Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1923
Chronique 14 janvier 1923
Présentant, le 1er janvier, à M. le Président de la République les vœux du corps diplomatique dont il est par tradition le doyen, le Nonce apostolique souhaitait que « l’année nouvelle nous apportât enfin la paix complète et réelle après laquelle l’univers entier soupire ; » il remarquait avec tristesse que « en Europe même les ruines de la guerre ne sont pas encore relevées, les plaies qu’elle a laissées ne sont pas encore fermées, » et il ajoutait que le concours des hommes d’État, des économistes, des financiers, des industriels n’y suffirait pas, qu’il y faudrait encore « des efforts d’ordre moral et spirituel. » Ces belles paroles faisaient écho à l’Encyclique, d’inspiration si élevée et de forme si noble dans son texte latin, par laquelle Pie XI, à l’occasion de cette fête de Noël qui promet « la paix aux hommes de bonne volonté, » affirme son magistère supranational et proclame la souveraine efficacité des forces morales pour établir la paix sociale aussi bien que la paix des peuples. Lui-même, dans son zèle à promouvoir la paix des consciences pour aboutir à l’union des volontés, annonce l’intention de rouvrir au Vatican les sessions du Concile œcuménique interrompu en 1870 : ce serait un grand fait dans l’ordre religieux, comme dans l’ordre social et politique. A la voix pacificatrice du Saint-Père, les Français ne sont pas rebelles ; à qui leur demande : « Avez-vous l’esprit de paix ? » la main sur la conscience, ils ont le droit de répondre : « Nous l’avons. » Mais on ne saurait fonder la paix que sur la justice, et il n’est pas de justice sans réparations. L’auteur conscient et responsable du mal est tenu à le réparer dans toute la mesure de ses moyens. « La paix, a dit fortement M. Millerand dans sa réponse à Mgr Cerretti, ne peut s’établir que sur la base des traités et sur le respect des droits acquis et des engagements contractés... La France veut de toute son âme la paix. Ce serait un paradoxe insoutenable que prétendre la fonder sur le mensonge et sur l’iniquité. Comment se défendre de penser que ceux qui ont mis leur signature sous la reconnaissance de leurs responsabilités ne s’obstineraient pas à revenir sur leurs aveux et à plaider contre l’évidence leur non-culpabilité, si cet intolérable sophisme ne devait, dans leur pensée, leur permettre d’échapper aux conséquences de leur faute et de se soustraire aux justes réparations qui pèsent sur leurs épaules ? »
Ces paroles définissent dans son acuité le problème des réparations et délimitent le différend qui, à la Conférence de Paris, a opposé la thèse française à la thèse britannique et provoqué cette « rupture amicale » qui apparaît comme le terme fatal, depuis longtemps prévu, d’un malentendu irréductible. Ces divergences ne sont pas nées à la Conférence de Londres, ni à celle de Paris, qui n’en est que la continuation ; depuis que les Alliés, par un commun effort, ont abattu sur terre et sur mer la puissance militaire allemande, deux méthodes se sont dessinées non seulement dans les rapports avec l’Allemagne, mais encore pour tout ce qui touche la reconstruction de l’Europe. La méthode anglaise dérive du fait initial que l’Angleterre est une île, qu’elle n’a jamais connu les horreurs de l’invasion ni les affres d’une insécurité perpétuelle sur des frontières mal fixées et aisément franchissables et qu’elle ne regarde le continent que de loin, comme une maison qu’elle n’habite pas et dans laquelle elle vient seulement vendre et acheter. Il est juste que l’Allemagne paye, mais il est plus important qu’elle redevienne rapidement consommatrice, afin qu’elle achète les produits anglais ; pour qu’elle paye, il faut d’abord qu’elle soit libre, qu’aucune hypothèque économique, aucune occupation militaire ne pèse sur son territoire ; il faut lui faire confiance, car ce n’est pas l’entraînement joyeux de tout un peuple qui a déchaîné la guerre, c’est le complot criminel de quelques souverains ambitieux et de quelques chefs militaires altérés de conquêtes. On reconnaît là l’une des thèses favorites du vieux « libéralisme » anglo-saxon ; c’est lui qui, le 1er août 1914, est sorti, comme d’un rêve, de ses illusions sur l’Allemagne pacifique et idéaliste et qui, le 11 novembre 1918, a commencé d’y retomber.
La France a trop souffert par l’Allemagne pour n’être pas mieux avertie et plus vigilante ; elle n’a jamais douté que l’Allemagne, blessée au plus profond de son orgueil national par la défaite, n’emploierait tous les moyens pour ne pas acquitter une dette de réparations qui est en même temps un aveu de culpabilité et ne mettrait en œuvre toutes les ressources de sa casuistique pour apitoyer l’Europe et l’Amérique sur une situation dont elle est responsable et qui serait loin d’être aussi mauvaise si, dans l’espoir de déchirer le traité de Versailles, elle ne l’avait volontairement empirée. L’intérêt et le vœu de la France auraient été de se trouver, après le traité de paix, en face d’une Allemagne démocratique, laborieuse, sage, qui, sous la conduite d’un chef honnête, d’un Thiers, aurait mis son honneur et sa conscience à réparer les ruines et à payer ses dettes. L’Allemagne a préféré risquer le tout pour le tout ; des amis mal avisés lui ont fait croire qu’elle pouvait laisser se déprécier sa monnaie, pourvu qu’elle gagnât assez de temps pour provoquer une révision du traité et un allègement de ses charges. L’Allemagne n’a pas voulu, comme l’a dit le chancelier Cuno, « se suicider pour nuire à ses créanciers, » mais elle a joué et elle a perdu. Il est insensé de dire que la France aime mieux voir l’Allemagne ruinée que d’être payée par une Allemagne prospère, car enfin tous les raisonnements du monde ne changeront rien à ce dilemme : ou l’Allemagne nous paiera une bonne partie au moins de ce que nous coûtent les destructions opérées par ses armées, ou nous serons acculés à une faillite d’où nous ne sortirons qu’au prix de terribles efforts et d’un désastreux affaiblissement : question de vie et de salut ; question de justice.
Ces deux conceptions, l’anglaise et la française, se sont affrontées le 2 janvier, à la première séance de la Conférence de Paris. Déjà, à Londres, l’incompatibilité des deux projets s’était clairement révélée, et c’est surtout par condescendance pour la haute courtoisie de M. Bonar Law que M. Poincaré consentit à un nouvel examen et à une nouvelle discussion. M. Mussolini, prévoyant l’échec de cette ultime tentative, ne jugea pas nécessaire de se déplacer personnellement. Pour comprendre le sens et la portée des deux projets opposés, il faut se souvenir que la question des réparations est un procès d’opinion. Le Premier britannique annonça, dès l’ouverture de la Conférence, que son plan allait être intégralement publié. Il faut rendre au projet présenté par M. Bonar Law cette justice qu’il est franc, loyal et complet ; il ne dissimule ni son objet, ni ses intentions. Il vise l’opinion publique, particulièrement celle des États-Unis ; on ne le comprendrait pas si l’on oubliait que, le jour même où la Conférence échouait à Paris, M. Stanley Baldwin, chancelier de l’Échiquier, débarquait à New-York avec mission de régler la consolidation des dettes de l’Angleterre envers les États-Unis. Le Gouvernement britannique coupe les ponts et ne laisse à la France qu’une issue : ou se résigner au projet anglais, renoncer à toute contrainte, s’en rapporter à la bonne volonté allemande, ou se séparer de l’Angleterre. M. Bonar Law a présenté son projet en toute bonne foi comme le meilleur même pour les intérêts français ; ni les bureaux de la Trésorerie, où il a été élaboré sans la participation du Foreign Office, ni sir John Bradbury, à qui plusieurs journaux britanniques en attribuent la paternité, ni lord d’Abernon, n’ont partagé de telles illusions ! M. Bonar Law n’est pas un spécialiste de ces difficiles problèmes de finances où les experts adroits font dire ce qu’ils peuvent à des chiffres hypothétiques. Le plan britannique n’est pas nouveau ; il est une réédition plus complète des projets défendus par M. Lloyd George, inspirés par M. Keynes, prônés par le Manchester Guardian, affirmés dans la note Balfour.
En voici les dispositions essentielles ; elles constituent non seulement un nouvel état des paiements qui se substituerait à celui du 5 mai 1921, mais encore une véritable révision du traité de Versailles. L’Allemagne obtiendrait un moratorium, sans gages ni garanties, de quatre ans ; au bout de ce temps, elle devrait payer une annuité théorique de deux milliards de marks-or, qui, au bout de quatre nouvelles années, deviendraient deux milliards et demi. Au bout de onze ans commencerait le service des obligations de la seconde série, correspondant à peu près à l’ancienne série C. L’annuité ne comprendrait aucun service d’amortissement. Les bons seraient rachetables par le Gouvernement allemand « dans des conditions très libérales. » La valeur en capital des bons de la première série serait ramenée, par un jeu d’escompte, à un capital inférieur à 40 milliards de marks-or. La valeur des bons de la deuxième série serait évaluée à une dizaine de milliards. La dette allemande totale serait ainsi ramenée à un capital actuel d’environ 50 milliards de marks-or. Un emprunt pourrait être gagé sur l’annuité allemande. Le plan britannique lie à ce nouvel état des paiements le règlement des dettes interalliées et même celui des dettes européennes envers l’Amérique. Les dépôts d’or détenus par l’Angleterre, en garantie des prêts consentis par elle pendant la guerre, seraient appliqués à la réduction de ces dettes. La France lui céderait les bons de la première série qu’elle doit recevoir par compensation de la dette belge ; l’Italie ferait de même pour un milliard et demi des bons qui doivent lui revenir pour sa part des réparations. Avec les bons allemands de la deuxième série on constituerait un fonds commun qui serait affecté aux diverses Puissances en proportion de leurs dettes envers les États-Unis. Le solde des dettes interalliées serait annulé. L’Allemagne s’engagerait à remettre de l’ordre dans ses finances ; les mesures que les Puissances alliées pourraient être amenées à prendre pour l’obliger à tenir ses engagements devraient être décidées à l’unanimité.
Deux mobiles se dégagent même d’une si incomplète analyse. Aucun privilège n’est accordé aux réparations ; l’Angleterre a le chômage, « fléau aussi terrible que n’importe quel autre qui a pu s’abattre sur n’importe lequel des pays alliés, » a dit M. Bonar Law aux journalistes américains ; même la priorité belge est supprimée. La nouvelle répartition est toute au bénéfice de l’Angleterre. Tous les Alliés deviendraient solidaires de la dette britannique envers les États-Unis ; la politique anglaise est très préoccupée, surtout depuis le voyage de M. Parmentier en Amérique, d’empêcher que les États-Unis n’adoptent, à l’égard de certains de leurs débiteurs européens, la France par exemple, une attitude plus favorable qu’envers la Grande-Bretagne. Le secrétaire d’État Hughes écrivait dernièrement : « Il n’y a absolument aucun rapport entre les réparations et les dettes de guerre contractées par l’Europe envers les États-Unis. » Cette solidarité que nie le secrétaire d’État américain, le Premier anglais cherche à l’établir. Ses déclarations à la presse américaine, après la première séance de la Conférence, sont significatives. Le projet tend donc d’abord à resserrer la solidarité entre les deux grands Empires anglo-saxons à l’exclusion des autres pays. — En second lieu apparaît l’ambition de l’Angleterre de régler souverainement les réparations, pour tenir à sa discrétion l’Allemagne et la France ; la clause qui exige l’unanimité pour les sanctions à appliquer à l’Allemagne est caractéristique à cet égard. Sur toute l’Europe centrale : Allemagne, Autriche, Hongrie, Bulgarie, Turquie, l’Angleterre, dispensatrice des réparations, étendrait son influence. La France ferait les sacrifices, l’Angleterre aurait les bénéfices. Jamais plus clairement que dans le projet de M. Bonar Law ne s’est affirmée la volonté britannique d’hégémonie politique européenne et mondiale ; il n’existe vraiment qu’un seul peuple à qui convienne, dans son sens propre, le mot d’impérialiste, c’est le peuple anglais ; il est impérialiste à la fois par une conséquence de sa vie économique et par une impulsion profonde et presque inconsciente de sa nature morale. C’est ce qui rend si déconcertante la lecture attentive du plan présenté par M. Bonar Law. « Chaque Anglais est une île, » a dit Emerson.
M. Bonar Law s’est vivement défendu de considérer l’intérêt de l’Allemagne ; il a même dit avec vérité : « Si le reste du monde revenait à l’état normal et qu’un tremblement de terre engloutit l’Allemagne entière, nous y gagnerions beaucoup, l’Allemagne devant être pour nous une rivale et une concurrente bien plus encore qu’une cliente. » Le Premier est certainement sincère ; mais tout se passe comme si une sorte d’harmonie préétablie existait entre le plan britannique et les vœux du Gouvernement allemand. Il suffit, pour en avoir l’impression, de lire le discours prononcé le 31 décembre, à Hambourg, par le chancelier Cuno ; il y esquisse un programme qui, par certains côtés, serait moins inacceptable que celui des Anglais, mais il s’y élève surtout par avance contre toute prise de gages. « La solution définitive devra apporter au peuple allemand la liberté économique et l’égalité de traitement ainsi que la fin de l’occupation militaire. Il faut que Düsseldorf, Duisbourg et Ruhrort soient évacués La solution définitive doit être une renonciation à toute politique de sanctions, de rétorsions et de mesures coercitives... Ceux qui demandent des gages ne poursuivent qu’un but politique, et, s’ils les prennent, ils violent le traité et commettent un acte de violence. » C’est vraiment trop clair ! En Angleterre, en Amérique, en Allemagne, la même manœuvre se dessine ; il s’agit, par avance, de faire croire que la France, quand elle s’engagera dans la voie des prises de gages, ne poursuivra qu’un but politique : séparer la Rhénanie de l’Allemagne. Les mêmes craintes historiques hantent l’Allemagne, l’Angleterre, et même l’Amérique. La diversion que le chancelier Cuno a tentée par l’intermédiaire de Washington en est la preuve : ici encore, il ne s’agit que d’une assez grossière amorce pour tromper l’opinion : l’Allemagne nous faisait offrir par le canal de M. Hughes une sorte de pacte de non-agression valable pour trente ans à la condition que soit évacué tout le territoire allemand, y compris la Sarre. Comme dans l’offre de M. Lloyd George à M. Briand à Cannes, il n’était question que d’une agression directe ; si la France s’y laissait prendre, tous les nouveaux Etats de l’Europe centrale resteraient à la merci de l’Allemagne. M. Poincaré a relevé avec vigueur tout ce qu’une pareille proposition a de fallacieux, d’illusoire, de dangereux. Ainsi se révèlent çà et là, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, les indices d’une sorte de complot dirigé contre la France et inspiré par la haute finance internationale.
Le projet britannique est apparu à la Conférence d’autant moins acceptable que celui de M. Poincaré était plus mesuré et plus prudent ; on peut même dire qu’il atteignait l’extrême limite des concessions possibles, puisqu’il admettait l’annulation totale des bons C, pourvu que fussent annulées du même coup les dettes interalliées, ce qui impliquerait un gros sacrifice pour nos finances. Le plan français est favorable à un prochain emprunt, et admet dans une certaine limite un escompte favorable pour les versements allemands anticipés ; il accorde à l’Allemagne un moratorium de deux ans, mais avec prise de gages, parmi lesquels figurent l’exploitation des forêts domaniales dans les régions occupées, la perception des revenus douaniers dans les régions occupées ou à occuper, la saisie de l’impôt sur le charbon. Le produit de ces gages, que les experts français évaluent à 460 millions de marks-or, ne serait l’objet d’une saisie que dans le cas où l’Allemagne manquerait à nouveau à ses engagements ; d’autres sanctions pourraient s’y ajouter, telles qu’une occupation plus étendue, l’établissement d’un cordon douanier à l’Est de la Ruhr.
La modération d’un tel programme lui valut l’adhésion des délégués belges, MM. Theunis et Jaspar, et l’approbation des représentants de l’Italie, le marquis della Torretta et le baron Avezzana. Par une suprême maladresse, le projet anglais provoquait les inquiétudes de la Belgique et de l’Italie et les amenait à se solidariser avec la politique française. Après que, dans la séance du 3, M. Poincaré eut montré, avec cette puissance de logique et cette précision qui le font apparaître si redoutable à ses adversaires, le caractère insuffisant et absolument aléatoire du plan britannique, la bataille d’opinion était gagnée. La distance entre les deux projets apparaissait si infranchissable qu’aucune tentative de médiation n’était possible ; le 4, après d’excellentes paroles des Belges et des Italiens, la Conférence entendait les déclarations historiques de M. Bonar Law et de M. Poincaré et se séparait. On ne peut lire ces deux documents sans émotion, tant ils respirent la conviction sincère et la loyauté de deux hommes d’État qui, ne pouvant réussir à s’entendre sur une question de capitale importance, constatent avec regret leur désaccord et, au moment où, après avoir longtemps cheminé côte à côte en des temps difficiles, ils vont s’engager dans des sentiers divergents, tiennent à affirmer leur mutuelle estime et leur constante amitié.
Rupture amicale, mais cependant rupture dont les effets, quelques efforts que l’on fasse pour les circonscrire, seront considérables. La France reprend sa liberté d’action ; elle en usera pour défendre ses intérêts, non pour combattre ceux de l’Angleterre. Ententes de cas en cas, désaccords réglés à l’amiable ; telle est, entre la France et l’Angleterre, la méthode la plus prudente et la plus féconde. Au-dessus des connexions fréquentes d’intérêts et malgré les divergences passagères, les héroïques souvenirs de la guerre et le culte des morts feront survivre le sentiment bienfaisant d’une solidarité profonde et d’une irréductible amitié entre les deux peuples. Les témoins de cette ultime séance, à la fois si cordiale et si douloureuse, ont eu l’impression que les événements étaient dominés par des forces occultes supérieures à la volonté des hommes d’État ; c’est pour se mettre en garde contre la dangereuse tyrannie de ces puissances anonymes qu’il faudra que les Gouvernements et les peuples se comprennent mieux et s’entr’aident plus étroitement.
La situation de M. Bonar Law, rentré chez lui le 5, ne laisse pas que d’être assez difficile ; il est approuvé surtout par la presse qui, aux élections, combattait contre lui ; elle réclame aujourd’hui qu’on en vienne à une révision du traité de Versailles « qui n’a pas été donné sur le Mont Sinaï. » Sa politique n’est même pas approuvée par toute la haute banque. Elle est vigoureusement critiquée par des organes tels que le Daily Mail qui écrivait dès le 4 : « M. Bonar Law nous avait promis l’apaisement général. Et moins de deux mois après sa victoire, il met l’Entente en danger et jette par son attitude la consternation parmi les Alliés. Qui donc inspire le Premier ministre britannique ? M. Bonar Law et ses collègues savaient parfaitement bien que les demandes de la France avaient été réduites au strict minimum ; leur devoir était d’éviter un désaccord formel et public et de ne pas élaborer un projet entièrement différent et presque provocant. Pourquoi ont-ils publié un plan qu’ils savaient devoir être rejeté immédiatement par la France ? Nous désapprouvons le plan britannique parce qu’il donne à l’Allemagne quatre années de répit et qu’il nous laisse sans la moindre garantie qu’elle fera face à ses obligations après ce délai. Les Allemands nous ont joué constamment dans le passé ; si l’expérience compte pour quelque chose, ils feront de même dans l’avenir : c’est pourquoi la France demande des garanties et la France a raison. » C’est le langage même du bon sens. Nous demandons à M. Bonar Law d’être un spectateur bienveillant et impartial de l’expérience décisive que le Gouvernement français va instituer et de veiller à ce que ses concitoyens ne cherchent pas à en entraver la marche ou à en fausser les résultats pour se justifier d’en avoir prophétisé l’échec.
Le Gouvernement français, depuis le 5, s’engage fermement dans la voie nouvelle qu’il n’a pas choisie mais qui, après l’échec de la Conférence, lui reste seule ouverte. Il a la satisfaction profonde d’y être accompagné effectivement par les Belges et même, jusqu’à un certain point, appuyé par les Italiens. La Commission des réparations qui, le 28 décembre, avait déjà constaté, par trois voix contre une, celle de sir John Bradbury, un « manquement volontaire » de l’Allemagne dans la fourniture des bois, s’apprête, sous la présidence vigilante de M. Barthou, après avoir le 8 entendu les explications des Allemands, à constater le 9 ou le 10, dans les mêmes conditions, un « manquement volontaire » dans la fourniture des charbons. Aux termes du traité, c’est assez pour que nous soyons, solidairement ou isolément, fondés à exercer une action de coercition et à prendre des gages sans que l’Allemagne ait le droit de considérer ces mesures comme un acte hostile. A moins d’événement imprévu, à l’heure où la Revue paraîtra, les troupes franco-belges auront escorté et installé à Essen et à Bochum les fonctionnaires chargés d’organiser la prise des gages. Au moment où la France et la Belgique entrent résolument dans la voie nouvelle d’une politique de contrainte, il importe de bien préciser que cette contrainte, elles l’exercent seulement parce que la mauvaise volonté constante de l’Allemagne leur a fermé toute autre issue, et qu’elles ne l’exerceront que dans la mesure nécessaire pour amener l’Allemagne à prendre les moyens efficaces pour arriver à payer ce qu’elle doit et ce qu’il est juste qu’elle répare. La France ne désire pas rester dans la Ruhr ; elle comprend parfaitement que la présence de troupes étrangères dans la région la plus riche de l’Allemagne peut y gêner l’essor de l’industrie ; mais il dépend de l’Allemagne que nous y demeurions peu de temps ; une fois encore, c’est elle-même qui décidera de son sort. Les cris de rage de la presse qui dépend des magnats de l’industrie et des mines ne nous intimident pas ; ils ne prouvent qu’une chose, c’est que la politique française a frappé juste et qu’elle atteint ceux-là mêmes qui, dans un intérêt personnel, font le malheur de l’Allemagne et troublent l’Europe.
La Conférence de Lausanne s’achemine-t-elle lentement, elle aussi, vers la rupture ? L’intransigeance d’Angora pourrait, à certains moments, le faire croire. On attendait l’issue de la Conférence de Paris dont les résultats cependant n’auront qu’une faible réaction sur celle de Lausanne. La France continuera de travailler de tout son cœur à une pacification que les peuples et les armées souhaitent sans exception. Elle ne cherchera pas à contrecarrer les intérêts légitimes de l’Empire britannique, mais il est certain aussi qu’elle ne se fera pas tuer sur le Bosphore pour soutenir des intérêts spécifiquement anglais quand l’Angleterre nous laisse agir seuls sur le Rhin ; nous ne serons, vis-à-vis de l’Angleterre, ni des adversaires ni des dupes.
La question de Mossoul pourrait être réglée par une négociation directe entre la Turquie et l’Angleterre, comme l’a été celle de Cilicie avec la France. Sur les Détroits l’accord est probable et serait déjà conclu sans les intrigues bolchévistes. Le problème de la législation qui doit remplacer les capitulations est plus délicat ; les Turcs voient, sans raison suffisante, une diminution de leur souveraineté et de leur indépendance dans toute mesure qui assurerait aux étrangers certaines garanties indispensables pour qu’ils risquent leurs personnes et leurs intérêts en Turquie ; s’ils s’abstenaient d’y venir, ce serait, pour l’Anatolie, la mort par consomption et isolement. Le délégué japonais, avec finesse et bonne humeur, rappelant l’exemple de son pays, a expliqué aux Turcs que c’est à eux-mêmes qu’il appartient d’abord de prouver, en acceptant, au moins à titre provisoire, un régime de garanties spéciales pour les étrangers, que ceux-ci trouveront en Turquie justice impartiale et administration probe ; il faut à la Turquie une législation civile, un code, dont le Chériat ne saurait tenir lieu. Il paraît nécessaire aussi que certaines garanties soient accordées aux minorités religieuses : c’est, pour l’Europe, une question d’honneur. Le patriarcat grec orthodoxe perdra évidemment, comme le Sultan a perdu les siens, les droits et l’autorité politiques que lui avait concédés Mahomet II, mais il devrait garder ses pouvoirs religieux sur son peuple et continuer de résider au Phanar. Les longueurs de la Conférence et l’intransigeance des Turcs auraient, paraît-il, rendu aux Grecs le goût des aventures ; ils montreraient quelques velléités de reprendre l’offensive et de tenter un coup de main sur Constantinople : la France, l’Angleterre et l’Italie, qui ont su imposer aux Turcs le respect de l’armistice, se sont vite trouvées d’accord pour recommander fermement au Gouvernement d’Athènes la prudence et le calme. Mais de tels incidents prouvent que le temps presse ; si l’on veut éviter les pires complications en Asie, en Europe et en Afrique, il est urgent d’aboutir : en Orient, comme en Occident, justice et paix !
RENE PINON.
Le Directeur-Gérant :
RENE DOUMIC.