Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1883

Chronique n° 1218
14 janvier 1883


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.

On dirait que la mort s’est plu à marquer de son sceau funèbre ce mystérieux passage d’une année à l’autre et a voulu rappeler qu’elle avait, elle aussi, son rôle dans les affaires du monde, qu’elle était toujours là prête à tromper tous les calculs. Ces quelques jours qui viennent de passer ont été encombrés de deuils, d’incidens sinistres, de péripéties lugubres, et, comme pour frapper plus vivement l’imagination publique, tous ces coups qui se sont succédé, qui ont atteint les têtes les plus hautes, ont été soudains, imprévus, foudroyans. Le sombre défilé a commencé par ce malheureux ambassadeur d’Autriche, qui a si tristement mis fin à sa vie ; mais ce n’est là évidemment qu’un acte de trouble et d’égarement bientôt effacé par les deuils français qui se sont précipités, qui ont été de douloureuses surprises en même temps que de véritables événemens pour notre pays.

Il n’y a que quelques semaines encore, M. Gambetta était dans la force de l’âge et de la virilité. Malgré les échecs et les mécomptes qu’il avait subis, il gardait un visible ascendant, et si sa politique était l’objet de vives contestations, il restait un personnage puissant sur la scène française. Tout à coup survient un accident en apparence léger, une blessure qu’on dit peu grave. En quelques jours, ce n’est plus la blessure qui a de la gravité, c’est la constitution tout entière du blessé qui est atteinte, qui se décompose rapidement, et, à la dernière heure de l’année expirante, quelques minutes avant que la nouvelle année se lève, M. Gambetta est emporté. A peine le blessé de Ville-d’Avray avait-il cessé de vivre, la mort cherchait déjà laie autre victime illustre. Le général Chanzy, sans être aussi jeune que M. Gambetta, n’avait rien perdu de ses forces et de sa vigueur. Il était tout entier à ses devoirs militaires, mettant sa généreuse et intelligente activité dans le commandement de ce 6e corps placé en sentinelle à la frontière. La veille encore, dans une réunion officielle, à Châlons, il avait paru avec tous les dehors de la santé et de la bonne humeur. Le lendemain matin, il était trouvé mort sans avoir fait un mouvement, frappé d’un mal foudroyant. Par une étrange et mystérieuse coïncidence, la mort a enlevé ainsi presque d’un même coup, à quatre ou cinq jours d’intervalle, deux hommes qu’une fortune imprévue avait rapprochés un moment autrefois dans la guerre, dans la défense nationale de 1870, et qui ont gardé jusqu’au bout le prestige des luttes pathétiques où ils ont paru. Le soldat et le politique sont emportés aujourd’hui ensemble, brusquement, sans avoir rempli tout leur destin. Leur mort a été visiblement ressentie en Europe aussi bien qu’en France, et si au premier abord la fin du capitaine n’a pas fait autant de bruit que celle du tribun parlementaire, elle n’est pas la perte la moins sérieuse pour le pays; elle n’est pas le moins douloureux de ces deuils qui inaugurent si tristement l’année.

Assurément cette mort si imprévue de M. Gambetta, précédant de si peu la mort du général Chanzy, était faite pour émouvoir profondément, et par les souvenirs qu’elle évoque, et par le caractère qu’elle a pris dans les circonstances présentes, et par les conséquences qu’elle peut avoir. Elle laisse dans la politique du jour, dans le parlement, dans la république, un vide qui sera difficile à combler. De toute façon, celui qui vient de s’éteindre si prématurément était un agitateur puissant, un chef de parti plein de ressources ; il représentait une force, il avait de l’ascendant même sur ceux qui lui résistaient, qui le craignaient en lui résistant, et cet ascendant n’était pas dû seulement à l’audace d’une nature impérieuse : il tenait à deux ou trois faits qui ont marqué cette destinée singulière dans l’histoire contemporaine.

Le premier de ces faits était la participation de M. Gambetta à la défense nationale de 1870. Cette défense, telle que M. Gambetta l’avait comprise et la pratiquait, était certainement une œuvre d’agitation et de trouble, pleine d’incohérences, fatalement promise, par la manière même dont elle était conduite, à d’irréparables déceptions : mais enfin, le jeune dictateur, sortant de Paris en ballon et descendant en province après avoir traversé les airs, avait du moins un mérite qui lui a toujours été compté. Il ramenait le drapeau au combat, il enflammait le pays, il soulevait tous les instincts de patriotisme contre l’invasion, et s’il n’était ni un habile organisateur, ni un chef de gouvernement prévoyant, il était à tout prendre un grand excitateur. Il a pu se donner jusqu’au bout une sorte d’attitude de tribun militaire qui avait refusé de rendre les armes. Un autre fait qui avait contribué à étendre et à fortifier son ascendant, c’était le rôle qu’il avait joué après le 24 mai 1873 comme après le 16 mai 1877, à ces momens critiques où il s’agissait d’arracher une constitution républicaine à une assemblée monarchique, puis de s’armer de cette constitution même contre les retours offensifs des conservateurs. Évidemment, dans ces campagnes de quelques années, M. Gambetta se montrait un tacticien habile, oubliant facilement ses propres opinions, sachant tour à tour plier ou résister, obtenir de son parti les concessions nécessaires ou se relever pour faire face à des tentatives de réaction dont il sentait l’impuissance. Oui, sans doute, M. Gambetta conduisait cette guerre de parlement avec succès, plus heureusement dans tous les cas que la défense de 1870, et il restait sans effort un chef incontesté, reconnu, dans la nouvelle ère républicaine qu’il avait contribué à inaugurer. Il s’était fait, par sa dextérité autant que par la puissance de sa parole, cette sorte de prépotence qu’il a exercée; mais, qu’on le remarque bien, c’est là encore un rôle d’agitateur, de tribun, de chef d’opposition, et le jour où M. Gambetta, pressé de sortir de la fastueuse omnipotence qu’il s’était créée, a dû à son tour passer à l’action régulière, entrer au gouvernement, il n’a plus été qu’un chef de cabinet embarrassé, à peine sérieux. Il n’a eu ni assez de supériorité pour se faire des idées de gouvernement, ni assez de force pour réaliser une politique. Il a tristement échoué parce qu’en lui il n’y a jamais eu vraiment un homme d’état, et cet ascendant qu’il avait acquis, il l’a rapidement épuisé; il n’en a gardé que ce qui tenait à un certain prestige personnel toujours survivant jusqu’au bout.

On peut bien aujourd’hui, si l’on veut, parler du « génie » de M. Gambetta, appeler l’ancien dictateur un « grand homme, » un a grand citoyen » ou un « grand patriote. » Rien n’est plus facile, — il est mort et il ne recommencera pas le ministère du ik novembre. La vérité est, pour parler simplement, que M. Gambetta n’a été ni un génie ni même un politique réellement supérieur, et que dans cette carrière de moins de quinze ans où il a eu toutes les occasions, toutes les fortunes, s’il a été quelquefois l’homme de certaines situations exceptionnelles, il n’a jamais paru fait pour accomplir ou préparer un grand dessein. Oh! sûrement, ce n’était pas le premier républicain venu. C’était une nature qui avait sa puissance et son originalité. M. Gambetta avait les instincts du patriote et des parties d’un homme d’état. Avec son tempérament de révolutionnaire, d’orateur passionné et exubérant, il avait de la sagacité et de la finesse, une rare faculté d’assimilation, le goût des affaires, l’esprit ouvert aux transactions. Il se défendait des rêves, des systèmes chimériques et, sans nul doute, il aurait voulu servir la France, faire respecter sa dignité, ses traditions, ses intérêts, de même qu’il aurait voulu donner à la république un gouvernement fait pour la conduire, pour la représenter parmi les nations. Il suivait avec attention, sans préjugés, tout ce qui se passait ou se préparait en Europe, et comme tous ceux qui sont faits pour gouverner il s’attachait particulièrement aux affaires militaires, à tout ce qui pouvait rendre une puissante armée à la France. Il se plaisait volontiers à s’entourer de généraux, à les écouter et même à les flatter. Dans ses rapports avec les hommes il était simple et facile, quelquefois aussi, il est vrai, implacable de ressentiment, mais le plus souvent sans rancune et sans amertume, cordial et séduisant, habile à attirer et à conquérir par la bonne humeur ceux qu’il n’aurait pu gagner par ses idées.

Non, certes, ce n’était pas un homme vulgaire. Il avait tous les dons ou l’apparence de tous les dons du politique. Malheureusement, à travers tout, ce qui lui manquait le plus et ce qui lui a manqué jusqu’au bout, c’était le jugement éclairé, le discernement juste des choses et des hommes. On aurait dit parfois qu’il entrevoyait la vérité et qu’il la traversait sans s’y arrêter, sans y attacher d’importance. Il avait, lui aussi, la prétention de faire de l’ordre avec toutes les idées de désordre. Il avait peu de penchant pour les prétendues réformes militaires qui se produisent aujourd’hui et il les subissait à demi. Il avait l’instinct que, dans un pays comme la France, il y a des traditions, des croyances, des mœurs, même des usages qu’un vrai politique doit savoir respecter, qu’il doit tout au moins éviter d’offenser, et il était le premier à lancer de ces mots d’ordre retentissans qui conduisaient bientôt à des persécutions, à des guerres intestines, à des divisions dans la nation. Il ne s’apercevait pas qu’il s’enlevait à lui-même une partie de sa force en se plaçant pour ainsi dire en dehors de la vraie société française, en s’établissant dans un camp d’excentricités sectaires et révolutionnaires. Il avait naturellement le goût de la conciliation, il aurait aimé à entourer un gouvernement sérieux d’hommes faits pour le servir utilement, il ne craignait même pas un jour de risquer sa popularité par le choix assez hardi de quelques hauts fonctionnaires, et, d’un autre côté, il semblait s’asservir à un entourage médiocre dont il aimait la complaisance ou dont il subissait la vulgaire domination. Il faisait un ministère qui devenait la risée du pays et du monde. Il le sentait peut-être; il savait, dit-on, quels étaient ceux de ses amis qui l’avaient le plus dangereusement compromis dans son passage au gouvernement, — il ne pouvait ou n’osait se dégager. C’est là le vrai. M. Gambetta n’a jamais pu se dégager de ses origines, de ses habitudes, de ses familiarités : il n’est pas arrivé à mûrir ! Il aurait pu être un. homme d’état, il est resté un homme de parti, de secte, d’agitation. Et c’est ainsi qu’avec da feu, avec de l’énergie, avec tous les dons d’une nature puissante, M. Gambetta meurt sans avoir accompli réellement des œuvres dignes d’une grande ambition.

Après cela, que la disparition soudaine d’un homme qui, dans une vie si agitée et si courte, s’est trouvé mêlé à toutes les luttes, à toutes les affaires de son temps, soit un objet de regrets et de sympathies douloureuses, rien de mieux, assurément. Ce n’est jamais sans tristesse qu’on peut voir un tel talent frappé dans sa force et une brillante destinée si brusquement interrompue; mais enfin on conviendra bien que la meilleure manière ou la manière la plus digne d’honorer ce mort d’hier n’était pas de faire du bruit, d’ajouter aux émotions réelles des émotions factices, d’organiser trop visiblement des manifestations et des apothéoses, pour en venir, sous prétexte de patriotisme, à disputer pendant plusieurs jours la lugubre dépouille à un malheureux père qui la réclamait au loin. Simple député, M. Gambetta a eu en plein Paris les obsèques d’un souverain, avec tout l’apparat des cérémonies publiques avec toutes les députations officielles possibles. On aurait même imaginé un instant, dit-on, d’inviter M. l’archevêque de Paris à la cérémonie, et M. L’archevêque de Paris, après s’être d’abord excusé, aurait fini par répondre que, si l’on y tenait, il irait recevoir le corps de M. Gambetta au Père-Lachaise et se chargerait de le conduire à Nice, où il ferait lui-même le service religieux. On n’aurait plus insisté devant une réponse si simple. M. L’archevêque de Paris n’était pas du cortège. Tout le reste y était, corps constitués, députations officielles, commandans de corps d’armée, délégations de régimens, délégations de province, francs-maçons et étudians défilant à travers Paris, au milieu d’une foule toujours curieuse de grands spectacles. On n’a rien négligé pour faire des « funérailles nationales, » selon le programme, et on n’a pas pris garde qu’on s’exposait à tendre plus sensible le contraste entre ces démonstrations démesurées et ce qui a rempli la vie de l’ancien président du conseil du 14 novembre. Qu’aurait-on imaginé de plus pour un homme qui aurait reconstitué l’intégrité de la France, reconquis des provinces perdues, ou qui aurait ouvert pour le pays une ère de paix civile, de prospérité durable? C’est la défense nationale de 1870 qu’on a voulu honorer, dira-t-on? Soit, c’est aussi pour tout ce que M. Gambetta avait encore à faire, pour ce qu’il aurait pu accomplir, pour les services qu’il aurait pu rendre, qu’on s’est plu à entourer sa mémoire d’hommages extraordinaires. Ce que M. Gambetta aurait pu faire pour le service du pays, c’est là précisément la question, et c’est parce que cette question n’est nullement éclairée par son passé de dictateur, de chef parlementaire ou de président du conseil, qu’on aurait dû être plus réservé dans ces apothéoses, organisées peut-être dans l’intérêt des vivans autant que pour l’honneur du mort. Laissons, laissons l’histoire de demain mettre chacun à son rang, faire la part du puissant tribun et assurer aussi à cet autre mort, au général Chanzy, la place qu’il avait déjà conquise dans l’estime du pays. Pour celui-ci, à vrai dire, tout s’est passé plus simplement à Châlons, et cependant si M. Gambetta, pour beaucoup de Français, était un grand espoir, le général Chanzy était certainement, lui aussi, une grande et sérieuse ressource sur laquelle le pays croyait pouvoir compter pour les momens difficiles. Depuis quelque temps déjà, le commandant du 6e corps devenait de plus en plus l’objet de la confiance de l’opinion, et cette confiance, il la méritait par son passé de soldat, par son caractère, par la mesure qu’il mettait dans toutes ses actions, par l’attitude qu’il avait su prendre tour à tour au parlement, au gouvernement-général de l’Algérie, à l’ambassade de Saint-Pétersbourg, dans ce commandement où la mort vient de le frapper.

C’était tout à la fois un soldat et un politique. Comme chef militaire, Chanzy s’était révélé en 1870, à cette armée de la Loire où il arrivait pour combattre à Coulmiers. Débarqué la veille de l’Afrique, où il avait été laissé au début de la guerre, nommé au commandement d’une division, puis du 16e corps, il ne tardait pas à avoir de terribles occasions de montrer la fermeté de son âme. Celui qui, au lendemain du second désastre d’Orléans, avec des soldats démoralisés par la défaite, avec des divisions débandées, trouvait le moyen de ramasser ses forces, de s’arrêter sur les lignes de Josne et de tenir tête pendant cinq jours à un ennemi grossissant d’heure en heure, irrité par la résistance, celui-là était certes un intrépide capitaine, au cœur fermement trempé. Celui qui, obligé de battre en retraite après cinq jours de luttes sur les lignes de Josne, ne se retirait que pas à pas, gardant la liberté de ses mouvemens, se battant à Vendôme, se battant encore au Mans avec l’amiral Jauréguiberry comme lieutenant, celui-là était assurément un chef habile. Il pouvait être malheureux comme bien d’autres, il ne se laissait point ébranler. Après chaque affaire, il retrouvait toute sa vigueur pour rallier ses soldats en attendant de les ramener au combat. Livré à peu près à lui-même, comptant peu avec les ordres de Tours ou de Bordeaux, il suivait sa propre inspiration, et c’est pendant cette effroyable guerre le mérite du général Chanzy de ne s’être jamais laissé déconcerter, d’avoir opposé à tous les dangers une virilité simple et sans faste, d’avoir gardé jusqu’au bout, même à la paix, l’ardeur de la résistance. La politique pouvait conseiller la paix ; le soldat croyait de son devoir de ne pas avouer l’impossibilité de la guerre.

L’esprit militaire, le général Chanzy l’avait toujours gardé intact en lui dans toutes les diversions de sa vie publique, et lorsqu’après bien des années il était placé l’an dernier à la tête du 6e corps, il retrouvait tout son feu, son habile et intelligente activité pour organiser et assurer la défense de la frontière. Il se mêlait peu aux débats publics du sénat. quoiqu’il eût la parole nette et décidée, et s’il parlait, c’était, comme il le faisait il y a quelques mois, pour laisser échapper de son cœur de soldat une protestation sévère et indignée contre une proposition qui menaçait la discipline. Il avait apparemment plus que M. le major Labordère le droit de parler pour l’honneur de l’armée.

Un des traits les plus caractéristiques de ce vaillant homme, c’est qu’en étant un soldat dans le plus généreux sens du mot, il n’avait pour ainsi dire rien de soldatesque dans ses idées, dans sa manière de juger les choses de la politique. Il conciliait sans effort ses instincts militaires et des opinions libérales qui se résumaient, après tout, dans la fidélité à la loi. Député à l’assemblée nationale depuis 1871, mêlé au mouvement des partis sans se soumettre à leur joug, il avait dès les premiers momens appartenu à cette fraction parlementaire qui s’appelait le centre gauche et qui se ralliait bientôt à la république, — la république telle que l’entendait et la pratiquait M. Thiers. Il est resté toujours fidèle à cette république organisée et régularisée par la constitution de 1875. En acceptant la république comme le seul régime possible en France, il la voulait naturellement régulière, protectrice, libérale, et il n’a pas cessé un instant de garder un sentiment conservateur décidé. Évidemment, dans ces dernières années, il n’était ni pour ces prétendues réformes qui ne sont qu’un déguisement de l’anarchie, ni pour le bouleversement des lois militaires, ni pour les persécutions religieuses, ni pour toute cette œuvre de décomposition, de désorganisation poursuivie par des partis aussi violens qu’impuissans. Il était d’autant plus opposé aux fantaisies révolutionnaires érigées en système que, depuis son entrée dans la diplomatie il y a déjà quelques années, depuis qu’il avait été appelé à représenter le pays à Saint-Pétersbourg, il avait pu reconnaître les désastreux effets de cette politique pour l’influence morale, pour la considération et la bonne renommée de la France. Il se sentait offensé dans sa fierté, dans sa droite raison par une politique qu’il était censé représenter, qu’il ne pouvait cependant se résoudre à défendre devant des étrangers, et le gage le plus éclatant qu’il pût donner de sa fidélité à des idées de modération était de quitter ses hautes fonctions de diplomatie pour se renfermer dans la préoccupation unique, exclusive d’un intérêt national plus à l’abri des partis. L’avènement de M. Gambetta au ministère, il y a un peu plus d’un an, n’était peut-être qu’une occasion pour le général Chanzy comme pour M. le comte de Saint-Vallier. Dans tous les cas, l’ambassadeur à Saint-Pétersbourg ne mettait aucun subterfuge dans sa conduite. Il ne déguisait à M. Gambetta ni ses idées, ni ses dissidences, ni les motifs de sa retraite. C’était pour lui une manière d’attester par une résolution aussi désintéressée que ferme qu’il restait l’homme d’une autre politique, et cette loyauté sans recherche, sans ostentation n’avait pu qu’ajouter à la confiance sérieuse du pays en fixant l’opinion.

Dans cette ambassade même de Saint-Pétersbourg qu’il quittait d’ailleurs, le général Chanzy avait eu le temps et l’occasion de se créer de nouveaux titres, de ces titres qui complètent un homme public. Il avait représenté pendant quelques années la France à la cour de Russie avec une parfaite dignité. Accueilli avec faveur par l’ancien empereur Alexandre II, avec une sympathie plus vive encore par le nouveau tsar Alexandre III, recherché avec empressement par la société russe tout entière, il s’était fait une situation exceptionnelle, et, comme nous l’avons entendu dire, quand l’ambassadeur était auprès du souverain de Russie, on sentait que la France était toujours la France. Le général Chanzy, à Pétersbourg comme dans ses voyages à travers l’Europe, même à Berlin, avait su se faire apprécier, se créer des relations diplomatiques ou sociales ; il avait donné de lui cette idée que si un jour ou l’autre il devenait le chef de son pays, on pouvait traiter avec lui sérieusement. C’était beaucoup, — de sorte que par ses services de soldat, par ses réserves de politique intérieure comme par son passage dans la diplomatie, l’ancien commandant de l’armée de la Loire, l’ancien président du centre gauche, l’ancien ambassadeur à Saint-Pétersbourg représentait pour le pays une éventualité possible et rassurante, M. Gambetta était pour beaucoup de républicains un candidat désiré et pour une partie considérable de l’opinion un candidat tumultueux, agité, probablement dangereux. Le général Chanzy, sans sortir du silence et des devoirs où il aimait à se renfermer depuis quelque temps, restait une garantie vivante à laquelle on s’accoutumait à croire, — et c’est tout cela qui a été enseveli l’autre jour, à Châlons, au milieu d’une sévère cérémonie militaire et religieuse, tandis que venaient de s’accomplir les « funérailles nationales» de l’ancien dictateur. M. Gambetta aura eu jusqu’au bout, jusqu’à Nice où il a été enfin transporté, le bruit, la popularité, les ovations; le général Chanzy a eu à son cortège la considération publique, l’estime sérieuse de l’opinion, qui de loin l’a suivi jusqu’à ce petit cimetière de Buzancy où il a été conduit en soldat. De toute façon, ces deux morts, qui n’ont pas les mêmes caractères, qui ne peuvent peut-être pas avoir les mêmes suites immédiates, qui ne se ressemblent que par l’imprévu, — ces deux morts restent des événemens faits pour toucher diversement le pays en confondant une fois de plus toutes les perspectives.

Que la mort de M. Gambetta, en dehors des manifestations qui l’ont accompagnée, semble avoir une importance plus particulièrement immédiate, cela n’est pas douteux et c’est tout simple. L’ancien président du conseil du 14 novembre avait sa place et son rôle de tous les jours dans le parlement. Il avait des amis empressés à le suivre, un parti obéissant à sa direction. Hors du pouvoir, comme au pouvoir, il avait une action incessante, visible ou invisible, dans la chambre qu’il ne dominait pas toujours, qu’il ressaisissait parfois, et s’il n’était plus ministre, il pouvait sûrement encore faire ou de faire des ministères. Sa prépotence avait peut-être changé de forme ou pouvait être moins directe, moins ostensible, elle ne cessait de s’exercer. Le chef disparu, les problèmes de toute sorte s’élèvent. Que devient le parti privé brusquement de celui qui le conduisait à l’action, qui, à vrai dire, le personnifiait tout entier ? Quelle influence va avoir cette mort sur la distribution des forces parlementaires, sur les rapports mêmes du ministère avec les différens groupes, avec la majorité flottante de la chambre ? Les amis de M. Gambetta, échappés à la forte main qui les tenait disciplinés, resteront-ils unis ou se diviseront-ils, les uns allant au radicalisme, à l’extrême gauche, les autres se repliant vers la gauche relativement modérée ? A peine M. Gambetta a-t-il quitté le monde, on est déjà à se débattre sur son rôle, sur sa politique, sur les conséquences de sa disparition, et pour le moment ceux qui s’efforcent de maintenir intact, de retenir l’héritage du chef, comme ceux qui prétendent en profiter, semblent assez d’accord pour recommander l’union atout prix, l’union de tous les républicains. Le président d’âge de la chambre, qui a scandalisé l’autre jour l’assemblée en disant que « la république a été frappée d’un coup terrible, » s’est empressé, il est vrai, d’ajouter aussitôt que tout pouvait être réparé, que la république n’était pas en danger si on s’employait à « prévenir des divisions qui pourraient être une cause d’instabilité pour le pouvoir et d’affaiblissement pour le gouvernement républicain. » C’est ce qui s’appelle trancher sommairement, naïvement la difficulté ! L’union, c’est bien aisé à dire, et comment se réalisera-t-elle, cette union désirée, plus que jamais recommandée ? Si elle n’existe pas, c’est qu’il y a apparemment une multitude de causes qui l’ont détruite, qui la rendent aussi impossible ou aussi difficile aujourd’hui qu’il y a un mois, et ce n’est pas avec des recommandations, des déclarations ou des fusions de groupes qu’on la rétablira.

La vérité est que la mort de M. Gambetta est survenue dans un moment de crise déjà fort accusé, que le lugubre événement n’a fait que mettre plus vivement à nu et qui tient à toute une situation poussée à bout, compromise par les républicains eux-mêmes. Qu’on s’efforce aujourd’hui de remédier à cette situation par des palliatifs, par des exhortations pathétiques à l’union ou par des répartitions nouvelles des forces parlementaires, peu importe, on n’en sera pas plus avancé ; rien ne sera changé dans le fond des choses. La question, telle qu’elle se pose désormais avec une force nouvelle, est plus profonde ; elle est entre deux directions, entre deux politiques. D’un côté sont ceux qui, après comme avant la mort de M. Gambetta, ne rêvent qu’agitation indéfinie, révision constitutionnelle, bouleversement des lois militaires, recrudescence des persécutions religieuses, guerres de secte, désorganisation complète et radicale de la magistrature; d’un autre côté sont ou doivent être ceux qui, éclairés par l’expérience, s’aperçoivent enfin que toutes ces questions ne sont que des moyens de trouble, de division et que, ce qu’il y a de plus prudent, de plus utile dans l’intérêt même de la république, c’est de laisser de côté ces discussions aussi irritantes que stériles pour en revenir aux affaires du pays. Dans un camp sont ceux qui, par fantaisie de parti, sans prévoyance, sans souci d’avenir, ne craignent pas d’entraîner l’état dans toute sorte d’entreprises et de dépenses, d’engager à outrance les finances publiques, de surcharger encore la dette, au risque d’épuiser sous toutes les formes les ressources nationales; dans l’autre camp sont ou doivent être tous ceux qui pensent que le moment est venu d’exercer une vigilance sévère sur l’équilibre des budgets, de mettre un frein aux dépenses inutiles, et qui croient que, dans un pays qui a plus de 20 milliards de dettes, il y a une sorte de trahison nationale à parler encore d’emprunts, à exposer la France à se trouver en face de quelque crise imprévue et décisive avec un crédit sans ressort, avec des finances épuisées. Voilà la question qui s’agite désormais entre les partis. Entre ces deux directions, entre ces deux politiques, de quel côté le gouvernement est-il décidé à se tourner? S’il croit désarmer les agitateurs, les réformateurs par des concessions, par des demi-mesures, il n’arrivera sûrement à rien ; il prolongera tout au plus la confusion et il ne tardera pas à être la victime de ses complaisances. S’il a la résolution de résister, d’engager la lutte contre les passions de parti et les idées fausses, il s’honorera certainement, et peut-être est-ce plus facile aujourd’hui qu’il y a quelques mois. Ce qui n’est point douteux, c’est qu’il n’y a plus à se faire illusion ni à hésiter, et que le choix d’une politique, à l’heure qu’il est, peut être décisif pour la république, pour la France avant tout, au moins autant que la mort de M. Gambetta lui-même.

Ces deuils redoublés, ces incidens soudains qui, depuis quelques jours, ont remué et absorbé la France, n’ont pas été visiblement sans émouvoir et préoccuper l’Europe elle-même; ils ont provoqué aussitôt bien des commentaires dans tous les pays, où la première pensée a été naturellement de chercher la signification extérieure de cette disparition de quelques hommes, et de se demander quelles en seraient les conséquences dans les affaires générales. Évidemment, aux yeux de bien des étrangers, M. Gambetta avait le privilège d’être plus que tout autre un personnage pour l’Europe, de représenter plus particulièrement entre tous les Français des idées de guerre éventuelle, de revanche nationale; on avait l’œil sur lui comme sur un homme qui pouvait déchaîner les orages, et par cela même sa mort, coïncidant de si près avec celle du général Chanzy, a pu ressembler à un allégement de la situation, à une sorte de gage nouveau de paix.

Peut-être, à vrai dire, s’est-on exagéré la portée extérieure de l’événement douloureux du 31 décembre, et l’imagination a-t-elle joué un rôle dans tous ces commentaires. Sans doute, par l’ardeur de son tempérament, par les premiers souvenirs de sa carrière, par ses constantes préoccupations militaires comme par ses instincts de patriotisme qu’il ne déguisait pas, M. Gambetta a pu faire croire assez souvent qu’il représentait une politique guerrière. Quelque importance qu’il eût cependant, il est certain qu’il n’avait pas le pouvoir d’engager le pays dans des entreprises hasardeuses ou prématurées; il n’avait pas eu même assez d’autorité, il y a un an, pour décider une coopération avec l’Angleterre dans ces affaires d’Egypte, qui, après lui, ont si étrangement tourné et qui, encore à l’heure qu’il est, après l’expédition anglaise, sont l’objet d’un incessant débat diplomatique entre les cabinets de Londres et de Paris. A plus forte raison eût-il été impuissant à décider une campagne sur le continent, et, de plus, il n’en avait sûrement pas la volonté pour le moment. Non, en vérité, la France n’a pas changé par la mort de M. Gambetta; elle n’est pas devenue plus pacifique, par la raison bien simple qu’elle n’avait pas à le devenir. Depuis longtemps, elle a laissé voir avec assez de clarté, on pourrait presque dire avec assez de naïveté, qu’elle ne voulait pas courir les aventures et qu’elle ne suivrait même pas ceux qui voudraient l’y entraîner. Ce qui est vrai, c’est qu’aujourd’hui comme hier, après comme avant la mort de M. Gambetta, la France reste ce qu’elle était, attachée à la paix, cherchant de bons rapports avec tout le monde, fort peu désireuse de toutes ces combinaisons, de ces alliances dont on lui attribue assez souvent la pensée. Rien, à ce qu’il semble, n’est modifié en Europe, et il faudrait sûrement d’autres circonstances pour déterminer la France à reprendre un rôle d’action devant lequel elle ne reculerait pas sans doute, s’il le fallait, mais qu’elle ne cherche pas impatiemment.

Ce n’est point à tout prendre que l’Europe elle-même, toujours si prompte à se préoccuper et même quelquefois à s’émouvoir de ce qui se passe en France, soit, pour sa part, dans une situation si simple et si facile à ce début d’une année nouvelle. S’il n’y a pas absolument des « points noirs, » de ces points noirs dont on parlait autrefois et qui cachaient de si grosses tempêtes, il y a du moins des nuages gris qui passent sur tout le monde. Il est certain que l’Europe est dans un état assez apparent d’embarras, d’attente fatiguée, qu’il y a pour les plus grandes puissances des éventualités qu’on peut prévoir et qui peuvent modifier singulièrement les choses. Il est clair que, depuis quelque temps, dans tous ces rapports entre l’Allemagne et la Russie, entre Vienne et Berlin, il y a des énigmes plus faciles à distinguer qu’à déchiffrer. Il est plus visible encore que l’Italie, si elle n’y prend garde, glisse par degrés dans une crise à la fois intérieure et diplomatique où elle peut, d’un jour à l’autre, se trouver aux prises avec les difficultés les plus graves, les plus sérieuses peut-être qu’elle ait eues à surmonter depuis qu’elle existe.

Par un côté, il est vrai, l’Italie s’est heureusement dégagée. Elle a renoué avec la France des rapports d’amitié et de confiance qui sont dans la nature des choses, dans l’intérêt commun des deux nations. Lorsque, le mois dernier, le nouvel ambassadeur du roi Humbert à Paris, le général Menabrea, a été reçu par M. le président de la république, les plus vifs témoignages de cordialité ont été échangés. Pour la première fois depuis bien des années, le représentant de l’Italie a rappelé chaleureusement l’ancienne alliance des deux pays, la confraternité des armes, et, à la réception du 1er janvier, à Rome, le nouvel ambassadeur de France a été accueilli par le roi Humbert avec une effusion qui n’a pas laissé d’être remarquée comme le signe d’une intimité renaissante. Rien de mieux! Malheureusement, tandis que tout s’éclaircit d’un côté, tout semble s’aggraver d’un autre côté pour l’Italie vis-à-vis de l’Autriche. Depuis quelques jours surtout, cette situation prend un caractère assez inquiétant à la suite de l’exécution d’un jeune homme, auteur de l’attentat de l’an dernier à Trieste. Aussitôt les irrédentistes italiens se sont mis en mouvement, multipliant les manifestations. Les insultes contre les représentans de l’Autriche à Rome se sont succédé. Jusqu’ici l’Autriche ne paraît pas s’être émue sérieusement ; elle peut cependant s’émouvoir, et la situation est d’autant plus critique que le gouvernement italien est entre ceux dangers. S’il sévit, comme il le veut, contre les irrédentistes, il soulève des passions révolutionnaires qui se tournent déjà contre la monarchie elle-même; s’il laisse se propager ce mouvement, il se trouve en face de l’Autriche, qui peut demander compte des outrages dont elle est l’objet. Et c’est ainsi que, pour ce début d’année, l’Italie se trouve dans un des momens les plus difficiles où elle ait été depuis longtemps.


CH. DE MAZADE.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

Le Crédit foncier s’est décidé, comme nous le prévoyions il y a quinze jours, malgré l’état toujours précaire du marché, à faire à l’épargne, dans la seconde quinzaine de janvier, un appel d’une certaine importance puisqu’il s’agit, en capital, de 200 millions de francs, et, en titres, de 600,000 obligations de 500 francs prix nominal, rapportant 15 francs d’intérêt annuel et remboursables au pair.

Le prospectus officiel relatif à cette émission n’a pas encore été publié à l’heure où nous écrivons; mais toutes les conditions de l’opération ont été arrêtées vendredi et on peut considérer comme un point acquis que c’est à 330 francs que les nouvelles obligations foncières vont être offertes au public. Ce prix n’a pas été fixé sans hésitation. Il avait été question d’abord d’une émission à 350 francs. D’une part, le Crédit foncier tenait à obtenir du public prêteur les meilleures conditions possibles pour n’avoir pas à imposer lui-même à ses emprunteurs des charges trop onéreuses ; d’autre part, il importait d’éviter un trop grand écart entre le prix des nouveaux titres et celui des obligations de nos grands chemins de fer, dont ils reproduisent exactement le type.

Il a fallu cependant renoncer à ce prix de 350 francs. La clientèle d’obligataires du Crédit foncier a trop perdu en capital sur les deux émissions colossales de 1879 et de 1880 pour qu’il fût sage de laisser, dans l’émission actuelle, une chance quelconque de moins-value une fois la souscription close. L’épargne aurait pu même se montrer hésitante à l’avance et ne prendre qu’une faible partie de l’emprunt. Un tel insuccès non-seulement aurait été préjudiciable au Crédit foncier, mais encore aurait ajourné à une date indéterminée toutes les espérances d’un réveil des affaires financières et d’un retour d’activité sur le marché. Il fallait que la souscription du Crédit foncier, la première opération considérable tentée à Paris depuis le krach de janvier 1882, fût un succès décisif, et le Crédit foncier a pris le meilleur et le plus sur moyen pour assurer ce résultat, en abaissant hardiment le prix de souscription à 330 francs, c’est-à-dire à un niveau qui ne laisse plus de marge à aucune déception. Si l’on songe que les obligations de chemins de fer valent en ce moment 360 francs, qu’elles ont valu il y a un an 390 et 400 francs, que la coupure de 15 francs de rente 3 pour 100 amortissable qui n’est, elle aussi, que la reproduction du type de l’obligation de chemin de fer, vaut aujourd’hui plus de 400 francs, il est évident que l’épargne doit faire un accueil excellent à un titre de premier ordre, présentant une sécurité absolue, complètement assimilable à l’obligation de chemin de fer et à la petite coupure de rente amortissable, et valant 30 francs de moins que la première et 70 francs de moins que la seconde.

L’épargne, en effet, a paru s’appauvrir à la suite, non pas seulement de la dernière crise financière, mais encore de plusieurs mauvaises récoltes et du ralentissement général des affaires qui s’est produit en 1882; mais elle n’a pas eu, d’autre part, d’occasions sérieuses d’emploi, et les fonds disponibles se sont accumulés lentement pendant tout cet exercice où les capitalistes ont fait preuve, à l’égard des valeurs mobilières en général, d’une défiance si profonde et si obstinée. Dans cet espace de douze mois, une seule émission, d’un caractère tout spécial, celle des obligations du Canal de Panama, a obtenu quelque succès. L’épargne n’a acheté pour ainsi dire aucun titre appartenant à la catégorie des valeurs à revenu variable, et le peu d’argent qui est venu sur le marché a été appliqué à l’acquisition de petites inscriptions de rentes et d’obligations de chemins de fer. En dépit de la dureté des temps, il y a beaucoup de capitaux libres. Le paiement des capitaux en janvier va encore augmenter de quelques centaines de millions cette énorme provision sans emploi. Le Crédit foncier a bien fait, selon toute vraisemblance, de compter qu’une partie de cette provision absorberait aisément son emprunt. Il suffisait pour cela qu’il offrît un prix d’acquisition réellement avantageux. A 330 francs, de l’aveu de tous, le succès n’est plus douteux.

Ce succès, tout le monde le désire : établissemens de crédit, grandes maisons de banque, entreprises industrielles, compagnies de chemins de fer, tout le monde en effet a intérêt à voir se produire enfin une manifestation significative de l’épargne. Non pas que l’on espère voir notre marché reprendre immédiatement après cette émission son animation d’autrefois : personne ne se berce d’une telle illusion. Il se peut que l’épargne enlève volontiers 600,000 obligations foncières offertes à un bon prix, et continue pendant longtemps encore à ne pas vouloir des valeurs de toute sorte et de toute qualité qui encombrent les portefeuilles des sociétés de crédit et dont la cote a tracé jour par jour, par l’inscription de cours de plus en plus bas, l’instructive décadence. On compte du moins que le charme sera rompu, que la spéculation sortira de sa torpeur et que, sur quelques valeurs de choix, nos fonds publics remorquant le reste, l’activité des transactions redeviendra assez grande pour que l’on puisse dire que la Bourse de Paris a repris enfin son ancienne physionomie.

Le sort de l’opération qui va être tentée n’intéresse donc pas seulement le Crédit foncier ; il y a en jeu un intérêt général ; aussi est-il naturel que toutes les précautions aient été prises pour que rien ne compromette l’heureuse issue de la tentative. On avait parlé d’abord de la constitution d’un syndicat de garantie formé des grands établissemens de crédit. Mais cette combinaison entraînait pour le Crédit foncier et, par conséquent, pour le public prêteur, d’assez gros sacrifices, rendant nécessaire le maintien du prix d’émission à un niveau élevé. Le Crédit foncier se trouvait mieux couvert, mais l’émission elle-même courait de plus grands risques, et il y avait à craindre que la précaution ne devînt par là plus qu’inutile, vraiment nuisible.

On a dû renoncer à l’idée d’un syndicat. Mais le Crédit foncier a obtenu un concours dont la puissance équivaut à la plus solide garantie. Il paraît avéré que M. de Rothschild, à la suite de négociations heureusement menées avec l’établissement émetteur, s’est fait inscrire comme le premier souscripteur des obligations nouvelles, pour un nombre de titres fort respectable. D’autres groupes de souscripteurs importans, composés, dit-on, de grands entrepreneurs, ont été formés, en sorte qu’une notable partie de l’emprunt se trouve déjà placée avant l’émission. Enfin les grands établissemens de crédit ouvriront leurs guichets et recevront les souscriptions de leur clientèle. C’est au 25 courant qu’a été fixée la date de l’émission.

La nouvelle de l’entente entre M. de Rothschild et le Crédit foncier, mise en circulation dès le commencement de la semaine, n’a commencé que jeudi à produire sur le marché un effet salutaire. Pendant les trois journées de jeudi à samedi, la rente 5 pour 100 a été relevée de 75 centimes, les deux 3 pour 100 de 25 à 30 centimes, le Crédit foncier de 20 francs, le Suez de 50 francs, la Banque de France de 40 francs. Ces valeurs sont les seules qui aient été l’objet, durant la première quinzaine de janvier, de transactions un peu suivies, et cela dans les derniers jours. Le mouvement sur le 5 pour 100, dû surtout à des rachats du découvert, a été mené un peu brusquement et suivi d’une légère réaction. Il y a lieu de penser toutefois que l’amélioration s’accentuera la semaine prochaine et prendra un caractère plus général.

Dans l’ensemble, on a pu constater que les affaires avaient été rarement aussi peu actives que depuis le 1er janvier. La liquidation s’est effectuée sans peine pour les fonds publics, mais dans des conditions assez laborieuses pour un grand nombre de valeurs. Bien des positions à la hausse qui subsistent encore, malgré tant de motifs de découragement, se voient de plus en plus discutées, et la situation du marché libre, à ce point de vue, continue à susciter de sérieuses inquiétudes.

La Banque parisienne, entre autres, a vu ses cours dépréciés dans des proportions qui ont pu paraître un moment inquiétantes et qui ont motivé de la part du conseil d’administration de cette société une note qui ne rassurera peut-être pas tous les intérêts. Cette note, conçue dans des termes assez vagues, affirme que u rien ne justifie la baisse des actions de la société. »

Sur les grands et sérieux établissemens de crédit, au contraire, les tendances dans les derniers jours de la semaine ont été sensiblement meilleures. Les actions de la Banque de France ont retrouvé le cours de 5,400 francs. Le Crédit lyonnais a revu celui de 570 ; la Banque de Paris, sur laquelle il vient d’être détaché un coupon de 20 francs, et qui, seule à peu près de toutes les sociétés financières, donne cette année le même dividende que l’an dernier sans toucher à ses ressources, est remontée à 1,030.

Toutefois, les désastres produits par les inondations un peu partout, surtout en Autriche, un peu d’agitation en Italie, la rupture des négociations entre la France et l’Angleterre au sujet des affaires d’Egypte, une crise ministérielle en Espagne, la rentrée des chambres chez nous sont autant d’événemens qui ont contribué à entretenir l’état de malaise que trahit l’atonie persistante des transactions sur les valeurs et qui ont enlevé toute physionomie aux séances de bourse jusqu’au moment où l’émission du Crédit foncier a décidément accaparé l’attention publique, et suscité l’espoir d’une modification dans l’allure et dans les tendances de notre marché financier.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.