Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1866

Chronique n° 810
14 janvier 1866


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 janvier 1866.

Tandis que les têtes chenues de la politique s’apprêtent à peu près partout dans notre monde européen à reprendre le collier de travail, tandis que les orateurs officiels aux quatre points cardinaux se disposent à rentrer dans l’ornière des affaires, tandis qu’on pense en France aux charges de l’entreprise du Mexique, en Angleterre à la réforme parlementaire, en Italie à la confection d’un budget économique, en Autriche a la nécessité de concilier l’unité de gouvernement avec la variété des langues et des races, tandis que dans notre hémisphère le génie de l’absolutisme devient visiblement vieux, stérile et morose, — et que par contre une sève généreuse et libérale gonfle sensiblement la veine de la jeune génération survenante l’Espagne s’est chargée du lever du rideau et nous distrait depuis une dizaine de jours par une saynète de sa façon. L’Espagne nous donne le spectacle d’une petite Insurrection militaire, d’un petit pronunciamiento et d’un grand émoi gouvernemental. L’échauffourée du général Prim et les grandes marches des héroïques généraux qu’on a mis à ses trousses ont déridé les fronts les plus soucieux et ont répandu dans le parterre un courant de belle humeur.

Au risque de passer pour frivoles, nous ferons un aveu : les accès d’indiscipline militaire et les pronunciamientos font partie à nos yeux du romantisme de la politique espagnole. L’Espagne nous ennuie quand elle s’abandonne aux solennités monotones de la fausse éloquence parlementaire, quand elle s’engourdit sous les discours pompeux et empanachés de ses prétendus hommes d’état, si nombreux, affublés de tant de titres sonores, constellés de décorations si magnifiques, qui parlent tous si bien et agissent si mal ou si peu. Elle devient amusante au contraire, comme en un jour de corrida, quand l’impatience la prend, et lorsque ses ambitieux ou ses patriotes, agiles comme des banderilleros, fiers comme des matadores, s’élancent à la chasse du pouvoir. C’est sans doute un travers de jeunesse, mais l’Espagne que nous aimons est l’Espagne romantique, l’Espagne accidentée, colorée, ardente, fantasque, celle que nous ont peinte les romanciers et les poètes, et nous aurons toujours pour mie l’Andalouse d’Alfred de Musset. Le général Prim sera certainement un grand coupable, s’il n’a pas la chance d’être aussi heureux que le fut le général O’Donnell en 1854. Il aura toujours eu le mérite de balayer par un court orage la lourde et étouffante atmosphère où l’Espagne suffoquait depuis six mois. Nous n’avons aucun goût personnel pour le général Prim ; nous lui gardons une dent pour ses rêves de Vichy, qui ont été révélés à l’histoire, et pour la part qu’il a prise à la conception de l’affaire du Mexique : nous ne pouvons même oublier le ridicule dont il s’est couvert en menaçant, en plein sénat d’Espagne, de sa bonne lame de Tolède, un simple robin tel qu’était feu le pauvre M. Billault. Il nous est indifférent que le marquis de Castillejos devienne premier ministre de toutes les Espagnes ou revienne fumer des puros à Tortoni, comme de précédens exils lui en ont déjà fourni l’occasion. Quoi qu’il arrive pourtant, le bouillant général aura eu le plaisir de faire parler de lui, et aura rendu à son pays une sorte de service en brisant une situation devenue intolérable par son épuisante incertitude.

On ne peut dire grand’chose de l’insurrection elle-même, aujourd’hui probablement déjouée, le ministère espagnol ayant mis la main sur tous les journaux et n’ayant laissé arriver à la publicité que les informations de sa façon. Le petit nombre des incidens connus présente un caractère original. Bien que le ministère se vante d’avoir été au courant de la conspiration, laquelle s’étendait, il ne craint pas de le dire, à toute l’Espagne, Prim a pu quitter Madrid avec ses amis comme s’il partait pour une partie de chasse. Les Catalans dont il s’est composé une petite garde étaient cachés d’avance à Madrid et en sont sortis sans difficulté. Prim a enlevé sans obstacle la garnison d’Aranjuez : c’est son premier et dernier succès. Après avoir rallié la cavalerie d’Aranjuez, il vint, dit-on, jusqu’à quatre lieues de Madrid, à Alcala, où étaient établis d’autres régimens de cavalerie qu’il comptait entraîner ; mais le maréchal O’Donnell l’avait prévenu : se défiant de l’esprit de ces troupes, il les avait rappelées dans la capitale. On croit que, si Prim eût attiré à lui la cavalerie d’Alcala, il eût disposé de dix-huit cents sabres et eût tenté sur-le-champ un coup de main sur Madrid. Avec une telle force et se trouvant au nord de la capitale, il eût pu du moins se diriger vers l’Aragon et la Catalogne, y recruter de nombreux adhérens, y soulever les grandes villes, et, par une diversion aussi redoutable, provoquer et aider la population de Madrid à se prononcer. Au point de vue militaire, il semble que la cause décisive de l’échec de Prim soit l’avortement de son projet sur Alcala. Ce premier insuccès a rompu toutes ses mesures et fait manquer les insurrections partielles et les adhésions militaires sur lesquelles il comptait. Il s’est alors réfugié au sud de Madrid, dans la sierra de Tolède ; mais, quelle que fût la lenteur des généraux qui cherchaient à l’envelopper, il ne pouvait y tenir longtemps, et il est entré dans l’Estramadure en suivant le Tage, comme s’il se dirigeait vers le Portugal. Ce qui permet de parler de cette entreprise avec une certaine légèreté, c’est que, tout en étant une équipée militaire, on peut croire, d’après ce qui s’est passé jusqu’à présent, qu’elle demeurera bénigne et n’entraînera pas de violence sanguinaire. Le grand mérite du maréchal O’Donnell est d’avoir empêché l’explosion d’une révolte générale par des déplacemens de troupes prompts et opportuns. Des corps étaient-ils suspects, il les a fait venir à temps à Madrid comme les régimens stationnés à Alcala. D’autres corps paraissant plus hostiles et plus dangereux, comme le régiment des Arapiles, il les a fait sortir de Madrid et les a envoyés par les chemins de fer on ne sait où. Il a consigné dans les casernes la garnison de Madrid, et tout ce que cette garnison a gagné jusqu’à présent à l’insurrection, c’est quelques jours de maussades arrêts. Les étrangers qui se trouvent en ce moment dans la métropole espagnole s’apitoient d’un œil, en riant de l’autre, sur ces pauvres soldats qui viennent coller aux vitres de leurs casernes leurs figures ennuyées, tandis qu’aux portes, dans les rues, les officiers supérieurs, les grosses épaulettes, geôliers de leurs hommes, battent la semelle et ont l’air de monter la garde comme des factionnaires. Quant aux exploits des généraux qui se sont mis à la poursuite de Prim, ils sont d’un haut comique. Ces capitaines ont une façon de faire la guerre civile en pantoufles qui restera célèbre. Le général Zabala se laisse arrêter aux environs d’Aranjuez par la destruction d’un pont, et perd des journées en contre-marches lorsqu’il n’aurait à faire traverser paisiblement à quelques centaines d’hommes que le Tage, qui à cet endroit est moins gros que la Marne. Le marquis del Duero, qui s’est trop tôt lassé pour l’amusement du public et qui a eu besoin d’un remplaçant, s’est immortalisé par ces reconnaissances où il a une fois fait saisir un homme qui n’a point dit son nom, et où une autre fois il a entrevu à un demi-quart de lieue, sans doute avec une lunette de courses, une figure de général entouré d’une petite escorte qu’un malin brouillard, ce déguisement des dieux dans les combats d’Homère, lui a soudainement dérobée. Plaisante vicissitude des choses humaines, il y a douze ou quatorze ans, avant la sédition militaire réussie d’O’Donnell, les frères Concha, alors en disgrâce, passaient à Paris pour les fauteurs ardens de l’idée de l’unité ibérienne, et c’est un des Concha qui a voulu marcher contre Prim, accusé lui aussi aujourd’hui de conspirer pour l’unité de l’Ibérie ! Mais nous sommes sûrs qu’en cela le général Prim est calomnié. Le général factieux ne peut point méditer le renversement d’Isabelle II. Il n’est point seulement, de par elle, comte de Reus, marquis de Castillejos, grand d’Espagne de première classe, des liens plus délicats encore peut-être que les honneurs officiels l’attachent à sa souveraine : la reine a consenti à tenir un de ses enfans sur les fonds baptismaux ! Une circonstance curieuse, et qui n’aide point les étrangers à déchiffrer la vraie situation de l’Espagne, c’est que plusieurs jours après la levée de boucliers de Prim, on rencontrait aussi dans une promenade de Madrid Mme la marquise de Castillejos et ses jeunes enfans. La femme du chef de la révolte était certainement bien rassurée, et le montrait publiquement, sur les périls que pouvait faire courir à son téméraire époux la terrible poursuite des généraux Zabala et Concha.

Tout en refusant d’accorder à cet incident une importance solennelle, nous ne nierons point, après tout, que le coup de tête de Prim ne puisse fournir matière à quelques réflexions sérieuses. La tentative des rebelles, même en la supposant tout à fait déjouée, aura eu pour effet de simplifier la situation politique intérieure. En ce cas, un élément qui menaçait de devenir très actif, l’élément progressiste, sera pour un certain temps écarté de la lutte. Les diverses opinions conservatrices, modérées ou libérales, qui se sont trouvées en face d’une révolution et en ont été quittes pour la peur devraient profiter de la leçon. Ces partis devraient repousser loin d’eux ce système de défiances mutuelles, de dénigrement réciproque, cette guerre de rumeurs sourdes dont la reine avait été depuis quelques mois la victime universellement désignée. C’est un fait curieux que tous les partis, à travers leurs jalousies et leurs haines, en étaient arrivés à rejeter sur la reine la responsabilité des embarras de l’Espagne. Tous les partis s’imputaient la pensée de conduire la reine à une abdication forcée ; même au début du mouvement de Prim, ces accusations persistaient. On attribuait d’un côté à l’union libérale la pensée de donner la régence à O’Donnell ; on prétendait d’une autre part que les absolutistes agissaient aussi sur la reine pour la déterminer à quitter le trône et à laisser la régence à son mari. Ces dénonciations intestines, accréditées jusqu’à un certain point par l’attitude chagrine et le langage découragé de tous les hommes politiques d’Espagne, ont failli ouvrir l’accès de la place au troisième larron. La position de la reine Isabelle nous paraît devoir sortir de cette crise dégagée et fortifiée. En dépit des motifs de mauvaise humeur qu’ils croient avoir, les partis gouvernementaux doivent comprendre le danger auquel ils seraient tous exposés par un ébranlement et un déplacement du pouvoir royal ; ils doivent sentir combien ils ont tous besoin de l’arbitrage de la reine. Il y aurait deux façons de compromettre et de perdre l’avantage que le gouvernement espagnol peut tirer de la tentative avortée de Prim : ce serait, ou bien que le maréchal O’Donnell crût devoir profiter de son ascendant militaire pour agrandir son pouvoir politique aux dépens de la couronne, ou bien que les fauteurs des doctrines absolutistes songeassent à employer la force que peut avoir gagnée le pouvoir royal à exciter un mouvement réactionnaire qui menacerait tout d’abord le maréchal O’Donnell lui-même et ses amis. Que de pareilles inclinations puissent exister, il faudrait bien peu connaître la nature humaine pour le mettre en doute. Un conservateur excessif, M. Nocedal, n’a-t-il pas laissé, voir la portée des ressentimens réactionnaires en déclarant à la chambre qu’il maudissait les insurrections militaires aussi bien dans le passé que dans le présent ? Cette allusion au passé allait directement à l’adresse d’O’Donnell, et un ministre, M. Posada Herrera, a fait voir, tout en la détournant avec modération, que l’attaque avait été ressentie. Les hommes sages et bien intentionnés doivent souhaiter qu’on réprime ces deux tendances, du côté du ministère et du côté de la cour. Si le ministère et le pouvoir royal ont gagné chacun quelque accroissement de puissance par les derniers événemens, leurs intérêts propres et l’intérêt espagnol leur commandent d’augmenter encore les forces acquises en les unissant au lieu de les user dans des tiraillemens intérieurs et dans une lutte funeste.

L’incident espagnol, à l’envisager de plus haut, pourrait donner lieu à des considérations utiles sur une situation qui est commune aux états continentaux de l’Europe. Après tout, ce que nous voyons en Espagne n’est que l’excès d’un mal dont d’autres peuples souffrent à des degrés différens. Pour des causes qu’il n’est point nécessaire de rappeler ici, l’équilibre est depuis longtemps rompu en Espagne entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire. C’est la force militaire qui a surtout contribué à l’établissement politique de l’Espagne contemporaine : de là l’ascendant de l’armée et de ses chefs et la subordination de la politique du pays aux intérêts et aux ambitions militaires. Un ministère, un parti semblent en Espagne dénués de toute force quand ils n’ont point un général à leur tête, et les crises d’où dépend le sort des institutions sont provoquées ou dénouées par l’intervention des chefs de l’armée. Il ne peut pas y avoir de bon gouvernement, de gouvernement conforme aux libertés et aux intérêts nécessaires des sociétés modernes, partout où il en est ainsi, partout où la prépotence militaire dépouille de sa primauté légitime l’autorité civile. La notion du droit s’oblitère, et toutes les grandes questions sont abandonnées à la force. Quelles que soient leurs admirables qualités, les armées, quand elles sont intervenues dans les révolutions intérieures des peuples, ont toujours montré trois grands défauts : elles subissent volontiers la fascination d’un homme ; une fois fascinées, elles se croient assez dégagées de responsabilité par la loi de l’obéissance passive, pour aller, si on les y pousse, à l’encontre de l’autorité morale du droit ; enfin elles sont très exigeantes sur ce qu’elles considèrent comme leurs intérêts essentiels et distincts. C’est ainsi que souvent, après avoir fait violence à l’institution de leur pays, elles exercent aussi une influence funeste sur sa direction politique. Par le raisonnement et par l’exemple, l’Espagne nous montre les abus et les vices du système militaire. On part de cette idée que, l’armée ayant tiré l’Espagne de la guerre civile, il faut à l’Espagne une grande armée permanente ; une telle armée se constitue par des cadres considérables, par un nombreux corps d’officiers, et au sommet par les commandemens influens, les hauts grades, les titres pompeux et les riches émolumens. Or une armée est, comme toutes les choses humaines, gouvernée par cette loi de la marche en avant qui chez les individus produit l’ambition. Une armée éprouve sans cesse le besoin de se renouveler et de progresser dans son personnel. Les grandes fortunes militaires acquises sont le point de mire de toutes les ambitions. Chacun veut avoir la chance de s’avancer à son tour, et tous les compétiteurs sont pressés. Une armée ne peut donc être satisfaite qu’à la condition d’être employée à l’action qui lui est propre et de voir à sa portée les chances qui excitent sa légitime ambition. Nous plaignons les gouvernemens qui, se croyant redevables de leur conservation à un grand établissement militaire, sont obligés de chercher des satisfactions à l’armée ; nous plaignons surtout les peuples qui ont à faire les frais des satisfactions militaires. Voyez l’Espagne ; le pouvoir y était aux mains du général borné, mais honnête, qui avait eu le mérite de terminer la guerre civile, le général Espartero. Après plusieurs séditions militaires malheureuses, une grande insurrection, conduite par Narvaez, Prim, Serrano, parvient à renverser Espartero. Voilà tout à coup pour les chefs de l’insurrection militaire une moisson de grades et d’honneurs, le maréchalat par-ci, les duchés par-là, les grandesses et les riches commandemens. En 1854, c’est une autre récolte, des troupes sont embauchées et soulevées, et c’est une autre fournée de maréchaux, de ducs, de grands d’Espagne et de gouverneurs de Cuba. Le maréchal O’Donnell, le général espagnol qui s’entend peut-être le mieux à maintenir la cohésion de l’armée, comprit qu’il fallait tenir l’organisation militaire en action et en haleine, et que, pour l’empêcher de se renouveler et de se rajeunir par un mouvement au dedans, il fallait lui donner de l’occupation au dehors. De là les expéditions lointaines et les querelles extérieures recherchées par ce maréchal. Il fallait satisfaire l’armée, il fallait l’occuper ; la pauvre Espagne sait ce qu’il lui en a coûté. On est allé au Maroc, on est allé en Cochinchine, on est allé au Mexique, on est allé à Saint-Domingue, on a cherché noise au Pérou et l’on bloque le Chili. Au bout de tout cela, l’Espagne succombe sous le poids des embarras financiers ; le malaise économique du pays produit et aigrit le mécontentement politique. Un vétéran des aventures militaires espagnoles, placé à la tête du parti progressiste, apprend à ce parti à désespérer des moyens légaux d’opposition, à renoncer à l’action civile pour recourir à l’embauchage d’officiers ambitieux et de soldats passifs. On a là en raccourci tous les maux qu’engendre la prépondérance de l’esprit militaire sur le gouvernement politique d’une nation. La leçon est cruelle, et l’on conviendra que plus d’un peuple et plus d’un gouvernement en Europe, quoiqu’ils n’en soient point encore venus à de pareilles extrémités, ont à faire leur profit de cette triste expérience.

L’émotion des affaires d’Espagne nous aura ainsi conduits à l’ouverture de notre session et au réveil de la vie politique en France. Il y aurait de notre part quelque imprudence à émettre des prédictions sur les propositions que le gouvernement présentera aux chambres et sur la direction qui sera donnée aux discussions publiques. Celle des affaires françaises que nous avons à cœur de voir élucider par un échange d’explications complètes et précises entre le gouvernement et l’opposition est l’affaire du Mexique. Cette affaire se présente à nous comme l’intérêt public le plus grand et le plus pressant. Il est temps qu’elle sorte du vague et de l’incertain. Nous recommandons à l’opposition de la traiter avec modération. Nous demandons au gouvernement de s’en expliquer avec une franche confiance. Il importe de ne rien laisser d’obscur dans le passé, de ne plus rien abandonner au hasard dans l’avenir. Il ne siérait pas, ce nous semble, au gouvernement de se renfermer dans un système de réserve affectée et d’assurances générales indécises. Il est des points précis qui devraient être éclairés par des communications officielles suffisantes. Il faudrait savoir, par exemple, avec une exactitude officielle, ce que l’expédition a coûté à la France depuis l’origine, ce que coûte annuellement notre intervention sur le pied actuel ; il faudrait savoir le nombre d’hommes que notre armée a perdus au Mexique ; il faudrait savoir quelle est la position financière actuelle de l’empire du Mexique, quelles sont ses ressources ordinaires et quelles sont ses dépenses indispensables. Puisque nous parlons de la situation financière du Mexique, il est un point qu’il serait honorable de ne pas omettre. Le motif principal, et celui-là très légitime, de la guerre que nous avons déclarée à la république mexicaine a été la revendication des indemnités pécuniaires que cette république devait à plusieurs de nos nationaux. Qu’a-t-on fait pour la liquidation de ces légitimes créances ? Quelles sont celles qui à l’heure qu’il est se trouvent réglées ? Quelles sont celles qui resteraient encore en souffrance ? Enfin il y aurait une véritable sagesse à publier la correspondance diplomatique avec les États-Unis. Nous l’avons déjà dit, nous ne devons chercher que dans les raisons d’état françaises la direction des déterminations que nous aurons à prendre vis-à-vis du Mexique. Nous avons en outre la conviction que le gouvernement et le peuple des États-Unis ne nous susciteront dans les affaires du Mexique aucune difficulté arbitraire. Les États-Unis ne croient pas plus que tous les esprits sensés en France que nous puissions faire au Mexique un établissement français permanent ; ils auront donc certainement pour la France tous les égards qu’ils lui doivent, et ce n’est pas eux qui chercheront à prolonger notre séjour en Amérique en mettant notre honneur en jeu. C’est pour cela même qu’il faut faire avec les États-Unis de la diplomatie au grand jour. Au surplus, les pièces diplomatiques relatives à la question mexicaine vont être communiquées au congrès américain à sa rentrée, qui doit avoir eu lieu le 5 janvier. Il n’y aurait aucune utilité à être avare de documens ici, lorsqu’on va les livrer à la publicité là-bas. Au point de vue de l’intérêt et de l’abondance des communications officielles, le gouvernement des États-Unis offre des exemples qui seraient bons à suivre partout. Il ne nous a pas été donné depuis longtemps de faire une lecture plus intéressante que celle des nombreux rapports qui ont accompagné ou suivi le message du président des États-Unis. Tous les départemens ministériels exposent leurs affaires dans ces documens avec une abondance de détails et une clarté qui ne laissent rien de caché à l’opinion publique. C’est ce qui s’appelle véritablement gouverner dans une maison de verre. Il faut citer parmi ces remarquables papiers d’état le récit énergique et saisissant que le général Grant a tracé des quinze derniers mois de la guerre, une magnifique page d’histoire militaire que les hommes du métier chez nous étudieront sans doute avec intérêt ; le rapport de M. Welles, le ministre de la marine, sur les opérations navales et les armemens maritimes des États-Unis, récit et exposé également remplis des plus utiles enseignemens techniques ; le mémoire de M. Mac Culloch sur la situation financière, si curieux par l’idée qu’il donne des prodigieuses ressources de la république et si recommandable par ses conclusions en faveur d’une prompte restriction de la circulation du papier-monnaie ; un autre rapport, également instructif au plus haut degré, du quartier-maître général de l’armée, où est présentée la statistique écrasante de toutes les ressources en matériel d’armes, en chevaux, en équipemens, en vivres, en chemins de fer, en lignes télégraphiques, que le gouvernement américain a pu mettre pendant la guerre à la disposition de son armée. Il est impossible d’ailleurs de prolonger cette énumération, dans laquelle il faudrait comprendre les exposés des généraux Thomas, Howard, Schurtz, sur les contingens nègres employés dans les armées fédérales et sur la situation des affranchis dans les états du sud.

Il y a une rencontre qui mérite d’être signalée entre la prochaine réouverture des discussions parlementaires et une publication toute récente qui comble une lacune dans la littérature politique de notre pays. Nous faisons allusion aux discours d’un noble et éloquent ministre de la restauration, M. de Serre, discours réunis pour la première fois par son fils. Ce livre, nous en sommes sûrs, fera les délices de tous ceux qui en France portent intérêt au laborieux enfantement de la liberté politique. Il n’y a pas eu dans les affaires publiques de notre pays de nature plus élevée et plus honnêtement sympathique que M. de Serre. Nous n’avions fait encore qu’entrevoir dans les conversations de ses contemporains cette belle figure, probe, émue et souffrante. Il a laissé non-seulement chez ceux qui l’ont connu de près, mais chez ceux qui ne l’ont vu qu’à la tribune, dans sa robe de garde des sceaux, une impression imposante à la fois et attachante. Nous nous en fions même plus volontiers sur la vérité de cette impression aux souvenirs de ceux qui le regardaient des rangs du public qu’à la tradition de ceux qui étaient ses amis politiques ; comme il n’y a guère d’amitiés politiques sans froissemens, les amis sont rarement des témoins assez désintéressés. Il suffit de lire les discours aujourd’hui publiés pour être convaincu de la vérité des témoignages que la tradition nous avait transmis sur la noblesse d’âme et le généreux talent de M. de Serre. Les situations sont bien changées depuis sa mort ; il est inutile de dire que les points de vue que son temps justifiait ne peuvent plus en grande partie être les nôtres : la part faite à la différence des époques et à la marche des choses, nous n’hésitons point à dire que M. de Serre restera l’un des plus beaux ornemens de la grande famille libérale française. À lire aujourd’hui ces pages encore toutes palpitantes du sentiment intense de la liberté régulière et de la dignité qui sied au gouvernement loyal de la France, il semble que la restauration ait eu son idéal dans la pensée de M. de Serre, et ait trouvé sa manifestation la plus pure dans la parole de ce rare ministre. Si la restauration eût consenti à se fixer à cette pensée, si elle eût voulu se reconnaître elle-même dans cette forme, elle eût pu devenir le gouvernement durable d’une France libre et glorieuse ; mais, hélas ! l’émotion poignante que l’on éprouve à chaque page de ce recueil, c’est le sentiment de l’impuissance de ses efforts. D’autres furent plus forts que lui : un fanatique sombre comme Labourdonnais, un homme de parti matois et opiniâtre comme Villèle, un rêveur acariâtre et fastueux comme Chateaubriand. Parmi les intelligences de ce temps, Royer-Collard était celle avec laquelle M. de Serre avait le plus d’affinité : M. Royer-Collard était un esprit, M. de Serre était une âme, et cette belle amitié politique eut les accidens qu’on connaît. Une autre impression pénible que laisse la lecture de ces discours, c’est celle de l’infériorité où le niveau moral de notre temps semble descendu, si on le compare au milieu d’idées politiques où alors l’éloquence prenait son essor. Quelle différence d’attitude, de ton, de langage ! comme ces accens tombent de haut sur nous ! A les entendre, on se croirait frappé d’une humiliante déchéance. Certes personne à notre époque n’aurait le droit de se croire plus conservateur que ne l’a été M. de Serre. Écoutez les dernières paroles qui sont tombées publiquement de ses lèvres : il s’agissait d’une liberté que nous ne possédons plus, le jugement des procès de presse par le jury. Voici ce qu’en disait M. de Serre en 1822 dans une péroraison qui mit fin à tous ses discours : « Une loi menaçante pour la presse ordinaire le serait pour tous les Français, pour chacun de nous, messieurs, qui peut avoir à se plaindre de l’injustice, à signaler un danger que la monarchie peut courir… La monarchie constitutionnelle, comme tout gouvernement libre, présente et doit présenter un état de lutte permanent. La liberté consiste dans la perpétuité de la lutte. Il ne faut jamais que la victoire de l’un soit trop complète, soit absolue ; une telle victoire serait l’oppression. Les lois elles-mêmes ont donné aux combattans les armes légitimes du combat : ils ne peuvent, sans devenir criminels, en employer d’autres ; mais les lois ont aussi pourvu à leur défaite, elles leur ont assuré un refuge, un asile. Ce refuge, cet impénétrable boulevard, c’est le jugement par jury. Honneur, immortel honneur au parti généreux qui l’aura respecté dans sa victoire ! Il aura fondé la liberté de son pays ; que la reconnaissance nationale, qu’une longue durée de pouvoir soit alors son partage ! » Est-ce du passé que nous viennent ces paroles, et sommes-nous condamnés désormais à n’en plus comprendre le sens ? Non, nous ne voulons pas le croire : elles sont le cri de la raison et de l’équité française ; le souffle qui les a lancées est assez puissant pour aller réveiller, par-dessus l’inerte présent, les échos de l’avenir. Quand la France pourra rédiger le digeste de ses libertés, quelques-unes des harangues de M. de Serre y demeureront attachées comme un immortel commentaire.

Revenons aux affaires présentes : il y avait quelque temps qu’on ne parlait plus de M. de Bismark ; l’ouverture des chambres prussiennes arrive à propos pour faire rentrer dans la circulation ce nom retentissant. Au surplus, la Prusse paraît ne point digérer aisément le Slesvig. Il y a décidément dans le Slesvig des Danois, de vrais Danois, sur lesquels la Prusse ne paraît point exercer une suffisante puissance d’assimilation. L’œuvre de la convention de Gastein n’avance guère : le provisoire n’est pas seulement dans la lettre du traité, il est dans la nature même des choses. Si la diplomatie a du loisir cet hiver, elle pourra donc causer de temps en temps des duchés.

L’Autriche marche lentement, elle aussi, dans ces grandes transactions de nationalités et de constitution qu’elle a entreprises ; mais ici la lenteur résulté nécessairement de la complexité des intérêts qu’on veut concilier et de l’observation des procédures dans lesquelles les diverses autonomies voient la garantie de leurs droits. Les sentimens de la Hongrie continuent à être favorables. Le cabinet de Vienne a montré un tact habile et un juste sentiment de l’à-propos en concluant dans les circonstances actuelles son traité de commerce avec l’Angleterre, lequel, nous n’en doutons point, ne tardera pas à être suivi d’un arrangement analogue avec la France. Cette intelligente politique commerciale est surtout favorable aux intérêts de la Hongrie, pays essentiellement agricole, qui voit ainsi ouvrir à ses produits des débouchés importans sur les deux plus grands marchés de l’Europe. Ce n’est donc pas seulement par le mouvement politique, c’est dans la sphère des intérêts économiques que la Hongrie va commencer une vie nouvelle.

En Italie, les longues vacances du parlement auront été, croyons-nous, utilement employées par le nouveau ministre des finances. M. Scialoja et ses collègues renoncent au projet d’impôt sur la mouture, qui rencontre une improbation universelle dans le pays et le parlement ; il se propose de recourir à d’autres taxes, mais c’est surtout à la réduction des dépenses qu’il demandera l’équilibre financier. Le cabinet paraît être d’accord sur un système de retranchemens radicaux à opérer dans les budgets de la guerre et de la marine. Ces budgets réunis seraient, dit-on, ramenés au chiffre de 200 millions. Il en résulterait que l’effectif de l’armée italienne ne dépasserait guère celui de l’armée piémontaise avant l’annexion. Si le cabinet de Florence a réellement adopté cette résolution, on ne saurait trop vivement l’en féliciter. Rien de plus politique et par conséquent de plus patriotique en réalité qu’une telle réduction des dépenses militaires. Le peuple italien le comprendra facilement. Une grande armée, et toute armée est trop grande quand elle absorbe une part trop considérable des ressources du pays, une grande armée ne peut être supportée que si l’on peut en faire l’emploi immédiat pour un dessein politique déterminé. L’Italie n’a aujourd’hui besoin d’une grande armée ni au point de vue offensif ni au point de vue défensif. Il est clair en effet que l’Italie ne peut songer à conquérir en ce moment par les armes la Vénétie sur l’Autriche ; il est également évident que l’Autriche ne pourrait essayer de troubler le statu quo italien sans encourir l’hostilité de la France et s’exposer aux plus funestes dangers. Le bon sens, la raison politique, l’état de l’Europe interdisant l’offensive à chacune de ces puissances, pourquoi se ruineraient-elles de gaîté de cœur à entretenir des excédans de troupes qui ne leur sont d’aucune utilité pratique et actuelle ? Les peuples, pas plus que les individus, ne. peuvent tout faire à la fois ; leurs tâches successives leur sont indiquées par la difficulté, le péril ou l’intérêt du moment. La difficulté aujourd’hui pour l’Italie, c’est la finance ; le péril, c’est la banqueroute ; l’intérêt, c’est le prompt rétablissement du crédit national. En ce moment, l’ennemi pour l’Italie, ce n’est pas l’Autrichien, le barbare, le Tedesco, c’est le déficit. C’est le déficit qu’il faut combattre ; or il n’y a qu’un moyen de le vaincre, c’est de renoncer à des dépenses inopportunes et inutiles.

Le travail de la reconstruction se poursuit rapidement aux États-Unis au milieu de la controverse des partis. D’abord l’abolition de l’esclavage, ce résultat moral de la guerre, est constitutionnellement accompli, un nombre suffisant d’états ayant adopté l’amendement qui affranchit les noirs. Voilà le grand fait qui domine l’ère nouvelle où sont entrés les États-Unis. Une autre œuvre grave et délicate, c’est le rétablissement des relations constitutionnelles entre l’Union et les anciens états rebelles. Un dissentiment profond s’est manifesté à cet égard entre le parti radical, qui ne voudrait rendre aux états rebelles leurs droits constitutionnels qu’après de certaines épreuves et en prenant contre eux certaines garanties, et le président Johnson, qui au contraire semble vouloir attacher l’honneur de son nom à la réintégration la plus prompte possible des états séparés au sein de l’Union. C’est ainsi que dans le congrès le parti radical s’oppose à l’admission des sénateurs et des représentans des états du sud, et que le président, de son côté, se hâte de retirer les gouverneurs provisoires et de rendre l’autonomie aux états qui ont voté l’amendement constitutionnel relatif à l’esclavage. Nous ne pensons point cependant que cette dissidence soit poussée jusqu’à un conflit entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Une transaction semble indiquée par la nature des choses. Le président agit généreusement envers le sud et utilement pour le nord quand il presse le rétablissement de l’autonomie des états. Ces états ne peuvent pas se relever sans le concours des capitaux et des immigrans du nord ; or jamais les Américains du nord ne porteront le concours de leurs capitaux et de leurs bras à des états qui ne jouiraient point de la plénitude des libertés américaines, qui seraient gouvernés militairement et administrés comme des territoires. Il est donc sage de rétablir le plus tôt possible les autonomies, comme le fait dans l’exercice de son droit le pouvoir exécutif ; mais sur la question de la représentation il est juste aussi que le congrès stipule des garanties. La représentation des états esclavagistes était fondée sur une base inique ; le nombre des représentans était proportionné à la population en y comprenant les trois quarts des esclaves. C’est ainsi que les états du sud obtenaient dans la chambre une quantité de voix et une influence bien supérieures à celles qui auraient été la représentation numérique exacte des électeurs blancs et libres. Faire cesser cette anomalie nous paraît être le droit du congrès ; ce serait aussi une façon d’intéresser les anciens états esclavagistes à concéder le suffrage électoral aux nègres. Ceux qui accorderaient le suffrage aux noirs continueraient à posséder autant de représentans au congrès qu’avant la guerre ; ceux au contraire qui s’obstineraient à refuser le droit électoral aux nègres mutileraient leur propre représentation, et verraient décroître leur influence dans les assemblées centrales de la république. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

LE GÉNÉRAL PRIM.

Les pronunciamientos sont donc décidément l’institution fondamentale de l’Espagne, puisque rien ne peut se faire sans le signal de guerre parti d’un corps de garde. Quand ce n’est pas un sergent imposant une constitution comme en 1835 à la Granja, c’est Espartero enlevant une régence en 1840 ; quand ce n’est pas Espartero, c’est Narvaez démolissant la grandeur factice du duc de la Victoire ; quand ce n’est pas Narvaez, c’est O’Donnell en 1854, et quand ce n’est pas O’Donnell, c’est Prim. Tout aboutit là ; mais ce dont ne se doutent guère ceux qui triomphent en rejetant tout sur la révolution, c’est que ces interventions de l’armée dans la politique ont une origine tout absolutiste. Le premier pronunciamiento militaire a été celui qui en 1814 aidait Ferdinand VII à se débarrasser de la constitution de Cadix pour rétablir un inepte absolutisme. Tout le reste n’a fait que suivre Après cela, on en conviendra bien, il y a encore pronunciamiento et pronunciamiento. Le dernier, celui qui tient l’Espagne en suspens aujourd’hui, est certainement un des plus caractéristiques par les circonstances dans lesquelles il se produit et par le personnage qui donne son nom à cette aventure nouvelle. Il y a longtemps que Prim brûle d’avoir lui aussi son rôle dans la politique ; il y a longtemps qu’il erre, comme une ombre inquiète, à la recherche d’un habit de consul, de dictateur, ou même de ministre. Il n’a fait que cela toute sa vie, jusqu’au jour où il a cru mettre la main sur l’occasion. Va-t-il réussir ? va-t-il échouer ? Il était hier lieutenant-général, comte et marquis, grand d’Espagne, sénateur ; il sera demain chef de gouvernement ou banni ; pour le moment, il se promène dans les monts de Tolède, ou sur le chemin de Portugal, mettant dans tous les cas le pays au seuil de la guerre civile.

Ceux qui se représentent la situation de l’Espagne comme toute simple et le chef de l’insurrection actuelle comme un jeune et bouillant progressiste se levant dans une impatience de liberté, ceux-là se trompent un peu progressiste, Prim l’a été sans doute, tout comme il a été modéré ou partisan de l’union libérale. Jeune, il l’a été aussi, il ne l’est plus. Le général don Juan Prim est né vers 1811, à Reus, d’une famille assez obscure. C’est un Catalan petit de taille, d’une physionomie douce et assez peu expressive, liant, facile, séduisant quand il le veut, bouillant autant qu’il faut et pas plus qu’il ne faut, assez habile pour avoir poussé sa fortune à travers tous les camps, ne doutant de rien et se croyant tout naturellement appelé à recueillir l’héritage de tous ceux qui ont été avant lui des chefs de partis. Prim a commencé sa carrière tout jeune comme volontaire pendant la guerre civile de 1833 à 1840, non dans l’armée, mais dans les corps francs de Catalogne ; c’est là qu’il devint, en se battant d’ailleurs bravement pour la reine, quelque chose comme lieutenant-colonel, et comme les grades des corps francs n’étaient point reconnus dans l’armée régulière, il risquait de n’être plus rien à la paix ; mais il s’était assez bien battu pour se faire connaître dans son pays, et il eut la bonne fortune d’être nommé député. Il était alors progressiste, il avait pris part au soulèvement de 1840. Prim vit bientôt qu’il n’avait rien à espérer du duc de la Victoire, et il se tourna vers les modérés qui, dans l’émigration, travaillaient à la chute du régent. Il avait été de ceux qui avaient soulevé la Catalogne pour Espartero ; il fut de ceux qui la soulevèrent contre lui en 1843, et du coup il entrait dans l’armée régulière, il devenait brigadier ; il arrivait ainsi à Madrid, avec les galons de général, à la tête de ses volontaires catalans assez dépenaillés. C’était déjà un petit personnage, presque populaire, choyé par les vainqueurs du jour, commençant à sentir son ambition grandir avec sa fortune.

Ce n’est pas tout. Une fois la victoire de 1843 assurée et même attestée par une réaction violente, l’insurrection se redressait sur divers points de l’Espagne, notamment en Catalogne, au nom des progressistes et d’Espartero. Il fallait trouver quelqu’un pour réduire cette insurrection persistante. M. Gonzalez Bravo, qui était à cette époque président du conseil, qui était jeune et hardi, jeta les yeux sur Prim, qui était Catalan et qui fut peut-être le premier à s’offrir. Pour le coup, Prim gagna à cette campagne le grade de maréchal-de-camp, le titre de comte de Reus, sans compter les grands cordons. Quant aux progressistes catalans, ils y gagnèrent d’être bombardés, fusillés et pacifiés. Ici commence une période assez obscure au lendemain de ces succès. Prim disparait à demi dans l’ombre, mécontent, inquiet : tant il y a que bientôt après, en 1844, on le surprend ou du moins on croit le surprendre dans des conspirations allant jusqu’à des tentatives de meurtre dirigées contre le général Narvaez ! Ce qui est certain, c’est que, traduit devant un conseil de guerre, il ne fut sauvé que par le général Narvaez lui-même, qui se rendit sans peine aux touchantes supplications de sa mère, et qui garde encore, je l’ai entendu raconter, une lettre où le comte de Reus se mettait à sa discrétion. On revient vite de ces échauffourées en Espagne quand on n’est pas instantanément fusillé. Au fond, Narvaez avait si peu de mauvais vouloir pour Prim qu’à son second ministère, en 1847, il l’envoya comme capitaine-général à Puerto-Rico, et au retour du comte de Reus, après quelques années, ce fut encore Narvaez qui aplanit pour lui toutes les difficultés soulevées par son administration passablement aventureuse. Malheureusement tous les cabinets de ce temps-là ont eu un problème à résoudre, celui de traiter le comte de Reus en enfant gâté, s’ils ne voulaient l’avoir pour ennemi. Cette fois la guerre d’Orient venait d’éclater ; on imagina pour lui une mission militaire en Turquie, dont le budget du ministère de la guerre a su le prix. Ce fut un contre-temps dans la vie de l’hôte imprévu d’Omer-Pacha : la révolution de 1854 éclata, et il n’était pas là ; il était à remplir une mission au nom du ministère San-Luis ! Il ne revint que pour être député aux cortès constituantes. Prim essaya dès ce moment, il est vrai, de renouer avec les progressistes, ses anciens amis ; mais il ne trouva que froideur et défiance auprès du duc de la Victoire, et comme le comte de Reus voyait clair, comme il était homme à distinguer où était l’ascendant, il ne commit pas la faute de se laisser envelopper dans la défaite des progressistes en 1856 : il se tourna vers O’Donnell et l’union libérale. C’est à O’Donnell qu’il a dû depuis de devenir lieutenant-général, puis marquis de Castillejos et grand d’Espagne de première classe à la suite de la guerre du Maroc en 1861, et enfin commandant de l’expédition du Mexique, qui était restée jusqu’ici le couronnement de sa carrière accidentée.

L’expédition du Mexique, c’est la grande affaire de Prim. Qu’allait-il faire au-delà des mers ? Il avait demandé avec ardeur ce commandement, comme il avait sollicité un commandement dans la guerre du Maroc ; il avait invoqué auprès du général O’Donnell l’habitude qu’il avait de la guerre de partisans, la nationalité mexicaine de sa femme la marquise de Castillejos. O’Donnell avait cédé, peut-être pour occuper un moment cette activité remuante ; mais encore une fois quelle était la pensée du marquis de Castillejos, qui avait été assez habile pour venir préparer sa candidature en France et pour faire dans de hautes conversations, au sujet du Mexique, ce que l’empereur a un jour appelé dans une lettre le rêve de Vichy ? C’est ce qui est toujours resté un mystère. Le général Prim, je le disais, est un de ces hommes qui ne doutent de rien, et qui, une fois en route, vont jusqu’au bout des ambitions les plus bizarres. Puisqu’on cherchait un roi pour le Mexique, pourquoi ne serait-il pas ce roi ou tout au moins un dictateur ?

Une fois au Mexique, le général Prim laissait dire tout cela et se le disait lui-même. Il avait emmené sa famille, et quand la marquise de Castillejos sortait en voiture, les tambours battaient aux champs, les troupes avaient l’ordre de sonner la marche royale. Il traînait après lui un attirail d’imprimerie. Il faisait publier dans son camp un journal l’Eco d’Europa, qui lui disait en face et sans qu’il sourcillât : « Il y a des individualités qui sont le symbole d’une grande entreprise ; la personne et le nom du général Prim sont le symbole de cette expédition… C’est que nous avons un noble capitaine que la Grèce et Rome auraient élevé au rang de leurs dieux, un héros qui, au moyen âge, aurait été le fondateur d’une dynastie de rois… Pour faire son portrait, Homère l’eût comparé à Mars… » Convenez que nous avions choisi là un singulier chef pour lui confier même éventuellement le droit de donner des ordres, ne fût-ce qu’à une escouade de nos soldats, et convenez aussi que quelques-uns de nos journaux choisissent aujourd’hui un singulier porte-drapeau pour leur libéralisme ! Ce qu’il y a de curieux et ce qui est un peu plus prosaïque, c’est que quatre mois auparavant le ministre de France à Mexico avait écrit au général Serrano, alors gouverneur de Cuba, une lettre que le gouvernement espagnol a publiée, où il est dit en propres termes : « On continue à affirmer ici que le général Prim commandera en chef l’expédition espagnole, et on affirme aussi que le nouveau ministre des finances, M. Gonzalès Echeverria, oncle de la comtesse de Reus, n’aura besoin que d’une demi-heure de conversation pour régler la question espagnole… » Et fait comme dit, tout se passa ainsi : le rembarquement de Prim se fit après cette demi-heure de conversation avec M. Echeverria, cet oncle d’Amérique, qui fut assez éloquent pour convaincre le dieu Mars, son neveu !

Le plus embarrassé fut le ministère espagnol, qui n’osa ni approuver ni désavouer son général. Le plus habile fut Prim, qui réussit à persuader à la reine qu’en s’évadant du Mexique il avait fait acte de patriotisme, acte d’indépendance vis-à-vis de la France. A vrai dire cependant, il ne s’y trompa point ; il vit qu’il n’y avait pas moyen de recommencer, qu’il avait épuisé les complaisances de la reine et des chefs modérés qui l’avaient fait ce qu’il était ; il leur devait d’être lieutenant-général, marquis, grand d’Espagne, sénateur, chamarré de cordons : il ne lui restait plus à espérer que ce qui se donne ou ce qui se prend dans une révolution. C’est alors qu’il se tourne décidément vers les progressistes engagés dès ce moment dans la voie de l’abstention systématique où il n’y avait de choix qu’entre le suicide et un éclat. Il faut tout dire, Prim s’était prononcé jusqu’à ces derniers temps contre l’abstention. Il a subi la loi du parti pour être le chef. Seulement il y avait ici encore une difficulté. Le parti progressiste a un chef toujours respecté et reconnu, quoique inactif et embarrassant : c’est Espartero. D’un autre côté, Prim n’était pas sans exciter bien des méfiances parmi les progressistes. Il fallait donner des gages, contraindre les méfians, enlever au besoin par l’audace la position de chef du parti. De là tout ce qui est arrivé, le soulèvement avorté de Valence l’été dernier et le pronunciamiento d’Aranjuez. Cette fois il n’y avait plus à retarder. Les fournisseurs de fonds étaient las de sacrifices. Le gouvernement avait déjà l’œil ouvert ; il venait de donner un ordre de départ au régiment de cavalerie cantonné à Aranjuez. L’épée a été tirée hors du fourreau.

La force de Prim, je ne le nie pas, est dans l’incohérence profonde de l’Espagne. Sa faiblesse est dans les circonstances où se produit l’insurrection, dans son parti et en lui-même. Je ne défends pas le général O’Donnell : il expie en ce moment ce qu’il a fait un jour, il voit se tourner contre lui une arme qu’il a employée. C’est pourtant une erreur de voir entre 1854 et 1866 des analogies qui ne sont qu’apparentes. En 1854, les cortès avaient été violemment dissoutes ; les généraux les plus renommés étaient exilés, internés et poursuivis ; les principaux hommes politiques étaient emprisonnés ; la presse était réduite au silence : on marchait à un coup d’état. Aujourd’hui les chambres viennent de s’ouvrir après une extension de la loi électorale, après la reconnaissance du royaume d’Italie. La presse jusqu’à ces derniers jours a parlé avec une liberté que n’imiteraient pas impunément les partisans français de Prim. Le droit de réunion a été assez respecté pour que le parti progressiste ait pu organiser le mouvement actuel. Voilà la différence. L’autre ennemi, le plus grand, de Prim est en lui-même. Ils sont naïfs ou ils connaissent bien peu l’homme et le pays, ceux qui font du comte de Reus un libérateur. Il marche aujourd’hui comme il a marché toute sa vie, en cadet de Catalogne qui cherche fortune. Son grand art a toujours été de faire illusion par de la verve, une certaine séduction personnelle, une audace habile et une bravoure savamment utilisée. Il a passé vingt ans à poursuivre la popularité, il ne l’a pas trouvée autant qu’on le dit ; mais il a réussi à faire parler de lui un peu partout. Au fond, c’est toujours l’ancien officier de corps francs, capable d’enlever ses soldats un jour de bataille et se disant que puisque tant d’autres sont arrivés à être premiers ministres ou régens, il doit être, lui aussi, régent ou dictateur. C’est le produit extrême des mœurs politiques et militaires de l’Espagne. La dernière faiblesse de Prim est dans le parti qui le suit aujourd’hui. Que veut le parti progressiste ? Les uns rêvent l’union avec le Portugal ; les autres veulent l’abdication de la reine et une régence ; le plus grand nombre se contenterait d’un changement qui rendrait le pouvoir aux idées progressistes sans froisser trop ouvertement le pays. De là le vague des premières proclamations de Prim. Et puis Prim s’est trompé ; il aurait dû attendre le moment où il y aurait eu un personnage civil à la tête du gouvernement. En levant aujourd’hui le drapeau, il se trouve en face d’un homme qui ne lui cède pas en vigueur et en résolution, qui a plus d’autorité et qui est plus froid, qui combat non-seulement pour la reine, mais pour lui, non-seulement pour lui, mais pour tous ses compagnons, dont aucun n’est disposé à subir la loi du comte de Reus : ce qui fait que l’Espagne aujourd’hui se trouve conduite à cette extrémité où la défaite de l’insurrection laissera tous les problèmes debout, et où le succès de Prim ne peut être que le commencement d’une guerre civile nouvelle.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.