Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1922

Raymond Poincaré
Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 469-480).

Chronique 14 janvier 1922

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE [1]

S’il est vrai, comme l’a dit Gœthe, que la nature ait voué sa malédiction à l’immobilité, les premiers ministres alliés sont, de tous les hommes, les moins maudits. Ils nous donnent depuis l’armistice l’exemple du mouvement perpétuel. Londres, Calais, Boulogne, Bruxelles, Spa, San Remo, Washington, Cannes, Gênes, tous ces déplacements successifs font honneur à l’agilité et à l’endurance des gouvernants ; ils ne semblent pas, jusqu’ici, avoir favorisé la renaissance des peuples, ni hâté, en particulier, le relèvement de la France. A chaque villégiature, nous avons eu à subir une nouvelle amputation de nos droits et un effondrement plus complet de nos espérances. La victoire, cette victoire que nous avons si longtemps attendue et si chèrement achetée, s’est peu à peu éloignée de nous, confuse et humiliée des traitements que nous lui infligions. Les réparations se sont rétrécies, comme une peau de chagrin, au point de n’être plus aujourd’hui, devant nos yeux, qu’un objet imperceptible et insaisissable. Le Traité de Versailles s’en est allé lambeau par lambeau, et ceux-là mêmes qui en avaient le plus hautement proclamé l’insuffisance ont été les premiers à le ruiner, au lieu de le renforcer. Nous voici maintenant au bas de cette pente savonnée, dont je n’ai que trop parlé depuis deux ans. La politique du glissement a consommé son œuvre. Il n’y a plus de Traité. L’état de paiements lui-même n’existe plus qu’à titre de document historique. L’ultimatum du mois de mai est oublié. Nous avons derrière nous un immense monceau de protocoles, de déclarations collectives, de papiers jaunis, de lettres déchirées, de clauses abolies et devant nous, quoi ? De la brume, des nuées, des ténèbres.

Lorsque M. Briand, de retour de Londres, s’apprêtait à partir pour Cannes, M. Ribot l’avait, dans un discours merveilleux de bon sens et de finesse, mis en garde contre les périls de la conférence qui allait s’ouvrir. » Dans une réunion où seront appelés, disait-il, nos anciens ennemis et tous les neutres, presque tout le monde nous dira : Faites donc encore un sacrifice, abaissez votre créance. » A quoi le Président du Conseil répondait avec énergie : « Jamais, nous ne pourrons consentir à cela. » Et M. Ribot répliquait doucement : « Sans doute, sans doute, vous déclarez : nous ne sacrifierons pas notre créance, mais vous ne serez pas maître de ce qui viendra. Quand vous aurez lancé la machine, elle nous passera sur le corps. » Et l’éminent orateur ajoutait : « Voyez-vous, cette créance sur l’Allemagne, c’est une question vitale pour notre pays. Elle doit rester au premier plan de toutes les conférences, de toutes les conversations que vous pourrez avoir. Vous ne devrez pas la perdre un instant de vue, parce que c’est la vie même de ce pays qui est en jeu. » M. Briand ne différait pas, à cet endroit, d’opinion avec M. Ribot. Loin de là. Il a même tenu à préciser : « La première question à l’ordre du jour de la Conférence et qui devra être résolue, est celle des réparations. L’autre (c’est-à-dire la réunion d’une conférence économique européenne) est une question d’avenir. » Contrairement au vœu de M. Ribot, contrairement au désir de M. Briand, c’est cependant la direction opposée qu’a prise, dès sa première séance, le Conseil suprême. Avant l’ouverture officielle de la session, les ministres des pays représentés avaient eu des conversations préparatoires et, une fois de plus, M. Lloyd George avait eu la bonne fortune de rallier autour de lui la majorité. Lorsqu’a eu lieu la réunion publique, l’heure des délibérations utiles était passée : c’était l’heure des discours qui sonnait. M. Lloyd George a pris le premier la parole et, avec son talent incisif, il a, tout de suite, mis au premier plan ce vaste dessein de reconstitution européenne, où M. Briand discernait naguère plus de mystique que de sens positif : et il ne nous a pas caché que, dans sa pensée, la question des réparations était dominée par la nécessité de rétablir, avant tout, la santé universelle. C’était, à vrai dire, ce qu’avait expressément avoué le communiqué donné par Downing Street, après les entretiens de Londres : « En ce qui concerne les réparations, aucune divergence d’opinion sérieuse ne s’est révélée entre les deux premiers ministres, mais il est évident que ce problème ne saurait être séparé de la question plus ample de la reconstruction économique de l’Europe. »

Lorsqu’il avait été interrogé sur ce communiqué, M. Briand avait répondu qu’il ne l’avait pas connu avant publication et que ni lui, ni aucun de ses subordonnés, n’y avait collaboré ; et il est assurément fâcheux que les bureaux de Downing Street aient ainsi livré à la presse un communiqué unilatéral. Mais le texte n’en exprimait que plus sûrement la pensée britannique, et il était évident qu’à Londres, suivant une habitude déjà trop ancienne, les Alliés ne s’étaient entendus que dans un malentendu. M. Lloyd George a parfaitement montré à Cannes qu’il persistait dans son idée favorite, si inconciliable qu’elle fût avec celle de M Briand. Il s’est présenté comme l’avocat de la prudence et de la modération, non pas, a-t-il dit, que l’Angleterre eût des motifs de ménager l’Allemagne, mais parce que, dans l’intérêt de l’Europe et du monde, il fallait éviter de précipiter le Reich dans la banqueroute et le chaos ; c’est en restaurant le commerce extérieur de l’Allemagne qu’on augmentera sa capacité de paiement et qu’on lui facilitera, par suite, le règlement des dommages de guerre. M. Lloyd George a soutenu cette thèse avec beaucoup de force et il a ainsi fourni, par avance, à l’Allemagne les arguments dont elle se servira pour poser devant la Conférence européenne la question des réparations. Nous aurons grand’peine, désormais, à empêcher que les vaincus et les neutres ne se croient autorisés à engager, par des voies obliques, un débat sur les clauses essentielles du Traité de Versailles.

Mais, pour relever le commerce extérieur de l’Allemagne, M. Lloyd George s’est bien gardé de proposer que les nations qui s’étaient jadis glorifiées de leur fidélité aux doctrines du libre échange ne s’entourent pas aujourd’hui d’une muraille de Chine. Non. Il n’a point celé que l’Angleterre n’était pas disposée à ouvrir largement son marché ; elle a d’innombrables chômeurs ; elle souffre d’un mal qui lui était jusqu’ici inconnu ; elle ne désire pas laisser entrer chez elle une grande abondance de produits allemands. Mais n’y a-t-il pas la Russie ? Voilà longtemps que M. Lloyd George frappe à la porte de la République des Soviets. Il y a frappé, d’abord, sans succès, pour le compte de l’Angleterre. Ne pourrait-on y frapper maintenant, tous ensemble, pour le compte de l’Allemagne et même pour le compte de l’Europe entière ? Sans doute, les bolchévistes ont des idées contestables et des méthodes fâcheuses. Mais les Turcs, eux aussi, n’ont-ils pas commis quelques méfaits ? Et pourtant M. Briand n’a-t-il pas mis sa main dans la main des Turcs ? Il suffira, concluait M. Lloyd George, que nous prenions certaines précautions pour éviter la contagion. Nous préviendrons franchement la Russie que nous ne traiterons avec elle que si elle est prête à respecter les principes communs des nations civilisées, à payer ses dettes passées et présentes, à rendre les biens confisqués et à s’abstenir dorénavant de toute propagande extérieure.

Ce discours n’a été une surprise pour personne et aucun des délégués n’a cru nécessaire de prendre le temps de réfléchir sur cette nouvelle création du monde, avant de donner son adhésion aux propositions de M. Lloyd George. M. Bonomi a offert immédiatement le plein assentiment de l’Italie, M. Theunis celui de la Belgique : et M. Briand, tout en se plaignant spirituellement d’avoir vu tomber une grosse pierre dans son jardin, s’est empressé d’ajouter qu’elle n’avait écrasé aucune plate-bande et qu’il était, lui aussi, d’accord avec le premier ministre britannique. Il a seulement insisté, et avec raison, sur l’importance des garanties à prendre.

Dans la séance suivante, le programme de M. Lloyd George a été adopté à l’unanimité, et une résolution préparée dans la coulisse a été lue sur la scène. Il a été convenu que la fameuse Conférence économique et financière, celle dont il avait déjà été parlé à Bruxelles et à Spa et qui, jusqu’à ce jour, n’avait pas réussi à sortir du néant, serait enfin convoquée pour le commencement de mars et que toutes les Puissances européennes, Allemagne, Autriche, Hongrie, Bulgarie et Russie comprises, y seraient invitées. On a même pris soin d’ajouter que les premiers ministres de chaque nation devraient, autant que possible, assister en personne à cette Conférence, de manière à rendre les travaux plus rapides et plus décisifs. Si les chefs de tous les Gouvernements européens répondent favorablement à cet appel, ce sera, cette fois, pour les photographes une aubaine inespérée. Oncques ne se sera vue une assemblée plus imposante. MM. Lloyd George, Briand, le chancelier Wirth, Lénine, et les autres, quel rapprochement imprévu de talents et de gloires ! Quel triomphe de la diplomatie nouvelle ! Quelle défaite pour les vieux usages et les méthodes surannées ! Il sera bien démontré, dorénavant, que les ambassadeurs ont fait leur temps, que l’expérience des affaires est un luxe inutile, que, si l’incompétence n’est pas une vertu, la compétence, du moins, est un défaut, et que, dans le maniement des choses humaines, l’art oratoire suffit à tout.

La résolution collective contient ensuite quelques phrases dont la paternité pourrait être légitimement revendiquée par un personnage qui n’est peut-être pas allé à Gênes, mais qui est mort, non loin de là devant Pavie, et qui, un quart d’heure avant sa mort... Nous savions que M. de la Palisse ne manqua de rien, tant qu’il fut dans l’abondance. La Conférence de Cannes nous a appris que « la reprise du commerce international elle développement des ressources de tous les pays sont nécessaires pour augmenter la quantité de main- d’œuvre productive et pour alléger les souffrances endurées par les peuples européens. » Développons donc les ressources de tous les pays. Mais comment ? D’abord, par un consortium de banquiers, puis, par une réunion des premiers ministres. Ce sont là pour tous les maux, des remèdes souverains.

Je ne suis pas de ceux qui se voilent la face, lorsqu’on parle des négociations commerciales avec la Russie. J’ai hautement désapprouvé, ici même, le Gouvernement français, lorsqu’il a encouragé et soutenu la folle équipée du général Wrangel ; j’ai signalé, il y a quelques mois, les conversations échangées entre Moscou, Londres et Berlin en vue d’entreprendre des affaires communes, et j’ai demandé que la France ne se laissât pas évincer des marchés orientaux. Des États voisins de la Russie et amis de notre pays ont adressé à nos agents la même recommandation. » Faites attention, nous ont-ils dit, le moment favorable va passer et vous arriverez bons derniers. Plusieurs d’entre nous ont signé des accords économiques avec la Russie. Vous, vous restez à l’écart, vous attendez, et, pendant ce temps, tout le monde prend sa place, les Allemands, les Anglais, les Scandinaves. La France a des intérêts considérables en Russie. Si elle persiste dans son abstention, sera-t-elle plus tard assez forte pour faire révoquer les concessions qui auront pu être accordées à des étrangers sur les fabriques et sur les usines qui étaient hier la propriété des nationaux français ? « — Et lorsqu’à ces observations, nous répondions que l’Amérique, elle aussi, se gardait de tout contact avec les Soviets, nos amis reprenaient discrètement : « N’en croyez rien. Soyez sûrs, au contraire, que les envoyés de la Red Cross et du Relief sont d’excellents fourriers pour les industriels et les commerçants des États-Unis. Seuls, nous vous le répétons, vous êtes absents de Russie, et cela, au moment où vous pourriez y pénétrer avec profit. »

Mais était-il nécessaire de donner à ces tractations commerciales la consécration solennelle d’une conférence où seraient convoqués les chefs de tous les gouvernements européens et, en première ligne, ceux des gouvernements russe et allemand ? On a traité M. Wilson d’idéaliste et de rêveur. Le covenant de la Société des Nations, si défectueux qu’il fût, exprimait, du moins, quelques idées précises et en fait, malgré la regrettable défection des États-Unis, l’institution créée n’a pas été sans rendre des services. Mais avec la conférence de Gènes, nous plongeons dans l’inconnu. M. Lloyd George se propose-t-il de détourner les exportations allemandes de la Grande-Bretagne et d’ouvrir au Reich de larges débouchés dans les plaines de Moscovie ? S’il en est ainsi, il procurera, sans le vouloir, à l’Allemagne la victoire qu’elle a vainement cherchée sur les champs de bataille et que, du reste, elle était à la veille d’obtenir sur tous les points du globe, le jour où, dans l’espoir de brûler les étapes, elle a eu la folie de déclarer la guerre. Relisons les beaux livres de M. Charles Andler sur le Pangermanisme et de M. Henri Hauser sur les méthodes allemandes d’expansion économique. Nous y retrouverons exposé tout ce qui se passait avant-hier et tout ce qui recommencera demain, si nous nous chargeons nous-mêmes de relever l’Allemagne. Nous reverrons le Deutschtum employant les mêmes moyens, à l’étranger, réorganisant ses services de renseignements, ses consulats, ses agences, son espionnage commercial ; nous reverrons l’Allemagne exportant, non seulement ses produits, mais ses usines elles-mêmes, cherchant à conquérir partout la prépondérance industrielle, accaparant les matières premières, extériorisant le système du dumping, appliquant en un mot, dans son développement économique, sa vieille théorie nationale du Deutschland über alles. C’est alors qu’en Angleterre se multiplieront les chômeurs et que M. Lloyd George regardera avec effroi l’éclosion des œufs qu’il aura couvés.

D’autre part, toutes les garanties que réclamait, à juste titre, M. Briand, ont-elles été prises vis-à-vis des Soviets ? On peut croire, à certains signes nouveaux, que la Russie bolchéviste est en pleine évolution. Depuis que le gouvernement a autorisé le commerce, au mois d’août dernier, un certain nombre d’entreprises se sont formées ; il s’est même constitué, notamment pour l’exploitation des régions boisées qui avoisinent la Mer blanche, des trusts autonomes, régis par des conseils privés. Lénine est allé jusqu’à rétablir une Banque d’État, qui a toutes les apparences d’un établissement capitaliste ; et il n’est pas impossible que la révolution russe finisse, tôt ou tard, par s’embourgeoiser ; certains amis de Lénine, dédaignant déjà l’évangile communiste, réclament le rétablissement de l’héritage. Mais, pour le moment, la Russie n’en reste pas moins dans un état voisin de la sauvagerie primitive. La plupart des usines sont démolies ou fermées ; les chemins de fer ne fonctionnent que très irrégulièrement ; le pays produit peu et manque de tout. La Banque, organisée par Lénine, n’a pas le droit d’émission, parce que le Conseil des Soviets a tenu à se réserver pour lui-même cette prérogative, et il en use de telle façon que personne n’est aujourd’hui en mesure de connaître la quantité exacte de roubles-papier mise en circulation. Ce qui est sûr, c’est que l’unité monétaire n’a plus aucune valeur, que la situation intérieure ne s’améliore guère, que la famine sévit encore dans plusieurs provinces, notamment dans la République des Tatares et dans la contrée de Samara, que la crise du combustible est elle-même, depuis le commencement de l’hiver, devenue effroyable, que le charbon du Donets a presque complètement disparu, qu’on ne trouve plus de naphle à Bakou, ni de bois dans le bassin du Volga, et qu’au milieu du désarroi général se multiplient tous les jours les attentais criminels. Les magasins de l’État, les trains, les gares sont pillés. Le désordre est partout.

Quelles assurances le représentant de ce régime de régression devra-t-il donner aux Puissances occidentales pour s’asseoir à leurs côtés dans la conférence de Gènes ? Il devra, en premier lieu, nous dit-on, reconnaître toutes « les dettes et obligations publiques qui ont été ou qui seront contractées ou garanties par l’État, les municipalités et les autres organismes publics. » Il devra, en second lieu, « reconnaître également l’obligation de restituer, de restaurer ou, à défaut, d’indemniser tous les intérêts étrangers pour les pertes ou les dommages qui leur ont été causés du fait de la confiscation ou de la séquestration de la propriété. » En d’autres termes, les Soviets devront accepter de payer les intérêts des emprunts extérieurs contractés, notamment en France, par le Gouvernement impérial russe ; et ils seront obligés de réparer les dommages que des mesures de force auront causés, depuis la Révolution, à nos nationaux. Rien de mieux. Cette double condition est sage ; elle est nécessaire ; il reste à la faire accepter, et quand elle sera acceptée, il restera à la faire appliquer.

La déclaration ne se borne pas à ces premières exigences ; elle stipule que les nations auxquelles seront accordés des crédits auront à établir « un système légal et juridique sanctionnant et assurant l’exécution impartiale de tous les contrats commerciaux ou autres. » Il n’est pas, sans doute, très aisé de concilier cette formule avec le principe inscrit au frontispice de la déclaration : « Les nations ne peuvent revendiquer le droit de se dicter mutuellement les principes suivant lesquels elles entendent organiser à l’intérieur leur régime de propriété, leur économie et leur gouvernement. Il appartient à chaque pays de choisir par lui-même le système qu’il préfère à cet égard. » Sous l’inspiration de la délégation française, le consortium financier, préparé avant la conférence de Cannes, avait demandé que des crédits ne fussent ouverts qu’aux États qui reconnaîtraient la propriété privée. Le Conseil suprême n’a pas voulu aller jusque là Il a admis une rédaction transactionnelle et obscure : « l’exécution impartiale de tous les contrats. » C’est encore grâce à un malentendu qu’on a eu l’illusion de s’entendre.

La condition suivante n’est pas moins équivoque, et elle reflète, comme tout le contexte, la forme vague d’une rédaction improvisée : « Les nations devront disposer de moyens d’échange convenables. D’une manière générale, des conditions financières et monétaires doivent exister qui offrent au commerce des garanties suffisantes. » Telles sont les heureuses épithètes qui permettaient à des ministres, assez mécontents des résolutions arrêtées à Cannes par les Alliés, de murmurer, ces jours derniers, dans les couloirs des Chambres : « Rassurez-vous, la déclaration du Conseil suprême restera platonique. On ne se mettra jamais d’accord sur les conditions définitives.» Une précaution encore plus illusoire a été prise sous le paragraphe 5 : « Toutes les nations doivent s’engager à s’abstenir de toute propagande subversive de l’ordre et du système politique établis dans d’autres pays. » A l’heure présente, les bolchévistes de Sibérie fabriquent des pièces pour troubler l’opinion à Washington et faire croire que nous avons passé des conventions secrètes avec le Japon ; les bolchévistes de Moscou entretiennent, dans nos possessions africaines, des agents qui cherchent à exciter les indigènes contre nous ; ils inspirent même discrètement des feuilles publiées en langue arabe ; ils envoient à Berlin des documents, vrais ou faux, mais présentés à leur façon, qu’ils prétendent avoir découverts dans les archives impériales et dont la presse allemande se sert avec fracas, à la veille de la conférence de Cannes, pour essayer de déplacer les responsabilités de la guerre. Ne doutons pas que les bolchévistes ne soient tout disposés à nous promettre la cessation de cette propagande polymorphe, mais ce qu’il importerait de définir, c’est comment nous les contraindrons ensuite à tenir leur promesse.

Enfin, la déclaration contient un paragraphe 6, dont l’ambiguïté ne laisse pas d’être inquiétante : « Tous les pays doivent prendre en commun l’engagement de s’abstenir de toute agression à l’égard de leurs voisins. » Quelle sera la sanction de cette clause ? Par quels moyens la fera-t-on respecter ? L’article 10 des statuts de la Société des nations, si décrié à Washington, prévoyait, au moins, que les membres de la Société s’engageraient, non seulement à respecter, mais à maintenir contre toute agression extérieure l’intégrité territoriale et l’indépendance politique présente de chacun d’eux ; et en cas d’agression, de menace et de danger d’agression, le conseil de la Société devait aviser aux moyens d’assurer l’exécution de cette obligation. Aujourd’hui, rien de pareil ; des mots, du vent, et c’est tout. Les nations honnêtes seront seules liées par le texte et, parmi elles, la France aura même à redouter que, si la résistance opposée par l’Allemagne à l’exécution du Traité de Versailles nous oblige, un jour, à prendre des gages ou simplement à prolonger notre occupation, des signataires mal intentionnés de la déclaration commune ne qualifient perfidement d’agression les mesures indispensables à la sauvegarde de nos droits.

Toutes ces conditions, exprimées en phrases quelque peu sibyllines, la Russie soviétique sera invitée à les accepter et, si elle y souscrit, elle obtiendra, en retour, la reconnaissance officielle. C’est ce que dit, sans le dire, la fin de la déclaration : « Si le Gouvernement russe réclamait la reconnaissance officielle, les Puissances alliées ne pourraient accorder cette reconnaissance que si le Gouvernement russe acceptait les stipulations qui précèdent. » On ne précise donc pas que, si les conditions sont acceptées, la reconnaissance sera de droit ; on n’indique pas davantage si chacune des Puissances conservera sa liberté d’appréciation ou si elle sera liée par l’avis de la majorité ; on se borne à spécifier que la reconnaissance ne pourra avoir lieu qu’après acceptation ; on ne parle qu’à demi-mot, tout bas, comme dans une chambre de malade, mais on n’empêche pas les Soviets d’entendre et ils traduiront : « La reconnaissance suivra l’acceptation,» tout comme après l’ultimatum du mois de mai, l’Allemagne s’est dit : « Acceptons, pour sauver le Reich ; nous verrons ensuite. »

Rien n’est donc plus confus, plus incertain, plus indéterminé, que le programme de la future conférence et, si on ne dresse pas des barrières solides le long des précipices dont il est entouré, il risquera de nous jeter dans de redoutables aventures ; nous verrons les Puissances réunies à Gênes remettre en question les droits de la France, et anéantir les quelques morceaux du Traité de Versailles qui ne sont pas encore réduits en cendres. Déjà quoi qu’on en dise, le Conseil suprême a fait bon marché de ce Traité dans les singulières décisions qu’il a prises à Cannes. Il a, une fois de plus, et sans aucun motif, dessaisi la Commission des Réparations. Il s’est substitué à elle dans l’examen de la situation financière de l’Allemagne et, au lieu de la laisser tranquillement remplir son mandat, il a lui-même discuté les réponses du Reich à la Commission et convoqué à Cannes les représentants de Cabinet de Berlin. Or, c’est devant la Commission qu’aux termes du § 10 de l’annexe II à la partie VIII, il doit être donné au Gouvernement allemand « l’équitable faculté de se faire entendre, » et cela, « sans qu’il puisse prendre aucune part, quelle qu’elle soit, aux décisions de la Commission. » Malheureusement, nous semblons nous être hypnotisés, je ne sais pourquoi, sur les échéances immédiates et, dans la crainte que la Commission ne fût amenée à accorder, conformément au paragraphe 13 de la même annexe, un report total ou partiel des prochains paiements, nous avons cherché à sauver notre mise, au risque de sacrifier l’avenir au présent. Voilà plusieurs mois que j’ai signalé les dangers de cette myopie financière.

Il est beaucoup moins important pour nous de toucher demain cent ou deux cents millions de plus que de nous assurer, pour après-demain et pour plus tard, le maintien total de notre créance et le droit de nous faire payer. Nous avons discuté à perte de vue sur la révision de l’accord du 13 août et sur la priorité belge, et nous avons maladroitement donné au Cabinet de Bruxelles et à nos amis de Belgique l’impression que nous avions l’arrière-pensée d’engager avec eux, ou contre eux, je ne sais quel marchandage. Visiblement, il y avait eu, à cet égard, des imprudences commises dans les entretiens de Londres. Lorsque M. Briand était arrivé en Angleterre, il avait trouvé M. Lloyd George occupé à étudier un vaste plan destiné à bouleverser de fond en comble l’état de paiements. On aurait fait remise à l’Allemagne des obligations de la série C, et, en retour, l’Angleterre et l’Amérique auraient renoncé à leur créance sur la France. Mais l’Amérique ne paraissant pas se soucier d’être mêlée à ces combinaisons, les projets de M. Lloyd George avaient été provisoirement relégués dans un dossier d’attente, sans que nous fissions nous-mêmes connaître clairement nos volontés futures, et tout le débat avait alors porté sur la situation actuelle. Dans l’impatience d’obtenir, tout de suite, un avantage, nous avons réclamé, pour la France, une sorte de privilège dans les versements de cette année, sans songer qu’une fois ce privilège obtenu, nous n’aurions plus la même autorité pour demander, dans notre intérêt permanent, des garanties et des gages. En procédant ainsi, nous nous exposions naturellement à ce qu’on nous répondit : « Du moment où vous allez être payés, en nature ou en espèces, que vous importe que le contrôle à installer en Allemagne soit plus strict et plus sévère ? Attendez, nous verrons plus tard. Pour le moment, nous qui ne sommes pas payés, nous trouvons ce contrôle suffisant. De quoi, dès lors, vous plaignez-vous ? « 

Dans cette affaire comme dans celle de la Conférence financière, nous avons eu, à tort ou à raison, la pénible sensation d’être à la remorque. C’est alors qu’un peu loin de nous, près du rivage, un chant de sirène s’est élevé au-dessus des flots et, autant qu’il était possible de discerner les paroles, c’était la promesse d’une alliance anglaise qui venait nous consoler de nos déboires. Qu’il y eût, depuis quelque temps, un peu de cette espérance flottant dans les airs, une interview de M. Briand dans le Daily Mail nous l’avait déjà révélé. Le Président du Conseil est trop prudent et trop avisé pour solliciter publiquement une alliance qu’on ne lui offre pas, et lorsqu’il a exprimé son souhait de nouvel an, il savait, à n’en pas douter, que ses vœux trouveraient, de l’autre côté de la Manche, un écho sympathique. La foi dans une convention franco-anglaise explique même vraisemblablement les concessions que M. Briand a cru devoir faire aux vues du Gouvernement britannique ; il a pesé le pour et le contre, et il s’est décidé pour l’alliance. Lorsque nous connaîtrons exactement l’ensemble des résolutions prises, nous vérifierons la pesée.

Au moment où j’écris cette chronique, je ne sais rien encore du pacte annoncé. Mais lorsqu’un de nos plus sûrs amis d’Angleterre, Lord Derby, et de grands journaux comme le Morning Post, ont commencé, il y a quelques mois, une vaillante campagne en faveur d’une alliance, j’ai eu l’occasion d’expliquer ici qu’à mon sens, avant de contracter cette union, d’ailleurs très désirable, il serait bon de procéder, comme en 1904, à une liquidation générale des difficultés pendantes, et j’ai eu la satisfaction de constater que cette opinion était alors partagée, non seulement par presque toute la presse française, mais par une grande partie de la presse britannique. Les circonstances n’ont pas changé. Le pacte qui nous sera proposé n’aura réellement de prix que dans la mesure où il mettra à l’unisson la politique des deux pays ; mais, si l’unisson n’est, à proprement parler, qu’un son unique, encore faut-il qu’il soit rendu par plusieurs voix ou par plusieurs instruments. Dans une alliance franco-anglaise, il est indispensable que la voix de la France puisse se faire entendre aussi librement que celle de l’Angleterre.

J’ai déjà montré que la promesse d’assistance militaire, qui nous avait été faite conjointement, en 1919, par l’Amérique et par la Grande-Bretagne, pour le cas d’une agression non provoquée, n’allait pas sans de graves inconvénients. Il n’en résultait pour nous aucune assurance, ni sur l’étendue, ni sur la rapidité de la coopération promise ; et comme, d’autre part, nous ne prenions nous-mêmes aucun engagement vis-à-vis de l’Angleterre, cette garantie sans réciprocité nous laissait la physionomie d’une nation protégée et semblait, par suite, autoriser la nation garante à exercer sur nos actes une surveillance indiscrète. Dans tout contrat nouveau, il conviendra d’éviter des clauses qui pourraient justifier les mêmes objections. Assurément, l’alliance, positive et officielle, de l’Angleterre nous serait très précieuse ; elle nous donnerait, sur le continent, beaucoup de la sécurité qui nous manque : elle nous aiderait, par suite, à alléger nos charges militaires ; elle nous permettrait de nous consacrer plus tranquillement aux travaux de la paix. Mais, pour que nous soyons tout à fait rassurés, il faudra que l’armée anglaise, ajoutée à la nôtre et à celle de la Belgique, soit en mesure de repousser, et même de prévenir, une agression allemande. Pourrions-nous désarmer, si l’Angleterre désarme et si l’Allemagne ne désarme pas ?

S’il était vrai, du reste, qu’en retour de cette alliance, nous dussions nous engager à ne pas prolonger notre occupation des territoires rhénans, ou même à l’abréger, et si l’Angleterre ne s’obligeait pas formellement à assurer avec nous, au besoin par la prise de nouveaux gages, la scrupuleuse application du Traité, l’alliance ne serait plus qu’un trompe-l’œil. Si enfin elle se concluait, sans que l’accord se fût nettement établi, entre l’Angleterre et nous, sur l’attitude à observer devant la conférence financière et sur le règlement ultérieur de la dette allemande, elle aurait le grave inconvénient de nous lier les mains par avance, elle nous enchaînerait, résignés et impuissants, à la politique anglaise, et la France n’aurait plus, tôt ou tard, qu’à prendre le deuil de sa souveraineté. Espérons que les conventions préparées écarteront ces sombres présages, que l’alliance n’affaiblira aucune des deux nations au profit de l’autre, et qu’elle ravivera le Traité de Versailles, au lieu de l’ensevelir.


RAYMOND POINCARE.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.

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