Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1878

Chronique n° 1110
14 juillet 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1878.

Entre tous les spectacles qui passent devant nos yeux, qui sont faits pour intéresser, pour amuser ou émouvoir le monde, l’exposition, il faut l’avouer, n’a plus pour le moment la première place. On peut se plaire aux somptuosités du Champ de Mars, aux concerts du Trocadéro et aux fêtes ; l’exposition reste un grand luxe, une attraction pour tous les curieux de l’univers, tandis que les affaires les plus sérieuses de la politique se décident à l’heure qu’il est à Berlin par la main des plénipotentiaires de l’Europe réunis en congrès.

Ici en effet le spectacle devient étrangement intéressant depuis quelques jours. Si ce congrès de Berlin, qui a eu tant de peine à venir au monde, s’est quelque peu enveloppé, de mystère dans ses premières opérations, il commence maintenant à n’avoir plus de secrets. Les conditions particulières dans lesquelles il s’est réuni, les préliminaires qui l’ont rendu possible, les arrière-pensées et les mobiles des diverses politiques, le jeu des ambitions et des antagonismes, tout se dévoile par degrés. Tout concourt à faire de cette grande délibération européenne une sorte de drame entrecoupé de surprises et de péripéties, marchant à pas pressés vers le dénoûment sous la direction impérieuse de celui qui a entrepris d’avoir presque à jour fixe sa paix de Berlin. Il y a un mois à peine que le congrès s’ouvrait et que les plénipotentiaires se trouvaient pour la première fois en présence au palais Radziwil ; aujourd’hui, tout est achevé, les protocoles ont enregistré les combinaisons de la diplomatie, un acte général est déjà signé ou arrêté. La question d’Orient, tant de fois débattue par les arm-s ou dans les congres, compte une solution de plus, et malgré tout on ne peut se dissimuler que, si cette œuvre de Berlin, telle qu’on la connaît, telle qu’on l’entrevoit, répond à un sentiment assez universel en donnant la paix du moment, elle laisse d’un autre côté une vive, une indéfinissable impression de doute et de déception. L’opinion, cette opinion qu’on appelle quelquefois une septième grande puissance, reste, pour tout dire, assez sceptique, et sur la nature de cette paix ; et sur ce qui l’a préparée, et sur ce qui peut en résulter, et sur la situation qu’elle crée en Europe.

Quelle est donc cette solution nouvelle de la question d’Orient sur laquelle la diplomatie vient de délibérer pendant quatre semaines, qui parait définitivement sanctionnée à Berlin ? Il ne faut pas s’y tromper. C’est l’empire turc mis en partagé pour quelques-unes de ses provinces et placé sous un conseil judiciaire pour le reste ; c’est la politique de la dépossession des états par autorité de justice internationale.

Ce qui a conduit à ces extrémités hasardeuses, comment cette situation s’est produite et fatalement développée, on ne l’a pas oublié. C’est la Russie sans nul doute qui garde la première responsabilité de cette aventure ; c’est la Russie qui a donné le signal par la guerre d’ambition et d’impatience qu’elle a engagée, qui l’a portée en quelques mois de campagne devant Constantinople en Europe, devant Erzeroum en Asie, et dont elle a voulu recueillir le prix en imposant au sultan le traité de San-Stefano. Ce n’était jusque-là cependant qu’un acte de guerre qui ne pouvait abroger tout un ensemble de droit public, qui avait à compter avec le jugement universel. Le traité de San-Stefano restait une œuvre russe qui ne pouvait devenir définitive qu’en passant par un congrès, après avoir subi le contrôle et au besoin la révision des autres puissances. La Russie, armée d’un traité qui consacrait ses succès et le triomphe de ses ambitions, se retrouvait aussitôt en présence de l’Europe, atteinte dans ses intérêts et dans ses droits, armée à son tour des transactions qui ont réglé jusqu’ici l’état de l’Orient. C’était là justement l’origine et l’objet du conflit si vif, si direct, qui s’est élevé un instant entre la Russie et l’Angleterre, qui a rendu si difficile, si problématique, pendant quelques semaines, la réunion d’un congrès. La lutte était entre le traité de San-Stefano porté au bout de l’épée russe et le droit européen placé sous la sauvegarde britannique. Tant que la Russie a paru vouloir maintenir jusqu’au bout l’intégrité de son œuvre et décliner ou éluder la juridiction de l’Europe, la guerre a été imminente, l’Angleterre se mettait déjà ostensiblement sous les armes. La réunion d’un congrès, par cela même qu’elle est redevenue possible à un moment donné, semblait signifier que la Russie, après avoir cédé à un premier entraînement d’orgueil, avait réfléchi, qu’elle avait enfin accepté la condition mise par l’Angleterre à une délibération souveraine de l’Europe. La diplomatie reprenait son autorité collective sur les affaires d’Orient, sur le traité de San-Stefano comme sur tout le reste. Que la diplomatie, dans ses combinaisons nouvelles, eût à tenir compte de ce qu’il y avait d’irréparable dans les derniers événemens et à faire la part des succès, des sacrifices d’une puissance victorieuse, on n’en pouvait douter, on le savait d’avance ; mais cette part faite à la victoire devait nécessairement désormais se concilier avec les principes les plus essentiels des anciennes transactions, avec les intérêts européens. Ce qu’on ferait ne pouvait aller jusqu’à une révolution de l’Orient accomplie au détriment de tous les droits et de la sécurité de l’Occident.

C’était là tout au moins l’apparence au moment où le congrès est redevenu possible. Quelle est la réalité au contraire ? À peine le congrès est-t-il réuni, tout change de face. Ces anciens traités de 1856 et de 1871 dont on s’était armé contre le traité de San-Stefano ne sont plus qu’un mot ; on n’en parle que pour les rejeter lestement dans l’histoire. Les intérêts européens ne servent guère qu’à déguiser les combinaisons particulières. Toutes les prétentions se réveillent à la fois. Des coups de théâtre, qui ne sont peut-être une surprise que pour la galerie, révèlent une série d’arrangemens secrets par lesquels on s’était entendu d’avance sur ce qu’on pouvait se permettre mutuellement. Le dernier mot de ce travail étrange est près d’être dit, et il se trouve en définitive que ce qu’on fait ressemble moins à une paix sérieuse, à demi équitable, qu’à une trêve des ambitions et des convoitises autour de ce tapis vert où le chancelier d’Allemagne préside avec des apparences de désintéressement superbe et ironique à une sorte de curée. Voilà, il faut l’avouer, la triste vérité, et si l’opinion trop souvent déçue, trop souvent abusée, se montre aujourd’hui défiante et sceptique à l’égard de cette œuvre nouvelle de diplomatie qui va reconstituer l’Orient dans des conditions inattendues, c’est que ce qui vient de se passer à Berlin n’a réellement rien de beau ni même de rassurant.

Précisons, si l’on veut, les arrangemens qui vont bientôt s’appeler le traité de Berlin, où les petits, les Serbes, les Roumains, les Hellènes, les Monténégrins, ont été un peu sacrifiés, et où les plus habiles, les prépotens n’ont paru occupés que de se faire une part proportionnée à leur situation, à leurs intérêts ou à leurs ambitions. Trois grands faits se dégagent de ce travail du congrès et en résument le caractère aussi bien que la moralité : l’extension définitive et diplomatiquement consacrée de la Russie en Orient, rentrée de l’Autriche dans la Bosnie, dans l’Herzégovine, et l’intervention directe, retentissante de l’Angleterre dans la distribution des territoires ou des influences et des protectorats.

La Russie n’a point sans doute fait ce qu’elle voulait ; elle a été obligée d’abandonner une partie du traité de San-Stefano, et avec cette Bulgarie, qu’elle avait créée, qu’elle proposait détendre à travers l’empire turc jusqu’à la mer Egée, on va faire deux provinces séparées par les Balkans. L’une de ces provinces, la Bulgarie du nord, sera une principauté indépendante sous la protection russe, l’autre, la Roumélie, restera, avec une certaine autonomie, sous la suzeraineté du sultan. La politique russe, en faisant une concession plus apparente que réelle, ne sauve pas moins sa création préférée, la Bulgarie du nord, où elle régnera évidemment, où elle aura son centre d’action en Orient. La Russie ne s’en tient pas d’ailleurs à ce seul avantage de créer une principauté semi-indépendante dont elle peut faire son avant-garde ; elle conserve pour elle sur le Danube cette portion de la Bessarabie qu’elle a revendiquée avec obstination comme pour effacer la dernière trace du traité de 1856, qu’elle n’a voulu à aucun prix laisser aux Roumains, ses alliés de Plevna. En Asie, elle cède aux ombrages de l’Angleterre en relançant à Bayazid qui ouvre la route de la Perse, elle retient Kars, Ardahan, de vastes territoires de l’Arménie, et Batoum, dont elle s’engage à faire un port « essentiellement » commercial sur la mer Noire. Somme toute, la Russie n’a cédé que ce qu’elle ne pouvait retenir sérieusement ; elle garde la plus grande partie de ses conquêtes, ses positions, ses moyens d’influence, et cette fois c’est avec la sanction de la diplomatie européenne elle-même qu’elle reste en possession des principaux résultats de sa dernière guerre en Orient.

Puisqu’on se décidait à laisser tant d’avantages à la Russie, que restait-il donc à faire ? C’est en vérité bien simple : il ne restait plus qu’à neutraliser la Russie en l’imitant, — et l’Autriche n’a pas demandé mieux que démarcher à son tour, de faire son entrée dans la Bosnie et l’Herzégovine avec l’autorisation de la diplomatie ! Depuis longtemps l’Autriche méditait ce grand dessein, dont elle poursuivait la réalisation avec un mélange de prudence, de crainte et de ténacité persévérante ; elle arrive enfin au but ! elle a été si accoutumée depuis un siècle à perdre des territoires qu’elle n’a pu résister à la tentation de prendre deux provinces où elle n’a pour le moment qu’à entrer. L’Autriche fait un pas en avant, elle prend position sur cet échiquier troublé. Quant à l’Angleterre, elle s’est visiblement réservé dans l’imbroglio oriental le rôle le plus actif, le plus bruyant et le plus décisif peut-être, À vrai dire, on pouvait bien soupçonner qu’en accédant au congrès de Berlin après ses premiers refus elle avait ses assurances, ses garanties et ses projets. On n’en pouvait plus douter, il y a trois semaines, après la divulgation de ce mémorandum secret du 30 mai où se dessinent déjà les premiers linéamens de la politique que le cabinet de Londres allait suivre, — la garantie réclamée contre des extensions nouvelles de la puissance russe en Arménie, la résolution avouée de ne pas laisser sans protection les territoires ottomans en Asie. Tout cela était écrit, on avait pu le lire dans le mémorandum secret du 30 mai qui a été la préparation du congrès ; mais ce qu’on ne savait pas jusqu’à ces dernier jours, c’est que l’exécution avait suivi de si près la déclaration faite le 30 mai au comte Schouvalof. Ce qu’on ignorait à Berlin peut-être comme partout, c’est que, sans attendre même la réunion, du congrès, dès le 4 juin, le cabinet de Londres avait signé avec la Sublime-Porte un traité qui lui donne un véritable protectorat sur la Turquie d’Asie en même temps que le droit de créer un vaste établissement militaire et maritime à Chypre, en face des côtes de la Syrie. C’est là le coup de théâtre qui a éclaté au moment voulu, par lequel lord Beaconsfield a révélé sa fertilité d’imagination et sa résolution. Ainsi la politique russe garde ses conquêtes et assure sa prépondérance sur le Danube, l’Autriche entre en Bosnie et en Herzégovine, l’Angleterre, hardiment conduite par lord Beaconsfield, va camper à Chypre, et avoue tout haut sa suzeraineté sur l’Asie ; l’Europe, par la voie du congrès, impose sa tutelle administrative au sultan en même temps qu’elle dispose de ses territoires. De toutes parts, d’une manière ou d’une autre, le réseau se resserre sur l’Orient, la diplomatie achève ce que les armes ont commencé ; les coups de théâtre s’en mêlent pour animer la scène, et, en un de compte, l’arbitraire, un grand arbitraire reste le dernier mot de toutes ces combinaisons dont l’artifice consiste à déguiser le démembrement sous le nom d’occupations, à envahir et à démanteler l’empire ottoman sous prétexte de le protéger, à rétrécir chaque jour ses frontières sous prétexte de donner plus de cohésion à ce qui lui reste. C’est là cependant ce qui s’appelle une œuvre de diplomatie et de paix !

On a fait ce qu’on a pu sans doute, on ne pouvait faire mieux pour le moment, dira-t-on, st même, à y regarder de plus près, ces combinaisons, ces transactions imposées par les circonstances sont peut-être la dernière ressource des intérêts européens livrés aux chances d’une crise permanente. Lorsque l’Autriche entre en Bosnie, elle ne menace pas l’indépendance de l’Orient, elle la garantit au contraire. Sa présence dans ces provinces est un frein pour la prépotence russe, une sauvegarde pour la Turquie d’Europe. L’Autriche représente la politique occidentale sur la mer Egée comme sur le Danube. Lorsque l’Angleterre de son côté va camper à Chypre et se charge de la protection, presque de l’administration des provinces asiatiques de la Porte, elle ne fait aucune violence à l’empire turc, dont elle reste l’alliée. Elle ne cache pas qu’il s’agit d’un autre ennemi, qu’elle peut avoir à contenir et au besoin à combattre, que tout ce qu’elle fait, elle le fait contre la Russie. L’Angleterre en Asie, l’Autriche en Europe, ce sont les deux forces désormais opposées aux invasions russes. Soit, c’est sans doute une manière d’expliquer comment les Autrichiens vont en Bosnie et les Anglais à Chypre, comment les uns et les autres n’ont l’air d’entrer en partage de l’Orient que pour mieux combattre la Russie.

Lord Beaconsfield est certainement un homme d’un esprit souple et intrépide, qui a conduit avec vigueur cette campagne, et qui ne manquera pas de bonnes raisons pour l’expliquer un de ces jours devant le parlement impatient de l’entendre. Plus que tout autre depuis quelque temps, il a relevé la politique de son pays ; il a fait sentir de nouveau la puissance de l’Angleterre, et, s’il met dans sa diplomatie un peu de son imagination et de son humeur audacieuse, s’il traite parfois les affaires comme une fiction dramatique, c’est une originalité de plus de ce vieillard plus que septuagénaire qui a commencé par des romans pour arriver à être le premier ministre de l’empire britannique, presque un héritier des traditions de Chatam. Lord Beaconsfield est à coup sûr aujourd’hui un grand Anglais ; il vient de le prouver par cette convention anglo-turque du 4 juin qui a éclaté sur le congrès, et par cette prise de possession de l’île de Chypre. Il n’est pas moins vrai qu’avec tout cela nous sommes un peu loin de ce moment où le chef du cabinet de Londres et lord Salisbury embrassaient avec une si énergique ampleur dans leurs circulaires, dans leurs discours, les intérêts généraux de l’Europe et les intérêts anglais, où lord Beaconsfield rappelait comme un exemple l’indomptable fermeté avec laquelle lord Palmerston avait refusé de laisser la Bessarabie des bords du Danube aux mains de la Russie en 1856. « Lord Palmerston, disait-il, défendit cette clause avec une telle énergie que le congrès de Paris risqua de se dissoudre à cause des efforts de la Russie pour en obtenir l’annulation. » Oui, en vérité, nous sommes un peu loin du temps où lord Beaconsfield parlait ainsi, où l’on pulvérisait le traité de San-Stefano. Le traité de San-Stefano subsiste, sinon dans son intégrité du moins dans ses principes, dans quelques-unes de ses dispositions essentielles. La Russie a repris décidément cette portion de la Bessarabie pour laquelle lord Palmerston menaçait de dissoudre le congrès de Paris en 1856 ; elle a Batoum avec Kars. L’Angleterre a passé condamnation sur tous ces points. Eh revanche, il est vrai, elle est à Chypre, elle compte un grand poste maritime de plus dans la Méditerranée ! Qu’on nous comprenne bien : nous ne prétendons pas que lord Beaconsfield, ne pouvant vaincre les résistances de la Russie sur certains points, ait eu tort de chercher ailleurs une compensation pour l’Angleterre, d’affirmer par un coup imprévu l’ascendant britannique. C’était son rôle de ministre anglais, et il l’a rempli avec autant de dextérité que de hardiesse. Ce qui reste évident, ce que nous voulons simplement dire, c’est qu’après tout, dans ce congrès de Berlin, il a pu être question quelquefois, par une sorte de tradition, des intérêts généraux de l’Europe, mais la parole a été avant tout aux intérêts russes, aux intérêts autrichiens, aux intérêts anglais, qui ne se sont entendus que pour chercher tour à tour une satisfaction ou une garantie dans la dissolution d’un empire.

Que peut-il sortir maintenant d’une délibération souveraine engagée et poursuivie dans ces conditions ? Est-ce bien la paix, une paix à demi sérieuse, à peu près durable ? Si c’était la paix réelle que le monde désire, ce serait assurément le premier des bienfaits. Que la dernière guerre soit unie, que la question d’Orient puisse être mise pour quelque temps en réserve, c’est possible ? elle n’est point certainement résolue et elle ne peut pas l’être par un acte de diplomatie conçu de façon à mettre en présence tant d’intérêts rivaux sans les concilier sérieusement, à constater et à organiser de puissans antagonismes dans une liquidation toujours ouverte. C’est là en effet la situation difficile, laborieuse, qui parait devoir résulter fatalement des combinaisons da Berlin. Il ne suffit pas de tracer des frontières nouvelles, de disloquer des provinces, de nommer des commissions ou d’autoriser des occupations ; la crise ne subsiste pas moins dans sa gravité, avec ses élément multiples, avec ses irrémédiables incohérences. On aurait beau se faire illusion, la réalité éclate.

Cet empire ottoman humilié, diminué, amputé, atteint dans sa force matérielle et dans sa force morale, de quoi peut-il vivre ? par quel miracle peut-il se soutenir dans les conditions où on le place ? comment concilier ces plans de réformes qu’on a si souvent essayé de lui imposer, dont on va cette fois diriger pour lui l’exécution, et la souveraineté indépendante qu’on lui laisse ? Et autour de cet empire en déclin ou en interdit, quelles sont les populations qui n’aient un grief, un mécompte, une ambition trompée et inassouvie, qui au premier signal ne soient prêtes à se jeter dans toutes les aventures ? Les Roumains, qui ont payé de leur sang leur alliance avec la Russie, et à qui le cabinet de Saint-Pétersbourg prend d’autorité un territoire précieux, les Roumains en sont pour leur déception ; ils sortent aigris de la lutte avec la maigre compensation de la Dobrutscha. Les Hellènes, à qui on avait beaucoup promis et à qui en fin de compte on donne assez peu sous la forme d’une rectification des frontières, les Hellènes ne sont rien moins que satisfaits. Les Monténégrins, les Serbes, bien que dédommagés et agrandis aux dépens du Turc, n’ont pas tout ce qu’ils voulaient, tout ce qu’ils attendaient après tant d’efforts ruineux et de combats sanglans. Voici la Bulgarie, la principauté nouvelle de création russe ; elle existe à peine, elle n’est pas sérieusement constituée, et déjà les plaintes, les ressentimens éclatent. Les panslavistes parlent de recommencer les agitations, les propagandes meurtrières, les incursions au-delà de cette ligne des Balkans rendue ou laissée aux maîtres affaiblis de Constantinople. Ce n’est pas tout : entre les grandes puissances, en Europe comme en Asie, l’état d’observation et de défi est désormais avoué, régulièrement constitué. L’occupation de la Bosnie par les Autrichiens peut être considérée tour à tour, selon la politique qui prévaudra à Vienne, selon les circonstances, comme une menace pour les Russes ou comme une participation à l’œuvre commune du démembrement de l’Orient. Du côté de l’Arménie, la Russie, en prenant Batoum et Kars, a donné à l’Angleterre le prétexte de prendre Chypre, de se déclarer la protectrice des provinces asiatiques, et l’Angleterre, en assumant tout haut ce protectorat qui l’engage, fait sentir a la Russie l’impruence de ses conquêtes. Par ses résolutions aussi audacieuses qu’imprévues, l’Angleterre dit aussi crûment que possible à la Russie qu’elle ne peut pas aller plus loin. Les deux puissances restent plus que jamais et vont rester face à face sur le terrain, dans les conseils, dans les négociations, dans les intrigues de Constantinople, de sorte que la lutte est partout. Voilà où conduit pour le moment une guerre que la Russie, dans un mouvement de tardive sagesse, n’a pas voulu pousser plus loin et qu’elle aurait mieux fait de ne pas commencer.

Il faut dire le mot : ce n’est ni une solution de la question d’Orient, ni même une paix sérieuse, destinée à obtenir le respect du monde ; c’est un acte nouveau dans le drame oriental, une trêve sang garantie entre des politiques qui se hâtent de s’assurer des portions et des gages, qui accourent à la liquidation d’un empire, C’est une halte dans le partage, et en réalité c’était peut-être ce qui devait sortir d’un conclave diplomatique auquel le chancelier d’Allemagne avait donné d’avance pour devise le significatif et retentissant ; Beati possidentes ! Pour posséder et pour garder, il faut d’abord prendre ; chacun s’est empressé de prendre, et la diplomatie arrête pour le moment les comptes ! M. de Bismarck, quant à lui, peut être jusqu’à un certain point satisfait. S’il n’est pas parmi les benti possidentes, au moins en Orient, il ne voit à coup sûr rien d’inquiétant pour ses desseins dans toutes ces combinaisons qui viennent d’être adoptées. Ce n’est pas l’Autriche s’embarquant dans le fourré oriental et allant chercher de l’occupation en Bosnie, ce n’est pas cela qui peut le gêner, il aurait plutôt hâté la marche de l’Autriche vers l’Orient. Ce n’est pas l’antagonisme déclaré entre la Russie et l’Angleterre qui peut le troubler, rien ne peut mieux lui convenir. Pour lui, il a ce qu’il voulait ? il a d’abord la paix dont il a besoin, puis un certain état de l’Europe qui lui laisse une assez grande liberté, Cela lui suffit, il ne demandait rien de plus à la diplomatie dont il vient de diriger si gaillardement les travaux, et à vrai dire, dans ces conditions, le congrus de Berlin n’est peut-être pas destiné à laisser les traces les plus glorieuses dans l’histoire.

Il y a eu d’autres congrès qui se sont réunis dans des circonstances aussi difficiles et qui font une figure un peu différente, qui se sont signalés par leurs œuvres. Le congrès de Vienne en 1815 a été sans doute l’objet de bien des sévérités, de bien des accusations. On lui a plus d’une fois reproché justement ses combinaisons inspirées par des calculs ambitieux, ses remaniemens arbitraires, ses distributions de puissance et de territoires ; mais il se réunissait à un moment où depuis la révolution française l’Europe avait été presque entièrement refondue, bouleversée, transformée, où des souverainetés avaient disparu, où tout un ordre diplomatique avait été effacé par la guerre ou par les traités. Le congrès de Vienne avait toute liberté, il exerçait une véritable dictature, et malgré tout, malgré bien des abus, il sortait des délibérations de cette assemblée une œuvre assez mesurée, assez prévoyante pour assurer une longue paix à l’Europe. Le congrès de Paris en 1856 a certes marqué plus que tout autre par l’esprit d’équité et de modération. On ne se plaisait pas à démembrer et à humilier le vaincu, on l’entourait au contraire de considération, on ménageait ses intérêts ; on ne lui demandait, qu’un fragment de territoire destiné à garantir la liberté de la navigation du Danube, et ce congrès, bien que réuni sous un gouvernement qui n’avait rien de libéral pour nous, a laissé les souvenirs d’une généreuse et libérale assemblée. Le congrès de Berlin n’aura sûrement place dans l’histoire ni pour une reconstitution européenne, comme le congrès de Vienne, ni pour une paix d’équilibre oriental, comme le congrès de Paris. On aurait pu sans doute supposer à M. de Bismarck l’ambition d’éclipser ou d’égaler ces exemples. On aurait pu croire que, puisque comme tous les victorieux et les prépotens il voulait avoir ses grandes assises diplomatiques à Berlin, il aurait tenu à décorer sa carrière d’un lustre de plus, de l’éclat d’une délibération assurant quelque bienfait durable à l’Europe Oui, on aurait pu penser qu’avec son ascendant et sa puissance de volonté il aurait pu perpétuer le souvenir du premier grand congrès réuni dans le nouvel empire d’Allemagne autrement que par un tableau commandé à un de ses peintres. M. de Bismarck n’est pas l’homme de ces chimères et de ces ambitions inutiles, il tient au positif. Il a voulu faire de son congrès une réunion pratique, s’inquiétant peu des principes et de l’ostentation, allant au but le plus vite possible, assurant le résultat du moment, le seul compatible avec les intérêts et les ambitions en présence. M. de Bismarck a mis dans tout cela son esprit réaliste, lord Beaconsfield y a mis ses fantaisies, ses imaginations audacieuses, et au fond, le congrès de Berlin reste ce qu’il est, le congrès d’un partage commencé, des annexions déguisées, des conquêtes sanctionnées, des compétitions organisées autour de la succession de « l’homme malade. »

Chose étrange et tristement caractéristique ! on parle bien souvent des progrès qui se réalisent chaque jour dans la vie internationale comme dans la vie sociale, et assurément il y a eu dans notre siècle des périodes ou les idées de droit et de justice fascinaient les esprits, où elles passaient même quelquefois dans la politique. Il n’en est pas moins certain que depuis quelque temps, à mesure que le siècle vieillit, il y a des déviations singulières, que la conquête et la force ont repris par instans leur place dans les affaires contemporaines. Lorsqu’au siècle dernier on commençait le partage de la Pologne, l’acte se préparait et s’accomplissait en secret. Il restait l’œuvre particulière des trois complices qui s’associaient au démembrement d’un pays, et encore au moment de signer, de mettre le placet, l’impératrice Marie-Thérèse, émue de son action, inquiète de l’avenir, se couvrait elle-même des conseils des « hommes sages » qui la pressaient. Aujourd’hui, on y met moins de façons, et le moins scrupuleux des diplomates, M. de Talleyrand, se trompait lorsqu’il disait, il y a bien des années, que le partage de la Pologne ne serait plus possible de notre temps, « à cause de la liberté de la presse. » La liberté de la presse existe, et c’est en plein congrès qu’on dispute paisiblement des provinces et des territoires. Il y a quinze ans, l’Angleterre abandonnait volontairement, avec une libérale générosité, les îles ioniennes, Qu’elle rendait aux Grecs ; aujourd’hui elle va prendre possession de l’île de Chypre ! Il y a vingt-cinq ans, un congrès terminait une grande guerre par une paix équitable, et pas un des vainqueurs ne songeait à exercer les droits de la conquête ; maintenant les annexions violentes sont un procédé recommandé par les politiques habiles : la conquête et la force ne laissent pas d’être en honneur, et ce serait un étrange progrès si après cette « ère de fer » où nous semblons être rentrés depuis quelque temps, il n’y avait un réveil de ces sentimens d’équité qui ont pu sans doute se faire entendre jusque dans le congrès de Berlin, mais qui en définitive n’ont pas eu le dernier mot.

Qu’on le remarque bien : nous ne parlons de ces affaires du moment qu’avec une entière liberté d’esprit, sans aucune préoccupation française, puisque bien évidemment la France n’avait rien à demander, rien à attendre à Berlin, puisqu’après tout elle n’était là que pour ne pas rester étrangère à une grande transaction européenne. C’était le rôle naturel de ses plénipotentiaires de demeurer dans le congrès des observateurs attentifs, des coopérateurs très circonspects, et nous sommes bien convaincu qu’ils ont rempli ce rôle, qu’ils ne l’ont pas dépassé. Quand ils ont eu à manifester une opinion au nom de la France, ils ont dû parler simplement, sans subterfuge inutile. Si on a fait appel à leurs lumières, ils ne les ont pas refusées. Ils paraissent avoir été invités en plusieurs circonstances à chercher des solutions conciliatrices et à préparer des rapprochemens sur des points délicats : rien de plus simple assurément. Ce qu’ils ont fait, ils ont dû le faire avec autant de discrétion que de mesure. Ils seraient même intervenus quelquefois moins directement que rien n’eût été perdu, et on nous permettra bien de ne pas prendre trop au sérieux des congratulations un peu hyperboliques échangées au sujet de la liberté assurée aux israélites dans les régions danubiennes. Notre pays n’en est point heureusement à se payer de ces petits succès et à chercher le bruit là où la réserve était pour lui la première condition d’une bonne politique. Est-ce à dire que cette réserve dût prendre le caractère d’une indifférence affectée, d’une abstention calculée ? Non sans doute, et nos plénipotentiaires ne l’ont certainement pas compris ainsi dans les occasions sérieuses où ils ont eu à se prononcer ; mais il est bien évident qu’en acceptant sans hésitation de se rendre à Berlin, en consentant à aller comme grande puissance au règlement d’une des plus grandes affaires européennes, la France ne pouvait rien faire qui fût de nature à engager ses opinions et ses intérêts. Au nombre de toutes les choses qu’elle a pu voir passer devant ses yeux à Berlin, il en est certainement qui sont propres à la surprendre et entre lesquelles elle n’avait point à se décider. En un mot, son rôle était de sortir du congrès comme elle y est entrée, laissant sa signature au bas d’un grand acte de diplomatie commune, mais gardant la pleine indépendance de son jugement aussi bien que la liberté de son action et de sa politique.

Au milieu de ces événemens et de ces préoccupations diplomatiques, cependant nos affaires intérieures suivent leur modeste cours. Les illuminations des dernières fêtes sont éteintes, les guirlandes ont disparu, et M. le préfet de police y a un peu aidé dans l’intérêt de la circulation publique. Tout serait en vérité au calme dans la situation générale du pays, s’il n’y avait des esprits sans cesse à la recherche des excitations, s’il n’y avait des conseils municipaux impatiens de montrer leur importance, s’il n’y avait enfin des partis toujours prêts à saisir les occasions de troubles. C’est ce qui est arrivé il y a quelques jours à Marseille à la suite d’une de ces mesures par lesquelles la frivolité agitatrice et agaçante du socialisme se manifeste parfois. La municipalité de Marseille s’est donné le passe-temps d’interdire les processions, même une procession traditionnelle qui se fait tous les ans en l’honneur de Mgr Belzunce, le prélat mort victime de son héroïsme pendant la peste du siècle dernier. On n’a pas fait de procession ; mais on a fait des manifestations. Les partis se sont trouvés aux prises, et pendant quelques soirées Marseille a été livrée à des désordres que des maladresses administratives ont aggravés, que de ridicules délibérations du conseil municipal ont envenimés. Ce n’est rien sans doute ; cela prouve seulement qu’il y a une effervescence toujours prête à se répandre et que le gouvernement est le premier intéressé à contenir ou à prévenir pour le bien de la paix publique. CH. DE MAZADE.



Luigi Ferri, la Psicologia di Pietro Pomponazzi. — Cenno zu Giuieppe Ferrari, Rome, 1877.

Sous ce titre : la Psychologie de Pierre Pomponace, M. Louis Ferri, professeur à l’université romaine, a publié récemment le texte d’un commentaire inédit du traité de l’Ame d’Aristote par Pomponace, d’après un manuscrit de la bibliothèque Angelica, à Rome ; il y a joint une analyse et une étude de ce commentaire. M. Ferri, qui a fait paraître en français une intéressante Histoire de la philosophie en Italie au dix-neuvième siècle (Durand, 1869), fait partie à Rome d’un groupe d’hommes distingués qui soutiennent les doctrines spiritualistes ; à la tête de ce groupe se placent le comte Terenzio Mamiani et M. Domenico Berti, connu par ses derniers travaux sur Galilée. Leur activité philosophique a pour organes plusieurs chaires, des conférences spéciales et un recueil périodique fort accrédité. Ce sont des hommes qui ont été et sont encore mêlés à la politique nationale, qui ont pris part aux plus grandes affaires comme députés ou comme ministres et qui connaissent donc les plus hauts intérêts de leur pays. Le manuscrit que M. Ferri fait connaître a pour titre : Pomponacius in librus de anima. Il n’est pas autographe ; c’est probablement un cahier de cours rédigé par quelque auditeur, mais que Pomponace aura revu, car les citations y sont singulièrement exactes et sûres. Le maître y parle à la première personne, faisant allusion à sa chaire, à son rôle de professeur, à ses disciples. Le manuscrit paraît dater du milieu du XVIe siècle ou de quelques années après la mort de Pomponace, qui est de 1525 ; mais il résume sans doute les leçons par lui professées à Bologne en 1520, c’est-à-dire au moment de sa plus grande activité, quand il datait précisément de Bologne deux de ses livres. — Dans un temps épris du beau style, Pomponace emploie un rude et mauvais latin ; bien plus, il ignore jusqu’aux premiers élémens du grec. On ne peut pas dire qu’à son initiative soient dues ni l’indépendance de pensée qui anima la renaissance, ni même l’introduction des commentateurs grecs dans l’exégèse d’Aristote. Le commentaire d’Alexandre d’Aphrodisias, par exemple, qu’il préférait, qu’il étudia plus que les autres, n’était pas inconnu de ses maîtres ; le texte même des ouvrages psychologiques d’Aristote avait été commenté dans l’université de Padoue par un Grec non étranger à l’élégance latine, Leonico Tomeo, son contemporain. Et cependant il passe pour un des plus savans, pour un des plus originaux et des plus hardis interprètes d’Aristote ; il a renouvelé l’aristotélisme au temps où cette ancienne doctrine allait être attaquée de toutes parts, et il n’a pas peu contribué ainsi à ce que cette lutte fût féconde ; il a pris de la sorte sa part de la direction du mouvement philosophique qui, pendant un siècle et demi, agita l’Italie et l’Europe pour ne s’éteindre qu’après avoir excité un Galilée, un Bacon, un Descartes, à la découverte de nouvelles méthodes, à la constitution de la science de la nature, à la meilleure ordonnance des forces intellectuelles. — C’est ce qui donne de l’intérêt à la publication de son œuvre, jusqu’à présent inédite. M. Ferri a publié en même temps une notice nécrologique étendue sur un de nos anciens collaborateurs, Joseph Ferrari, mort récemment à Rome. Lui. aussi, il était venu, sinon faire ses premières études, du moins prendre le plus haut grade universitaire, le doctorat, à Paris. Nommé professeur à la faculté des lettres de Strasbourg, il en avait été éloigné en 1842 pour certaines témérités de doctrine ou de parole. On se rappelle sa polémique avec Gioberti en 1844 ici même. La fécondité d’esprit, la facilité d’assimilation et de conception, l’abondance de vues, le flux de l’expression se montrent à chaque page de ses nombreux écrits dans son Histoire des révolutions d’Italie, dans son Essai sur le principe et les limites de la philosophie de l’histoire, dans sa Filosofia della revoluzione. Ces mêmes qualités, dont quelques-unes, poussées à l’excès, peuvent devenir des défauts, expliquent le très grand succès qu’avait sur les auditoires sa parole ardente, et les conclusions extrêmes auxquelles il s’est laissé entraîner. « Dans le temps même, dit son biographe, où l’Italie s’agitait au cri d’indépendance, et rêvait une fédération sous la présidence d’un pontife réformateur, il préparait ses deux volumes sur la philosophie de la révolution, contraires à tout dogmatisme quelconque, à celui de la raison comme à celui de l’église, contraires à toutes les idées qui se partageaient alors l’enthousiasme politique des Italiens, y compris celles de Mazzini, qui, comme on le sait, ne sépara jamais de son concept démocratique l’idée de Dieu. Le scepticisme métaphysique et religieux de ce livre, publié la première fois en 1851, s’unissait à une forte teinte de socialisme, et annonçait pour l’avenir la proposition d’un changement radical dans l’idée et dans le régime de la propriété. Avec de telles dispositions d’esprit jointes à des habitudes d’expression paradoxale, Ferrari resta isolé des mouvemens italiens qui se produisirent en 1848 et 1849. Il n’était ni avec les royalistes de Charles-Albert, ni avec les guelfes de Pie IX, ni avec les républicains de Mazzini. Quoique plus voisin de ce dernier parti que des autres, il s’en tenait éloigné par sa conception d’un système fédératif. Quand l’Italie préparait son unité, il la croyait encore divisée entre guelfes et gibelins. Rentré dans sa patrie, élu député, il combattit pendant six législatures le parti modéré… » Ses concitoyens ont fait la part de son intempérante ardeur et se rappellent surtout aujourd’hui, — son biographe tout le premier, — ses incontestables et brillantes qualités d’esprit et de cœur, son honnêteté de caractère et sa douceur de mœurs.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.