Chronique de la quinzaine - 14 février 1911

Chronique n° 1892
14 février 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




À lire les journaux de l’Europe entière, à entendre les conversations qui se tiennent un peu partout, on est porté à croire qu’il y a quelque chose de nouveau dans la situation générale et que ce quelque chose est de nature à inspirer des préoccupations. Mais si on ouvre l’oreille aux déclarations officielles faites par les ministres les mieux à même de savoir exactement ce qui se passe, on est aussitôt rassuré : la situation reste la même, elle repose toujours sur les mêmes hases, qui sont plus fermes que jamais. Placée entre ces indications contraires, l’opinion ne sait trop qu’en penser. Elle se demande, à force d’avoir entendu dire le contraire, si la Triple Entente présente la même solidité qu’autrefois et si, dans le cas où certains événemens surviendraient, on pourrait compter sur sa pleine efficacité. Mis nettement en présence de cette question dans une séance du Sénat, M. le ministre des Affaires étrangères y a répondu dans les termes les plus explicites. « Au nom du gouvernement, a-t-il dit, je déclare que, jamais, la situation diplomatique de la France n’a été plus assurée qu’aujourd’hui. » M. Pichon s’est toujours montré prudent dans son langage comme dans sa conduite : aurait-il parlé comme il l’a fait s’il n’avait pas très sincèrement éprouvé la confiance qu’il voulait inspirer ?

Si on recherche où est l’origine du trouble moral dont nous venons de parler, on la trouve dans l’entrevue de Potsdam et beaucoup moins dans l’entrevue elle-même que dans la manière dont elle a été présentée, commentée, exploitée en Allemagne. Nous laissons de côté le gouvernement impérial lui-même, quoique, s’il n’a rien fait pour provoquer l’équivoque, il n’ait rien fait non plus pour la dissiper. Mais les journaux ont mis une telle arrogance à chanter victoire ; ils ont si pesamment affirmé que la Russie, entrée dans des voies nouvelles, s’était déjà beaucoup éloignée de la France et s’en éloignerait encore bien plus dans l’avenir ; ils ont manifesté une joie si vive, tranchons le mot, si agressive, qu’il a été difficile, au premier moment, de démêler ce qu’il y avait de vrai et de faux sous ces manifestations. Il semble bien qu’on en ait été embarrassé à Saint-Pétersbourg. La presse russe n’a pas tardé à jeter un peu de cendre sur un feu qui flambait si haut. Enfin la publication, faite dans un journal anglais, d’une sorte d’avant-projet qui aurait été arrêté à Potsdam, a contribué à fixer les esprits sur l’importance des conversations qui y ont été tenues. Cette importance reste considérable, et assurément elle semble telle à Paris et à Londres ; mais enfin, elle est limitée à un certain nombre d’objets, que les chancelleries connaissaient déjà bien et sur lesquels elles avaient longtemps travaillé. Mais alors, le bruit a couru que la Russie était allée à Potsdam sans prévenir la France et l’Angleterre de ce qu’elle devait y faire, oubli inadmissible sans doute, ou du moins qui l’aurait été s’il avait en effet été commis ; mais on n’a pas tardé à savoir le contraire et, sur ce point encore, le langage de M. Pichon a été catégorique. Interrogé par divers orateurs de droite et de gauche, M. de Lamarzelle, M. Jénouvrier, M. Fleissière, sa réponse a été d’une clarté parfaite. « Nous sommes trop les alliés de la Russie, a-t-il dit, et la Russie est trop notre alliée, pour que l’entrevue de Potsdam ait eu lieu sans que M. le ministre des Affaires étrangères de Russie nous ait dit de quoi il comptait y parler. Il nous a informés qu’il y serait question de la Perse et des chemins de fer turco-persans. Il a pu se faire que, dans cette entrevue, des questions émanant, non pas de lui, mais de ses interlocuteurs, n’aient pas été portées d’avance à notre connaissance. Elles l’ont été immédiatement après. Nous avons été tenus au courant, d’une façon précise, de ce qui s’est passé au cours de l’entrevue de Potsdam, nous le savons d’une façon complète, et je suis convaincu que l’événement démontrera que les partisans de la paix et de l’alliance franco-russe n’auront rien à regretter. Je pense que ma réponse est aussi nette que possible. »

Elle l’est, certes, et ce qui venait d’être dit à Paris n’a pas tardé à être confirmé à Londres. Le nouveau parlement britannique vient d’ouvrir sa session, et le gouvernement, à la Chambre des Communes par la bouche de M. Asquith, à la Chambre des Lords par celle de lord Morley, a tenu le même langage que M. Pichon. Il y a même ajouté quelque chose. Dans cette affaire des chemins de fer asiatiques, la Russie, la France et l’Angleterre avaient, depuis plusieurs années, toujours marché d’accord, réglant leur pas les unes sur celui des autres et sachant, au besoin, faire des sacrifices pour maintenir l’action commune. Quand on a su qu’à Potsdam la Russie avait apporté un programme d’action séparée, on s’est naturellement demandé ce que devenaient les intérêts des deux autres puissances. Nous aimons à croire qu’au moment où M. Sasonoff a mis au courant les ambassadeurs français et anglais des projets avec lesquels il s’apprêtait à partir pour Potsdam, on s’est préoccupé aussitôt, à Paris et à Londres, de rétablir l’action commune, soit de faire face à une situation nouvelle où l’action franco-anglaise pouvait se trouver affaiblie. Sur ce point particulier, aucune question n’a été posée à Paris. A Londres, au contraire, le gouvernement a été interrogé dès le premier jour de la session. Lord Lamington a même été très pressant. Admettant que le gouvernement britannique avait été mis au fait des projets russes, il a demandé quelle était la nature de ces projets, quelle avait été l’attitude de la Russie à Potsdam, en quoi les intérêts anglais en Mésopotamie et en Perse pouvaient en être affectés. La question a été précise ; la réponse l’a été moins. « Des négociations, a déclaré lord Morley, sont pendantes entre la Russie et l’Allemagne : il faut en attendre le terme. En ce qui touche les intérêts anglais enjeu, il est impossible de dire s’ils sont affectés et dans quelle mesure ils le sont, tant que les négociations n’auront pas abouti. En attendant, je puis assurer que les intérêts anglais sont très étroitement surveillés, et que le gouvernement russe est pleinement informé de nos vues. » Lord Lamington a insisté. « Dois-je entendre, a-t-il demandé, que notre gouvernement est tenu pleinement informé par le gouvernement russe du résultat de son échange de vues avec l’Allemagne ? C’est la substance de ma question. » Lord Morley a répliqué que, pour le moment, il ne pouvait rien ajouter à ce qu’il avait déjà dit, mais ce qu’il avait dit est important. Il résulte, en effet, de ses paroles que le gouvernement anglais tient le gouvernement russe « pleinement informé de ses vues. » Si la même question avait été posée à M. Pichon, sa réponse aurait sans doute été la même. Le gouvernement russe est informé de nos vues comme il l’est de celles du gouvernement anglais, et nous aimons à croire qu’il en tient compte.

L’accord entre les trois puissances est en effet plus indispensable que jamais. Il résulte d’ailleurs des paroles de M. Pichon, comme de celles des ministres anglais, que la confiance entre elles est toujours la même. S’il y a eu des négligences de détail, si, dans l’entraînement des conversations, des mots qu’on n’avait d’avance ni médités, ni calculés, ont été prononcés, le parti excessif qu’on a essayé d’en tirer ailleurs sera pour l’avenir un avertissement utile. Au surplus, tout le monde peut trouver une leçon dans les derniers événemens. Le reproche a été fait à la Triple Entente, et surtout à la France et à l’Angleterre, de n’avoir pas eu, dans ces derniers temps, une politique assez vigilante, assez active, tandis que la Triple Alliance, où des hommes nouveaux ont montré les qualités contraires, a fait preuve d’une habileté fructueuse. Il y a sans doute une part de vérité dans cette allégation ; mais il est trop tôt pour en tirer les conséquences extrêmes qu’on en tire, et il n’est pas trop tard pour rectifier ce qu’il y a eu d’un peu flottant dans la direction des affaires. La Triple Entente, quoi qu’on en ait dit, n’a rien perdu de sa force, et cela est heureux, car beaucoup de choses en Europe sont en train d’évoluer et de muer. Nous entrons, à quelques égards, dans une phase nouvelle. Le marquis de Lansdowne y a fait allusion à la Chambre des Lords. C’est un homme de sens rassis que le marquis de Lansdowne ; il observe froidement avant de juger ; il pèse ses paroles avant de les laisser tomber ; comment ne serions-nous pas frappés de son langage lorsqu’il dit : « Nous formons une nation pacifique et, en ce moment, nous avons confiance de n’être en querelle avec personne ; mais nous ne pouvons ignorer que l’esprit d’inquiétude souffle sur le monde, que les grandes nations, à mesure que les années passent, cèdent à des besoins d’expansion toujours plus forts, que leur concurrence commerciale devient de plus en plus vive, que la lutte des arméniens gagne sans cesse en âpreté. Il serait vraiment optimiste celui qui se hasarderait à dire qu’à l’heure présente le monde civilisé jouit d’un équilibre bien solide. » Sans doute les traits de ce tableau touchent particulièrement l’Angleterre, mais nous pourrions y en ajouter d’autres qui n’auraient pas moins d’intérêt pour nous.

On en est venu en Allemagne à un tel point de susceptibilité, de sensibilité, si l’on veut, que quelques mots de M. Pichon, prononcés à la tribune du Sénat, y ont provoqué dans la presse des commentaires tout à fait disproportionnés avec leur importance. M. de Lamarzelle, s’appuyant sur un de nos journaux, avait affirmé que, depuis trois ans, nous n’avions pas eu de conversation d’ordre militaire avec l’Angleterre, et il en avait conclu que l’alliance cordiale était bien affaiblie. Nous n’avons pas eu de conversations militaires avec nos amis ? « Qu’en savez-vous ? » a demandé M. Pichon. On a vu là, on a voulu y voir en Allemagne la révélation d’un fait qu’on a feint d’avoir ignoré jusqu’ici, à savoir qu’il y avait eu, et tout récemment encore des conversations militaires avec l’Angleterre. Et contre qui ? demande-t-on : contre l’Allemagne, évidemment ! Tout le monde conspire contre l’innocente Allemagne et nourrit contre elle les plus mauvais desseins, de sorte qu’elle n’a d’autre ressource, suivant un refrain cent fois répété, que de tenir sa poudre sèche et son épée affilée ! Nous ignorons, bien entendu, s’il y a eu des conversations militaires anciennes ou récentes entre la France et l’Angleterre, mais quel crime les deux pays auraient-ils commis s’ils avaient envisagé certaines éventualités et s’ils avaient voulu se rendre compte de ce qu’ils auraient à faire au cas où elles surviendraient ? Il faut écarter de soi aussi longtemps et aussi loin que possible, tout ce qui pourrait provoquer la guerre, mais il faut toujours la regarder comme possible, et il n’est pas douteux que, le jour où elle éclatera, elle le fera avec la rapidité et la brutalité d’un coup de foudre. Il est donc assez naturel de croire que la France et l’Angleterre ont échangé quelques vues sur ce qu’elles auraient à faire à l’occasion. Comme il n’y a pas d’alliance positive entre elles, il ne saurait non plus y avoir pour elles d’obligations absolues ; elles gardent leur liberté, mais elles ne veulent pas être prises au dépourvu et être obligées de méditer et de combiner au moment où il faudrait agir. C’est du moins ce que nous augurons de leur situation respective. En quoi l’Allemagne pourrait-elle en prendre ombrage ? On a d’autant plus le droit de dire que toutes ces combinaisons, soit politiques, soit militaires, ont pour unique objet de maintenir la paix, qu’elles l’ont maintenue en effet, et quelquefois à travers des épreuves assez délicates. Que serait-il arrivé si une puissance avait eu l’impression certaine d’être plus forte que les autres ? L’équilibre qui s’est établi entre elles est le meilleur garant de la paix européenne ; peut-être même est-ce le seul ?

Une question qui s’est posée récemment, et qui a pris un caractère assez aigu, montre une fois de plus qu’il faut tout prévoir : nous parlons des fortifications de Flessingue. Flessingue, place hollandaise située dans l’île de Valcheren, à l’embouchure de l’Escaut, était fortifiée autrefois, mais ses fortifications, devenues peu à peu hors d’usage, n’ont pas été rétablies, et on s’était habitué à la pensée qu’elles ne le seraient plus, parce qu’elles semblaient inutiles à la défense de la Hollande, tandis qu’elles pouvaient gêner ou empêcher les puissances garantes de la neutralité belge, si elles voulaient passer par l’Escaut pour accomplir la mission qui leur a été confiée. La liberté de l’Escaut peut être, en effet, dans de certains momens, une condition de la neutralité belge. Cependant le gouvernement hollandais a songé à fortifier de nouveau Flessingue ; un projet a été préparé, et il était déjà assez vivement discuté en Hollande, lorsque la discussion s’en est étendue beaucoup plus loin, d’abord en Belgique comme il était naturel, puis dans l’Europe entière. Là encore quelques paroles de M. Pichon ont servi, bien à tort, à alimenter les polémiques. Interrogé par M. Delafosse sur ce qu’il pensait de la question, M. Pichon s’était contenté de dire qu’elle intéressait toutes les puissances garantes de la neutralité belge, et que si ces puissances jugeaient utile d’en causer, il ne se refuserait pas à ces conversations qui devraient garder d’ailleurs un caractère tout amical. Rien de plus correct que cette déclaration : pourtant les journaux pangermanistes l’ont dénoncée comme un acte de défiance à l’égard de l’Allemagne qu’on soupçonnait d’avoir conseillé la Hollande dans cette affaire : seule en effet, elle avait intérêt, si elle violait un jour la neutralité belge, à fermer l’Escaut à l’Angleterre. Les arrière-pensées qu’on attribuait à l’Allemagne ne reposent pas seulement sur des invraisemblances, mais il serait tout à fait injuste de les imputer aussi à la Hollande, qui est parfaitement libre de songer à sa propre défense et de prendre, pour l’assurer, les mesures qui lui conviennent : tout ce qu’on peut lui demander, c’est que l’Escaut reste ouvert à ceux qui viendraient défendre la neutralité belge. Il n’en est pas moins vrai que, dans les circonstances actuelles, fortifier Flessingue est un acte qui serait de nature à créer des malentendus, s’il n’était pas précédé de déclarations tout à fait claires et rassurantes.

N’a-t-on pas, toutefois, un peu exagéré l’importance de la question ? Elle a fait couler énormément d’encre dans le monde entier ; on aurait pu croire, un moment, qu’il n’y avait pas d’affaire plus grave. En tout cas, elle ne l’est pas spécialement pour nous, car si la neutralité belge était violée, ou menacée, ce n’est pas par l’Escaut que nous aurions à passer pour remplir notre fonction de puissance garante : ce chemin ne serait, pour nous, ni le plus court, ni le plus sûr. Sans doute il n’en serait pas de même de l’Angleterre ; c’est bien par l’Escaut qu’elle devrait envoyer à Anvers des forces de secours ; mais si le fleuve lui était fermé et si l’entente cordiale subsistait, rien ne lui serait plus facile que de s’entendre avec nous pour traverser notre territoire. Et si l’entente cordiale avait à ce moment cessé d’exister, elle ressusciterait aussitôt comme par enchantement. La question de Flessingue montre donc une fois de plus qu’il y a des circonstances où un accord militaire pourrait devenir nécessaire entre Londres et Paris, au point que si aucune conversation n’avait eu encore lieu, l’occasion s’en présenterait aujourd’hui d’une manière assez pressante. Que la Hollande agisse au mieux de ses intérêts, les autres puissances agiront au mieux des leurs : c’est le seul enseignement qu’il y ait à tirer de cette affaire.

Elle a contribué néanmoins, pour sa quote-part, à répandre en Europe cette impression de malaise que nous avons signalée en commençant, et qui a trouvé les esprits assez disposés à la recevoir. La cause en est moins dans l’affaiblissement des ententes et des alliances que dans la manière un peu plus molle dont on s’en est servi. Il est possible que l’occasion de faire plus ne se soit pas présentée, ou qu’on l’ait laissée échapper ; en tout cas, il suffit d’un peu de volonté pour réparer le mal. En Angleterre, l’opposition conservatrice qui s’était abstenue jusqu’ici d’attaquer la politique étrangère du Cabinet libéral a commencé de le faire ; il y a en France, dans des conditions d’ailleurs différentes, un mouvement un peu analogue. Le gouvernement n’a pas pour le moment à s’en inquiéter, mais il fera bien d’en tenir compte pour reprendre plus fermement la direction des esprits, qui ne demandent d’ailleurs qu’à être rassurés.


Nous avons fait allusion, à diverses reprises, aux projets de réforme constitutionnelle préparés en Allemagne pour être appliqués à l’Alsace-Lorraine. La question ayant fait dans ces derniers temps un pas important, il faut y revenir avec plus de développemens ; mais comment le faire sans un douloureux serrement de cœur ? L’Alsace et la Lorraine sont pour nous comme ces membres perdus que l’on continue de sentir, dont on continue de souffrir. Nous voudrions parler de nos provinces séparées avec l’affection profonde que nous leur conservons, mais, en le faisant, nous ne sommes pas sûrs de ne pas nuire à leur cause au lieu de la servir. Pourquoi ne pas l’avouer ? Il nous est pénible aussi de voir l’Alsace et la Lorraine poursuivre leurs destinées en dehors de nous et chercher des satisfactions que nous ne pouvons pas leur donner. C’est là un sentiment qu’il faut refréner. Faisons un retour sur nous-mêmes. Ce n’est pas la faute de l’Alsace et de la Lorraine si nous n’avons rien fait, si nous n’avons rien cherché à faire pour elles depuis qu’on nous les a arrachées. Nous ne les avons pas oubliées, certes, mais les immenses responsabilités qu’il aurait fallu affronter pour les reprendre comme on nous les a prises, c’est-à-dire par la force, ont paralysé notre volonté. Toutes les fois que l’Alsace et la Lorraine écoutent les voix qui viennent de France, elles n’entendent parler que de paix. Alors, après la phase de protestation qui a été héroïque, après la phase de résignation qui a été douloureuse, n’est-il pas naturel qu’elles cherchent à améliorer les destinées auxquelles elles se sentent condamnées ? Elles restent fidèles __ à la culture française, elles gardent au fond du cœur le souvenir ému de la patrie d’autrefois, elles se livrent même à des manifestations touchantes qui réveillent les colères du vainqueur ; mais il faut bien vivre dans les conditions où le sort vous a placé, et tout ce que demandent aujourd’hui l’Alsace et la Lorraine, c’est de vivre avec leur personnalité propre, au moyen d’institutions qui leur permettent de la conserver et de la développer.

Qu’est-ce que l’Empire, en somme, sinon une agrégation de pays divers qui, sous l’hégémonie de la Prusse, ont conservé leurs caractères originaux, leur organisation propre, leur particularisme spécial ? Il a fallu sans doute sacrifier un peu de tout cela au profit de l’Empire, mais il en reste assez pour assurer la survivance ici d’un royaume, là d’un grand-duché, ailleurs même d’une petite république. L’Alsace-Lorraine demande pourquoi elle ne trouverait pas sa place dans cet organisme complexe et varié. Elle voudrait être un État comme les autres, ayant les mêmes droits qu’eux, tout en conservant ce qui l’en distingue. Son idéal serait d’être une république dans l’Empire, car elle est profondément démocratique et l’histoire ne l’a attachée à aucune dynastie. Elle se contenterait, au besoin, d’un statthalter nommé à vie. Elle voudrait enfin être représentée au Conseil fédéral et y disposer d’un certain nombre de voix. N’est-ce pas le cas des autres États ? Les Alsaciens-Lorrains revendiquent l’égalité. Mais ici apparaît le désaccord entre l’Allemagne et eux. Le gouvernement impérial a élaboré et le Conseil fédéral a approuvé un projet de constitution qui leur donne quelques-uns des droits qu’ils demandent, mais leur refuse l’assimilation à laquelle ils aspirent. L’Alsace-Lorraine resterait un pays d’Empire : elle continuerait d’être un pays conquis appartenant à tous les États confédéraux, et qui ne saurait dès lors être placé à leur niveau. Et il en sera ainsi jusqu’au jour, très lointain, où on la jugera mûre pour d’autres destinées. On ne condamne pas son particularisme ; au contraire, on déclare compter sur lui pour la détacher peu à peu de la France ; il paraît que Bismarck autrefois, dans sa vue profonde de l’avenir, a exprimé l’espoir que le particularisme alsacien-lorrain évoluerait dans ce sens ; il l’a considéré comme une force à ménager et à utiliser, Lorsque le particularisme alsacien-lorrain sera vidé de tout souvenir français, de toute inclination française, la province aura atteint ce point de maturité où on pourra l’admettre dans l’Empire avec des droits égaux à ceux des autres États. Mais qui ne voit le cercle vicieux ? Le particularisme alsacien-lorrain devra renoncer à lui-même pour obtenir, plus tard et par grâce, la satisfaction qu’il demande dès aujourd’hui au nom de sa dignité. Toute la lutte entre l’Alsace-Lorraine et l’Empire se déroule entre ces deux termes opposés : l’Alsace-Lorraine veut le droit commun, on le lui refuse ; elle veut être un État autonome au même titre que les autres, on la relègue dans une situation subalterne. Lutte tragique qui n’est pas près de finir et dont le dénouement nous échappe.

Les projets du gouvernement impérial sont au nombre de deux : le premier contient une constitution pour l’Alsace-Lorraine, le second une loi électorale. On sent, dans l’un et dans l’autre, le geste plein de réticences d’un pouvoir qui, à la fois, donne et reprend, c’est-à-dire qui a peur d’avoir trop donné dans un premier mouvement et en fait un second pour en limiter les effets. Jusqu’à présent, l’Alsace-Lorraine n’a pas eu d’organe législatif : les lois qui la régissent sont votées par le Reichstag. La constitution nouvelle lui donne l’organe qui lui manque ; elle aura désormais deux Chambres qui feront des lois. Mais pourquoi deux ? Les Alsaciens-Lorrains préféreraient n’en avoir qu’une, non pas sans doute qu’ils méconnaissent en théorie l’utilité d’en avoir deux, mais parce qu’ils savent d’avance que, si on leur donne le droit d’en élire une, et même une partie de l’autre, la majorité de cette seconde Chambre sera nommée par l’Empereur et disposera, en fait, d’un veto tout-puissant. En quoi ils ne se trompent pas. L’omnipotence impériale s’exercera par l’intermédiaire de cette Chambre haute, qui restera d’autant plus à sa discrétion que ses membres seront nommés pour un nombre d’années limité : s’ils cessent de plaire, autant dire qu’ils seront révoqués. De même du statthalter. Les Alsaciens-Lorrains désireraient qu’il fût nommé à vie, ce qui assurerait son indépendance : c’est précisément de cette indépendance qu’on ne veut pas. Enfin les Alsaciens-Lorrains demandent à être représentés au Conseil fédéral et à y disposer de trois voix ; on veut bien les leur accorder, mais seulement dans les questions économiques qui intéressent leur province : exception qui confirme la règle générale d’exclusion et en fait sentir toute la dureté. Quant à la loi électorale, le principe en est le suffrage universel. Tout citoyen âgé de vingt-cinq ans sera électeur, après un séjour de trois ans dans la commune, ce qui est long. Au premier abord, cette disposition semble assez libérale, mais elle est tempérée dans la pratique par l’introduction du vote plural. L’électeur de trente-cinq ans aura droit à deux votes, et celui de quarante-cinq à trois. Ici il est difficile de ne pas s’étonner : quel est le motif de cette pluralité de votes attribués aux électeurs plus âgés ? Celui qu’on donne est que la sagesse, la prudence, la modération sont généralement l’effet de l’âge. Soit, mais la question a une autre face qui est de nature à causer quelque étonnement. On avait dit, après la conquête, qu’au fur et à mesure que les vieilles générations disparaîtraient en Alsace-Lorraine, il en viendrait d’autres qui, n’ayant pas connu la France, ayant reçu une éducation allemande, ayant fait leur service militaire dans l’armée allemande, ne manqueraient pas d’être allemandes d’esprit et de cœur aussi bien que de nationalité légale. Ces espérances se sont-elles réalisées ? Non sans doute ; sinon, on se garderait bien de donner aux jeunes gens une voix unique, tandis qu’on en donnerait deux, ou même trois aux électeurs plus âgés. Les générations nouvelles sont donc réfractaires à l’idée allemande encore plus que ne l’étaient les anciennes. On n’avait pas prévu ce phénomène ; il se produit pourtant ; les manifestations dont nous avons dit plus haut un mot discret ont été faites par des jeunes. Est-ce à dire qu’ils ont une répugnance particulière pour la patrie allemande ? Non, mais ils veulent, non moins obstinément que leurs devanciers, rester Alsaciens-Lorrains, et leur opposition aux lois et aux mœurs qu’on leur impose prend toute la vivacité de leur tempérament. Aussi leur marque-t-on de la défiance : ce n’est peut-être pas le meilleur moyen de les ramener.

Tous ces projets ont été l’objet d’une première délibération au Reichstag : elle a été du plus haut intérêt. Il serait très injuste de ne pas reconnaître la modération dont a fait preuve le gouvernement dans son langage. M. Delbrück, secrétaire d’État à l’Intérieur, et après lui le chancelier de l’Empire, M. de Bethmann-Hollweg, ont prononcé des discours où l’on sentait le désir de bien faire, mais aussi la crainte de faire trop. Celui de M. Delbrück n’a été qu’un exposé des motifs, froid, un peu long, œuvre d’un esprit honnête. Il y a eu un accent d’humanité plus profond dans celui du chancelier. Les deux orateurs, nous l’avons déjà dit, ont parlé avec déférence, presque avec respect du particularisme alsacien-lorrain : ils veulent l’encourager, avec l’espérance finale de le voir se transformer. — L’attachement des deux provinces à la France, a dit M. Delbrück, est historiquement très naturel. Elles avaient bien, à une époque antérieure, appartenu à l’Allemagne, mais alors l’Allemagne était divisée et abaissée. En France, au contraire, elles ont connu l’avantage de faire partie d’un État unifié et puissant. Pour cette raison, les habitudes et les traditions françaises, comme aussi la littérature, ont noué un lien solide dans les classes supérieures de la société. — Si c’est là le vrai motif du vieil attachement des Alsaciens-Lorrains à la France, comment expliquer qu’ils ne s’attachent pas aujourd’hui à l’Allemagne, qui est devenue à son tour un État unifié et très puissant ? Il doit y avoir d’autres raisons à l’éloignement qu’ils éprouvent aujourd’hui pour elle. La France a ouvert largement le foyer de la patrie aux Alsaciens-Lorrains ; elle ne les a pas distingués des autres citoyens ; elle les a mis sur le même pied qu’eux ; elle leur a témoigné de la confiance et de la sympathie et elle en a naturellement trouvé chez eux. Leur sort a été tout autre en Allemagne. Après quarante ans qu’ils en font partie, on leur répète qu’ils restent la propriété commune des États confédérés et qu’ils ne peuvent pas obtenir l’égalité avec eux. Est-il extraordinaire que des différences de traitement aussi tranchées aient amené chez eux des différences de sentimens envers leurs deux patries successives ? Mais arrêtons-nous : ce n’est pas à nous qu’il appartient de dire aux Allemands ce qu’ils auraient à faire pour s’attacher les Alsaciens-Lorrains. Au surplus, quand même nous le leur dirions, il y a la manière… C’est un don qui ne se communique pas.

Nous n’analyserons pas ici la discussion du Reichstag. A l’exception d’un pangermaniste effréné, M. Liebermann de Sonnenberg, tous les orateurs ont parlé avec modération et ont soutenu leurs thèses par les meilleurs argumens. M. Bassermann, au nom des libéraux-nationaux, M. de Hertling au nom des catholiques, se sont montrés, le second surtout, plus généreux que le gouvernement. Les discours des Alsaciens-Lorrains, M. Preiss, M. Grégoire, M. l’abbé Wetterlé, ont été écoutés avec convenance et ont semé des germes pour l’avenir. « Faites aux Alsaciens-Lorrains, a dit M. Preiss, un foyer dans lequel ils se sentent bien et puissent ainsi oublier un passé heureux. Laissez-les vivre et s’arranger comme le veut leur esprit particulier. L’Empire allemand ne pourrait que gagner à suivre l’exemple de la France. Vous possédez la langue, vous possédez la force, mais il y a quelque chose que vous n’avez pas, c’est la générosité. Ce que nous demandons, ce n’est pas de la générosité, c’est de l’équité. » M. l’abbé Wetterlé a eu le principal succès ; il a été vif, pressant, spirituel. « Aucun parti nationaliste, a-t-il dit, n’existe en Alsace-Lorraine. Le malentendu provient simplement du fait que les deux populations, vainqueurs et opprimés, vivent côte à côte sans se comprendre, ni se mêler. On nous demande des garanties ; que veut-on ? Nous observons les lois, nous payons les impôts ; nous respectons les fonctionnaires autant qu’ils le méritent ; nous allons à l’école allemande ; que désire-t-on de plus ? Avec quel baromètre veut-on mesurer notre patriotisme ? Un mariage de raison peut devenir heureux, mais à la condition que l’un des conjoints ne maltraite pas l’autre d’une façon constante. Nous n’étions pas une tribu de nègres quand on nous a annexés, mais un peuple d’une culture ancienne, plus ancienne que celle des hobereaux de l’Est. Le seul crime qu’on puisse nous imputer est d’avoir été Français. » C’est, en effet, le seul crime des Alsaciens-Lorrains. Les projets du gouvernement sont maintenant devant une Commission, ils seront bientôt l’objet d’une discussion nouvelle. Ce qui montre le travail qui s’est fait dans les esprits, c’est que la grande majorité de cette Commission s’est déclarée favorable aux désirs des Alsaciens-Lorrains. Les catholiques, les nationaux-libéraux ont opiné dans leur sens ; mais il y a loin de la coupe aux lèvres, et la distance ne sera franchie, ni facilement, ni tout de suite. M. Delbrück a déclaré que le gouvernement ne ferait pas un pas de plus : voulût-il le faire, le Conseil fédéral s’y opposerait. Si la Commission, si le Reichstag surtout élargissent le projet dans le sens des aspirations alsaciennes-lorraines, le gouvernement le retirera sans doute. Situation angoissante à laquelle nous sommes condamnés à assister avec une impassibilité apparente, en dépit de l’émotion profonde avec laquelle nous en suivons les péripéties.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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