Chronique de la quinzaine - 14 février 1863

Chronique n° 740
14 février 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1863.

La discussion de l’adresse au corps législatif est terminée. À quelques-uns elle a paru fort vive, d’autres l’ont trouvée trop contenue. Nous ne prendrons pas la peine de dire quelle est celle de ces deux appréciations qui nous paraît la mieux fondée. Cette discussion nous eût confirmés davantage, si cela eût été nécessaire, dans le sentiment que nous professons pour les débats de l’adresse selon le système français. Nous n’avons aucun goût, on le sait, pour cette délibération encyclopédique où toute la politique du pays et du gouvernement est passée en revue en quelques séances, et qui ne doit aboutir à aucune conclusion pratique. Nous sommes convaincus que l’usage des longs débats de l’adresse a beaucoup nui autrefois à la popularité du gouvernement parlementaire en France. Le nombre et la mesure des discours n’y étaient point proportionnés à l’importance des résultats ; il était impossible que les instincts du pays ne fussent point choqués à la longue de ce défaut d’harmonie. Encore, sous le régime parlementaire, cette campagne de harangues avait-elle au moins une raison apparente. Les ministres étaient alors responsables devant les chambres ; l’existence des cabinets dépendait des votes parlementaires : l’adresse alors était l’occasion naturelle de poser, comme on disait, la question de confiance. Ce prétexte, dont on abusait jadis, n’existe plus même aujourd’hui. À la vérité, les occasions de grands débats politiques étant parcimonieusement fournies au corps législatif actuel et nos députés n’étant plus investis du droit d’initiative, il faut bien profiter de l’adresse pour laisser un peu voir ce qu’on pense. Les inconvéniens de ce mode de discussion n’en subsistent pas moins. Les questions y sont soulevées avec une incohérence inévitable. Ceux qui les abordent sont pénétrés d’avance du sentiment de leur impuissance. L’opposition par exemple n’a pas même besoin d’être avertie par un triomphant ministre-orateur, pour savoir qu’au vote, et encore dans un vote où il est question non plus de déplacer des ministres avec la politique qu’ils personnifient, mais de substituer des mots à des mots, elle ne réunira que cinq voix. Ainsi entendue, ainsi pratiquée, ainsi limitée, la discussion de l’adresse fait ressembler un corps politique à un de ces congrès scientifiques qui se réunissent ici ou là au temps des vacances, ou mieux à ces debating societies, à ces conférences où d’honnêtes et studieux jeunes gens s’exercent avec une émulation généreuse à l’art de Ja parole publique.

Nous ne sommes donc exaltés ni par les discours que nous venons de lire ni par les votes auxquels nous venons d’assister. Qu’on ne nous suppose point pourtant plus sceptiques et plus indifférens que nous ne le sommes en réalité. Nous avons pris l’habitude de nous contenter de peu, et ce peu, dont se nourrit notre abstinence, nous avons su le trouver encore dans les exercices dont le Palais-Bourbon vient d’être le théâtre. Nous y avons trouvé après tout la conservation d’une tradition qui a de quoi encourager nos espérances, la tradition de la discussion des grandes affaires du pays. Nous en avons remporté aussi une impression générale qui peut servir de matière à des réflexions sérieuses. Les débats de l’adresse s’étaient ouverts sous une influence favorable. Les paroles de liberté que l’empereur avait prononcées dans sa harangue aux exposans récompensés résonnaient encore à toutes les oreilles. Il semblait que de si hauts encouragemens dussent porter bonheur aux idées de liberté dans les premières délibérations de la représentation du pays. Nous aimions à croire que le discours de l’empereur serait comme un texte sommaire et fécond que les orateurs du gouvernement auraient à cœur de développer en amplifications éloquentes. Notre attente a été déçue, il est vrai ; mais notre déception est compensée par un double effet moral, piquant parce qu’il est imprévu, mais qui ne paraît point sans importance lorsqu’on songe à l’avenir du pays. Loin de nous la pensée de vouloir diminuer le mérite de MM. les ministres-orateurs ; nous devons même déclarer que le talent de MM. Baroche et Billault nous paraît d’autant plus digne d’être admiré que le cercle où il leur plaît de le déployer est plus resserré par les conditions de la politique dont ils sont les organes officiels ; mais nous ne dirons rien de désobligeant pour ces ingénieux et diserts avocats du gouvernement, si nous proclamons une vérité reconnue par tout le monde : c’est que l’empereur est plus libéral que ses ministres. La supériorité du libéralisme impérial sur le libéralisme ministériel est un fait qui a ressorti avec éclat de la dernière discussion de l’adresse. C’est l’empereur qui nous proposait naguère le grand exemple de la liberté anglaise ; cependant, lorsque des voix libérales revendiquent notre assimilation à l’Angleterre dans la liberté, les ministres-orateurs récusent la comparaison en oubliant qu’elle nous a été signalée comme le but et la récompense de nos efforts. C’est l’empereur qui a reconnu que nos institutions ont besoin d’être améliorées, qui nous a invités à développer parmi nous l’énergie spontanée des individus, et cependant, si on leur dénonce les entraves que rencontre chez nous l’énergie spontanée des citoyens dans la législation de la presse, dans les élections, dans les manifestations les plus essentielles de la vie publique, les ministres-orateurs demeurent confondus de surprise, et veulent nous persuader, — aucun tour de force ne décourage le talent, — que nous sommes comblés de libertés et que c’est presque une ingratitude de notre part d’en réclamer davantage. MM. les ministres-orateurs, nous aimons à le répéter, ne nous ont prouvé cette année qu’une chose, c’est qu’ils sont moins libéraux que l’empereur. Ils ne sont pas des ministres parlementaires, et pourtant jamais ministres parlementaires n’ont plus complètement couvert la couronne qu’ils n’ont réussi à le faire en matière de libéralisme. Les élèves d’ordinaire vont bien au-delà des paroles du maître et quelquefois les compromettent en les exagérant ; c’est le contraire qui arrive ici, et jamais maître n’a eu d’élèves plus circonspects. Nous ne nous plaignons point de ce contraste, puisqu’il est tout à l’avantage du chef de l’état, et qu’il sert la gloire de l’empereur mieux que ne le saurait faire la flatterie la plus consommée. Malheureusement l’attitude que les ministres viennent de prendre dans les questions libérales produit un contraste d’une autre sorte, et qui n’est pas moins surprenant.

Depuis six ans, l’opposition est représentée au sein du corps législatif par cinq députés. Ce chiffre est désormais devenu mémorable ; il sera conservé dans l’histoire comme une pittoresque révélation de l’esprit de notre époque, quel que soit d’ailleurs le jugement qu’il plaise à la postérité de porter sur nous. Que si l’histoire donne raison à la politique du gouvernement, elle s’écriera : La France, de 1857 à 1863, fut si heureuse, si bien réconciliée avec elle-même, si justement satisfaite et fière de son sort, qu’il ne se trouva dans le corps législatif que cinq mécontens ! — Que si l’histoire devait porter sur notre temps un jugement contraire, elle dira… autre chose, en ajoutant toujours la même conclusion : Et il n’y eut pas plus de cinq dissidens ! L’article 42 de la constitution, doctement interprété par M. Troplong, nous interdit de décerner des apothéoses aux députés. Nous ne croyons pas manquer à l’esprit de cette sage prohibition, si nous promettons une célébrité impérissable aux cinq députés qui ont personnifié l’opposition au sein de cette législature, d’autant plus qu’ils n’auront point été seulement remarquables par l’exiguïté de leur nombre. Je me transporte par la pensée dans un avenir reculé, je me représente dans cet avenir un de ces esprits curieux, sagaces, qui travaillent dans la poussière des bibliothèques à la savante résurrection du passé. — Ils n’étaient que cinq, dira cet esprit chercheur, et la tradition nous apprend que, sur les cinq, trois seulement, doués d’éloquence, prenaient quelquefois la parole. Sans doute ce furent leurs discours qui épouvantèrent leurs contemporains et firent autour d’eux le vide de la terreur. C’étaient des démagogues. Ils furent élus par les quartiers populaires de Paris, par ces quartiers qui sont restés comme des personnifications enflammées de la révolution française, de ce Paris qui a toujours absorbé en lui le génie de la France, et qui, sous tous les régimes, débordant ou contenu, n’a jamais cessé d’être une véritable république. Ils étaient les représentans d’un parti que les contemporains, dans un mouvement de poétique effroi, désignèrent par la couleur du feu et du sang : ils étaient rouges ! — Je me figure la curiosité palpitante du Michelet de l’avenir lorsque, au moment de débrouiller ce bizarre mystère des cinq, il portera une main gourmande sur les volumes du Moniteur qui transmettront à la postérité les momies de l’éloquence de ce temps-ci. Dérouté, stupéfait, il subira l’influence de l’étrange contraste dont nous voulons parler. En face de la politique stationnaire de nos ministres-orateurs, les discours de nos rouges prendront à ses yeux l’aspect d’une modération imprévue et incroyable ! De deux choses l’une, ou l’historien futur nous jugera en nous comparant à nos prédécesseurs et à la tradition française, ou il nous jugera avec les idées de son temps. S’il nous compare à nos pères, à nos maîtres, à cette mâle lignée qui va de Mirabeau à Royer-Collard, quel mécompte ! De quoi auront l’air à ses yeux nos rouges de 1863, présentant sous la forme la plus adoucie, avec toute sorte de précautions de langage, réduites à l’état de milk and water, ces grandes vérités politiques que nos maîtres nous signifient depuis quatre-vingts ans d’une voix d’oracle et avec des accens de tonnerre ? Si l’historien nous juge avec les idées de son temps, que seront devenues à ses yeux les hardiesses du nôtre ? car nous sommes de trop bons courtisans pour ne pas croire avec l’empereur que l’avenir appartient à la liberté à l’anglaise, et non à l’autocratie à la russe. On aura donc été audacieux en 1863, on aura été révolutionnaire, on aura été rouge, et on n’aura été que cinq parce qu’on aura proposé quelques principes qui furent des lieux-communs dans le passé et qui ne seront plus pour l’avenir que des vérités triviales, parce qu’on aura soutenu que la vérité du suffrage universel réclame la liberté électorale et tout le cortège des libertés politiques qui sont les conditions nécessaires ou les attributs naturels de la souveraineté populaire, parce qu’on aura prétendu dans le pays de Montesquieu que, même à l’égard de la presse, il faut maintenir la séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, parce qu’on aura cru que la France doit être guidée dans sa politique extérieure par les principes que la révolution devrait avoir fait prévaloir dans sa politique intérieure ; qu’il ne lui sied ni en Italie de maintenir un pouvoir théocratique contre les vœux d’une nation, ni au Mexique d’aller renverser un gouvernement par une intervention étrangère, ni aux États-Unis de favoriser indirectement une séparation fomentée par l’esclavage, et qui tend à détruire une république dont la création, le génie et l’exemple ont en 1789 si puissamment encouragé l’émancipation de la France, ni enfin, dans nos relations avec une puissance despotique comme la Russie, d’oublier les griefs imprescriptibles et le martyre toujours renaissant de la Pologne. — Voilà en somme, grâce à la politique nous ne voulons pas dire rétrograde, mais, nous le répéterons, stationnaire, de nos ministres-orateurs, les énormités par lesquelles se singularisent nos cinq. La postérité n’y verra-t-elle pas plutôt des miracles de modération ?

Nous aurions mauvaise grâce à prolonger par d’inutiles redites les échos de la discussion de l’adresse. Ce n’est point que nous soyons détournés de cette tâche ingrate par l’épouvantail qui s’est un instant dressé devant les journaux la semaine dernière. Un avis officieux de l’administration, qui les rappelait à l’observation de l’article 42 de la constitution, a fait craindre un moment aux journaux qu’ils ne fussent privés de la faculté dont ils jouissaient depuis deux ans de discuter les opinions émises dans les délibérations des chambres. Le malentendu causé par cet avis du ministère de l’intérieur est aujourd’hui éclairci. L’article h1 de la constitution, le premier jurisconsulte du gouvernement, M. Troplong, l’a reconnu, n’interdit point la discussion des séances des chambres dans la presse ; il n’a pour objet que de prévenir ou de réprimer « ces comptes-rendus indirects et disséminés qui jadis, sous prétexte de faire apprécier la séance, n’étaient qu’une caricature insultante et la satire des personnes. » On nous pardonnera si nous avouons que ces paroles de M. Troplong, récemment reproduites, nous ont remis en mémoire un homme d’un rare esprit qu’une mort prématurée a enlevé à la France, mais qui s’est fait une place originale dans la littérature politique de notre époque nous voulons parler d’Armand Marrast. Grâce au commentaire de M. Troplong, on dirait que l’article 42 de la constitution a été tracé sous la préoccupation du souvenir des polémiques d’Armand Marrast. Il faut se vieillir de vingt ans pour évoquer la figure de l’un des plus remarquables journalistes de ce siècle. Les idées quelquefois, mais plus souvent les hommes que nous aimons, ont eu cruellement à souffrir des coups de cet agile et malicieux lutteur ; mais les blessures reçues dans les luttes politiques doivent être facilement pardonnées et oubliées. L’esprit n’a pas peur de l’esprit ; l’esprit est volontiers indulgent, volontiers équitable envers l’esprit. Lui-même, Marrast, nous le savons pour avoir été témoins de ses fines émotions d’auditeur, observait cette loi à sa manière. Si jamais l’on veut reconstruire cette dernière et brillante époque du régime représentatif en France, si l’on veut peindre ces luttes qui mettaient aux prises les Guizot, les Thiers, les Berryer, les Lamartine, les Dufaure, il ne suffira point de recourir aux discours de ces grands orateurs il faudra aller rechercher dans les comptes-rendus passionnés ou satiriques du National les impressions d’un assistant auquel la prévoyance politique a fait peut-être défaut, mais qui possédait toutes les sensibilités lumineuses de l’artiste. Marrast, comme critique et comme journaliste, était digne de faire la partie de ces maîtres de l’éloquence. Nous ne serions pas surpris si les hommes éminens que nous venons de nommer ne prenaient pas plus de plaisir à se revoir dans les caricatures à la plume de ce spirituel adversaire que dans les lignes maladroites et les tons faux des portraits officiels. Hélas ! une législation n’était point nécessaire pour imposer silence à Marrast : la mort s’était chargée de ce soin, la mort qui l’a frappé, après le triomphe éphémère et la défaite de sa cause, dans une pauvreté où s’est révélée l’intégrité de son caractère, et qui sera le solide honneur de son nom.

Au surplus, quelques-unes des questions qui ont été traitées îi propos de l’adresse reviendront peut-être sous une forme plus pratique dans la discussion du budget. Parmi ces questions, nous plaçons au premier chef celle du Mexique, qui affecte si péniblement nos finances. On peut se faire une idée de la fâcheuse influence de l’affaire du Mexique à cet égard en lisant l’intéressante brochure que M. Casimir Perler vient de publier sur la .situation financière en 1863. A proprement parler, les critiques que M. Casimir Perier adresse au ministre des finances à propos des incidens de l’exercice 1862 retombent en plein sur l’expédition du Mexique. Ce sont les frais de cette guerre qui ont empêché que le budget de 1862 se soldât en équilibre ; ce sont les développemens de l’expédition qui ont entraîné la nécessité du crédit supplémentaire qui est demandé à la chambre et des traites fournies du Mexique sur notre trésor, et dont l’émission a anticipé ce crédit. Les observations piquantes présentées par M. Perier à propos de ces traites montrent qu’il existe une lacune dans notre organisation financière. Les documens officiels laissent en effet un point important dans l’obscurité. Aucun crédit n’étant légalement ouvert, le trésor a été cependant engagé par l’émission des traites fournies pour les besoins de la marine et de la guerre. Comment une telle opération a-t-elle pu s’accomplir ? Le ministre des finances a-t-il autorisé préalablement la répartition entre la marine et la guerre d’un crédit qui n’existait pas ? Les ministres de ces départemens ont-ils pris sous leur responsabilité le parti d’engager le trésor suivant les besoins révélés de l’expédition ? Nous l’ignorons. En Angleterre, croyons-nous, la division de la responsabilité est parfaitement établie dans la prévision de circonstances et de nécessités analogues. Le département ministériel où se manifestent des besoins imprévus s’adresse par correspondance au premier lord de la trésorerie, chef du gouvernement, lequel, s’il fait droit à la demande, transmet l’ordre par lettre au chancelier de l’échiquier, qui est le véritable ministre des finances, de fournir les ressources réclamées, et régularise ultérieurement la situation en réclamant du parlement un bill d’indemnité, et en publiant dans le livre bleu la correspondance échangée. En France, le premier lord de la trésorerie est l’empereur. Il nous semble que, pour le bon ordre, les choses devraient se passer comme en Angleterre lorsqu’il se présente un cas semblable à celui qui motive aujourd’hui un crédit supplémentaire. Les ministres qui ont un besoin de fonds imprévus devraient adresser à l’empereur la justification écrite de leurs demandes ; l’empereur, après avoir contrôlé et approuvé ces demandes, devrait envoyer l’ordre écrit au ministre des finances de les ordonnancer ; enfin tous les documens de la transaction devraient être publiés et soumis à la chambre en même temps que le crédit supplémentaire, véritable bill d’indemnité, y serait apporté. Le corps législatif aura donc à rechercher comment les choses se sont passées à propos des 24 millions demandés pour la guerre et la marine, et dont le crédit a été devancé par l’émission des traites fournies du Mexique pour compte du ministère de la marine. Ce sera également à lui de réclamer, s’il y a lieu, que l’on comble une lacune importante dans notre procédure financière. Les observations de M. Casimir Perler auront servi à la découverte de ce vice latent. Quant aux mécomptes que M. Perler signale dans l’expérience du premier exercice de la réforme financière, nous avouerons que nous n’en sommes point frappés au même point de vue que lui. M. Perier semble regretter l’ancien système des crédits supplémentaires par ordonnance ou par décret. Quant à nous, nous préférons le nouveau système. — Mais vous rentrez, dit-on, dans les crédits supplémentaires ! Il y a une grande différence. Avec la routine des crédits par décrets, on dépensait sans compter, et il arrivait parfois que l’action législative n’intervenait qu’un an ou dix-huit mois après la dépense faite. Aujourd’hui, même dans les cas très exceptionnels où, par une nécessité inévitable, en l’absence des chambres, la dépense aurait anticipé le crédit supplémentaire, il faudra avoir recours à un bill d’indemnité immédiat, c’est-à-dire que le gouvernement ne pourra agir que sous le contrôle très prochain de l’assemblée représentative. Dans des besoins aussi pressans, on n’aura pas toujours sous la main la ressource d’une négociation de traites comme celles qui sont tirées du Mexique, lesquelles, grâce à la hausse de l’agio de l’or à New-York, se négocient à des conditions exceptionnellement avantageuses, et n’arriveront pas à échéance avant que la situation ait été régularisée par un vote de la chambre. Il faudra donc habituellement, en des cas semblables, recourir à une convocation extraordinaire du corps législatif. Le mode actuel nous paraît ainsi bien préférable à l’ancien système des crédits par décrets. Il va sans dire que la valeur pratique de ce procédé dépend des deux forces qui ont à l’employer, du moteur et de la résistance, de la direction de la politique générale et du contrôle exercé par la chambre. Il est clair que cette organisation financière, pas plus que toute autre, n’a la vertu de contraindre la direction de la politique générale à la prudence et à l’économie, et la chambre qui vote l’impôt à la vigilance et à la sévérité. A notre avis seulement, si la direction de la politique générale se laisse emporter à des entraînemens de dépense, et si la chambre, par négligence et par mollesse, ne résiste pas à ces entraînemens, les fautes commises des deux côtés deviendront, grâce au nouveau système, plus faciles à découvrir, et les bons citoyens seront mieux armés pour les dénoncer au public. Nous sommes confirmés dans cette opinion par récrit même de M. Casimir Perier, qui nous fait sentir avec plus de force que jamais tout le poids des charges financières imposées à la France.

Tandis que chez nous la discussion de l’adresse a rempli plusieurs séances du corps législatif, en Angleterre, où la liberté de discussion ne connaît pas d’entraves, le vote de l’adresse dans les deux chambres du parlement n’a occupé qu’une séance. Il n’a été question, dans un tournoi de paroles à armes émoulues, que de la politique à suivre à propos de la détresse du Lancashire, de l’attitude que l’Angleterre doit garder devant le grand différend américain, de la position qu’elle doit prendre en Chine, où l’on craint de provoquer un état de choses à peu près pareil à celui qui existe à Constantinople, et d’avoir bientôt un autre empire ottoman sur les bras. Le pays qui redoute le moins la discussion est celui même où les choses ont été discutées de la façon la plus simple et la moins oratoire. Il ne faut pas croire pour cela que les questions qui intéressent la grandeur et la fortune de l’Angleterre seront plus négligemment contrôlées et serrées de moins près dans le cours de la session. Au contraire : seulement, comme la discussion est d’usage et de droit quotidien, comme elle n’est pas fermée, ainsi que cela arrive chez nous, après quelques jours de liberté de la parole, nous allons voir chacun des détails de l’administration publique arriver à son heure, à son jour, à l’occasion propice, devant le grand juiy du parlement et de l’opinion nationale. L’opposition, qui par déférence pour la reine, semble craindre de produire un trop grand ébranlement, va livrer le combat au ministîère sur des questions en apparence secondaires, mais qui tiennent pourtant une grande place dans les préoccupations du pays. Nous voulons parler des questions qui se rattachent aux dépenses militaires : la marine et l’armée ; — c’est le point sur lequel le ministère prête le flanc. Exagération des dépenses, médiocrité ou impuissance des résultats, 400 millions de francs de dépenses annuelles de plus qu’au temps de sir Robert Peel, et une flotte et des canons dans lesquels on a moins confiance cependant qu’alors, voilà les deux bases des accusations portées contre le cabinet anglais. Notre collaborateur, M. Xavier Raymond, aux mois de juin et de juillet 1862, appelait ici l’attention publique sur cette singulière situation qui provient de résultats dont l’impuissance semble grandir en raison même de l’accroissement des dépenses. Ses études, qui ont été très remarquées en France, avaient produit de l’autre côté du détroit un effet réel ; elles défrayèrent l’an passé les derniers débats de la chambre des communes. Ceux qui portent quelque intérêt à ces questions si nouvelles de marine et d’artillerie, ceux qui veulent suivre les prochains débats du parlement anglais auront profit à connaître des aperçus auxquels les événemens et l’administration de lord Palmerston elle-même viennent de donner encore raison. On sait déjà que le budget présenté en 1863 à la chambre des communes apportera dans les dépenses militaires de l’Angleterre une réduction de plus de 100 millions, et il semble en outre que le cabinet de la reine est disposé à reconnaître la justesse des critiques de l’écrivain sur l’organisation anglaise. Aujourd’hui le contrat qui lie le gouvernement à sir William Armstrong vient d’être dénoncé. On a reconnu enfin, après y avoir gaspillé des centaines de millions, que ses inventions en artillerie ne sont que des choses impraticables, impossibles, et en même temps que l’on condamne définitivement le canon Armstrong, dont on avait fait tant de bruit, on ne condamne pas moins réellement la conception de l’amirauté en matière de bâtimens cuirassés. La nomination de M. Reed au poste, créé pour lui, de constructeur en chef de la marine est la meilleure preuve qui se puisse donner de la sûreté d’appréciation avec laquelle M. Raymond avait jugé l’organisation des arsenaux et de l’amirauté anglaise. Il aura eu raison théoriquement et pratiquement, comme les frégates cuirassées de M. Dupuy de Lôme auront eu raison du Warrior et du Black Prince, comme le canon rayé du colonel Treuille de Beaulieu aura eu raison du canon de sir William Armstrong. Ce sont là de beaux succès pour la France ; si chez nous on pouvait parler des affaires publiques comme on le fait de l’autre côté du détroit, quelle faveur ne s’attacherait pas aux noms de ces deux hommes si distingués, et que la Revue est heureuse d’avoir contribué pour sa part à mettre en lumière !

Nous ne désirons pas moins que l’événement donne raison à M. Raymond sur un autre point. Il réclame vivement la formation d’une escadre de bâtimens cuirassés à substituer à l’ancienne escadre d’évolution qui subsiste encore officiellement, qui coûte toujours de grosses sommes au budget de la France, mais qui depuis tantôt un an n’existe plus que d’une façon nominale, car personne n’en a entendu parler malgré l’importance des événemens qui sont survenus dans le Levant et dans la Méditerranée. Qui donc parmi le public pourrait dire où se trouve notre escadre d’évolution, dans quels parages elle navigue ? qui même peut-être sait qu’elle existe encore ? Il n’y aurait pas seulement économie à la remplacer par une escadre de bâtimens cuirassés, il y aurait encore et surtout avantage au point de vue de ces arts de la marine auxquels, nous croyons l’avoir démontré, la France a fait faire de très grands progrès.

Quoi qu’il en soit, c’est sur la question des dépenses militaires que se livrera en Angleterre le grand combat politique. Par les réductions qu’il propose, par la condamnation du système de sir William Armstrong, par la reconstitution d’un corps du génie maritime, le ministère Palmerston a déjà fait de très grandes concessions, et il n’est pas impossible que ces concessions ne le raffermissent. L’opposition se vante, en réunissant toutes ses nuances, de pouvoir mettre en ligne une majorité de 15 à 20 voix dans la chambre des communes ; nous doutons encore cependant que toutes ces fractions soient d’accord pour user de leur avantage numérique et renverser le ministère. M. Cobden et M. Bright se laisseront-ils pousser par leur dépit contre lord Palmerston jusqu’à une coalition avec M. Disraeli ? Les tories, qui retrouvent si souvent leur propre tempérament dans le caractère si anglais de lord Palmerston, ne frissonneront-ils pas à l’idée de se trouver dans le même lobby avec les radicaux pour venger les rancunes de l’école de Manchester ? Puis lord Derby, qui sait si bien et qui prouve si grandement par lui-même qu’il n’est point nécessaire d’être ministre pour exercer une influence prépondérante sur les destinées de son pays, lord Derby surmontera-t-il la répugnance que le pouvoir lui inspire ? Comme l’opposition anglaise conserve toujours la liberté vraie de la parole et de la discussion, comme elle peut toujours jouer devant la nation un rôle actif et digne, il lui est permis de trouver préférables son influence et sa qualité d’opposition de sa majesté à la possession du pouvoir obtenue par des combinaisons artificielles et des pratiques compromettantes. Ce désintéressement est son honneur et son bonheur, enviée en cela par les oppositions d’autres pays où l’on est obligé de tout risquer pour conserver une situation avouable, et même quelquefois pour pouvoir seulement affirmer son existence.

La nation de l’Europe où en ce moment se joue avec une énergie douloureuse le drame du désespoir poussé à bout par l’oppression est la nation polonaise. Pendant deux ans, la protestation des Polonais a été passive : les troupes russes n’avaient en face d’elles que des foules désarmées, des femmes, des enfans, qui se laissaient sabrer en chantant des hymnes et des prières ; c’était jusque dans les églises, au pied des autels, qu’une domination sauvage allait chercher ces singuliers séditieux. L’effet moral de cette protestation unanime était grand sur les officiers qui commandent l’armée russe en Pologne. Il faut le dire à l’honneur de la plupart des officiers russes, ce spectacle de la Pologne qu’ils avaient sous les yeux ébranlait leurs âmes. Unis à l’Europe occidentale par les idées, par l’éducation, par le sentiment patriotique de tout ce qu’il reste à faire à leur pays pour se mettre intellectuellement et moralement au niveau de la France et de l’Angleterre, ils ressentaient l’horreur et le dégoût de la tache qui leur était imposée. Ils comprenaient l’impuissance de la force matérielle contre la vitalité d’un peuple. Ils reconnaissaient que la Russie n’est pas chez elle en Pologne, et qu’un peuple ne naturalise pas son ascendant sur un autre peuple par la violence et la cruauté. Or est-ce qu’aujourd’hui la Pologne est passée de son propre gré de l’attitude passive à l’insurrection ? Peut-on parler, ainsi que l’a fait naguère un ministre, de ce qui arrive en Pologne comme de l’œuvre de passions insurrectionnelles ? Il ne saurait y avoir de doute sur cette question. L’insurrection, c’est le gouvernement russe qui l’a faite ; elle a été pour les Polonais le dernier refuge, l’extrémité à laquelle on les a acculés par des actes que nous n’aurions jamais crus possibles en Europe et dans le temps où nous vivons.

Les sentimens d’humanité et d’honneur de l’Europe ne peuvent pas permettre que l’on donne le change sur le point de départ de cette insurrection. C’est l’abominable recrutement qui a fait la révolte. Conçoit-on quelque chose de plus inique et de plus odieux que cette prétendue conscription ? Il s’agissait de prendre à la Pologne des recrues pour les incorporer dans l’armée russe : première injustice, car les Polonais ont droit, par les traités, à posséder une armée nationale, et ne sont légalement tenus de servir que dans cette armée. Le service dans l’armée russe équivaut à les dénationaliser, à dénaturer leur existence tout entière, à les déporter, pendant quinze ou vingt ans, sous le régime le plus abrutissant, dans les régions les plus lointaines et les plus sauvages de l’empire. Seconde injustice : le recrutement, qui ne s’opère pas dans les autres parties de la Russie, est infligé exceptionnellement cette fois aux populations de la Pologne. Dans cette rigueur, l’égalité des chances serait au moins envers les victimes un semblant d’équité ; non, on décide arbitrairement que les populations rurales seront exemptées de la conscription, et que la levée ne frappera que les villes. Là, après une troisième injustice, s’arrêtera-t-on enfin, et laissera-t-on désigner par le sort les malheureux élus qu’attend l’armée russe ? Non encore ; au lieu de laisser faire par le sort des conscrits, on fait un triage de proscrits : c’est l’autorité qui désigne ceux dont elle veut se débarrasser, que l’on veut déporter, et ces malheureux, on va les saisir ou plutôt les arracher à eux-mêmes, à leurs familles, à leur patrie, par la force et dans la nuit. On les emprisonne dans les citadelles ; puis le journal officiel de Varsovie les raille froidement en osant dire que jamais l’opération du recrutement ne s’est accomplie aussi tranquillement. Enfin le journal officiel de Saint-Pétersbourg, dévoilant avec une audace incompréhensible le secret de cette conspiration d’un gouvernement contre des gouvernés, nous apprend que, les chefs de l’opposition polonaise étant par l’émigration hors d’atteinte, il a bien fallu frapper de misérables instrumens ! Voilà comment on a fait une insurrection polonaise. Pauvres insurgés, qui n’ont été d’abord que des fuyards poussés dans les bois par une persécution froidement préméditée et entreprise sans pitié !

Devant de tels actes, ce n’est pas seulement de la douleur que l’on éprouve, c’est une amère humiliation. Ces hommes qu’on traite ainsi, ils nous sont unis par les liens les plus vivans qui attachent les peuples aux peuples. Ils appartiennent à une nation qui vit depuis des siècles dans le cercle de la civilisation occidentale. Leur religion est la nôtre. Ils ont, en des jours mémorables, sauvé la chrétienté. Ils se sont mêlés à nous dans les mêmes guerres, ils ont partagé nos victoires et partagé nos malheurs. Ils nous ont fourni non-seulement des généraux et des soldats, mais des savans, des écrivains, des ministres. Nous avons eu avec eux les relations sociales les plus douces. Et notre amitié ne suffit pas pour les préserver de pareils traitemens de la part d’un gouvernement qui a paru cependant briguer notre alliance ! Oui, qu’on le sache en Russie et partout, cette pensée humilie la France.

Nous ne voulons point être injustes envers l’empereur de Russie et moins encore envers la nation russe ; mais nous ne comprendrons plus ni le gouvernement ni la société russe, si l’on continue à vouloir traiter la Pologne comme les empereurs romains traitaient les premiers chrétiens. La société russe et son gouvernement ont montré surtout dans ces derniers temps pour la France une inclination qui nous honorait, dont nous leur étions reconnaissans. De quelle sympathie n’avons-nous pus accompagné l’empereur Alexandre dans ses sincères et vertueux efforts pour l’abolition du servage ! avec quelle joie ne l’avons-nous pas vu renoncer à l’affreux et funeste système de l’empereur Nicolas ! On a toujours, même en la combattant, rendu justice à l’esprit dont le prince Gortchakof animait la diplomatie russe. Les Russes n’ont jamais été accueillis en France avec plus de cordialité et de bonne grâce. L’empereur Alexandre, la société russe veulent-ils donc creuser de nouveau en Pologne un abîme entre eux et la France ? Comment la diplomatie russe pourrait-elle prendre devant l’Europe la cause des chrétiens d’Orient, si la situation actuelle de la Pologne devait durer ? Les Turcs ont-ils jamais fait de notre temps rien de pareil à ce que le gouvernement russe vient de tenter en Pologne ? Mais quoiqu’il y ait en Russie une sorte de vieux parti turc, le parti des anciens amis de l’empereur Nicolas, quoique les hommes de ce parti relèvent la tête, et à Moscou, à Saint-Pétersbourg, osent comparer l’insurrection polonaise à la révolte des ci payes, nous ne croyons pas que les horribles sentimens qui portent ces gens-là à comparer le patriotisme d’une nation chrétienne au fanatisme des instrumens de Nana-Sahib puissent prévaloir dans la généreuse jeunesse militaire, dans la société cultivée de Russie et dans le cœur de l’empereur Alexandre IL La Pologne est un grave problème pour la politique russe ; elle n’en viendra pas à bout avec les cruelles boutades du marquis Wielopolski ; elle ne peut le résoudre qu’en écoutant les inspirations les plus élevées de libéralisme et d’humanité.

N’est-il pas possible d’aider du dehors le gouvernement russe à sortir de cette difficulté d’une façon conforme aux sentimens de la civilisation européenne ? Nous aimerions à nous le persuader. Après avoir fait sentir à la Russie la puissance de la France, l’empereur Napoléon III a tendu une main amie à l’empereur Alexandre. L’état de la Pologne fournit à l’empereur Napoléon III l’occasion de rendre un service éminent à son allié, et de lui faire entendre des conseils vraiment amicaux. L’empereur Alexandre et la société russe pourraient profiter beaucoup à de tels conseils cordialement demandés. En tout cas, il leur importe plus de conserver leur place dans l’Europe civilisée que d’exercer sur la malheureuse Pologne les cruautés d’une nouvelle conquête ; ils feront donc mieux de ménager les sentimens unanimes de la France que de chercher une fragile sécurité dans des conventions militaires avec la Prusse, qui choqueraient le principe des nationalités, violeraient le principe de non-intervention, offenseraient notre droit public, et inquiéteraient la France dans ses intérêts et dans son honneur.

e. forcade.
CRISE MINISTÉRIELLE EN ESPAGNE.


La politique de l’Espagne vient de glisser dans une crise dont la gravité est justement dans ce qu’elle a d’indécis et d’obscur, mais qui, à quelques égards, ne pouvait avoir rien d’absolument imprévu en présence de la tension croissante qui s’est depuis quelque temps manifestée dans le mouvement des opinions, dans les polémiques, dans les rapports du gouvernement et des partis. Il y a un fait qui s’est vu quelquefois dans tous les pays constitutionnels et qui se reproduit presque invariablement au-delà des Pyrénées, c’est qu’un vote d’opposition du parlement n’ébranle pas un ministère, et qu’un vote favorable, fût-il presque unanime, ne le fait pas vivre. C’est ce qui vient d’arriver encore à Madrid. Le lendemain du jour où un vote de confiance couronnait les discussions passionnées d’où sortaient les adresses du sénat et du congrès, le ministère du général O’Donnell était pris subitement de défaillance et était obligé de se reconstituer. Ce n’est pas tout : ce cabinet reconstitué lui-même avait eu à peine le temps de vivre qu’il a eu ce qu’on pourrait appeler une rechute par la démission soudaine du ministre de la justice, M. Pastor Diaz, et cette crise nouvelle a conduit aussitôt à la suspension des cortès, qui à son tour va conduire sans doute à un acte plus décisif, la dissolution et une élection générale. Ce qu’il y a de plus grave peut-être, ce n’est pas cette dissolution d’une chambre qui touchait à la fin de son existence légale, c’est que l’élection se fasse en présence et sous les auspices d’un pouvoir assez difficile à définir, qui n’est plus ni l’ancien ministère ni le nouveau, et qui ne garde son identité, sa signification que parce que c’est toujours ie même homme, le général O’Donnell, qui en reste le chef. En tout ceci d’ailleurs, les chambres n’ont rien fait : elles ont voté pour l’ancien cabinet, voté pour le nouveau, entendu des explications et des interpellations, et en définitive elles ont été les témoins plutôt que les promotrices de cet imbroglio, qui a commencé et qui se termine en dehors de leur action apparente.

D’où viennent donc ces crises successives que nulle manifestation parlementaire, que nul vote du moins ne provoque ou n’explique? Elles sont le phénomène de cette situation de l’Espagne où il y a une sorte de dissonance permanente entre le jeu extérieur des institutions et le mouvement réel des choses, où les votes d’une majorité artificielle et docile ne sont qu’une expression équivoque ou inexacte du travail des esprits et des opinions. Depuis cinq ans déjà, le général O’Donnell est au pouvoir, et, à n’observer que le fait matériel, il a réussi sans nul doute à maintenir une situation qui avait toutes les apparences de la force; il a réussi en tenant groupés autour de lui, par son énergique ascendant, des hommes de tous les partis, conservateurs et progressistes, sous ce drapeau de l’union libérale qu’il arborait dès le premier jour. C’était assurément une heureuse pensée d’élever au-dessus de tous les anciens partis en dissolution un drapeau fait pour rallier les hommes de bonne volonté de toutes les fractions constitutionnelles. Malheureusement jusqu’ici cette union libérale a été un mot sonore, un expédient, bien plus qu’une politique, et le plus clair a été cette association, factice ou intéressée, de personnalités disparates partageant la fortune d’un ministère uniquement préoccupé de vivre. Avec cette unique préoccupation de vivre, la première condition était de ne rien faire, sous peine de réveiller la guerre au sein d’une majorité qui avait elle-même tout intérêt à ne point se montrer difficile. Aussi n’a-t-on rien fait, ou à peu près. Il y a cinq ans qu’une loi plus équitable sur la presse est réclamée, préparée, reconnue nécessaire par le gouvernement lui-même : elle est encore en projet, et en attendant la presse a vu pleuvoir sur elle les amendes, les saisies, les procès, en vertu d’une loi excessive moralement condamnée par tous. Depuis plusieurs années, des lois sur l’administration provinciale et municipale sont péniblement élaborées : elles voyagent d’une chambre à l’autre, et toutes les fois qu’elles reparaissent, elles sont un brandon de discorde. Au lieu d’être libérale, la politique intérieure de ce ministère de cinq ans s’est réfugiée dans un système d’atermoiement ou d’inaction, réduite souvent à subir les influences réactionnaires qui s’agitent au palais, et avec lesquelles elle avait à compter. Quant à la politique extérieure, elle s’est personnifiée dans M. Calderon Collantes, un homme satisfait de lui-même, qui laissera sûrement des traces peu glorieuses dans la diplomatie espagnole, qui a passé sa vie à mettre de l’ordre dans ses contradictions, à se créer des embarras par ses dépêches, à les aggraver par ses discours, et à s’expliquer sans jamais se faire comprendre. En un mot, le cabinet du général O’Donnell a passé cinq ans à vivre, malgré ses actes et sa politique, en ménageant une majorité unie par des intérêts et maintenue dans l’obéissance par une volonté énergique.

Qu’est-il arrivé? C’est qu’un secret et profond malaise s’est rapidement accru, c’est que le ministère, sans cesser d’avoir dans les chambres une majorité numériquement considérable, s’est moralement affaibli, tandis que l’opposition, progressiste ou modérée, qui ne comptait que quelques représentans dans les cortès, s’est sentie plus forte, a essayé de se coaliser à son tour, et a recommencé avec une énergie nouvelle une guerre devenue peut-être plus dangereuse. Dans le camp ministériel lui-même, les dissidences se sont élevées et multipliées. Le cabinet a vu s’éloigner successivement de lui des libéraux modérés comme MM. Pacheco, Pastor Diaz, Rios Rosas, Manuel Bermudez de Castro, Armero, des progressistes comme MM. Cantero, Gomez de la Serna, Santa-Cruz. La question du Mexique est survenue et n’a pas peu servi à augmenter la confusion, d’autant plus qu’ici venait se joindre un mécontentement véritable et mal dissimulé du pays. Il est certain en effet que la nation espagnole n’a point été satisfaite dans son orgueil du rôle qu’on lui a fait jouer militairement et diplomatiquement au Mexique, que ce sentiment a été partagé par des hommes publics de toutes les opinions, et il en est résulté cette situation où le ministère, persistant à soutenir le général Prim par une sorte de fatalité plus que par conviction, a vu se lever devant lui ceux-là mêmes qui l’avaient représenté à Paris, M. Mon, le général José de la Concha, pour mettre en cause toute sa politique. Matériellement, le ministère sortait encore victorieux de cette épreuve ; au fond, il avait reçu une grave et dangereuse atteinte. L’hostilité passionnée de M. Gonzalès Bravo ou de M. Olozaga n’aurait eu aucun effet sans doute; le vrai péril, la vraie menace pour lui était dans l’attitude de beaucoup de ses amis, dans ces dissidences qui se multipliaient et s’aggravaient, et c’est ainsi que le vote de confiance qui couronnait la discussion de l’adresse dans les deux chambres n’était qu’une expression trompeuse, peu exacte de la situation réelle, de la force véritable du gouvernement. Vainqueur dans le scrutin, le ministère n’était pas moins moralement frappé à mort, si bien que, dans un des premiers conseils qui suivaient ces débats parlementaires, la question de la retraite ou tout au moins d’une reconstitution du cabinet s’élevait naturellement. La vérité est que « le navire faisait eau, » suivant une expression portée depuis aux cortès. M. Posada Herrera se retirait pour raison de santé, comme il l’a dit, M. Negrete, ministre de la justice, pour accompagner M. Posada Herrera dans sa retraite, M. Calderon Collantès parce que la question qu’il aurait voulu ajourner avait été brusquement posée par un de ses collègues, et en fin de compte le premier ministère du général O’Donnell mourait d’une démission collective en pleine possession d’une majorité incontestable. Comment était-il mort? La cause était claire : M. Posada Herrera, outre les considérations de santé accueillies par le rire incrédule du congrès, donnait une raison plus sérieuse : « Nous avons présenté notre démission, disait-il, par un sentiment patriotique, pour éloigner toute espèce de difficultés, » c’est-à-dire pour laisser le général O’Donnell maître de rétablir l’intégrité de l’union libérale.

C’était en effet le général O’Donnell qui recevait immédiatement de la reine la mission de reconstituer le cabinet plus qu’à demi démembré, et il le recomposait en appelant à exercer le pouvoir avec lui le général Serrano comme ministre des affaires étrangères, M. Pastor Diaz comme ministre de la justice, tandis que le marquis de la Vega de Armijo passait des travaux publics à l’intérieur, à la place de M. Posada Herrera. Or quelle était la signification, la portée de ce changement? Ici commence un nouvel ordre de péripéties dont les explications données devant les cortès n’étaient que le premier acte. Cette modification n’avait aucun sens, elle n’était qu’une combinaison dont toute la signification était dans la personnalité du général O’Donnell, ou c’était une avance faite à ceux qui s’étaient séparés du précédent cabinet soit sur des questions extérieures, soit sur des questions intérieures, soit sur toutes à la fois. Le général Serrano, qui arrivait de la Havane, où il était comme gouverneur, avait blâmé vivement, ouvertement, les actes du général Prim dans l’expédition du Mexique, et avait paru toujours incliner vers un système d’action commune avec la France. M. Pastor Diaz était un des dissidens de la fraction de M. Bios Rosas. Là était justement la difficulté. Si le général O’Donnell n’avait pris que les hommes pour en faire des ministres sans adopter aucune de leurs idées, il n’avait nullement dénoué la crise, et il restait à savoir si ses nouveaux collègues se prêteraient à ce jeu; s’il était animé d’un désir sérieux, sincère de conciliation, s’il subissait la nécessité d’une politique nouvelle, il abaissait sa fierté devant des adversaires de la veille, et il risquait de froisser la majorité qui l’avait soutenu jusque-là. Cette situation équivoque éclatait dès le premier jour, lorsque le nouveau cabinet se présentait devant les chambres. D’un côté, le général O’Donnell, tout en parlant de conciliation, déclarait que rien n’était changé, que la politique était toujours la même, qu’il n’y avait que quelques hommes de plus; d’un autre côté, M. Pastor Diaz, qu’on pressait d’interpellations, à qui on rappelait un non retentissant qu’il avait prononcé au sujet de la politique du précédent cabinet, répondait d’une façon significative, quoique modérée : « J’avais dit non à la politique du gouvernement dans certaines questions. Ce non est dit, je ne le renie pas, et non-seulement je ne le renie pas, mais sans ce non ma présence sur ce banc n’aurait pas de raison d’être; sans ce non et d’autres non, il n’y aurait pas eu les doutes et les perplexités qui ont produit la crise. Une modification du cabinet n’eût pas été possible, et elle eût été même absurde... » Et en présence de ces déclarations à demi voilées M. Rios Rosas lui-même ajoutait : « Le gouvernement a aujourd’hui toute ma bienveillance, et j’ajoute qu’il est possible, qu’il est probable que demain il aura tout mon appui. « 

Au fond, on était dans la confusion, et tout était à faire encore, tout était à éclaircir. M. Rios Rosas attendait avec des dispositions favorables; d’autres députés à leur tour, au nom de l’ancienne majorité, se retranchaient de même dans l’expectative, mais en laissant entrevoir leur hostilité, si la politique changeait. C’était une crise qui n’avait fait que changer de forme. Il est certain toutefois qu’il y a eu un moment où des négociations sérieuses ont été engagées avec M. Rios Rosas pour arriver à une complète intelligence ; mais, au moment même où ces négociations étaient engagées, le ministre de l’intérieur, le marquis de la Vega de Armijo, déclarait à l’improviste et avec une sorte d’affectation dans le congrès que le gouvernement adoptait l’opinion déjà formulée par la majorité du congrès sur la loi municipale : c’était justement un des points de dissidence. Dès lors tout a été rompu, M. Pastor Diaz a donné sa démission, et les hostilités allaient sans doute recommencer plus ardentes, lorsque le ministre d’état, le général Serrano, se rendait au sein du congrès avec un décret de suspension en attendant la dissolution. Maintenant quel est le caractère de ce cabinet ainsi démembré, reconstitué et remanié encore? Ce n’est plus ni l’ancien ministère, ni le nouveau. Un seul fait apparent, c’est la prédominance du général O’Donnell absorbant en lui le pouvoir, éclipsant ses collègues, posé en personnage nécessaire entre la reine et les partis, et, comme pour confirmer ce fait, le successeur de M. Pastor Diaz est un magistrat sans nulle signification, sans couleur politique, M. Aurioles, tandis que le ministère de la marine est échu à M. Ulloa, qui ne doit cette élévation qu’à la faveur du président du conseil, et que le ministère de l’intérieur reste entre les mains du marquis de la Vega de Armijo, également dévoué à la fortune du duc de Tetuan.

Cette situation n’est pas sans péril, en présence surtout d’une élection générale où toutes les passions vont s’agiter. Sans être décrétée encore, cette élection s’annonce déjà avec tous les caractères d’une lutte énergique où le gouvernement fera sans doute tout ce qu’il pourra pour avoir la victoire, et où les oppositions de toute nuance à leur tour combattront avec toute leur fougue, unissant vraisemblablement leurs efforts, acceptant tout pour vaincre, pour abattre le cabinet. En un mot, ce sera une lutte extrême, et c’est là véritablement le côté grave et dangereux de la situation actuelle de l’Espagne : c’est ce fait d’une personnalité, si vigoureuse qu’elle soit, suspendant en quelque sorte à son profit le jeu naturel des institutions, se posant seule en bouclier de la monarchie et la compromettant avec elle dans le conflit des opinions; c’est ce fait en présence duquel M. Rios Rosas, s’arrêtant un moment il y a un mois à peine, disait avec un sentiment trop alarmé, il faut le croire : « Aujourd’hui le bien n’est nulle part, et on dit : Il est vrai que nous sommes mal à l’intérieur et pire à l’extérieur; mais que faire? Irons-nous vers l’inconnu? Devons-nous risquer de tomber dans le chaos? — Je crois, moi, que nous ne pouvons être dans le chaos plus que nous n’y sommes, et que pour en sortir il faut un suprême effort, parce qu’aujourd’hui encore du chaos peut jaillir la lumière; demain il n’en pourra sortir qu’un autre chaos, et s’il est certain que les fréquens changemens de pouvoir tuent les gouvernemens et les partis, la persistance dans les situations mauvaises tue aussi les gouvernemens et blesse les pouvoirs. » Il n’est pas prudent de pousser les situations à ce point où des hommes passionnés peut-être, mais d’un esprit éminent et renommés pour leur fidélité à la .monarchie, font entendre de telles paroles.


CH. DE MAZADE.


BEAUX-ARTS.

HERCULE AUX PIEDS D’OMPHALE,
TABLEAU DE M. CHARLES GLEYRE.


Ce n’est pas la première fois que la Revue, signale au public le talent d’un peintre que nous ne connaissons guère à Paris que par son tableau du Soir, au musée du Luxembourg, et par une gravure, il est vrai très populaire. d’après la Séparation des Apôtres. Le tableau que vient de terminer M. Gleyre, Hercule aux pieds d’Omphale, va peut-être nous quitter, comme l’ont fait la plupart de ses devanciers, et le moment où on peut encore le voir à Paris est celui où il importe d’en dire quelques mots. Gustave Planche, qui ne se bornait pas, ainsi que l’ont prétendu des mécontens, dans sa probe et sévère critique, à combattre le mauvais goût et à fustiger les caprices et les engouemens du public, mais qui a su dans l’occasion, et avec une sagacité et un bon sens qui se sont rarement démentis, devancer et éclairer l’opinion, écrivait, il y a bien des années déjà : « M. Gleyre conçoit l’art dans sa plus haute acception, et ne l’a jamais confondu avec l’industrie. C’est à cette cause qu’il faut rapporter le petit nombre de ses œuvres. Bien des peintres qui ne possèdent pas la moitié de son savoir multiplient sans effort des compositions qu’un jour voit naître et périr. Contens d’eux-mêmes, ne rêvant rien au-delà de ce qu’ils font, ils donnent volontiers le signal des applaudissemens, et parfois la foule consent à les croire sur parole. Bientôt le bruit cesse, et la toile applaudie retourne au néant. La renommée de M. Gleyre n’est pas aujourd’hui ce qu’elle devrait être. Il ne s’agit pas en effet, dans le domaine des arts, de compter, mais bien de peser les œuvres. Si M. Gleyre n’occupe pas encore le rang qui lui appartient, j’ai la ferme confiance que l’heure de la réparation n’est pas éloignée. » Depuis le jour où M. Planche écrivait ces lignes, les œuvres de M. Gleyre se sont multipliées, sa réputation a grandi, et cependant il est loin d’avoir dans la masse du public cette popularité qui s’attache tôt ou tard à un talent dont la force et la sévérité plaisent aux difficiles et aux délicats, et qui possède en même temps le charme et la grâce qui séduisent la foule.

Faut-il attribuer cette sorte d’indifférence du public à une humeur un peu sauvage que l’on prête à M. Gleyre ? Il est certain qu’il fuit les applaudissemens bruyans avec autant de soin que d’autres les recherchent. Le public, sollicité de toutes parts, a besoin pour s’émouvoir qu’on lui fasse au moins quelques avances. Il est préoccupé de bien autres intérêts, et dans notre siècle la réputation des artistes qui méritent le mieux ce nom s’est faite lentement, témoin Géricault, Ingres, Barye. Cependant M. Gleyre n’est point méconnu ; il est au contraire très vivement apprécié par les personnes qui s’occupent d’art sévère, entouré d’élèves qui le respectent d’autant plus que, loin de s’en faire une sorte de cortège en leur imposant, comme il n’est que trop d’usage dans les écoles, sa doctrine personnelle et sa manière, il encourage chacun d’eux à développer librement ses aptitudes et à suivre la voie qui convient le mieux à son talent. C’est à d’autres causes qu’il faut attribuer cette sorte de demi-jour qui environne encore son nom. Les œuvres de M. Gleyre ont eu peu de publicité. La plupart de ses tableaux ont passé directement de l’atelier de l’artiste dans les musées ou dans le cabinet des amateurs. On ne les a vus ni dans les expositions publiques, ni chez les marchands ; on ne les connaît pas. Quelques-uns de ses ouvrages les plus importans sont hors de France à cette heure, et dans des conditions telles qu’il est peu probable qu’ils reviennent jamais dans ce pays. Les Bacchantes, dont un journal a donné une très insuffisante gravure, sont à Madrid; la Mort dit major Davel, l’importante et admirable composition les Helvétiens faisant passer les Romains sous le joug, sont au musée de Lausanne, la Nymphe Écho à Cologne, la Séparation des Apôtres, ainsi que le saint Jean dans l’île de Pathmos, dans je ne sais quelle église de province, le Déluge en Angleterre. Il en reste, il est vrai, un certain nombre à Paris : la Pentecôte, la Vierge avec les deux Enfans, la Diane chasseresse, le Retour de l’Enfant prodigue, Ruth et Booz, Nausicaa, Vénus Pandémos, le Sommeil du Loup, Daphnis et Chloé; mais, je le répète, ces tableaux ne sont connus que des amateurs, très peu du public. Ceci nous amène à dire un mot des expositions,

M. Gleyre n’expose pas. A-t-il raison? Si j’étais peintre et que je ne prisse conseil que de mon goût, je n’exposerais probablement pas mes tableaux. L’utilité des expositions d’œuvres d’art me semble au moins contestable, et dans tous les cas les inconvéniens qu’elles présentent sont tellement manifestes qu’il faudrait être aveugle pour ne pas les apercevoir. Qu’irait faire, je le demande, un ouvrage délicat, d’un dessin pur, d’un coloris sobre dans ce pêle-mêle ? Se représente-t-on une Madone de Raphaël au milieu des tableaux qui peuplent nos expositions? Tout au plus produirait-elle l’effet d’une voix pure dans un orchestre discordant; mais, en admettant même que l’auteur de quelque œuvre de choix dût au bon goût des ordonnateurs de nos expositions de ne pas voir son tableau écrasé entre deux batailles, se figure-t-on quelle influence pourrait avoir à la longue sur le public cette protestation muette et éloquente? La beauté a fait bien des miracles. Qui sait si la voix pure n’aurait pas raison du tapage? Je conviens qu’il faut du courage et de l’abnégation pour affronter une cohue où celui qui crie le plus fort a presque toujours raison, qu’il faut quelque philosophie pour entendre sans s’émouvoir tant de louanges banales et d’irritantes critiques; mais je sais bon gré pour ma part à ceux de nos artistes sérieux qui, malgré le désavantage que leur donne un engouement que je ne peux nier pour les œuvres violentes, exagérées, emphatiques, persistent à jouer courageusement une partie presque désespérée. Il ne faut d’ailleurs pas se méfier par trop du goût public. Nous touchons peut-être au moment de la réaction, et je me souviens d’avoir vu avec quelque étonnement et beaucoup de plaisir la foule, la vraie foule, quitter sans regret cinquante mètres de peinture militaire pour entourer un portrait d’un très bon caractère, la Jeune Fille à l’œillet, de M. Flandrin. Il me semble enfin que les argumens que l’on fait valoir contre nos expositions telles qu’elles sont organisées perdent toute leur force lorsqu’il s’agit de la publicité discrète que les œuvres des artistes contemporains trouvent dans la salle du boulevard des Italien ou dans la galerie de M. Goupil, et nous ne pourrions approuver une abstention désormais sans motif et même sans prétexte.

La légende d’Hercule et d’Omphale et les circonstances du séjour du héros en Lydie sont connues. Nous nous bornerons à les rappeler en quelques mots. Après avoir tué Iphitus, Hercule fut attaqué d’une maladie terrible, et l’oracle de Delphes lui annonça qu’il ne guérirait que s’il consentait à passer trois ans en esclavage et à donner la moitié du prix de sa liberté à Eurytus, père de sa victime. Il fut vendu par Mercure pour la somme de trois talens à Omphale, reine de Lydie, qui s’éprit de lui et l’épousa. Tels sont les traits principaux d’une fable que les poètes et les peintres de tous les temps ont brodée de mille manières. Le tableau de M. Gleyre est conçu dans les données les plus simples. Sous un portique de la plus belle architecture dorienne, Omphale est assise sur un solium richement orné. A sa gauche, l’Amour tient d’une main la massue d’Hercule et s’appuie du bras droit sur les genoux de la reine. De l’autre côté, le fils d’Alcmène, accroupi sur la peau du lion de Némée, armé de la quenouille, roule le fil léger dans ses doigts maladroits. Omphale, moins occupée à jouir de sa victoire qu’à triompher d’avoir vaincu, le regarde d’un air dédaigneux et railleur. Tout le tableau est dans ce regard, Omphale n’aime pas; sa grâce et sa beauté ont subjugué le héros, c’est assez. L’expression malicieuse et perfide de l’Amour complète le sens de cette scène; ces jeux-là lui sont familiers. Il ne faut certes pas demander à cette belle Omphale l’innocente candeur que M. Gleyre représentait naguère dans un de ses plus charmans tableau, Daphnis et Chloé. On ne trouvera dans l’expression de son admirable visage ni la sensibilité et le trouble de l’amour naissant, ni la calme et forte confiance de l’amour partagé, ni les fureurs de la jalousie, ni les angoisses de l’abandon, ni le morne désespoir qui saisit l’âme lorsqu’elle sent s’éteindre et mourir un sentiment qui devait être éternel. Ce n’est ni Phèdre, ni Ariane, ni Junie. Omphale était veuve de Tmolus; elle avait quelque expérience de la vie, et je crains que son esclave d’aujourd’hui ne soit pas sa dernière victime.

On le voit, je ne cherche pas à défendre absolument le sujet. Bien des femmes trouveront que M. Gleyre les calomnie, et les hommes penseront que le rôle que joue Hercule n’est pas encourageant; mais n’oublions pas que le héros était esclave aussi bien qu’époux, et que la moindre infraction aux fantaisies de sa maîtresse aurait pu modifier d’une manière fâcheuse sa position. D’ailleurs cette donnée de la force vaincue par la beauté n’est que trop vraie ; elle est de tous les pays et de tous les temps. C’est par ce côté humain et général qu’elle a séduit l’artiste. Le voile mythologique dont M. Gleyre a revêtu son sujet est transparent. Il ne s’agit pas seulement d’Hercule oubliant auprès d’une coquette de poursuivre ses travaux. Qui donc oserait se vanter de n’avoir jamais tenu et même embrouillé quelque écheveau? Si du sujet nous passons à l’exécution de l’ouvrage, nous n’aurons qu’à louer. M. Charles Gleyre est sévère pour lui-même. Les tableaux qu’il nous a donnés jusqu’ici, fortement conçus, longuement médités, conduits avec une science et une précision qui ne laissent que rarement prise à la critique, sont de ceux que l’on peut voir et revoir en trouvant chaque fois de nouveaux sujets d’étude, de nouveaux motifs d’admiration. La disposition de cet ouvrage est l’une des plus heureuses que je connaisse : c’est une de ces compositions que l’on peut dire inspirées, tant elles sont naturelles et spontanées. Je suis loin de vouloir dire par là que le tableau de M. Gleyre sente en quoi que ce soit l’improvisation. Bien au contraire, c’est une œuvre mûrie, dans laquelle rien n’a été laissé au hasard, où tout est étudié, voulu, motivé, et aussi où tout se comprend. Une pareille simplicité, loin d’être le fruit hâtif de l’improvisation, est le but suprême que l’artiste doit se proposer. Ce n’est jamais du premier coup ni sans de grands efforts qu’on l’atteint. Je n’ai jamais mieux compris que devant ce tableau tout ce que la conscience ajoute au talent, et ce n’est que par un travail soutenu que l’on peut accomplir une œuvre pareille; mais les trois personnages qui forment cette composition ont dû apparaître à l’artiste, en un jour heureux, tels à peu près qu’il nous les montre aujourd’hui, et au milieu des détails d’exécution qui auraient pu amener quelque oubli, il a su conserver intactes toute la fraîcheur et l’impression premières. De ces trois personnages, l’Hercule est celui qui soulèvera peut-être le plus de controverses et d’objections. Cette figure jeune et puissante est sans doute d’une grande beauté. Sa musculature est étudiée avec un soin et une précision, elle est rendue avec une force et une netteté qui prouvent que M. Gleyre possède une science anatomique que l’on ne contestera pas. Le sens et la valeur d’une figure nue résident, je le sais, plus encore dans l’ensemble que dans les traits du visage et que dans l’expression de la physionomie. Hercule est là pour représenter la force vaincue, et son attitude, toute sa personne expriment clairement cette idée. Je sens également qu’il est nécessaire de le montrer avili pour motiver ce sourire d’Omphale où la pitié se mêle au dédain, et pour que l’intérêt ne se détourne pas de la figure principale du tableau; mais cette dégradation momentanée du héros devait-elle voiler à ce point sa nature presque divine? Je ne sens pas assez qu’il brisera ses liens et qu’il retrouvera sa vertu. Des légendes, relativement modernes, ont sans doute fait d’Hercule un coureur d’aventures, grand buveur, grand mangeur, ne cherchant que querelles et abusant de sa force à tout propos. Cependant, d’après les traditions homériques, le fils de Jupiter est au contraire l’une des créations les plus nobles et les plus poétiques de l’antiquité. C’est un génie bienfaisant, à la fois guerrier et civilisateur, qui fait tourner la haine que lui porte Junon au bien de l’humanité. Son séjour chez Omphale est, il est vrai, une des mauvaises pages de son histoire ; mais j’aurais désiré que le type et l’expression de son visage rappelassent davantage son origine, son caractère héroïque et le sens poétique du mythe dont il est la personnification.

Quant à Omphale, c’est l’une des créations les plus ravissantes de l’art contemporain. Harmonieuse perfection de la figure entière, noblesse et grâce de l’attitude, exquise pureté des traits, elle possède ce qui captive, ce qui charme, ce qui séduit. La tête, le col, les épaules, des bras admirables, dont l’un retient sur sa gorge à demi nue sa tunique dénouée, sont dessinés et modelés avec une fermeté, une précision sans sécheresse qui n’appartiennent qu’à l’art le plus savant et le plus délicat. Rien n’est dur ni heurté, rien n’est indécis ni flottant. La figure de l’Amour est charmante. Sa pose est exquise de grâce et d’abandon, et l’on sent à son regard intelligent et malin qu’il se complaît dans son œuvre. Les draperies, cette pierre de touche de la grande peinture, sont du plus beau caractère, et ce n’est qu’un maître qui a pu composer celles qui recouvrent les genoux d’Omphale. Je l’ai dit, on ne trouvera dans cette belle créature ni l’innocence et la pureté d’une vierge, ni la sévère beauté d’une matrone. Ce n’est pas la femme idéale, c’est une femme qui se nomme Omphale, que M. Gleyre a douée de certains instincts, de certaines passions, de certains sentimens, d’un caractère particulier, d’une individualité marquée, qui représentent nettement la pensée et l’intention de l’auteur. Cette donnée railleuse et un peu sceptique étant admise, je ne crains pas d’affirmer que nul ne résistera à tant de séduction, « sa grâce est la plus forte. » Et ce sourire lui-même, n’en ai-je pas médit tout à l’heure? n’y a-t-il dans l’expression, féminine au plus haut degré, complexe et railleuse du visage de la reine, aucune trace d’émotion et de bonté? Bien fol est qui s’y fie j’en conviens, mais je ne voudrais pas en dire le dernier mot.

Du reste, que les philosophes et les moralistes discutent et contestent l’excellence du sentiment qui anime l’Omphale de M. Gleyre! leurs raisonnemens auront peu de prise sur l’esprit de ceux qui pensent que la beauté est le but suprême de l’art. Ce n’est pas à la conscience ou à la raison que s’adresse avant tout l’artiste. Il faut sans doute que sa pensée soit vraie, intéressante, humaine; mais il cherche moins à convaincre qu’à toucher. Il excite l’admiration, l’enthousiasme : il émeut, et lorsqu’il a montré à l’âme enivrée et ravie la forme parfaite de l’idée qu’il a rêvée, il a atteint le but qu’il se proposait. En contemplant cette belle et harmonieuse figure, je ne me souviens plus des amours du héros thébain et de la reine de Lydie. J’oublie l’ironie de l’une, l’abaissement de l’autre. Je ne tiens plus aucun compte du temps et des circonstances. Je me sens transporté dans un monde idéal, monde vers lequel l’imagination nous entraîne et que l’artiste est chargé de montrer à nos sens.

A l’égard de la couleur, les tableaux de M. Gleyre sont presque tous peints dans une gamme harmonieuse, mais très claire, et ce n’est pas sans raison qu’il a choisi la méthode qui lui permet mieux que toute autre de développer ses qualités et de donner une expression complète à sa pensée. Loin de moi l’intention de médire du système contraire. Je ne suis certes pas insensible à la séduction de ce qu’on nomme la couleur. Ce sont de véritables fêtes pour les yeux que les Noces de Cana ou l’Assomption. Le regard se repose avec délices sur ces toiles splendides. On m’accordera cependant que cette peinture parle aux sens plus qu’à l’esprit, et que si elle convient à certaines natures de talent, dont elle exprime à merveille la manière de voir et de sentir, une recherche exclusive des mêmes effets peut mettre les plus graves obstacles à la réalisation parfaite de la pensée. Un peintre habile s’efforcera sans doute de disposer son sujet de manière à ne pas dépouiller son œuvre plus qu’il ne sera nécessaire de la splendeur que peut lui donner une couleur brillante; mais, dans bien des cas, il faudra choisir, prendre un parti, et, si l’on veut donner le pas à la pensée, franchement renoncer à des beautés qui sont d’un ordre secondaire. Quoi qu’on fasse, il y aura toujours deux écoles en peinture : Florence et Venise; car les essais de conciliation des peintres bolonais ont eu de trop déplorables résultats pour que personne soit tenté de les reprendre. Certains peintres composeront toujours en vue de la couleur; d’autres rechercheront avant tout l’harmonieuse disposition des lignes, la beauté des groupes et des formes, la précision, la finesse des traits et de l’expression. Cette dernière méthode, qui n’autorise aucune supercherie, qui ne permet de passer auprès d’aucune difficulté, est celle qu’a cru devoir adopter M. Gleyre. La pensée paraît presque sans voile sous cette peinture harmonieuse et légère; on voit, on comprend les moindres intentions de l’auteur, et si les yeux ne sont pas autant charmés, l’esprit du moins est satisfait.

Il est un point que je ne saurais passer sous silence, quoiqu’il ne s’agisse ni d’une qualité ni d’un défaut, mais seulement d’une preuve de bon goût et de bon sens au milieu d’un entraînement très général. Je veux parler de la réserve discrète, modeste, allais-je dire, de l’érudition de M, Gleyre. Les moindres détails de son architecture, les ajustemens de ses figures, le groupe d’Astarté et l’Amour qui surmonte une colonne en arrière d’Omphale, tout, jusqu’au bracelet à double tête de serpent qui entoure le bras droit de la reine, indique que M. Gleyre a consulté les meilleurs documens et puisé aux sources les plus pures. Cette érudition pourtant ne se montre ni ne s’impose; elle ne cherche pas à usurper un rang et une importance qui, dans les œuvres d’art, ne lui appartiennent pas. On ne la voit que lorsqu’on la cherche. Elle ne fait que tenir sa place naturelle dans un ensemble où rien n’est négligé. L’invasion de la science dans le domaine de l’art fait des progrès alarmans. On ne se contente pas d’exactitude et de vraisemblance, on veut se montrer érudit, et surtout afficher une érudition dont il est inutile d’apprécier ici la valeur. Tel tableau que je sais a l’air de viser à faire entrer l’auteur à l’Académie des Inscriptions, tel autre pourrait servir d’enseigne à quelque boutique retrouvée de Stabies ou de Pompéi. L’archéologie n’a rien de commun avec l’art, et elle aurait pour la peinture les mêmes résultats déplorables qu’elle a eus déjà pour la poésie.

L’archéologie est une manie dont la fatigue et l’ennui du public auront, j’espère, facilement raison ; mais elle n’est pas le seul travers de l’art contemporain, ni le principal écueil contre lequel vient s’arrêter son légitime développement. Depuis la seconde moitié du XVIe siècle, la peinture nous semble tourner dans un cercle vicieux, d’où quelques efforts individuels n’ont pas réussi à la faire sortir. Aux erreurs de goût que j’ai signalées se joint une déplorable stérilité d’imagination. On ne se borne pas à étudier l’antiquité, on la répète. Ces pastiches sans vérité, sans originalité, sans vie, quoiqu’ils rappellent plus ou moins d’inimitables chefs-d’œuvre, me paraissent avoir peu d’intérêt. Au lieu de donner aux sujets antiques que l’on traite un sens général et humain, on insiste sur ce qu’ils ont de particulier, et on relève précisément ce que les anciens, qui avaient une parfaite intelligence d’eux-mêmes et de leur temps, ont compris mieux que nous ne pourrons jamais le faire, ce qu’ils ont exécuté avec une perfection que nous n’atteindrons pas. Et ce que je dis là de l’imitation de l’antiquité est également vrai de celle de la renaissance. Tâchons donc d’être nous, pénétrons-nous des maîtres, nourrissons-nous de leurs grands exemples, gagnons dans leur commerce la force, le savoir, le goût; ne les imitons pas. J’admire certes la Phèdre d’Euripide et même celle de Sénèque; mais Racine a eu raison de donner à la sienne des sentimens qui étaient ceux de son temps. Je suis loin cependant de demander que l’on abandonne les sujets anciens. L’antiquité est un terrain commode; l’imagination est à l’aise dans ce monde presque fabuleux : la beauté y est à sa place. L’éloignement permet des interprétations qui, placées plus près de nous, deviendraient invraisemblables et choquantes. L’incertitude et la rareté des renseignemens sont autant d’élémens de liberté. Enfin ces grands types qui ont traversé les âges, qui sont par l’histoire et par la poésie présens à toutes les mémoires, se prêtent merveilleusement à ces personnifications puissantes, qui n’ont besoin d’aucun commentaire pour s’expliquer à l’esprit. Traitons donc les sujets antiques, mais en les animant du souffle de notre âme, de nos propres sentimens et des idées qui intéressent les contemporains.

C’est ce sentiment moderne que je remarque dans la plupart des tableaux de M. Gleyre, et que je n’hésite pas à louer. Oui, le sentiment moderne se retrouve dans cette Omphale, qui, malgré sa tunique et ses sandales, est une femme de tous les temps, et de notre temps plus que de tout autre, dans ces Romains passant sous le joug, si fiers dans leur humiliation, et que la doctrine antique de la fatalité n’a pas avilis, dans le mouvement de tendresse pathétique de la mère de l’Enfant prodigue, dans cette Vénus impudique elle-même, qui ne s’abandonne pas sans trouble et sans remords à la volupté, dans ces têtes, d’une beauté toute morale, du saint Jean et du saint Pierre de la Pentecôte. M. Gleyre a une manière de sentir et d’exécuter qui le caractérisent : il n’abandonne pas sa pensée aux fantaisies de la mode ; il ne s’incline pas sans raison devant l’opinion d’autrui. Ses types lui appartiennent : toujours attentif à la nature, ne faisant rien sans la consulter, c’est de cette base inébranlable qu’il s’élève à l’idéal. Les artistes de notre siècle qui ont ainsi marqué leurs œuvres d’un sceau personnel ne sont pas nombreux : Géricault, Léopold Robert, Decamps, M. Delacroix… Combien en compterait-on ? Ce n’est pourtant qu’à cette condition que l’on est créateur.

À quelle cause faut-il attribuer cette pénurie d’artistes vraiment originaux, et que nous manque-t il pour prendre une place qui semble nous être destinée ? N’avons-nous pas en juste proportion l’imagination et la raison, le bon goût et le bon sens, ces qualités qui sont l’essence même du génie français, et qui ont fait les Corneille et les Poussin ? Oui, mais nous ne savons pas renoncer bravement à l’improvisation, à l’imitation, aux succès faciles. Au lieu de nous recueillir, et, pour ainsi parler, de nous retrancher en nous-mêmes pour féconder par un opiniâtre travail les germes d’invention qui flottent dans notre esprit, lorsque nous n’imitons pas, nous nous abandonnons à une production hâtive, fiévreuse, et nous frappons fort, croyant frapper juste. C’est à se posséder soi-même qu’il faut tendre, et, en nous gardant des réminiscences, gardons-nous des chimères, car, dans les arts du dessin aussi bien qu’en littérature, l’originalité n’est pas dans les bizarreries ni dans les paradoxes, mais dans l’intensité et dans la juste expression d’un sentiment vrai.


CHARLES CLEMENT.


LES MŒURS RELIGIEUSES AUX ÉTATS-UNIS ET LA GUERRE CIVILE.[1]


Où aboutira la crise sanglante des États-Unis ? Qu’enfantera l’immense commotion de cette république qui, hier encore, se vantait d’avoir trouvé le secret de vivre sans armée, et qui n’est plus aujourd’hui qu’un vaste champ de bataille ? Nous ne pouvons prophétiser que par la connaissance du passé. Pour entrevoir ce qui a chance de se produire au lendemain de la mêlée, il importerait, avant tout, de savoir quelles sont les passions et les tendances qui ont déterminé la lutte. Bien des témoins ont déjà été entendus. En voici un qui a passé neuf mois aux États-Unis, et qui s’y trouvait précisément lors de l’élection du président Lincoln, c’est-à-dire au moment le plus favorable pour l’observateur, à l’heure où se préparait la guerre sans qu’on la prévît encore, et où par conséquent se montraient à nu, sans dissimulation, les vrais mobiles qui l’ont déterminée et qui la soutiennent, les mobiles mêmes qui, après le triomphe des vainqueurs, décideront de ce qui sera fait. Dès les premières pages du volume de M. George Fisch, je rencontre des lignes qui ont de quoi faire réfléchir. « Le nord, en entamant sa lutte terrible contre les esclavagistes, comptait sur l’appui moral de la France et de l’Angleterre avec une candeur de confiance dont nous devons lui savoir gré. Au sud, qui s’écriait : « Le coton pèsera plus que les principes ! » il répondait invariablement : « Vous verrez que les principes seront plus forts que le coton. » Quant à lui, l’auteur des États-Unis en 1861 n’hésite pas dans son jugement. Tout en appréciant avec charité les hommes du sud, et tout en ayant l’air de croire que les fédéraux, après avoir rétabli le drapeau de l’Union dans les états intermédiaires, pourraient bien laisser le sud se constituer à sa guise, il est décidément convaincu que l’esclavage a été la vraie cause de la guerre. Et à ce propos, dans son excellent résumé du passé de la question, il nous fournit un ou deux renseignemens peu connus. Parlant du parti Calhoun, de cette société de Jésus de l’Amérique qui s’organisa tout à coup au moment où le sud était disposé à abandonner de lui-même l’esclavage, et qui dès le principe s’était positivement proposé d’exploiter l’Union au profit de l’institution particulière, ou de briser l’Union, si elle cessait de s’y prêter, — M. Fisch mentionne un roman, intitulé le Chef des Partisans, qui parut et fut saisi sous la présidence de Jackson, roman publié sous l’antidate de 1861, et où se trouvait le programme exact de la conspiration séparatiste telle qu’elle a en effet éclaté vers l’époque prévue. Que ce soit bien la haine et la crainte de l’abolitionisme qui a poussé le sud à se séparer, les faits, à notre avis, ne permettent pas d’en douter. Si l’on ne peut pas dire peut-être que le nord se batte uniquement contre l’esclavage, puisqu’il eût pu au moins dès le premier jour s’en rendre les mains nettes en acceptant la sécession, — il est certain, en tout cas, que les confédérés n’ont tiré l’épée que pour le soutenir, et que se déclarer pour eux, ce serait se déclarer pour les champions de l’esclavage. Cela doit nous suffire, ce semble. Les dangers que les libertés de l’Amérique peuvent courir par suite de l’animosité des combattans ne nous regardent pas : ce qui nous regarde, c’est de ne pas donner notre voix à une cause que nous réprouvons.

Le livre de M. Fisch ne touche pas d’ailleurs seulement à ce qu’on peut appeler la question du moment aux États-Unis : en peu de pages, il nous donne une idée vive et nette de l’organisation ecclésiastique et de l’instruction publique, ou plutôt des mœurs et des idées américaines en matière d’éducation. M. Fisch a foi aux États-Unis. Sans se déguiser les graves défauts du caractère national, l’orgueil, la soif du gain, la mobilité et je ne sais quoi d’effréné, il croit que l’Amérique mènera à bonne fin le nouveau type de société qu’elle a commencé à révéler au monde, et il le croit surtout parce qu’au cœur de cette démocratie, en apparence dégagée de tout frein, il aperçoit une conviction religieuse assez puissante et assez saine pour triompher des maladies que peut enfanter la liberté. Plus d’un observateur déjà n’avait pu s’expliquer que par la forte tradition puritaine l’existence d’une communauté si audacieusement construite en dépit de tous les vieux axiomes de la prudence humaine. L’auteur des États-Unis en 1861 va plus loin encore : c’est la religion, à ses yeux, qui a créé le libre Américain, c’est à elle qu’il attribue la plupart des résultats étonnans que d’autres ont voulu attribuer à la race, aux circonstances et aux traditions politiques des premiers colons. On suit ainsi l’influence de la vieille foi dans les mœurs, dans l’éducation, dans le respect général pour la femme ; on la retrouve jusque dans l’énergie et l’audace, dans ce va-de-l’avant d’où sortent les fautes comme les qualités de l’Américain. « Quelque jugement que l’on porte sur le calvinisme, dit l’auteur, il faut reconnaître qu’il ressemble à ces courans d’eaux qui ont des qualités particulières pour tremper l’acier : en mettant l’homme en face des décrets immuables de Dieu, il communique à l’âme une fermeté inébranlable... Les descendans des réfugiés huguenots, comme les fils des pèlerins puritains, ont eu partout leur large part des biens de la terre. »

Que M, Fisch rétrécisse un peu trop peut-être la part d’action qui revient à d’autres causes, cela n’empêche pas que sa tendance ait rendu son livre plus instructif. Même après Tocqueville, il nous révèle un aspect nouveau des États-Unis, en nous montrant l’accord frappant des principes qui y règnent dans l’église et dans l’état. Le monde religieux fait mieux comprendre le monde politique. Des deux côtés, tout est laissé au libre choix et à la libre initiative de l’individu : à lui de se défendre contre l’erreur aussi bien que contre la misère, à lui de se procurer tout ce que réclament son âme et son corps. Qui ne sait cela? qui n’a dit cela? Oui, sans doute ce sont là des mots faciles à prononcer; mais le difficile est d’imaginer tout ce qu’ils signifient, car ils signifient des choses si inouïes dans nos pays, si contraires à tout ce que nous avons vu et à toutes nos habitudes d’esprit, qu’elles sont positivement inconcevables pour nous. Prenons pour exemple l’égalité. Nous entendons parler d’un homme d’état qui est parti de la charrue et qui est arrivé à la présidence en passant par une étude d’avocat, une boutique de sellier et un grade d’officier dans l’armée. Je pourrais citer pour ma part d’autres citoyens de l’Union qui, avant trente ans, ont trouvé le temps d’être tour à tour charpentiers de navire, aides-médecins, pionniers dans l’ouest, maîtres d’école, journalistes, soldats et artistes. Pour que de telles carrières soient possibles et soient presque la règle, se représente-t-on bien à quel point il faut que toutes nos idées européennes sur les professions libérales et sur les métiers non libéraux, sur l’habit et la blouse, aient cessé d’exister, à quel point il faut que la société de l’Amérique ressemble à ses chemins de fer, où il n’y a que des wagons d’une seule classe, et que l’homme qui prend en main les outils de l’ouvrier soit sûr de ne point perdre par là le droit de traiter d’égal à égal avec son voisin l’avocat? Il en est ainsi de tout ce qui se passe aux États-Unis : on ne peut le comprendre que par des anecdotes. En voici une que j’emprunte à M. Fisch, et qui nous en apprendra plus long que des volumes de dissertations sur une autre nouveauté américaine, sur le principe que les deux sexes doivent s’asseoir sur les mêmes bancs pour recevoir la même éducation. A Westfield, chez le pasteur qui lui donnait l’hospitalité, M. Fisch rencontra une jeune fille de dix-neuf ans qui occupait la chaire de mathématiques à l’académie, et un jeune homme de vingt-trois ans qui étudiait pour le ministère religieux, mais qui, faute de fortune, partageait son temps entre les fonctions de domestique du pasteur et les cours publics dont les plus ardus étaient professés par sa charmante commensale.

Quant à la séparation de l’église et de l’état, qui est absolue en Amérique, le livre de M. Fisch prend encore plus d’intérêt en devenant comme le manifeste d’un parti qui depuis plusieurs années déjà, et surtout depuis les écrits d’Alexandre Vinet, grandit chaque jour au sein des communions protestantes, parti qui compte en France d’assez nombreux adhérens, et qui a fondé à Paris une église évangélique libre à laquelle appartient l’auteur. Mais entendons-nous bien sur cette formule de la séparation du temporel et du spirituel, car il ne s’agit plus d’un divorce, comme l’ont compris des hommes qui jugeaient en purs politiques et qui voulaient seulement que l’état rompît avec les diverses religions pour ne plus être responsables de leurs exagérations; il s’agit d’une séparation telle que des croyans ont pu la concevoir et l’ont conçue au point de vue même des intérêts religieux. Est-ce le principe volontaire de l’Amérique qui tend à triompher chez nous? Est-ce vers un résultat de ce genre que nous achemine la crise romaine, et que nous nous sommes acheminés nous-mêmes en enlevant au clergé ses terres pour les remplacer par une dotation? En tout cas, le principe vaut la peine d’être connu. Où va-t-il donc dans la pratique? Il ne va pas seulement à la liberté de conscience la plus entière, à la suppression de toute église d’état et de toute contrainte de la part de l’état; il va surtout à l’absence de toute protection de la part de l’état. Plus de salaire payé par le trésor aux ministres d’aucun culte, plus de propriétés mêmes, ni de fondations nouvelles qui permettent à un clergé de vivre de l’autel sans avoir besoin du zèle qui éveille le zèle. Jusqu’ici, c’est tantôt l’état, tantôt une corporation sacerdotale qui ont procuré aux populations l’enseignement religieux qu’ils jugaient le meilleur. Désormais plus de ministres, à moins qu’il n’y ait un troupeau pour les réclamer et les subventionner; partout des congrégations indépendantes qui ne puissent avoir de culte que pour leur foi, qui n’aient d’autre pasteur que celui qu’elles auront élu ou voulu avoir, qui ne reçoivent d’autre instruction que celle qu’elles auront préférée. Voilà en quelques mots ce que l’Amérique entend par «l’église libre dans l’état libre.» La sagesse de la foi, comme disait Vinet, c’est d’être une folie au point de vue de la sagesse humaine; croire en Dieu, c’est repousser tout secours humain et ne compter que sur la puissance de la vérité, que sur la force des croyances religieuses. — Mais, dira la prudence, les sentimens religieux sont sujets à s’obscurcir ou à s’égarer : si le pasteur chargé d’enseigner est nommé à la majorité des voix, il se peut que la majorité soit incrédule, superstitieuse, antichrétienne, et elle ne nommera qu’un déiste, un spiritiste, un faux prophète. — Tant mieux ! cela forcera ceux qui croient encore, ne fussent-ils que deux, à se retirer pour croire ensemble, et deux croyans chez qui le monde peut voir ce que c’est que la foi ont plus de puissance de propagande que des centaines de croyans noyés et perdus pour tous les yeux au milieu d’une foule de faux croyans; plus la foi se sent abandonnée des hommes, plus elle est sure de ne pas s’abandonner elle-même. — Mais qu’il vienne une époque comme le XVIIIe siècle, et il n’y aura plus d’église!... — Tant mieux! cela est mille fois préférable à une église qui ne le serait que de nom, à un mensonge officiel qui ne servirait qu’à déguiser aux hommes leur véritable état. L’incrédulité au moins sera en face d’elle-même; le vide des âmes, traduit en fait patent, les forcera à sentir en elles les besoins que la foi seule peut satisfaire.

Il nous semble qu’il y aurait plus d’un argument à faire valoir en faveur d’un système moins absolu. Cela est bien logique, et dans notre monde, où il s’agit toujours de concilier des nécessités opposées, la logique d’une théorie est toujours une raison de s’en défier; mais nous ne voulons pas discuter: nous avouerons seulement que nous avons peine à partager la confiance complète avec laquelle l’auteur des États-Unis en 1861 se déclare pour le principe volontaire. Peut-être est-ce la suite de notre éducation et de nos habitudes : le fait est en tout cas que nous ne pouvons nous défendre d’une certaine inquiétude à l’idée de tous ces esprits abandonnés, non-seulement sans aucune autorité qui les contienne, mais sans aucune influence qui leur vienne en aide, aux seules inspirations de leur sagesse ou de leur folie; malgré nous, nous sommes un peu effrayés par ce nouvel état de choses, où les ignorances et les mauvaises tendances seraient absolument sûres de produire toutes leurs conséquences, et où les hommes seraient certains de ne recevoir une bonne instruction qu’à la condition d’être assez sages d’abord pour reconnaître la vérité et pour se la faire enseigner. En toute chose, l’Amérique est peut-être un peu trop portée à croire que l’art d’apprendre se réduit à ne point accepter de maîtres, de peur de perdre son originalité et sa sincérité. Il est vrai que ce n’est là aussi qu’un idéal : en réalité, l’influence de l’homme sur l’homme, l’ascendant de la conviction sur l’incertitude, de l’expérience sur l’ignorance, resteront toujours là. Quoi qu’il en soit, nous avons au moins une utile leçon à tirer de tout cela. Pendant des siècles, l’intelligence humaine s’est dépensée à chercher le moyen d’assurer la prospérité sociale en dépit des incompétences et des vices individuels; elle a tâché d’organiser des institutions et des règlemens qui garantissent la bonne expédition des affaires, sans que les individus fussent obligés d’être sages. Malheureusement l’expérience a prouvé que cette méthode d’autorité avait un grave inconvénient, celui de perpétuer les folies en les empêchant d’éclater et de se dégriser d’elles-mêmes par l’expérience de leurs propres dangers. Ce qui rend au contraire la liberté à la fois si belle et si terrible, c’est qu’elle est la certitude que justice, et pleine justice, sera faite sur la terre, la certitude que toute erreur cachée au fond des esprits portera forcément tous ses fruits de malheur, et que désormais il n’y aura de prospérité que pour ceux qui auront appris par leurs fautes à voir juste et à bien vouloir.


J. MILSAND.



DES RÉCENTES ÉTUDES SUR LA LANGUE ROUMAINE.[2].


L’étude de la langue roumaine ou moldo-valaque se recommande à plusieurs titres. D’abord la question si intéressante et si compliquée de la formation des idiomes néo-latins appelle l’examen d’une langue de cette origine qui s’est constituée et conservée dans des conditions toutes spéciales, sans aucun commerce avec ses sœurs. En second lieu, on ne saurait oublier qu’il existe en roumain beaucoup de monumens littéraires qui ne demandent qu’à être étudiés pour que les savans en apprécient l’incontestable valeur au point de vue de l’histoire religieuse et politique de l’Europe orientale. Enfin, si l’on se place dans un autre ordre d’idées, il est manifeste que la connaissance du roumain est devenue une nécessité pour beaucoup d’ingénieurs, de négocians, de professeurs, d’officiers, voire de diplomates qui sont envoyés sur les bords du Danube par leurs gouvernemens, ou qui y sont appelés par leurs intérêts. Il suffira de rappeler que, dans le courant de l’année 1862, plusieurs centaines de négocians en soie, venant de l’Italie ou de la France, ont dû résider pendant plusieurs mois dans les Principautés-Unies, où la nature de leurs affaires les mettait en relations incessantes avec les paysans qui ne parlent que leur langue maternelle.

Il n’est pas non plus inutile de mentionner ici une circonstance assez remarquable, c’est que le roumain, là où il se trouve en contact avec d’autres langues, s’impose généralement aux étrangers pour l’usage commun. Le fait a déjà été signalé pour la Transylvanie, il y a une vingtaine d’années, par M. de Gérando. Nous avons pu nous-même constater en 1862 que, dans une ville considérable de la Turquie, composée de réfugiés de tous les pays, à Toultcha, où l’on parle dix-sept langues, ce n’est ni le grec, ni l’italien, ni le bulgare, ni le français, mais le roumain qui tend à devenir la langue d’échange commun entre tant de peuples divers.

En voilà plus qu’il n’en faut sans doute pour faire comprendre les motifs qui ont décidé un écrivain des plus populaires dans les Principautés-Unies à nous donner, sous le pseudonyme de Mircesco, une grammaire de la langue roumaine. Ce travail n’est cependant pas le premier dans son genre. Pour commencer par le latin, nous avons la Grammatica daco romana, sive Valachica, publiée à Vienne en 1826 par Jean Alexi, prêtre du diocèse de Gross-Wardein. C’est un ouvrage très bien fait et qui sera toujours consulté avec fruit par les savans; mais l’usage n’en peut devenir général parce qu’il est écrit en latin, et parce que, à côté de locutions qui ont vieilli, l’on ne trouve pas les expressions qu’un commerce plus fréquent avec l’Occident a introduites dans la langue. Il existe aussi, à notre connaissance, trois grammaires de la langue roumaine en allemand. La plus ancienne a été publiée à Hermannstadt par Molnar; elle est intitulée Walachisch-deutsche Sprachlehre. Une autre grammaire plus récente, Theoretisch-praktische Taschengrammatik zur leichten und schnellen Erlernung der romanischen Sprache (Méthode théorique et pratique pour apprendre promptement et facilement la langue roumaine) par Schoïmul, a été éditée à Vienne en 1855. Le roumain y est écrit en caractères slaves ou cyrilliques. L’ouvrage de J. Stahl, publié en 1860 à Bucharest, reproduit au contraire le langage roumain en lettres latines; il est intitulé Romanische Spracfdehre f’ür Deustche.

Jusqu’à ce jour, les personnes qui ne sont familiarisées ni avec le latin ni avec l’allemand n’avaient d’autre ressource que la Grammaire roumaine publiée à Bucharest en 1840 par M. Vaillant, un homme dont la vie a été consacrée à faire connaître la Roumanie dans notre pays, et qui mérite bien d’être appelé le pionnier littéraire de la France sur la rive gauche du Danube. Cet ouvrage est clair et composé avec soin, mais il est devenu rare : il est d’ailleurs écrit avec ces lettres cyrilliques que nous aimons beaucoup à cause de leur origine, dont nous apprécions hautement la richesse et la flexibilité, et que nous respectons infiniment quand elles sont appliquées à un idiome slave, mais qui voilent complètement le caractère essentiellement latin de la langue roumaine, et la rendent difficilement accessible à tous ceux qui ne sont ni Russes, ni Serbes, ni Bulgares, La nouvelle grammaire dont nous saluons avec plaisir l’apparition comme un nouveau lien entre la France et la Roumanie est écrite en caractères latins d’après le système orthographique qui tend à se généraliser dans les Principautés-Unies. Le plan en est bien conçu, l’exposition claire, les vocabulaires et dialogues bien coordonnés. L’autorité littéraire du faux Mircesco garantit suffisamment que nous y trouverons la vraie fleur de la langue de son pays, et non pas la langue artificielle et composite des indiscrets néologues, espèce de mosaïque grotesque dont l’auteur s’est moqué spirituellement dans l’une de ses comédies. M. Ubicini a placé en tête de la grammaire de Mircesco un aperçu historique où il résume heureusement de savantes recherches, dont la vulgarisation ne permettra plus à personne de soutenir malicieusement ou de répéter naïvement que la Roumanie est un pays grec ou un pays slave.


ADOLPHE D’AVRIL.


V. DE MARS.

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  1. Les États-Unis en 1861, par M. George Fisch, & vol. ; Meyrueis et Dentu, Paris 1862.
  2. Grammaire de la langue roumaine, par M. V. Mircesco, précédée d’un aperçu historique sur la langue roumaine, par M. Ubicini; 1 vol. in-12. Paris, Maisonneuve, 1863.