Chronique de la quinzaine - 14 février 1879

Chronique n° 1124
14 février 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1879.

Les événemens vont vite et devancent souvent toutes les prévisions, on en conviendra. Depuis un mois des crises successives et précipitées ont transformé complètement la situation de la France. De la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon, de ce septennat qui a duré moins de six ans et qui a eu ses traverses, ses orages, ses épreuves laborieuses, il ne reste plus qu’un souvenir. Ce n’est plus seulement aujourd’hui la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon qui a disparu ; c’est le ministère qui a dirigé les affaires depuis un an, qui a préparé les élections sénatoriales et que le succès semblait fortifier, c’est ce ministère lui-même qui a été conduit à se modifier, à se reconstituer par la démission volontaire de M. Dufaure, par la retraite du ministre du commerce, M. Teisserenc de Bort, du sympathique ministre de l’instruction publique, M. Bardoux, de M. l’amiral Pothuau. En peu de jours toutes les conditions politiques de la France se sont trouvées changées par cette révolution ou cette évolution intérieure à peu près imprévue du 30 janvier qui a donné à l’état un nouveau chef, qui a fait presque aussitôt de M. Gambetta un président de la chambre des députés, en même temps qu’elle a nécessité une réorganisation ministérielle.

Et avant tout, il y a un point à noter parce qu’il est une garantie, parce qu’il est à l’honneur de tout le monde, de la raison universelle, des institutions, du président de la république qui est sorti de l’Elysée comme du président de la république qui y est entré : c’est que ces transformations soudaines et inattendues se sont accomplies aussi régulièrement que possible. M. Jules Grévy est arrivé au pouvoir sans brigue de sa part, sans compétitions fiévreuses dans le parlement, sans agitations populaires. Il est arrivé*à ce poste éminent avec autant de simplicité que de droiture, avec le sentiment manifeste de l’importance de ses devoirs. Son premier message aux chambres est marqué de ce sceau de la gravité et de la mesure. Il a parlé en magistrat qui prétend ne s’inspirer que « des besoins réels, des vœux certains du pays, d’un esprit de progrès et d’apaisement, » qui est bien décidé à se préoccuper surtout « du maintien de la tranquillité, de la sécurité, de la confiance, le plus ardent des vœux de la France, le plus impérieux de ses besoins. » S’il s’est déclaré prêt à suivre la loi des majorités c’était élémentaire de sa part, et il Ta fait sans abaisser la dignité du gouvernement, sans flatter les passions. C’est certainement le plus correct des messages. M. Gambetta lui-même, en se trouvant si brusquement transporté à la présidence de la chambre à la place de M. Jules Grévy, M. Gambetta, comme pour se conformer à la pensée du chef de l’état, s’est empressé d’engager les députés à entrer dans la voie de l’étude pratique de toutes les questions qui intéressent le pays. C’est une autre manière de conseiller l’apaisement en signalant le péril des discussions irritantes et stériles. Le ministère à son tour, en se reconstituant, en faisant dans sa reconstitution la part des nouvelles nécessités parlementaires, a eu évidemment pour premier objet de rester dans les conditions d’un gouvernement sensé, et puisque le sage, le prudent et libéral président du conseil de la veille se retirait, M. Jules Grévy ne pouvait certes mieux faire que de charger M. Waddington de présider le cabinet reconstitué. C’était un choix qui prenait aussitôt une double et rassurante signification à l’extérieur comme à l’intérieur. M. Waddington avait d’ailleurs dès le premier instant des collaborateurs tout trouvés dans ses collègues de pouvoir associés à la même politique, M. Léon Say, M. de Marcère, M. de Freycinet, M. le général Gresley, et parmi les ministres qui viennent d’entrer pour la première fois aux affaires, le garde des sceaux, M. Le Royer, est un homme de sens qui sait allier à de vieilles idées républicaines une finesse naturelle d’esprit et une modération avisée. Tel qu’il est, avec ses membres anciens ou récens, le cabinet reste l’expression vivante, la représentation parlementaire et responsable de la dernière évolution accomplie dans la politique intérieure de la France.

Ainsi le chef de l’état, le président de la chambre des députés, la majorité du sénat, le ministère, tout se trouve modifié ou renouvelé à la fois. C’est une transformation complète dont le vrai caractère a encore à se dégager ou à se préciser. Eh ! sans doute, dans cet ordre qui commence, tout est nouveau, tout s’est accompli avec une correction suffisante, par le mouvement naturel et libre de la légalité constitutionnelle, et dans ces conditions nouvelles où nous entrons, où nous sommes engagés, on ne peut plus dire désormais que la république soit contestée ou menacée. C’est une situation toute républicaine par les hommes et par les choses, une situation qui s’est produite régulièrement, sans trouble, sans effraction révolutionnaire, et c’est parce qu’il en a été ainsi que cette révolution légale et pacifique du 30 janvier a été si promptement reconnue et acceptée sans contestation par le pays comme par les gouvernemens étrangers ; mais il y aurait assurément le plus grand danger à se méprendre sur la nature et les limites de ce mouvement qui vient de s’accomplir, sur ce qui l’a rendu possible et sur ce qui peut lui imprimer le caractère d’une régularité durable.

Ce serait une étrange illusion de croire que parce qu’on recueille aujourd’hui le fruit de huit années de mesure et de prévoyance on va pouvoir se donner le luxe des folies ou des imprudences, que parce que M. Jules Grévy est à l’Elysée à la place de. M. le maréchal de Mac-Mahon, parce que la république a son président, ses ministres, il n’y a plus qu’a se livrer aux infatuations du succès, aux fantaisies, aux cupidités, à l’esprit de représailles ou de domination exclusive, aux épurations jalouses. Ce serait une singulière et désastreuse légèreté de se figurer que parce qu’on a le pouvoir on pourrait tout impunément, et qu’on est libre de tout se permettre. Plus que jamais, au contraire, les républicains ont besoin de s’observer et de se contenir, parce que c’est le moment décisif où ils vont être jugés à leurs œuvres, et où la république, elle aussi, va être jugée aux garanties de sécurité, d’ordre régulier, de protection sociale qu’elle offrira. Le terrain est déblayé, comme on dit, la voie est ouverte, le cadre des combinaisons parlementaires et ministérielles est désormais élargi, soit ; mais croit-on par hasard que ce qu’il y a de plus pressant et de plus utile pour la république, qu’on veut sans doute faire vivre, ce soit de rendre le gouvernement impossible, de s’exposer à aller de crise en crise, au gré des passions extrêmes ou futiles, de tout compromettre par une politique d’agitation, d’instabilité, de réhabilitations suspectes et de vengeances rétrospectives ? C’est là justement aujourd’hui le problème dont la solution dépend non-seulement de la fermeté tranquille de M. le président de la république, de la résolution du ministère, de ce que fera le sénat, mais encore et surtout de la promptitude avec laquelle il se formera dans la chambre des députés une majorité pour appuyer une politique de raison et de modération. Tout tient à la manière dont on va se mettre à l’œuvre, à la netteté avec laquelle on abordera quelques-unes de ces questions qui sont dans l’air, qui ont été artificiellement grossies et qui restent comme un poids sur la situation, jusqu’à ce qu’elles soient résolues ou écartées.

Que prétend-on avec ces propositions d’amnistie en faveur de l’insurrection de 1871, avec ces menaces toujours suspendues de mise en accusation des anciens ministres du 16 mai ? La vérité est que ces questions, dont le gouvernement et le pays ont certainement hâte d’être délivrés, n’ont que l’importance factice que des passions bruyantes leur donnent, une importance très disproportionnée avec l’intérêt supérieur qu’il y aurait à imprimer dès ce moment à la république le caractère des régimes réguliers, à l’abri de toute réaction. Il faut voir les choses comme elles sont et non comme les radicaux se plaisent à les représenter en obscurcissant et en brouillant tout. Où y a-t-il l’apparence d’un mouvement d’opinion pour l’amnistie ? Où distingue-t-on la trace d’une émotion favorable à des insurgés qui ont profité de la présence de l’ennemi, des défaites de la France pour s’emparer de Paris, pour le ravager et l’incendier ? Des élections ont eu lieu récemment, le sénat a été renouvelé, des républicains ont été nommés en majorité, et dans cette agitation qui est restée d’ailleurs fort paisible, il n’y a eu ni désir exprimé par les électeurs ni promesses de la part des nouveaux élus. Quand on rappelle qu’il y a des blessures à guérir, de quelles blessures est-il question ? Quand on parle d’apaisement, qui s’agit-il d’apaiser ? Lorsqu’on parle de victimes, dans quel camp les cherche-t-on ? Que les répressions qui ont suivi les désastreux événemens de 1871 ne puissent pas se perpétuer indéfiniment, qu’il y ait lieu, après des années, à clore cette cruelle liquidation, à en finir de tous ces procès, à rendre la liberté aux égarés, on n’a cessé de s’en occuper ; depuis longtemps les grâces, les libérations, les actes de clémence, se succèdent sans interruption. Le dernier garde des sceaux avait pris l’initiative de mesures plus étendues, plus générales, et M. Le Royer, reprenant, étendant encore le projet de M. Dufaure, vient de présenter à son tour une loi qui porte le nom de loi d’amnistie partielle. Il propose d’assurer les bénéfices légaux de l’amnistie à ceux qui ont été graciés, d’accorder temporairement au pouvoir exécutif le droit fort exceptionnel de gracier et d’amnistier les contumaces. C’est en un mot un ensemble de combinaisons ou d’atténuations, dont le caractère juridique n’est pas toujours clair, dont la correction n’est pas toujours incontestable, mais dont la pensée politique est d’en finir avec cette importune et pénible question. Le ministère s’exécute, peut-être pour n’être pas lui-même trop vite exécuté. Il va aussi loin qu’il puisse aller ; mais il y a visiblement une limite qu’il est résolu à ne pas dépasser. En allégeant les peines, il n’entend pas effacer le crime, et le commentaire de sa loi est d’avance écrit dans cet exposé des motifs où une fois de plus il imprime le sceau indélébile de la trahison à l’insurrection de 1871 : « Insurrection, dit-il, que son nom, ses moyens d’action, les actes accomplis sous les yeux de l’étranger, son but, tout enfin dénonce comme un des crimes les plus grands qui aient été tentés contre la souveraineté nationale. » Et M. le garde des sceaux ajoute : « Cette révolte que l’histoire n’amnistiera jamais, la génération qui en a été le témoin ne saurait sans faiblesse et sans danger lui accorder la faveur du pardon. »

Rien de plus net et de plus décisif à coup sûr. C’est ce qui caractérise, domine et limite toutes ces mesures d’amnistie partielle. Le ministère fait certes la part de la clémence aussi large que possible, il ne peut pas évidemment livrer les droits de la conscience nationale, les garanties de sécurité sociale, sous prétexte de réconcilier des hommes qui n’attendent pas même d’être amnistiés pour montrer comment ils entendent s’apaiser, qui en sont déjà à braver société et gouvernement. Ces garanties et ces droits, le ministère les maintiendra résolument jusqu’au bout sans nul doute, dût-il avoir, pour les défendre, à ramener à l’ordre le conseil municipal de Paris ; il ne peut les abandonnera sans faiblesse et sans danger, » c’est M. le garde des sceaux qui le dit, et il sera sûrement soutenu par le sénat, comme il a déjà la sanction de M. le président de la république. Est-ce que sérieusement il pourrait y avoir dans la chambre des députés une majorité disposée à ne tenir compte de rien, à voter une amnistie plénière qui serait représentée aussitôt comme une sorte de désaveu de la répression de 1871 ? C’est encore incertain, dit-on, il y aura une bataille parlementaire à livrer, et c’est déjà un mal qu’il puisse y avoir un doute. La question intéresse certainement la société française tout entière, et elle intéresse aussi spécialement les républicains, car il s’agit pour eux de se dégager de toutes les solidarités compromettantes. Pensent-ils servir avec intelligence la république en proposant d’inaugurer cette phase nouvelle de son règne par un acte qui aux yeux de l’étranger surtout la confondrait avec la commune, qui ressemblerait à une faiblesse ou à une complaisance pour des souvenirs sinistres ? S’ils réussissaient, ils auraient porté le premier coup, peut-être un coup irréparable à la république, et dans tous les cas ils auraient commencé par provoquer une crise de ministère qui serait vraisemblablement le point de départ de bien d’autres crises.

Ce qu’il y a de curieux, c’est l’espèce d’attrait et de fascination qu’exercent sur certains esprits toutes les questions périlleuses, les questions faites pour agiter, pour émouvoir toutes les passions et tous les intérêts. C’est le vieux fonds révolutionnaire qui reparaît dans ces esprits toujours prêts à se jeter sur les affaires irritantes comme sur une proie. Ils poursuivent l’amnistie au profit de la commune même au-delà de la clémence permise, et ils en sont encore à méditer la mise en accusation des anciens ministres du 16 mai. Ils n’ont pas dit leur dernier mot, ils se réservent les coups de théâtre, et ils ne s’aperçoivent pas de ce qu’il y a de peu sérieux, de bizarre dans cette instruction mystérieuse qu’ils conduisent comme une affaire de l’inquisition, qu’ils ralentissent ou qu’ils reprennent selon les circonstances. Ce qui en sera, nous ne le savons pas, on ne peut rien prévoir tant qu’il n’y a pas dans la chambre une majorité visible, coordonnée, résolue à écarter toutes les occasions de troubles inutiles, de crises sans issue. Ce qu’il y a de certain, c’est que, si on se laissait entraîner dans cette voie, on se préparerait les difficultés les plus graves, les plus épineuses, et la première de toutes les difficultés serait dans la juridiction même du tribunal. Le sénat a sans doute reçu de la loi une juridiction souveraine, il peut juger ; mais qu’on songe un instant à la position qu’on créerait à l’assemblée transformée en cour de justice. Voici une affaire qui traîne depuis deux ans bientôt, qui a passé par toutes les phases, et pour arriver à une mise en accusation on aurait attendu que le tribunal fût modifié, qu’il fût renouvelé sous l’empire de certaines circonstances politiques, qu’il eût une majorité composée d’adversaires avoués. C’est se faire une étrange idée du sénat que de lui avoir ménagé de telles représailles, de lui proposer le rôle d’instrument d’une vengeance tardive, et parmi les nouveaux élus plus un n’hésiterait peut-être pas à se récuser. Et puis, que parle-t-on de procès, de mise en accusation, de jugement ! Le procès, voilà près de deux ans qu’il est plaidé sans cesse, sous toutes les formes et devant le seul tribunal compétent, celui du parlement, de la presse, de l’opinion. Les anciens ministres ont été jugés comme ils pouvaient être jugés, ils ont été condamnés comme ils pouvaient être condamnés. L’esprit de parti n’a plus rien à faire d’une cause qui appartient désormais à l’histoire. Au fond, ceux qui en parlent toujours et qui en parlent le plus vivement tiennent-ils autant qu’ils le disent à ces vengeances rétrospectives ? Les plus naïfs, ceux qui ont été exposés à des vexations dans leurs arrondissemens, qui ont eu à faire les frais d’une élection, car les élections coûtent toujours cher aux candidats, ceux-là ont de la peine à oublier leurs griefs et ne seraient pas fâchés de mettre tout le monde en accusation. Ceux qui ont le tempérament révolutionnaire seraient satisfaits d’avoir leur procès des ministres. Les politiques moins naïfs ou moins emportés tiennent avant tout à leurs documens, à leurs dépêches, à leurs rapports accusateurs : ils tiennent à opposer aux enquêtes sur le k septembre leur propre enquête sur le 16 mai. Eh bien, qu’on la publie, cette enquête, qu’on l’envoie rejoindre toutes les autres enquêtes, et qu’on n’en parle plus ! qu’on évite surtout de perpétuer ou de raviver des luttes qui ne peuvent que troubler le pays, avoir le plus dangereux retentissement au dehors et faire de la république un régime d’agitations indéfinies !

Sur toutes ces questions, sur la mise en accusation des anciens ministres comme sur l’amnistie, le cabinet, à commencer par son président, a son opinion faite et arrêtée. Il est décidé d’avance à combattre des résolutions qu’il sait dangereuses pour nos relations extérieures comme pour la paix intérieure du pays. Se désintéresser, il ne le peut pas, sous peine de devenir le complice par inertie d’incohérences qui ne feraient que s’aggraver. Intervenir avec décision, avec fermeté, c’est son rôle : ce qu’il a de mieux à faire, c’est de l’accepter sans subterfuge, sans se prêter à de petites et vaines transactions qui perdraient tout sans le sauver lui-même, qui le conduiraient au contraire à une triste chute. S’il doit rester au pouvoir, il faut qu’il garde son autorité morale intacte ; s’il est destiné à être vaincu, il doit se retirer sans s’être laissé diminuer ; c’est son intérêt et l’intérêt de tout le monde. Dans tous les cas, que ceux qui seraient disposés à jouer aux crises ministérielles, à mettre au-dessus de tout leurs passions et leurs calculs y réfléchissent bien. L’existence, la durée de la république ne dépend pas sans doute de la présence au pouvoir de tels ou tels hommes ; mais elle dépend de la fidélité invariable à une politique sensée, modérée, prévoyante, et le jour où l’on dévierait de cette politique pour entrer dans la voie des agitations, tout serait bientôt compromis. On commencerait par des crises ministérielles, on arriverait bien vite à des crises plus graves, et, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas pour le plaisir de prononcer le nom de la république que le pays resterait longtemps attaché à un gouvernement qui ne lui assurerait ni la paix ni la protection de ses intérêts les plus chers.

Depuis que la France, vaincue par la fatalité des événemens, a été réduite à ne s’occuper que d’elle-même et a encore assez de travail à se reconstituer, on ne peut plus l’accuser d’être la grande agitatrice, de menacer sans cesse le droit public et la sécurité universelle, On n’a plus comme autrefois la ressource commode de rejeter sur elle la responsabilité de tout ce qui arrive, de la représenter comme le boute-feu de toutes les querelles. Elle est assurément la première des puissances pacifiques ; elle s’est presque désintéressée des affaires du monde, ou du moins elle s’est imposé une stricte réserve de diplomatie, qui est un peu, si l’on veut, la conséquence obligée de sa situation intérieure, mais qui est aussi un système réfléchi et raisonné. Si elle va dans les congrès, c’est pour concilier de son mieux les différends ; quand elle se mêle aux questions qui s’agitent, c’est pour chercher les solutions les moins périlleuses, les plus compatibles avec la paix générale. Elle s’est fait une loi d’une impartiale neutralité, en se bornant à demander pour elle-même le respect de ses intérêts les plus élémentaires. Non, en vérité, la France n’est plus le trouble-fête universel, ses plus cruels ennemis en conviendront ; elle ne menace personne de ses velléités de prépotence ou de ses excitations, et on ne s’aperçoit pas cependant que l’Europe s’en trouve mieux. On ne voit pas que les traités soient plus florissans, qu’il y ait plus d’équité dans les rapports des peuples, dans les actes des gouvernemens, que la paix soit mieux assurée, que le droit soit moins exposé aux hardiesses de la force. Il n’y a plus le cauchemar de l’ambition française, et jamais peut-être la vie de l’Europe n’a été plus laborieuse, plus incohérente, plus incessamment menacée sous les apparences de la paix. Jamais, à parler franchement, il n’y a eu des relations plus précaires, des conventions moins sûres et un avenir moins garanti par un droit universellement accepté. Le droit public de l’Europe, c’est le secret des volontés omnipotentes qui se disputent aujourd’hui l’influence et qui ne sont pas ou ne seront pas toujours d’accord. La France du moins n’y est pour rien, elle peut se rendre cette justice. Qu’en sera-t-il maintenant de toutes ces combinaisons que la dernière guerre d’Orient a enfantées et dont la diplomatie européenne réunie à Berlin a eu la bonne, la généreuse intention de faire un ensemble acceptable et durable ? C’est ce qui s’agite encore, c’est ce qui n’est point complètement éclairci, puisqu’à chaque pas semblent surgir de nouveaux contre-temps, de nouvelles difficultés, et au milieu de ces suites confuses des plus récentes commotions, voici un incident assez inattendu, peu important par lui-même, mais singulièrement et douloureusement significatif par tous les souvenirs qu’il évêque. C’est l’abrogation pure et simple de l’article 5 du traité de Prague que l’Allemagne et l’Autriche viennent de négocier et de décider paisiblement, en tête-à-tête, aux dépens du petit et généreux Danemark, sans s’informer de l’opinion de l’Europe.

C’est le dernier mot d’une vieille histoire dont on ne parlait plus, qui semblait oubliée, et si ce dernier mot qui vient d’être divulgué a causé quelque étonnement mêlé d’une certaine émotion, c’est que cette vieille histoire elle-même se rattache à tout ce qui s’est passé depuis quinze ans, à tout ce qui se passe encore. Elle a été le commencement des conquêtes allemandes, des entreprises de M. de Bismarck qui, arrivant au pouvoir, ne tardait pas à se mettre à la recherche d’un conflit, quœrens quem devoret ! Elle rappelle cette première guerre de 1864 que la Prusse et l’Autriche engageaient contre le Danemark, et qui, après la spoliation du Danemark, allait si vite aboutir à la défaite de l’Autriche elle-même, à la guerre de 1866, au traité de Prague, consécration victorieuse de la prépondérance prussienne en Allemagne. Dans ce traité de Prague, signé après Sadowa, le 23 août 1866, il y avait un article qui, en consacrant la rétrocession à la Prusse de tous les droits de l’Autriche sur une conquête commune, sur le Holstein et le Slesvig, ajoutait cette condition ou cette réserve que « les habitans des districts nord du Slesvig devront être cédés au Danemark s’ils font connaître par un libre vote leur désir d’être réunis à ce pays. » C’était à cette époque, si l’on s’en souvient, le seul effet, le fort modeste résultat de la médiation française ; c’était un de ces actes de puérile et vaine ostentation dont la politique napoléonienne aimait à s’étourdir, dont elle a reçu le prix et que par malheur aussi elle a fait expier cruellement à la France. L’empereur Napoléon III, après avoir laissé tout s’accomplir, après avoir tout favorisé par ses connivences décousues ou par son imprévoyante inertie, croyait avoir beaucoup fait en introduisant dans les préliminaires de Nikolsbourg, puis dans le traité de Prague, la réserve du droit de plébiscite au profit des habitans du Slesvig ; il n’avait oublié que la manière d’assurer la réalisation pratique de cette condition, — qui par le fait n’a jamais été exécutée et qui était d’ailleurs une obligation diplomatiquement circonscrite entre les deux signataires, la Prusse et l’Autriche. Il n’est resté qu’un mot inscrit dans un article de traité et survivant à tous les événemens. C’est cet article 5 du traité de Prague qui vient de disparaître définitivement emportant avec lui le modeste titre des populations du nord du Slesvig et les dernières espérances du Danemark.

Les préliminaires de la négociation qui vient d’en finir avec l’article 5 du traité de Prague le disent, l’empereur d’Allemagne a fait connaître à Vienne « l’importance qu’il attachait à écarter cette modalité de la paix ; » l’empereur d’Autriche, de son côté, a reconnu « les difficultés qui s’opposent à l’application de l’article 5, » et de plus il a voulu « donner une preuve nouvelle de son désir de resserrer les liens d’amitié qui existent entre les deux puissances. » Conclusion : l’article 5 du traité de Prague est supprimé ! Voilà qui est simple et clair : l’Allemagne et l’Autriche sont d’accord, le droit réservé aux populations du Slesvig deviendra ce qu’il pourra, et le Danemark, pour sa part, n’a guère d’autre ressource que d’invoquer la justice de l’Allemagne qui vient de lui témoigner sa bonne grâce en redoublant de rigueurs à l’égard du fils du dernier roi de Hanovre, le duc de Cumberland, marié récemment à une princesse danoise. Le cabinet de Copenhague pourra aussi s’adresser à l’Europe ; il pourra protester, plaider la cause du faible, et l’Europe recevra ses protestations, elle l’écoutera avec intérêt, avec sympathie, elle ne pourra rien faire de plus ; elle s’exposerait à ne recevoir aucune réponse. On a eu l’idée peu sérieuse de supposer que cette négociation aurait été communiquée à la France, l’ancienne médiatrice de 1866, l’inspiratrice de la réserve inscrite au traité de Prague en faveur du Slesvig. Évidemment l’Allemagne et l’Autriche n’ont pas eu un instant la pensée d’appeler la France dans leur négociation, et la France, quels que soient ses sentimens, n’avait point à exprimer une opinion sur un acte qui reste tout entier sous la responsabilité de ceux qui l’ont accompli. La France y est étrangère, elle n’a point été consultée, et si elle eût été consultée, elle n’aurait pu que se récuser. Elle reste pour le moment et jusqu’à des circonstances nouvelles une spectatrice non pas indifférente, mais recueillie, attentive et impartiale des événemens.

Quant à l’Autriche, si elle s’est rendue si aisément et si complaisamment au désir que l’Allemagne lui a témoigné, c’est qu’elle y a vu probablement un intérêt particulier, c’est qu’elle n’a pas cru pouvoir refuser ce gage en échange du concours qu’elle a trouvé pour sa politique orientale. On n’en peut guère douter en rapprochant les dates, en voyant cette négociation, qui se préparait à coup sûr depuis quelque temps, arriver à un dénoûment peu après le congrès de Berlin, au mois d’octobre dernier, c’est-à-dire au moment où le gouvernement austro-hongrois avait à se débattre avec toutes les difficultés de l’occupation armée de la Bosnie. L’Allemagne a prêté son appui à l’Autriche dans le congrès, elle lui a continué son concours après le congrès, et l’Autriche à son tour n’a point hésité à délier l’Allemagne d’un engagement qui n’était pas bien embarrassant, mais qui pouvait être un ennui, qui ressemblait à un legs importun du passé. Les populations du Slesvig ont payé les frais de l’occupation de la Bosnie, et c’est ainsi que l’abrogation de l’article 5 du traité de Prague se lie à l’exécution du traité de Berlin, à la liquidation de ces affaires confuses de l’Orient, à l’application de la politique que l’Autriche peut être appelée à suivre en face de complications toujours possibles. N’importe, faire si bon marché des traités qu’on a signés et des droits d’autrui, c’est, on l’avouera, une étrange manière de donner du crédit aux traités nouveaux dont on espère profiter.

Pour le moment l’Autriche est arrivée à son but, elle a pu du moins surmonter les obstacles les plus immédiats et s’avancer sans avoir à regarder derrière elle : c’est l’avantage qu’elle a retiré de ses concessions sur le traité de Prague. Elle occupe la Bosnie, elle y est établie ou campée, et elle est vraisemblablement disposée à pousser l’occupation jusqu’à Novi-Bazar, de façon à prendre position pour toutes les éventualités en Orient. Elle a fait sa partie dans l’œuvre de Berlin. Pour le reste, la pacification de l’Orient, l’organisation des provinces ottomanes, les délimitations nouvelles, le rétablissement d’un certain ordre, tout cela, il faut l’avouer, marche lentement, laborieusement à travers d’incessantes péripéties, et ce n’est que ces jours derniers que la Russie a fini par signer à Constantinople son traité particulier avec la Turquie. A vrai dire on ne voit pas bien pourquoi, après le traité de Berlin qui a remplacé le traité de San-Stefano et par lequel on a cru tout régler, un traité nouveau et direct était nécessaire. On ne distingue pas comment une œuvre de diplomatie collective rétablissant la paix de l’Orient pouvait être tenue en suspens par une négociation séparée entre les belligérans de la veille déjà réconciliés en congrès ; mais la Russie attachait un prix singulier à cette négociation, elle tenait visiblement à lier la Turquie par des engagemens spéciaux qui, sans altérer les combinaisons principales du traité de Berlin, avaient pour elle le double mérite de faire revivre quelques-unes des clauses du traité de San-Stephano et de laisser dans ses mains un titre direct. Elle y est arrivée naturellement, elle ne pouvait que réussir et réduire à merci l’obstination turque en prolongeant la pression de la force. Elle a aujourd’hui son traité, elle a réglé ses relations avec l’empire ottoman, elle laisse à la charge de la Turquie une indemnité qui, bien qu’adoucie et ramenée au chiffre de 800 millions de francs, ne reste pas moins au-dessus des ressources du misérable trésor du sultan. La Russie, comme tous les créanciers de la Porte, ne peut évidemment compter que sur une réorganisation administrative et financière de la Turquie, si le miracle est encore possible.

Dans tous les cas, la première condition est que ce malheureux empire recouvre, au moins dans ce qui va lui rester, une ombre d’indépendance, et ce nouveau traité a cela de bon de limiter désormais une lourde et coûteuse occupation étrangère, de fixer à une date de trente-cinq jours après la ratification le départ des troupes russes. Cette retraite définitive de l’armée du tsar est assurément un point important pour la régularisation de tous les rapports en Orient, pour la réalisation de la première condition de la paix. Malheureusement, tandis que la Russie semble régler ses affaires avec la Turquie, elle s’engage d’un autre côté dans une sorte de conflit avec la Roumanie, à propos de la délimitation de la Dobrutscha. La Roumanie, non sans raison, tient au moins à garder une certaine liberté de communication avec la province qu’elle se serait dispensée d’accepter, qui lui a été imposée en échange des territoires qu’elle a été obligée de rétrocéder à la Russie, et c’est là justement l’occasion du conflit qui est venu réveiller toutes les susceptibilités de la Roumanie, d’une alliée que les Russes ont déjà blessée au vif. L’incident n’ira pas bien loin sans doute, il n’est pas moins singulier et significatif. Les Russes se querellent encore avec les Roumains ; les diplomates turcs, d’un autre côté, en sont toujours à batailler avec les Grecs au sujet de la frontière nouvelle que la diplomatie européenne tient à donner au royaume hellénique, de sorte que cette grande confusion turque est loin d’être éclaircie et que ces malheureuses affaires d’Orient ne sont peut-être pas si près d’être finies. Bien des difficultés peuvent s’élever encore avant d’arriver au terme.

Que, malgré tout, l’exécution du traité de Berlin, patiemment conduite, doive finir par prévaloir, que le sentiment de la paix doive, au bout du compte, dominer toutes les résistances et même les mauvais vouloirs, c’est assez vraisemblable. L’Angleterre, quant à elle, ne laisse pas échapper une occasion de témoigner sa confiance. Elle y est intéressée, puisque dans toutes ces affaires elle a gagné des positions matérielles, un surcroît d’influence morale, une autorité diplomatique renaissante. Le ministère anglais vit de ces succès que lui a procurés la politique de lord Beaconsfield, de lord Salisbury, et à l’approche de la session qui va se rouvrir, l’opposition elle-même ne laisse pas de témoigner quelque hésitation. Il y a comme un secret embarras dans les discours que le chef du parti libéral aux communes, le marquis Hartington, vient de prononcer comme pour préparer les prochains débats parlementaires. M. Gladstone seul n’est jamais embarrassé ; mais M. Gladstone est devenu un irrégulier par ses excentricités. L’opposition régulière représentée par le marquis Hartington veut bien critiquer la politique ministérielle, elle la critique même vivement ; elle hésite à proposer elle-même une politique différente qui risquerait de choquer le sentiment anglais. d’est par là que le ministère a acquis une force singulière : il a flatté le sentiment national, il a réussi à rendre à l’Angleterre une position qu’elle n’avait pas eue depuis longtemps. Les succès de lord Beaconsfield ont fait oublier les hardiesses, les témérités de son imagination. Le danger, à part les affaires intérieures, ne peut venir pour lui que de deux questions qui vont être passionnément agitées.

Le ministère a réussi jusqu’à ce moment dans la guerre de l’Afghanistan. L’armée anglaise a vaincu tous les obstacles, elle n’a éprouvé aucun revers sérieux. Rien n’est fini cependant, et si les armes britanniques ont tout leur prestige, la question politique reste entière dans sa gravité, avec tout ce qu’elle peut provoquer de complications pour l’avenir. Voici, d’un autre côté, un incident aussi pénible qu’inopportun né d’une de ces expéditions lointaines que l’Angleterre, elle aussi, se permet quelquefois. Au sud de l’Afrique, dans la colonie du Cap, le gouverneur anglais, lord Chelmsford, est engagé dans une guerre contre un petit roi barbare, contre des peuplades sauvages, et une colonne anglaise vient d’être presque entièrement détruite. Les hostilités ne peuvent être sérieusement reprises, l’affront ne peut être vengé qu’après l’arrivée de nouveaux renforts. L’émotion a été extraordinaire à Londres, et l’Angleterre ne laissera sûrement pas en détresse les défenseurs qui portent son drapeau contre les Zoulous ; mais on ne manquera pas d’accuser encore une fois l’esprit d’aventure de lord Beaconsfield, et cette cruelle échauffourée du Cap est peut-être une arme dangereuse tombée tout à coup aux mains de l’opposition à la veille même d’une session où vont se débattre tant de questions qui intéressent la grandeur de l’Angleterre.


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.


Le Théâtre en Angleterre depuis la conquête jusqu’aux prédécesseurs immédiats de Shakspeare, par M. Jules Jusserand. Paris, 1878, Hachette.


Les savantes études de M. Taine et les travaux plus récens de M. Mézières nous ont fait connaître jusqu’à nos jours l’histoire de la littérature anglaise depuis l’époque relativement éloignée où le génie national trouva son expression déjà complète avec les Greene, les Peele, les Hash et tant d’autres qui précédèrent de quelques années seulement Shakspeare ; et nous pouvons suivre avec certitude, comme la nôtre, cette brillante histoire dans tout son développement, avec ses clartés subites, ses périodes tantôt lumineuses, tantôt assombries, toujours dominées par l’immortel éclat du poète d’Othello. Cependant, à mesure qu’elle est satisfaite, notre curiosité demande davantage, et aujourd’hui la recherche des origines est devenue si nécessaire et si goûtée que nous n’acceptons pas volontiers ces obscurités qui nous cachent les premiers siècles et couvrent comme d’un voile toute une époque dans le passé. Dans la nuit du moyen âge, à travers les enthousiasmes et sous l’effort de la renaissance, pendant l’effondrement qu’amena la réforme, l’ancien esprit saxo-normand ne s’est-il pas manifesté ? Le goût public n’a-t-il pas subi de profondes atteintes et, s’il ne s’est pas modifié malgré ces violentes influences auxquelles l’Europe entière obéissait, ne devons-nous pas en rechercher les causes et remonter plus loin, depuis Shakspeare pendant la réforme, la renaissance, jusqu’au moyen âge, pour y trouver le principe d’une aussi grande vitalité ?

M. Jusserand vient de faire cette exploration : il nous présente dans son livre les origines du drame anglais et il en reconstitue l’histoire depuis la conquête jusqu’aux prédécesseurs immédiats de Shakspeare. Ce sont d’abord les fêtes, pour la cour, pour le peuple, les masques, joyeux divertissemens où l’art dramatique prend de jour en jour une part plus large ; puis, sous l’influence de la noblesse et du clergé, les mystères ou miracles, drames religieux rapidement identifiés qui du couvent passèrent dans l’église et de l’église dans la rue : une immense faveur les accueille, et le peuple ne se lasse pas de ces représentations de carrefour, de ce spectacle nouveau qui plaît à son imagination, dont la grosse licence le fait rire et dont l’éclat l’éblouit et le charme, car « il y avait des machines, des damnés engloutis, une barque traversant la scène. » Mais enfin le clergé s’alarme, les mystères ont perdu leur caractère édifiant ; en 1384, l’évêque de Winchester interdit vainement ces drames satiriques ou scandaleux que la foule applaudit pendant cinq cents ans et dont quelques-uns furent joués malgré la réforme, et du vivant même de Shakspeare. Toutefois, avec le temps, le caractère en avait changé : au fond de la pensée toujours naïve et sincère, nous découvrons peu à peu le germe du drame ou de la comédie future et, dans les textes originaux que nous fournit en abondance M. Jusserand, il est facile de voir se glisser un à un dans les mystères la plupart des élémens qui formeront un jour le théâtre national anglais.

Cependant l’idée religieuse n’était pas la seule qui demandât au théâtre son expression, et la philosophie, qui ne passionna guère moins tous les esprits à la fin du moyen âge, voulut aussi se vulgariser ; les moralités nous montrent alors sur la scène, non pas ces acteurs à la fois joyeux et graves qui interprétaient la Bible au goût du jour et dans le rude langage de la foule, mais de pures abstractions personnifiées ; vertu, vice, innocence, luxure, audace, chrétienté, science, nature, mort, prennent tour à tour la parole, discutent, et ce n’est pas sans étonnement que nous voyons les spectateurs de ce temps-là écouter et suivre avec un patient intérêt ces obscurs et interminables débats, car ce qui faisait le principal attrait des mystères, la vie, manque aux moralités, et, le plus souvent, on n’y trouve que des sermons dialogues. Cette partie du livre de M. Jusserand n’en est cependant pas la moins curieuse ; bien que le-sujet semble aride, il est même à regretter que l’auteur ne lui ait pas donné plus de développement et qu’il se borne à observer, sans nous permettre d’en bien juger par nous-mêmes, que les moralités tendent à se rapprocher de la comédie de caractère ; sans doute les explications de l’auteur sont ingénieuses et son parallèle entre. la comédie de caractère et le drame de Shakspeare nous fait comprendre l’importance de son observation ; mais il ne faut pas, dans un livre où l’érudition domine, craindre d’éclairer le lecteur par des exemples multipliés.

La farce prend place aussi parmi les élémens qui formèrent le théâtre national : à côté du nom célèbre de Chaucer, l’auteur nous fait connaître celui de John Heywood, qui semble avoir reporté sur la scène la finesse et l’esprit de ce charmant conteur ; mais bientôt, avec les anonymes, la farce change de nature et se rapproche de la comédie ; le théâtre anglais a déjà son caractère national assez déterminé pour lutter contre l’envahissement de la renaissance et ne pas se laisser entraîner, avec la France et l’Italie, à ce retour rapide vers le passé. Les secousses de la réforme même ne l’atteignent pas : un instant l’incertitude, le trouble, paralysent sa vitalité. Les classiques veulent transformer, les moralistes veulent supprimer ; la cour elle-même donne l’exemple, mais cet enthousiasme sans spontanéité pour les anciens n’aboutit qu’à l’euphuism, langage précieux et ridicule qui fut de mode au début du règne d’Élisabeth : le goût du peuple triomphe et s’impose, le drame reste romantique.

Nous nous rapprochons dès lors des poètes déjà connus ; — masques, mystères, moralités, drame ou comédie, tout s’est confondu sous une même tendance, et ces élémens réunis n’ont fait que préparer et fonder ce monument du théâtre anglais que Shakspeare va bientôt immortaliser. L’auteur consacre la fin de son livre à nous faire connaître les poètes dont les œuvres présentent déjà un certain caractère d’unité et que les prédécesseurs immédiats de Shakspeare ont fait oublier, et, à l’aide de textes importans, par des observations minutieuses, il leur rend la juste part de gloire qui leur revient. — Nous devons surtout lui savoir gré d’avoir comblé dans l’histoire littéraire une lacune de plus de cinq siècles et d’avoir apporté dans ce travail de découverte, au milieu de documens si variés, une méthode et une netteté précieuses. Sans être exempt de certains reproches, son livre, avant lui, n’était pas fait, et les historiens pour lesquels il aura éclairé de nouvelles voies pourront le compléter, mais non pas le refaire : il est à regretter que M. Jusserand, qui ne craint pas les généralisations hardies et les rend intéressantes quand il met en parallèle l’Angleterre et la France, trahisse parfois une fougue, un emportement, qui tiennent le lecteur sur la défensive.


PAUL D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.

Le directeur-gérant, C. BULOZ.