditions nouvelles qui leur étaient faites, ils ne se sentaient pas en mesure de soutenir plus longtemps le fardeau d’une responsabilité devenue trop lourde. Ils priaient en conséquence le ministre, le premier de le relever de ses fonctions, le second de le mettre en disponibilité. Par une contradiction difficile à expliquer, le gouvernement a d’abord refusé la démission du général Delanne, puis il l’a acceptée en même temps que celle du général Jamont. Il aurait certainement mieux valu les accepter l’une et l’autre aussitôt qu’elles ont été données, ou les refuser également. Mais les journaux ministériels ont feint de croire pendant quelques jours qu’une comédie avait été jouée entre le ministre de la Guerre et le chef de l’État-major. Celui-ci avait donné sa démission pour ne pas laisser croire à ses collaborateurs sacrifiés qu’il ne les avait pas suffisamment défendus ; celui-là l’avait refusée, et avait donné à son subordonné l’ordre de rester en place, à sa secrète, mais profonde satisfaction. Il faut faire de ce roman le cas qu’il mérite. La démission du généralissime, suivant de près celle du chef de l’État-major, a prouvé qu’il s’agissait d’une démarche sérieuse et définitive. Les ministériels se sont alors écriés que le général Delanne et le général Jamont avaient perpétré un véritable pronunciamiento, et que, si cela continuait, il n’y aurait bientôt plus de Pyrénées. Ces argumens font sourire. Un chef d’État-major, non plus qu’un généralissime, ne peuvent pas être mis par ordre dans leurs bureaux, comme on met un planton à leur porte. La première condition et aussi la première garantie pour le bon exercice de fonctions aussi redoutables, c’est que ceux qui en sont investis aient confiance dans leur œuvre. S’ils ne l’ont pas, ce n’est pas la confiance d’un ministre de hasard qui pourrait s’y substituer. Il a plu au général André de dire à la Chambre que la lettre du général Jamont contenait une critique d’un acte du gouvernement. Que n’aurait-on pas dit si le général avait donné sa démission sans en indiquer le motif ? Il l’a fait très simplement, dans une lettre adressée à son chef hiérarchique et qui n’a été publiée que par celui-ci. Encore une fois, qu’y a-t-il de répréhensible dans son attitude ?

Mais les généraux Delanne et Jamont n’ont pas besoin d’être défendus. Ils n’ont fait que ce qu’ils avaient à faire ; ils n’ont dit que ce qu’ils avaient à dire. Nous avons, nous, simples citoyens, à dire davantage. C’est un acte sans précédent que celui que vient de se permettre le général André. Nous ne discutons pas les choix qu’il a faits pour remplacer les généraux démissionnaires. Peut-être sont-ils excellens ; mais, seraient-ils meilleurs encore, cela n’empêcherait pas qu’un mal très grand n’ait été fait. Devant l’omnipotence sans règle et sans frein du ministère actuel, rien ne saurait tenir debout. Toutes nos institutions sont frappées et abaissées l’une après l’autre : le tour de l’armée était venu. L’État-major général, après les secousses de ces derniers temps, avait été réorganisé en dehors de toute préoccupation politique. Le général Delanne, personnellement, n’était pas suspect. Mais on a voulu, pour mieux montrer la suprématie du « pouvoir civil » sur le « pouvoir militaire, » le traiter comme un subalterne dont on n’avait pas à écouter l’avis. Il nous importait peu de savoir s’il était l’inférieur du ministre ; c’est là une thèse de tribune ; en réalité il était autre chose. Il avait un droit propre, qui n’a pas été respecté. Peut-être le général André n’avait-il pas prévu toutes les conséquences de son petit coup d’État. Quoi qu’il en soit, du haut en bas de l’édifice militaire, il s’est fait une large lézarde, que tout le monde a pu voir, et qui n’a pas disparu sous le replâtrage hâtif dont on l’a couverte. Et cela est très grave. En vain la Chambre et le Sénat ont-ils multiplié les ordres du jour de confiance dans le gouvernement. En vain le Sénat a-t-il ordonné l’affichage d’un mauvais discours de M. Waldeck-Rousseau. Ces manifestations parlementaires ne changent rien à la vérité des choses. On en a vu, autrefois, de non moins éclatantes : elles n’ont jamais empêché les conséquences de sortir logiquement, fatalement, brutalement des causes qui devaient les produire. Dieu nous garde de faire des prédictions pessimistes ! Nous comptons toujours sur le génie de la France et sur sa puissance de relèvement ; mais enfin ce génie n’a pas été sans éclipse, ni cette puissance sans limites. En tout cas, on inaugure aujourd’hui une politique nouvelle à l’égard de l’armée : nous doutons qu’elle réussisse aussi bien que celle qui avait précédé. Il (appartenait au ministère actuel de nous y conduire. Il lui appartenait de nous donner le général André.


Bien que les dernières nouvelles soient un peu meilleures que les précédentes, nous restons toujours dans une grande inquiétude au sujet des affaires de Chine. On sait fort peu de chose de ce qui se passe à Pékin. Un jour, tout y a été mis à feu et à sang ; le lendemain, il semble que ces récits aient été exagérés, peut-être même controuvés ; qu’apprendrons-nous le surlendemain ? En réalité, ni les bruits qui ont couru ces derniers jours, ni ceux qui courent maintenant n’ont une authenticité propre à nous inspirer confiance. Qui aurait dit, qui aurait cru, il y a quelques semaines encore, que le monde entier pourrait être séparé pendant si longtemps de la capitale de la Chine ? Cette situation, qui dure toujours, n’est que trop favorable aux imaginations les plus sombres. On tremble à la pensée des malheureux qui, s’ils n’ont pas été déjà victimes d’une explosion de barbarie, attendent de leurs gouvernemens respectifs, de leur patrie, de leurs compatriotes, un secours condamné peut-être à arriver trop tard. Car c’est là ce qui augmente l’anxiété générale. Les puissances, malgré leur bonne volonté, ne peuvent rien pour le moment. N’ayant pas prévu ce qui se passe, elles n’y étaient pas préparées, et, quelque hâte qu’elles y mettent, leurs préparatifs ne sauraient être achevés en quelques jours. Il y a une longue navigation à parcourir entre l’Europe et Takou. On se demande si nos légations pourront tenir jusqu’au moment où un corps de troupes internationales parviendra enfin jusqu’à elles. Car un fait paraît certain, au milieu de tant d’autres dont on peut douter, c’est que les légations étrangères soutiennent depuis plusieurs jours les assauts d’une populace furieuse, qui a commencé par renverser le gouvernement lui-même, et qui a été pendant quelques jours maîtresse de la capitale et des environs. L’est-elle aussi complètement aujourd’hui ? Il est possible que non. Les derniers télégrammes permettent de croire que l’insurrection, malgré les succès qu’elle a remportés d’abord, n’a pas tardé à rencontrer quelque résistance de la part de la population chinoise elle-même, ou d’une partie de cette population. On affirme que le prince Cheng, ancien président du Tsong-li-Yamen, s’est séparé des Boxeurs insurgés, qu’il protège les légations étrangères, et que celles-ci reçoivent, par des moyens indirects, les vivres dont elles ont besoin. Ces nouvelles ont un peu changé l’aspect des choses. Elles ont été données par le gouvernement anglais à la Chambre des communes, et, depuis, tous les journaux les ont reproduites. Cependant, nous attendons avec impatience qu’elles soient confirmées.

Un second point qui semble hors de doute est que le gouvernement régulier a été débordé par le mouvement et en a été la première victime. Il aurait ensuite repris le dessus. Peut-être l’impératrice n’a-t-elle pas été aussi criminelle qu’on l’avait cru : en tout cas, si elle a favorisé et encouragé les Boxeurs, elle n’a pas tardé à en être punie. D’après les uns, elle aurait été assassinée avec l’empereur ; d’après les autres, elle aurait pris la fuite, ou se serait réfugiée dans le Palais d’été ; mais toutes les versions s’accordent à dire que, pendant plusieurs jours, le pouvoir a été exercé par le prince Tuan, et qu’il en a fait l’usage le plus sinistre. Le prince Tuan est le père de l’héritier présomptif du trône, proclamé tel après la révolution de palais qui a abouti à la mise en tutelle du jeune et maladif empereur et à la dictature de l’impératrice douairière. On le présente comme un Chinois fanatique, violent, cruel, d’ailleurs sans intelligence et, comme la plupart de ses compatriotes, vivant dans une ignorance profonde de l’Europe et du monde. Il ne saurait être retenu par la crainte des châtimens qui se préparent et auxquels il ne croit pas. Ayant, au surplus, joué son va-tout, il vit tout entier dans le moment présent et s’étourdit jusqu’à l’ivresse par l’exercice d’une puissance sans contrôle et sans limites, Telle est du moins la psychologie que l’on trace de lui. Mais, à parler franchement, nous n’en savons pas beaucoup plus long sur le prince Tuan que sur l’impératrice, et c’est seulement dans quelques jours que nous connaîtrons les détails de l’abominable tragédie dont le nord de la Chine est le théâtre. M. le prince d’Arenberg aurait voulu que la session parlementaire se prolongeât jusqu’au moment où nous aurions enfin des nouvelles plus sûres, et il a paru croire qu’une semaine suffirait pour cela. Il a eu sans doute raison, puisque les nouvelles commencent à arriver. Mais la Chambre, pressée d’entrer en vacances, n’a pas voulu attendre davantage. Le gouvernement lui a demandé sa confiance pour la direction à donner aux affaires d’Extrême-Orient : elle la lui a donnée pleine et entière.

Les explications qui lui ont été fournies à plusieurs reprises par M. le ministre des Affaires étrangères, en dernier lieu sur une question très bien posée par M. Piou, lui ont d’ailleurs donné toutes les lumières dont le gouvernement disposait lui-même à ce moment. Si on rapproche de ces explications de M. Delcassé celles dont M. Brodrick a fait part encore plus abondamment et presque quotidiennement à la Chambre des communes, et si enfin on tient compte comme il convient du véhément discours que l’empereur allemand a adressé aux troupes qu’il envoie en Extrême-Orient, on aura réuni tous les élémens de la question, telle qu’elle se présentait hier encore aux gouvernemens européens. L’empereur Guillaume a parlé de la torche de la guerre qui avait été subitement brandie par des mains chinoises Son ministre à Pékin ayant été assassiné, il a annoncé une vengeance exemplaire. Mais il ne s’est pas arrêté là : il a recommandé à ses soldats de vivre en bons camarades avec les soldats des autres puissances, qu’ils fussent russes, anglais, français, ou autres, et on a voulu voir, non sans raison, dans ses paroles une affirmation du concert européen. L’empereur Guillaume n’y croyait pas beaucoup en Orient, il y a peu de temps encore ; y croit-il davantage en Extrême-Orient aujourd’hui ? Quoi qu’il en soit, il a parlé en fort bons termes de la nécessité d’une action commune, et tous les échos de l’Europe ont recueilli favorablement son discours. Il a parlé aussi des missionnaires, et il l’a fait avec une sympathie bienveillante dont lord Salisbury, dans un discours de mauvaise humeur, ne lui avait pas donné l’exemple. Laissant de côté les dissentimens que nous pouvons avoir avec l’Allemagne au sujet de la protection des catholiques, nous ne pouvons qu’applaudir au discours de Guillaume II : il a un accent humain et une portée politique dont il est impossible de n’être pas frappé. Quant à M. Brodrick et à M. Delcassé, ils ont, en somme, tenu un langage analogue, le plus souvent très réservé au sujet de faits qu’ils ne connaissaient encore que d’une manière incomplète et imparfaite, mais toujours très affirmatif en ce qui touche l’obligation pour toutes les puissances de marcher d’accord vers un même but. Toutefois, sur les conditions de cet accord, M. Delcassé a été plus explicite encore, en désavouant au nom de la France toute pensée de s’attribuer, au milieu du conflit ouvert, des avantages personnels. La France, actuellement, ne veut rien de la Chine. Elle a obtenu au Sud les satisfactions auxquelles elle avait droit, et tout son effort, combiné avec celui des autres puissances, a pour objet de sauver nos légations, de rétablir l’ordre et la sécurité en Chine, d’y imposer la stricte observation des traités qui ont été si odieusement violés, enfin de restaurer ou de maintenir à Pékin un gouvernement qui donnera à l’Europe et au monde des garanties sérieuses à tous ces points de vue. Ainsi définie, la tâche est assez grande, et nous souhaitons qu’elle ne devienne pas plus grande encore. Mais, si tout est obscur au Nord, tout est incertain au Sud. L’agitation peut gagner les provinces chinoises limitrophes du Tonkin, et nous devons y veiller. M. Delcassé a dit à la Chambre que, parmi les troupes que nous envoyons en Extrême-Orient, une partie était destinée à remplacer celles qui avaient été déjà prélevées sur le contingent tonkinois. Précaution qu’on ne saurait trop approuver. En même temps que des nouvelles, encore bien confuses, mais un peu moins mauvaises, arrivent de Pékin, le bruit court que la contagion du mouvement insurrectionnel commence gagner les provinces. Il faut donc prévoir le moment où nous pourrions nous trouver en présence de devoirs nouveaux.

En attendant, le premier devoir est de marcher sur Pékin, et d’y frapper mi de ces coups dont l’imagination d’un peuple reste longtemps ébranlée. On dit que l’Empereur, qui ne serait pas mort, nous y appelle. Que cela soit vrai ou non, peu importe, la marche sur Pékin s’impose. Malheureusement, en mettant les choses au mieux, nos renforts n’arriveront à Takou que dans plusieurs semaines, et les opérations ultérieures, dans la saison des pluies, seront très difficiles. Qui sait même si nous ne serons pas obligés de les retarder ? On a beaucoup parlé d’abord des Russes, et ensuite des Japonais qui auraient pu prendre les de van s’sur les autres puissances, et peut-être même faire le gros de la besogne à eux tout seuls. Si cela avait été possible, il aurait fallu, non seulement s’y prêter, mais le faciliter et y pousser, en mettant de côté toutes les considérations d’amour-propre particulier. Quand la maison brûle, on accepte les premiers pompiers qui se présentent. Mais il paraît que les Russes ne sont pas aussi prêts qu’on l’avait cru. Ils n’ont que 15 000 hommes à Port-Arthur, et, s’ils peuvent en détacher une partie, il serait aussi imprudent de leur part de trop dégarnir la place qu’il le serait de la nôtre de trop nous affaiblir au Tonkin. Quant aux concentrations de troupes dont on a parlé dans leurs provinces septentrionales, elles se feront sans doute, mais elles étaient encore, ces derniers jours, à l’état de projet. Reste le Japon. On a attribué des vues personnelles à l’Angleterre à son sujet, et il semble bien qu’il y ait eu quelque chose entre le cabinet de Londres et celui de Tokio. Mais quoi ? À cet égard, les récits diffèrent. On sait que l’Angleterre, prise au dépourvu par les événemens, n’a pas de troupes disponibles. Tout ce qu’elle a pu mettre en ligne est occupé dans le Transvaal et aussi à Coumassie, dans le pays des Achantis. Ici et là, on voit de plus en plus combien l’écart se rétrécit entre les armées européennes modernes et d’autres armées qu’on pouvait croire relativement très inférieures. Les Boers et les Achantis eux-mêmes tiennent les Anglais en respect. C’est pourquoi, manquant d’hommes pour son compte, l’Angleterre aurait imaginé de recourir au Japon et de l’investir d’une sorte de mandat qui en aurait fait le soldat de l’Europe en Extrême-Orient. Mais, si l’Angleterre n’a pas en ce moment de troupes disponibles, l’Europe en a, et son intention n’est nullement de laisser les Japonais opérer à sa place. Il faudrait le faire, comme nous l’avons dit, si les Japonais pouvaient accomplir la besogne plus vite que les autres et à eux tout seuls, car chaque jour perdu risque de coûter cher à l’humanité. Mais, si les Japonais sont beaucoup plus près que nous de la Chine, rien ne prouve qu’ils puissent marcher sans alliés sur Pékin et y arriver victorieux. La Chine est mieux armée aujourd’hui qu’elle ne l’était lors de la dernière guerre. Elle a accumulé des forces immenses entre Pékin et Tientsin. Tientsin a même, en ce moment, assez à faire pour se défendre. Il y aurait donc une grave imprudence à se mettre en route avant d’avoir sous la main toutes les forces déjà parties ou sur le point de partir pour Takou. La bonne volonté du Japon doit être utilisée comme celle de toutes les grandes puissances militaires ; mais elle ne peut pas être employée à l’exclusion des autres. Les troupes japonaises ont leur place marquée dans le corps d’armée international en formation ; mais les charger d’une mission spéciale est une idée tellement aventureuse que nous ne voulons pas croire, jusqu’à preuve du contraire, qu’elle se soit présentée à l’esprit du gouvernement anglais ; il est d’ailleurs le premier à la désavouer aujourd’hui.

Toutefois, les bruits qui ont couru à ce sujet ont permis de voir que l’accord des puissances, malgré sa sincérité actuelle, n’allait pas, de la part de quelques-unes d’entre elles, sans arrière-pensée. N’a-t-on pas dit que les Anglais voulaient se servir des Japonais pour faire contrepoids aux Russes, peut-être pour les supplanter ? N’a-t-on pas dit, d’autre part, que les Russes ne voyaient pas d’un œil rassuré le développement rapide des forces japonaises, et qu’ils n’étaient pas sans préoccupations au sujet des objectifs que le gouvernement de Tokio pouvait se proposer ? N’y a-t-il pas lieu de craindre que, un jour ou un autre, cette entente de l’Europe à laquelle tout le monde travaille en ce moment, et surtout que tout le monde proclame, ne subisse quelques épreuves ? Mais ce sont là, espérons-le du moins, des prévisions encore lointaines. Ce qu’il y a de tragique dans le mystère de Pékin doit nous réunir tous dans un même sentiment. Rétablissons d’abord par tous les moyens la paix chinoise. Quant aux luttes d’influence, il sera temps de nous y livrer quand nous aurons vengé l’honneur de la civilisation européenne et chrétienne, et sauvé ses représentans.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.