Chronique de la quinzaine - 14 février 1850

Chronique no 428
14 février 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


14 février 1850.

Nous n’aimons pas les commérages, et nous profitons de l’avantage que nous avons de ne parler que tous les quinze jours, pour ne pas tenir grand compte des rumeurs et des médisances de la polémique quotidienne. À parler tous les jours, il est peut-être bon d’enregistrer les anecdotes du monde ; politique à mesure qu’elles se produisent ; mais comme ces anecdotes n’ont souvent qu’un jour de vie, à quoi bon les mentionner au bout de quinze jours, pour dire qu’elles sont nées et qu’elles sont mortes ? Il n’y a que les anecdotes qui deviennent des événemens qui doivent figurer dans ces entretiens de la quinzaine. Pourquoi, par exemple, disserter à perte de vue sur les audiences de M. de Lamartine à l’Élysée ? Le premier jour, on disait que le président avait appelé M. de Lamartine à l’Élysée : Que voulait et que pouvait faire le président de la république avec l’historien du 24 février ? Là-dessus, mille conjectures. Bientôt on apprend que ce n’est pas le président qui a appelé M. de Lamartine à l’Élysée c’est M. de Lamartine qui a demandé une audience. — Oui, dit-on, mais il y a eu deux audiences, et on prétend que c’est la seconde qui signifie quelque chose ; on raconte même ce qui s’est dit dans ces audiences. Il est vrai qu’on raconte plutôt ce que M. de Lamartine a dit que ce que M. de Lamartine a entendu. Or, ce qui importe, ce ne sont pas les paroles de M. de Lamartine ; il imprime beaucoup : ceux qui sont curieux peuvent savoir aisément ce que dit M. de Lamartine. Ce qui importe ce sont les paroles du président ; on ne nous en dit rien. Nous tenons donc ces conversations pour apocryphes ou pour indifférentes, parce que nous sommes tentés de croire que ce sont de purs monologues de M. de Lamartine. Qui peut, en effet, s’imaginer que le président veuille emprunter une politique à M. de Lamartine ? M. de Lamartine a trop de politiques diverses et successives pour qu’un homme comme le président, dont le mérite jusqu’ici a été de n’en avoir qu’une, veuille le prendre pour conseiller. Il n’y a pas de mal d’avoir beaucoup de conseillers divers, pourvu que ce ne soit pas en un seul homme, car dans ce cas alors ; au lieu de choisir entre des conduites différentes, on ne choisit qu’entre des idées contradictoires

Si nous ne tenons pas grand compte des audiences de M. de Lamartine, ferons-nous plus grand état des prétendues mésintelligences du général Changarnier et du président de la république ? Pendant deux ou trois jours, on s’abordait mystérieusement - Oui, ils sont brouillés ! — Oh ! et pourquoi ? –Pour ceci, pour cela : c’est grave. — Puis, au bout de deux ou trois autres jours, on s’abordait encore mystérieusement. -Eh, bien ! vous savez : ils sont réconciliés. –Oh ! et pourquoi ? — On vous disait alors pourquoi le président de la république et le général Changarnier s’étaient réconciliés, comme on vous avait dit pourquoi ils s’étaient brouillés. Quant à nous, qui doutions de la brouille et de la réconciliation, on nous prenait pour des sceptiques ou des indifférens. Indifférens ! comment le serions-nous ? Ne courons-nous pas le risque commun ? Si le président s’éloignait du général Changarnier, si la division se mettait entre le chef du pouvoir exécutif et ses plus énergiques et ses plus intelligens coopérateurs, nous serions bientôt en proie au socialisme, le président avec nous et le général Changarnier avec le président. Nous ne sommes donc pas indifférens, mais nous sommes sceptiques, parce que nous croyons que là où les situations sont communes, là où les intérêts sont les mêmes, les intentions ne peuvent pas être opposées

Aussi vous croyez, nous dira-t-on, qu’il n’y a pas eu la moindre froideur entre le président de la république et le général Changarnier, et c’est comme cela que vous vous tenez informés ? — Il serait fort agréable assurément pour nos lecteurs que nous leur racontassions la querelle du président, de la république et du général Changarnier ; mais quoi ? le public a des romanciers attitrés : il peut leur demander le récit de cette querelle. Cela veut-il dire que nous sommes prêts à jurer sur notre tête que le président de la république et le général Changarnier ont toujours été en toutes choses du même avis ? Il y a des gens qui entendent d’une façon singulière l’union des hommes d’état ; ils semblent croire que cela doit être une union à la manière des amoureux, union des cœurs et des ames. Ils font des idylles politiques. Nous n’en sommes pas là ; nous laissons la pastorale aux bergers de Florian ou de Gessner, et nous croyons que la parfaite identité d’opinions et d’idées n’est pas de notre temps. Nous nous contentons de penser qu’il importe peu entre gens sérieux que les avis ne soient pas toujours les. même en toutes choses, quand la conduite est la même dans les occasions décisives. Le président de la république et le général Changarnier ont pensé et parlé différemment sur un point : soit ! vous avez entendu leur entretien de tête-à-tête : soit : Nous demandons, quant à nous, si jamais ils ont agi différemment. Vous croyez savoir qu’ils ne sont pas d’accord, et vous vous donnez d’avance l’émotion du danger que doit créer leur division. Quant à nous, les voyant agir d’accord, nous continuons à jouir de la sécurité que nous donne cette bonne intelligence.

Il y a eu tout récemment une occasion où Paris a pu voir si le chef du pouvoir exécutif était d’accord avec ses coopérateurs ; nous volons parler de l’abattage des arbres de la liberté. Où a-t-on surpris dans l’action du pouvoir le moindre tiraillement ? Personne a-t-il semblé vouloir transiger avec l’émeute ? Personne a-t-il songé à se faire une popularité de mauvais aloi ?

Nous ne croyons pas qu’aucun de ceux qui ont planté les arbres de la liberté ait pu se dire :

Mes arrière-neveux me devront cet ombrage

Ce sont des arbres malheureux et qui n’inspirent aucune idée de calme et de repos. Plantés dans des jours d’orage, c’est dans des jours d’orage aussi qu’on les arrache. D’où est venu le trouble qu’a causé leur abattage ? Il y avait de ces arbres qui gênaient la circulation et d’autres qui étaient morts. La voirie s’était chargée de les abattre, car c’était une pure question de voirie. Les lenteurs de l’exécution ont fait que les passions politiques se sont mêlées de l’affaire. Les troubles qui ont eu lieu ont révélé le véritable esprit de la population, et nous voulons constater cet état des esprits en bien comme en mal : en bien, parce que la véritable population ouvrière n’a pris aucune part à l’émeute, et que le petit nombre des factieux a été de plus en plus visible ; en mal, parce qu’il est impossible de nier qu’il n’y ait en France et à Paris un certain nombre d’hommes incorrigibles, qui seront des factieux tant qu’ils ne seront pas nos maîtres. Ces hommes sont ceux du 15 mai et du 24 juin 1848 ; ils ont été pris en flagrant délit de guerre civile ; ils ont été transportés à Brest. L’amnistie les a ramenés à Paris. Sont-ils changés ? le pardon qu’ils ont reçu a-t-il touché leur cœur ? Pas le moins du monde. Depuis le jour où, au Luxembourg, une parole fatale leur a été dite : Vous serez tous rois ! depuis ce jour-là, nous sommes tous des sujets révoltés, et tant qu’ils ne régneront pas, ils se croiront dépouillés et détrônés, Ce sont des prétendans, et, pour reprendre leur affreuse couronne, ces prétendans se croient tout permis, l’insulte, la violence, l’assassinat. Voyez comment ils ont traité le général de Lamoricière ! S’il y a des noms qui soient populaires dans l’armée et dans le pays, ce sont ceux de nos généraux d’Afrique. Le général Lamoricière est un de ces noms ; de plus, il est d’une réaction modérée : on dit même qu’il se pique d’une tendresse particulière pour la constitution de 1848, et non pas seulement d’une résignation intelligence, ce qui est le sentiment du plus grand nombre. Cependant ni ses services, ni sa prédilection pour la constitution de 1848, n’ont sauvé le général Lamoricière de la violence des bandes de juin. Il y a en effet, il faut bien se le répéter, un peuple de juin qui a juré la perte de la grande société française. Entre ces deux sociétés, la paix et la réconciliation sont impossibles, et c’est en vain que la grande société française cherche sans cesse à ouvrir son sein à cette petite et méchante société qui n’y rentre que pour la déchirer.

L’émeute des arbres de la liberté a produit une vive impression sur l’assemblée législative. Elle a été un nouvel avertissement de l’état des esprits ; elle a augmenté le penchant, chaque jour plus visible, dans les diverses nuances de la majorité à se rapprocher et à maintenir leur union. Ce qui nous plaît dans ce penchant, c’est qu’il devient une habitude et une conviction. Ce n’est pas la nécessité qui le crée, ce n’est pas non plus une sorte d’enthousiasme passager. On apprend à se supporter mutuellement, à avoir pour les défauts les uns des autres une patience intelligente ; on passe enfin de l’amour au ménage. Cela nous rassure et nous fait croire à la durée de l’union du grand parti modéré

Cet esprit d’union s’est surtout montré dans deux lois discutées pendant cette quinzaine dans l’assemblée : l’une, est la loi sur l’enseignement, où tout le monde parle de s’unir et de se rapprocher ; l’autre est la loi sur le séquestre des biens de la famille d’Orléans, où, sans que personne ait pris soin de dire qu’il fallait rester uni, tout le monde cependant s’est entendu. Nous devons excepter M. Huguenin et M. de Larochejaquelein

M. Huguenin est un montagnard, et si, à ce titre, il déteste les rois, s’il les poursuit de sa haine jusque dans l’exil, s’il leur reproche leurs richesses, s’il croit à toutes les calomnies répandues à ce sujet, s’il les répète, s’il les tire du discrédit où elles sont ensevelies, M. Huguenin, après tout, est à son aise pour dire et faire tout cela : c’est un montagnard, mais pourquoi M. de Larochejaquelein, dans une discussion de ce genre, vient-il raviver de tristes souvenirs ? Pourquoi semble-t-il céder encore à de vieilles rancunes ? M. de Larochejaquelein est un de ceux qui ont parlé le 24 février 1848 ; tous ceux qui, ce jour-là, ont parlé doivent s’en souvenir, pour se taire dans toutes les questions qui touchent à la dynastie qui est tombée le 24, février, non pas au profit d’une autre dynastie, mais au profit de l’anarchie.

Il y a un mot qui a joué un grand rôle dans le discours de M. Huguenin contre les biens de la famille d’Orléans, c’est celui des coupes sombres. Le mot n’appartient pas à M. Huguenin ; il date d’avant 1848. On disait alors beaucoup que la liste civile épuisait les forêts de la couronne en les exploitant selon la méthode allemande, au lieu de les exploiter par coupes réglées à la manière française. Un jour même, à la tribune de la chambre des pairs, il nous en souvient, M. le marquis de Boissy estimait les coupes sombres faites par la liste civile à 75 millions : Aujourd’hui, le chiffre a baissé : il n’est plus que de 25 millions. C’est 25 millions que M. Huguenin demande au domaine privé pour dédommagement des coupes qu’il a faites dans les bois de la liste, civile. En 1847, M. de Montalivet, à la chambre des pairs, montrait à M. de Boissy le vide et la calomnie de ce chiffre de 75 millions. Nous verrions avec plaisir le gouvernement entrer dans l’examen de cette créance de 25 millions, et percer enfin, ce grand mystère d’erreurs ou de calomnie. Si l’état a des droits, qu’il les fasse valoir : rien de plus juste ; mais s’il n’en a pas, que la calomnie se taise. Nous nous souvenons à ce propos qu’avant 1848, c’était surtout la forêt de Villers-Coterets qui, disait-on, avait été dévastée. Or, voici comment la forêt de Villers-Coterets avait été dévastée. Cette forêt, au moment où l’administration de la liste, civile en a pris possession, avait 1 900 hectares de futaie pleine au-dessus de cent ans. « D’après l’aménagement ancien, disait M. de Montalivet à M. de Boissy, j’avais le droit, non pas le devoir, mais le droit de prendre 75 hectares par an c’est un peu plus de 1 000 hectares que j’aurais pu donner l’ordre d’exploiter depuis quinze ans. Eh bien ! il a disparu 295 hectares de futaie seulement, et ils sont aujourd’hui réensemencés naturellement, au moyen du systèmes des éclaircies. Dans cette forêt, je le répète, il reste à l’heure qu’il est, 1 600 hectares de futaie pleine, quand il pourrait n’en plus exister que 900 environ. »

Nous ne cachons pas qu’un de nos motifs pour souhaiter que le gouvernement actuel fasse une enquête sérieuse sur les répétitions que l’état a droit d’exercer contre le domaine privé, c’est la persuasion où nous sommes qu’il y aura je ne sais combien de faits de ce genre qui seront mis en lumière par l’enquête. Il a plu à la Providence que la liquidation de la liste civile du roi le plus accusé d’avarice et de cupidité ait été faite, par les ennemis même ou tout au moins par les adversaires de ce roi, que tous les papiers soient tombés entre leurs mains, qu’ils aient pu tout publier et tout dévoiler. Eh bien ! qu’est-il résulté de leurs investigations ? Quel fait a pu être publié qui ne fût à l’honneur du roi Louis-Philippe et de sa famille ? On le sait maintenant, ce n’est pas la fortune de la France qui a servi à la fortune de la famille d’Orléans ; c’est bien plutôt la fortune de la famille d’Orléans qui a servi à l’embellissement de la France. Nous n’avons pu relire sans émotion les paroles par lesquelles M. de Montalivet, le 3 août 1847, finissait la défense qu’il faisait de l’administration de la liste civile : « Permettez-moi, en faisant un retour sur ces accusations et sur tant d’autres, de dire un dernier mot à la chambre. Devant la pensée nationale qui a restauré Versailles, devant la pensée monarchique, populaire et filiale qui a restauré le château de Henri IV à Pau, devant la pensée artistique et royale qui a restauré si noblement et si fidèlement ce musée de palais qu’on appelle Fontainebleau, devant cette pensée touchante qui a élevé une chapelle à la mémoire d’un aïeul sur les rivages de l’Afrique ; à la mémoire d’un fils à Neuilly et à la mémoire : de toute une famille royale à Dreux, devant cette pensée d’amélioration qui se porte incessamment sur toutes les parties du domaine de la couronne et sur les forêts en particulier, devant tous ces résultats, je me résigne à comprendre la froideur et l’impassibilité, car en définitive je ne fais que me soumettre au fait de cette fatale indifférence qui travaille et mine la société tout entière mais qu’en face de tous ces magnifiques résultats, qu’en face des charges énormes qu’ils ont imposées à la liste civile aussi bien qu’au domaine privé, on vienne prononcer le mot de bénéfices, oh ! alors, messieurs, le mot devient odieux, et je suis obligé de dire à notre honorable collègue que le prononcer de nouveau, ce serait mêler une ironie amère à la plus révoltante des injustices. »

La chute de la calomnie est, pour les amis de la famille d’Orléans, une des consolations de la chute du trône. C’est pour cela que sur les coupes sombres nous désirons une enquête, et que, pour commissaires de l’enquête, nous désirons aussi qu’on prenne quelques-uns même des accusateurs, ceux de la veille et ceux du lendemain.

Un titre de la loi sur l’enseignement est déjà voté, celui qui établit le conseil de l’instruction publique, et qui en détermine l’organisation et les attributions. Il n’y a eu sur l’organisation de ce conseil qu’une seule controverse importante, c’est celle qu’a soulevée M. l’abbé de Cazalès. Pendant que quelques personnes s’effraient de voir entrer les évêques dans le conseil de l’instruction publique et qu’ils craignent l’influence de l’esprit clérical, M. de Cazalès s’effraie de l’immixtion du clergé dans les affaires du gouvernement. Les uns veulent que l’église ne quitte pas la Thébaïde ; afin que l’église soit toujours faible, les autres veulent que l’église ne quitte pas la Thébaïde, afin qu’elle soit toujours forte. De ces deux craintes ; quelle est la vraie ? où est le danger ? Quant à M. l’évêque de Langres, il ne sait pas s’il doit entrer ou non dans le conseil de l’instruction publique, et il reste sur le seuil, laissant toutes sortes de réserves, et étonné de voir qu’à chaque réserve on lui réponde fort simplement que ces réserves-là sont toutes naturelles, qu’elles n’ont rien qui puisse inquiéter personne. M. de. Langres s’attendait-il donc à des obstacles ? les souhaitait-il ? Allons au fond des choses ; nous concevons le système de M. de Cazalès, c’est l’indépendance absolue de l’église qu’il soutient. Ce système-là aboutit à mettre l’église catholique en France dans la situation où elle est en Amérique. Chaque communion fera les frais de son culte ; point de culte rétribué par l’état. Est-ce là qu’en veut venir M. de Langres ? Il y marche, en disant sans cesse : Nous entrons dans le conseil de l’instruction publique à condition d’en sortir le jour où nous nous y trouverons contrariés dans notre conscience, cela veut dire : Nous y entrons pour n’être jamais contrariés, c’est-à-dire pour être les maîtres, ou bien cela ne veut rien dire du tout. Si c’est pour être les maîtres en toutes choses que les évêques entrent dans le conseil de l’instruction publique il valait mieux ne le composer que d’évêques. La loi n’a pas fait cela ; elle a voulu faire une part au clergé dans le gouvernement de l’instruction publique, comme elle a fait sa part à la magistrature, à l’Institut, au conseil d’état, à l’ancienne Université. Si le : clergé veut plus que sa part légitime, le clergé se retirera, comme le dit M. l’évêque de Langres ; mais M. l’évêque de Langres croit peut-être que les évêques, en se retirant ainsi, n’auront à secouer la poussière de leurs pieds que contre l’Université, qui est, comme on sait, damnable à merci. Non ; ils auront aussi à secouer la poussière de leurs pieds contre la magistrature, contre l’Institut, contre le conseil d’état, contre l’enseignement libre, c’est-à-dire contre toute : la société. Il y a lieu d’y regarder à deux fois, car si le clergé excommunie ainsi toute la société, ce sera le clergé qui se trouvera en dehors de la société, en même temps que la société se trouvera en dehors de l’église : ce sera la séparation absolue de l’église et de l’état.

Nous croyons, quant à nous, que les réserves de M. de Langres n’expriment que l’incertitude de l’honorable évêque et n’expriment pas un parti pris de la part de l’épiscopat ; car, si c’est un parti pris, l’amendement de M. de Cazalès est la seule résolution sage et honorable. Il vaut mieux ne pas entrer que d’entrer pour sortir.

Après l’organisation du conseil de l’Université, vient l’organisation des conseils académiques. La loi crée un conseil académique par département. Nous approuvons, quant à nous, cette mesure ; mais nous l’approuvons par les motifs qu’a si bien indiqués M. Thiers, et non par ceux qu’a donnés M. de Montalembert. M. de Montalembert veut la décentralisation intellectuelle de la France ; nous ne demandons pas mieux, si cela est possible. Il veut qu’il y ait des gens d’esprit et de science ailleurs qu’à Paris, où cependant, selon lui, il n’y en a déjà plus beaucoup : soit ! nous consentons de grand cœur à cette bonne pensée, car nous sommes convaincus que, lorsqu’il y aura en province plus de science et plus d’esprit encore qu’il n’y en à Paris lui-même en vaudra mieux. Mais comment M. de Montalembert s’y prend-il pour décentraliser l’instruction ? Erige-t-il des facultés des sciences et des facultés des lettres en beaucoup de lieux ? Non, il institue des conseils académiques. Comment alors compose-t-il ces conseils académiques, qu’il charge de présider aux études ? les compose-t-il de savans, de lettrés, de professeurs, d’hommes qui appartiennent à l’Université ? –Oh ! non ; M. de Montalembert a trouvé que l’Université avait un autre tort encore que ceux qu’il lui a long-temps reprochés : l’Université ne fait ni hellénistes ni latinistes ! Et cela dit, pour faire des latinistes et des hellénistes, M. de Montalembert s’adresse avec confiance aux membres des conseils-généraux. Le recours nous semble bizarre, et M. Barthélémy Saint-Hilaire a eu beau jeu à montrer que l’Université savait encore passablement enseigner le grec et le latin, et que personne, surtout en France, n’enseignait les lettres aussi bien que l’Université et n’en maintenait le culte avec plus de scrupule. M. de Barthélémy Saint-Hilaire, qui défend fort bien l’Université lorsqu’il ne mêle pas le dossier de l’Université avec le dossier de la république, a eu un véritable succès quand il a démontré que ces bacheliers refusés dont on se fait un argument : contre l’Université, c’est des établissemens libres et des établissemens ecclésiastiques qu’ils sortent presque tous, quand il a conseillé à M. de Montalembert de ne pas opposer à l’érudition française l’érudition allemande et ses témérités panthéistiques, quand surtout, changeant la défense en attaque, il a demandé compte à M. de Montalembert du style et du goût des écrivains et des sermonnaires de l’école néo-catholique. Il aurait dû, pour être tout-à-fait juste, ajouter que M, de Montalembert n’a point, donné lui-même dans ces vices du temps. À quoi du reste faut-il s’en prendre du mauvais goût qui a régné pendant quelques années dans la chaire chrétienne, sinon à la débilité des études du clergé ? Toutes ses traditions le poussent vers le bon goût et le grand style, qui semblent, pour ainsi dire, faire partie de son orthodoxie, en France surtout ; dans le pays de Bossuet, de Fénelon, de Bourdaloue, de Massillon. Si le clergé a trébuché, s’il a penché du côté du mauvais goût, si les grands dogmes du christianisme ont été annoncés en style romantique, ce sont les mauvaises études du clergé qu’il faut en accuser. Cela aussi bien s’était déjà vu en France, au commencement du XVIIe siècle, avant la réunion des études ecclésiastiques entreprise par le cardinal Duperron, le cardinal de Berulle et le cardinal de Richelieu ; alors aussi le style de la littérature et de la chaire ecclésiastiques était subtil ; prétentieux, affecté. Les fortes études que fit alors le clergé sous l’inspiration des trois grands cardinaux que nous avons nommés rendirent au clergé français le bon goût et le bon style.

Vouloir ôter à l’université l’honneur de bien enseigner les lettres et confier ce soin aux conseils-généraux, c’est un paradoxe que le talent de M. de Montalembert lui-même ne pouvait pas soutenir. Nous croyons cependant avec lui qu’il est bon de confier le gouvernement de l’instruction publique dans les départemens aux conseils académiques et d’introduire dans ces conseils des membres des conseils-généraux ; mais d’une part nous nous gardons bien de confondre le gouvernement de l’instruction publique avec l’enseignement, et nous remercions M. Thiers de la distinction qu’il a faite à ce sujet ; d’une autre part, nous croyons que les conseils académiques ne doivent pas être exclusivement composés de membres étrangers à l’enseignement. Un mot d’abord sur ce point. Les anciens conseils académiques n’étaient pas exclusivement composés de membres appartenant à l’enseignement, mais les membres de l’enseignement y avaient la majorité. Nous ne demandons pas la même faveur, mais nous demandons qu’on ne tombe pas dans l’excès opposé, Que fera le recteur dans le conseil académique, s’il est le seul qui connaisse les matières de l’enseignement, et que cependant ce conseil ait à décider des questions qui touchent à l’enseignement ? En fait d’instruction, chacun a sa petite méthode et son système ; chacun veut enseigner comme il a appris. De deux choses l’une ou il faudra ôter aux conseils académiques la compétence absolue en matière d’enseignement, ou il faudra donner au recteur un ou deux assesseurs dans le conseil.

Ce que les conseils académiques auront surtout à surveiller, c’est la direction morale de renseignement. C’est là, ce que M. Thiers appelle avec raison le gouvernement de l’instruction, et c’est pour cela qu’il est bon que les conseils-généraux aient grande part à ce gouvernement. L’esprit général de la société y pénétrera plus aisément, et, loin de devenir plus clérical, l’enseignement deviendra plus laïque que jamais ; nous craignons même qu’il ne le devienne trop, et, que l’esprit de la société ne pénètre dans l’enseignement pour l’abaisser, pour le rendre plus usuel et plus pratique, moins lettré, moins philosophique. Le siècle tourne plutôt vers l’industrialisme que vers la théologie. Il faudra donc, nous en sommes convaincus, lutter énergiquement, afin d’empêcher les conseils académiques de se mêler de l’enseignement afin de l’abaisser, et, dans cette lutte, nous sommes persuadés que l’administration de l’instruction publique, si elle veut l’engager, sera puissamment soutenue par M. Thiers ; car ce qui l’inquiète avec raison, c’est l’abaissement continu des esprits. Pourtant M. Thiers ne s’en prend pas à l’Université. Nous reconnaissons là l’esprit juste et pénétrant de M. Thiers. Non, quand il y a un mal général et continu, soyez sûr que ce n’est pas quelqu’un ou quelque chose qui en est coupable : c’est tout le monde. Comme M. Thiers a bien peint notre société et cette hâte imprudente de tout le monde : les pères voulant, que leurs enfans aient fini leurs études le plus tôt possible et qu’ils entrent, bien vite dans le monde et dans une profession ; les enfans et les jeunes gens, en proie au même vertige d’impatience, se hâtant vers un état et surtout vers la fortune, voulant tout avoir et se dispensant, au nom de leur génie prétendu, de ces deux conditions du succès, le travail et le temps ! Échouent-ils ? ils s’en prennent à la société. Il y a un droit que nous nous étonnons de ne pas voir inscrit dans les programmes de faiseurs d’avenir, c’est le droit de la vanité à la fortune et à la gloire. C’est ce droit-là qui fait le fonds de toutes les réclamations et de toutes les insurrections.

Le discours de M. Thiers est un chef-d’œuvre de raison et de bon goût. Nous savons bien qu’il ne corrigera personne, mais au moins il accuse tout le monde.

Nous ne voulons pas finir cette énumération des discussions de l’assemblée législative sans dire un mot de la Grèce, car nous ne voulons en dire qu’un mot, et voici pourquoi : la brusque attaque que lord Palmerston et l’amiral Parker viennent de se permettre contre la Grèce et contre son commerce est une boutade, et alors cette boutade n’aura aucun effet, ou c’est le commencement de quelque chose, et alors c’est une question que nous ne voulons pas traiter en courant. Toutes les questions aussi bien qui naissent en Orient, ont ce caractère : elles peuvent n’être rien ; elles peuvent être tout. Ainsi, quand la flotte anglaise a franchi les Dardanelles, cela pouvait être entre la Russie et l’Angleterre le commencement de la grande lutte qui sera la fin de l’Europe. Il a plu au Dieu de la paix que ce ne fût rien qu’un simple accident de mer. L’amiral Parker était entré dans les Dardanelles comme dans une rade de sauvetage ; cette affaire n’a donc plus été qu’un incident à noter dans le livre de bord de l’être dans l’histoire : tant mieux ! mais il semble que l’amiral Parker, ne pouvant pas être l’homme de grands événemens, soit l’homme de beaucoup de petits incidens, et voilà qu’il entre dans le Pirée, comme il était entré dans les Dardanelles, non plus pour raison de sauvetage, mais pour suivre une sorte de procès en dommages et intérêts. N’est-ce que cela ? C’est une brutalité, et qui, de la part de la puissante Angleterre, à l’égard de la faible Grèce, a l’air de la brutalité d’un homme confie une femme

Le sujet des réclamations de l’Angleterre est misérable, futile : tout le monde le dit de ce côté-ci de la Manche comme de l’autre ; mais quand la cause étant si futile, les moyens d’action sont si grands, cela inquiète d’autant plus. De là mille conjectures : l’Angleterre veut saisir cette occasion d’anéantir le cabotage grec, qui nuit à son commerce ; — l’Angleterre, dans la lutte qu’elle prévoit avec la Russie, veut s’emparer de la Moree, afin de fermer l’Archipel ; — l’Angleterre ne veut pas faire la guerre à la Russie : elle aime mieux partager l’Orient avec la Russie que de le lui disputer, et elle prend déjà ses sûretés contre la Grèce. Conjectures vaines que tout cela, d’où résulte cependant, cette conclusion, qu’en Orient rien n’est indifférent, que tout y est sensible, vulnérable, le Pirée comme les Dardanelles, que tout y peut devenir une cause de guerre, et que ce n’est pas sans raison que l’attention de l’Europe est vivement excitée par l’incident du Pirée.

La commission du budget a enfin terminé ses travaux, et M. Vitef a déposé son rapport sur le chemin de fer de Paris à Avignon. Les discussions de l’assemblée vont d’ici à quelques jours tourner aux finances. C’est pour nous préparer à cette nouvelle phase des délibérations législatives que nous croyons devoir analyser avec quelque détail le rapport de M. Vitet.

On remarque depuis quelque temps, sur plusieurs points de la France, que le socialisme se déplace, qu’il abandonne les localités les plus industrieuses et les plus actives, pour se porter de préférence dans des départemens où le travail est lent à reprendre ; que là où l’industrie s’est réveillée, où les capitaux circulent, où les populations, travaillent la propagande socialiste se sent mal à l’aise, et se voit forcée de fuir dans d’autres lieux, où elle espère rencontrer l’oisiveté et la misère. Ces pérégrinations du socialisme sont un symptôme qui n’est pas à négliger. Elles nous montrent ce que nous avons à faire pour le combattre. Si la propagande socialiste échoue devant, les populations qui travaillent, si elle n’a plus de refuge que dans les localités oisives et misérables, il faut se hâter de rouvrir les usines que la révolution de 1848 a fermées, de rallumer les hauts fourneaux qu’elle a éteints, de faire revivre cette industrie qu’elle a frappée de mort, il faut rendre à la vie industrielle et commerciale ces départemens de l’est et du midi, que les décrets du gouvernement provisoire et les doctrines du Luxembourg ont couverts de ruines. Or, parmi les mesures financières qui semblent appelées à produire ces résultats, il n’en est pas de plus urgente ni de plus généralement réclamée que celle dont l’assemblée vient d’être saisie par le rapport de M. Vitet : nous voulons parler du projet de loi relatif au chemin de fer de Paris à Avignon

Nous n’avons pas besoin de rappeler ici les vicissitudes de cette affaire l’importance et la multiplicité des intérêts qui s’y rattachent. Arrivons aux conclusions du rapport ; La commission, d’accord avec le gouvernement s’est arrêtée aux bases suivantes : — le chemin de fer de Paris à Avignon sera concédé directement à une compagnie ; cette compagnie prendra l’engagement d’achever les travaux sur toute : la ligne : elle recevra en échange le droit d’exploiter pendant quatre-vingt-dix neuf ans ; elle recevra, en outre, la garantie d’un minimum d’intérêt de 5 pour 100 sur un capital de 260 millions, évalué à forfait. Les années au-dessus de 8 pour 100 seront partagés entre l’état et la compagnie. Après quinze années d’exploitation, l’état aura la faculté de racheter la ligne à prix convenu. Telles sont les conditions principales. Ces conditions modifient sur plusieurs points le projet primitif du gouvernement : elles ont principalement pour effet de supprimer certaines concessions onéreuses que M. Lacrosse avait proposées, et qui avaient soulevé à juste titre de vives réclamations. Dans le projet de M. Lacrosse, l’état se chargeait de la traversée de Lyon ; la commission a rejeté cette clause, qui laissait trop de marge à l’imprévu, et, en même temps ; elle a augmenté d’un chiffre proportionnel le capital, dont l’intérêt est garanti. La commission a également supprimé cette subvention de 15 500 000 francs, que le gouvernement offrait à titre de prime aux actionnaires de Lyon, et d’Avignon, de Cette et de Fampoux, afin de, leur donner l’occasion de recouvrer une partie de leurs cautionnemens ; en devenant les souscripteurs de la nouvelle entreprise. On a pensé avec raison que cette clause faisait jouer au gouvernement un rôle peu digne et peu équitable. En effet, s’il croit que les compagnies frappées de déchéance ont mérité leur sort, pourquoi leur rendrait-il leurs cautionnemens ? S’il reconnaît, au contraire, qu’il a contribué lui-même à faire naître les illusions qui, ont causé leur ruine, pourquoi hésiterait-il à rembourser directement et intégralement des sommes dont la possession doit gêner sa conscience ?

Les adversaires du projet de loi n’ont pas attendu les débats de la tribune pour l’attaquer, ils lui reprochent de sacrifier au monopole d’une compagnie les intérêts du trésor et ceux des particuliers. Examinons. Pour le trésor, il y avait à opter entre deux systèmes : l’exécution par l’état ou un appel à l’industrie privée. L’exécution par l’état, qui peut y songer sérieusement dans la situation actuelle de nos finances ? Ce système sera cependant soutenu à la tribune. Nous verrons sur quels raisonnemens on l’appuiera. Jusque-là, nous croyons que le gouvernement et la commission, en faisant appel à l’industrie privée, ont adopté la seule voie qui fût praticable dans ce temps-ci. Loin de s’en plaindre, on devrait s’estimer heureux d’apprendre, par le rapport de M. Vitet : qu’il y a en ce moment des capitaux qu’une pareille aventure n’effraie pas, et qui acceptent, à leurs risques et périls, un fardeau sous lequel l’état succomberait.

Mais, dit-on, le fardeau n’est pas si lourd que vous le prétendez ; avec l’abandon des travaux faits, avec un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans, avec un minimum d’intérêt de 5 pour 100, la compagnie concessionnaire n’est pas à plaindre ; le seul damer,c’est qu’elle fasse de trop beaux bénéfices ! Voilà le langage des gens qui ne supportent pas qu’une compagnie puisse se tirer d’affaire, et qui croient que l’intérêt de l’état est de ruiner tous ses cliens. Nous avons entendu ce langage sous la monarchie, et l’on sait les beaux résultats qu’il a produits. Il a fait insérer dans les contrats des conditions désastreuses pour les entrepreneurs ; il a provoqué l’agiotage en exagérant aux yeux du public la valeur des concessions offertes par l’état ; il a bouleversé les fortunes privées, et par là il a exposé le trésor lui-même, dont le crédit se mesure toujours à la prospérité commune.

Voilà ce qu’on gagne à disputer aux compagnies industrielles le juste prix de leur concours. La république, nous l’espérons, sera plus sage à cet égard que la monarchie : L’occasion d’ailleurs serait mal choisie pour parler des exigences de l’industrie privée. Ces exigences, où sont-elles ? Quels sont les capitaux sérieux qui, dans l’état actuel du crédit, pourraient se charger de terminer la ligne de paris à Avignon, sans réclamer avant toutes choses l’abandon des taux faits, une longue durée de jouissance et une garantie d’intérêt ? L’abandon des travaux faits n’est pas une concession, c’est une nécessité. Le gouvernement s’était trompé dans l’origine sur l’évaluation des dépenses. Il avait estimé le prix moyen du kilomètre à 350 000 francs ; le prix réel est de 560 000. Il résulte aujourd’hui de cette erreur qu’après avoir consommé 154 millions, on se trouve exactement, pour la dépense, dans la même situation qu’en 1845, lorsqu’on adjugeait la totalité de la ligne sur le pied de 350 000 francs par kilomètre. L’abandon des travaux faits, moyennant l’engagement de terminer la ligne, n’est donc pas une faveur ; c’est une condition nécessaire du contrat. Quant au bail de quatre-vingt-dix-neuf ans, c’est autre chose. Voilà une concession lourde en effet, et qui nous ramène, après quinze ou vingt ans d’expérience, à nos premiers essais de chemins de fer ; mais à qui la faute ? La question n’est pas de savoir si cette concession est pénible pour le trésor ; la question est de savoir s’il peut se dispenser de la faire. Or, lorsque la rente est au-dessous du pair, lorsque les capitaux, pour mille raisons, tremblent de se remettre dans l’industrie ; trouverez-vous des compagnies sérieuses qui acceptent de l’état les conditions que faisait la monarchie dans ses dernières années ? En 1845, les soumissionnaires du chemin de Lyon ne demandaient à l’état qu’un bail de quarante et un ans ; en 1850, on lui demande quatre-vingt-dix-neuf ans ! Toute proportion gardée, la différence nous semble raisonnable ; et nous pensons qu’il faut payer un peu l’honneur et le plaisir de vivre ; en république. À notre avis, une durée de quatre-vingt-dix-neuf ans est une concession inévitable ; on ne trouvera pas de capitaux à plus bas prix. Quant à la garantie d’intérêt, le plus simple raisonnement suffit pour démontrer que cette clause ne peut être attaquée par ceux qui croient aux bénéfices exagérés de l’entreprise. Si l’affaire est excellente pour la compagnie concessionnaire, il est évident que la garantie d’intérêt ne coûtera rien au trésor. Le trésor ne pourrait perdre que si les chances de l’exploitation devenaient mauvaises. Or, pour être rassuré sur ce point, on peut relire les évaluations présentées en 1845 par M. Dufaure. On y verra que selon toutes probabilités, le produit net du chemin ne peut descendre au-dessous, de 13 millions, c’est-à-dire au-dessous du chiffre à partir duquel la garantie d’intérêt serait exigible. Il ne faut donc pas trop s’inquiéter des mauvaises chances que peut courir la compagnie concessionnaire, et il ne faut pas non plus trop s’alarmer des bénéfices qu’elle peut faire, puisque l’état partage avec elle au-dessus de 3 pour 100, et puisqu’il a la faculté de racheter la ligne entière après quinze ans d’exploitation

Si le trésor est à couvert, quels sont donc les intérêts compromis ? On parle des intérêts du centre et de l’ouest et par là il faut entendre, non pas les intérêts des populations, mais ceux de quelques compagnies très ardentes dans le débat. La commission a fait à ces intérêts la juste part qui leur est due, droits de la ligne du centre ont été réservés pour l’avenir. S’il est reconnu plus tard que la liane de la Bourgogne ne suffit pas, celle du Bourbonnais pourra être complétée. Rien ne s’y oppose. Quant à présent, pour donner une satisfaction immédiate aux intérêts du centre, voici les concessions qu’on leur accorde. On rectifie le tracé du chemin de Lyon à Avignon ; le chemin prendra la rive droite du Rhône à la sortie de Lyon, et empruntera, jusqu’à Givors, les parcours du chemin de Saint-Étienne. Les tarifs différentiels seront interdits, Les transports d’Avignon à Givors seront payés, sur le même taux que les transports d’Avignon à Lyon. Enfin, pour dissiper toute appréhension de monopole, la commission consent à accepter deux compagnies, l’une de Paris à Lyon, l’autre de Lyon à Avignon, à la condition toutefois qu’elles seront solidairement responsables vis-à-vis l’état de l’exécution des clauses du cahier des charges. Il’ était difficile de faire plus sans donner gain de cause à des prétentions déraisonnables, et sans ruiner d’avance l’entreprise qu’il s’agit de fonder. Les intérêts du centre comprendront la nécessité de se calmer. Aucun engagement n’a été pris avec eux ; leur avenir est assuré ; ils sont suffisamment garantis contre le monopole : c’est tout ce qu’ils peuvent légitimement désirer, à moins qu’ils ne veuillent le monopole pour eux-mêmes, et c’est à quoi ils arriveraient en effet, si la ligne du centre devenait la ligne de Nantes à la Méditerranée.

Considéré sous le point de vue financier, le projet de la commission renferme une clause qu’il importe de signaler. Les sommes produites par les appels de fonds devront être versées au trésor. Des mains de l’état, elles passeront dans celles des entrepreneurs en paiement des travaux ; mais, comme les travaux iront nécessairement moins vite que les appels de fonds, il en résultera que le trésor au bout de quelques mois se verra dépositaire de fortes avances qui lui donneront le moyen de se libérer avec la Banque et d’attendre le moment favorable pour émettre un emprunt

Tel est, dans son ensemble, le système exposé par M. Vitet dans un rapport qui doit être cité comme un modèle de discussion financière. Ce système répond-il à toutes les objections ? Nous ne le pensons pas, mais il a le mérite d’offrir une solution immédiate, et c’est là aujourd’hui le point capital. Toutefois, nous insisterons sur un danger que la commission n’a pas évité, et qui a été jusqu’ici la plaie de toutes les entreprises de chemins de fer. Nous voulons parler de l’évaluation arbitraire de la dépense. L’honorable rapporteur reconnaît lui-même que le chiffre de 260 millions ne repose que sur des probabilités. Or, si la dépense excède ce chiffre, quel sera le sort des concessionnaires ? A quoi aura servi la garantie de 5 pour 100 ? Et si le découragement se jette encore dans l’entreprise, qu’arrivera-t-il ? On nous permettra de rappeler à ce sujet qu’il y a plusieurs mois, lors de l’apparition du projet de M. Lacrosse, nous avons parlé d’un nouveau plan de concession qui aurait justement pour but de soustraire les entreprises de chemins de fer au danger des évaluations incertaines. Ce plan consisterait, nous l’avons dit, à séparer, dans toute affaire de chemin de fer, trois élémens qui doivent demeurer distincts : l’opération financière, la construction et l’exploitation. On confierait aux ingénieurs la construction, à des entrepreneurs spéciaux l’exploitation, aux hommes de finance la commandite. La construction et l’exploitation serait concédées à forfait. L’état traiterait directement avec les constructeurs et les entrepreneurs, ou bien il traiterait indirectement avec eux par l’intermédiaire des capitalistes. Dans ce système, il n’y a plus rien d’inconnu, rien d’imprévu. La spécialité et l’expérience doivent amener l’exactitude rigoureuse des calculs. Chacun fait son métier, et s’en acquitte sous sa responsabilité. L’état sait à quoi il s’engage ; il sait aussi sur quoi compter ; Le constructeur, l’entrepreneur, fournissent un cautionnement ; s’ils échouent, l’état est garanti. Telle est la combinaison dont nous avons déjà parlé, et qu’il serait inutile d’indiquer ici plus longuement : système erroné ou chimérique sur quelques points, mais qui nous paraît aussi renfermer des idées justes dont on pourrait profiter. Nous voyons, par le rapport de M. Vitet, que ce nouveau plan a eu peu de succès devant la commission. Il lui reste à se produire plus heureusement à la tribune.

La discussion qui va s’ouvrir à l’assemblée sur le chemin de Paris à Avignon a une importance qu’on s’efforcerait en vain de dissimuler pour se soustraire aux devoirs qu’elle impose. Jusqu’ici, depuis la révolution de février, tous les efforts du parti de l’ordre, en ce qui touche les questions de finances, ont dû tendre nécessairement à empêcher le mal, à lutter contre les faux principes, a défendre les impôts, à protéger l’administration et le budget Du reste, rien de grand, rien de considérable n’a été tenté On a vécu humblement, au jour le jour. On s’est tenu sur la défensive ; on a fait, en matière de finances, de la politique de résistance. Nous entrons aujourd’hui dans la politique d’action. Demander aux capitaux 260 millions pour accomplir une grande œuvre industrielle, pour ranimer le crédit, pour combattre le socialisme par le travail, ce n’est plus là seulement résister : c’est agir. Espérons que, pour agir utilement, on comprendra la nécessité d’agir de concert dans la discussion, et qu’on se fera au scrutin des concessions réciproques. Autrement, tout serait perdu. Il ne faudrait pas renouveler aujourd’hui le spectacle des rivalités industrielles que nous avons vues sous la monarchie. Des rivalités industrielles à propos du chemin de Paris à Avignon auraient le double danger de suspendre indéfiniment l’exécution du chemin et de créer des inimitiés politiques. Ce serait le plus agréable passe-temps qu’on pût offrir aux ennemis de la société.

La session du parlement s’est ouverte le 31 janvier et, pour la première fois depuis l’existence du cabinet whig, l’adresse en réponse au discours de la reine a donné lieu à un débat. Le ministère s’y attendait ; il avait introduit dans le discours de la reine une phrase provocatrice qui était une sorte de défi jeté aux avocats de la protection, et, dans la prévision de la lutte qui devait s’engager, il avait adressé à tous ses partisans l’invitation la plus pressante d’assister à l’ouverture du parlement. Jamais la chambre des lords n’avait été si nombreuse, et les journaux ont signalé ironiquement la présence d’un certain nombre de législateurs habitués à voter par procuration et qui cette fois ont payé de leur personne Aussi le ministère, qui, l’année dernière, n’avait dû l’avantage en plusieurs circonstances qu’aux votes par procuration, dont le duc de Wellington disposait en sa faveur, a-t-il eu, cette année, dans la chambre des lords une majorité réelle et sérieuse de 29 voix.

La majorité ministérielle a naturellement été beaucoup plus considérable dans la chambre des communes ; mais là elle était facile à prévoir. Toutes Les fois que l’abolition des lois sur les céréales est mise en question, tous les radicaux sans exception et tous les anciens amis de sir Robert Peel sont contraints de voter avec les whigs ; la réunion de ces trois fractions forme une majorité de 80 à 100 voix. Cependant le chiffre de la majorité ministérielle a été un peu plus considérable, et, contre toute attente, les protectionnistes, qui comptaient réunir 230 et même 250 voix, n’en ont réuni que 192. Ce résultat, qui a surpris tout le monde, s’est expliqué quand les journaux ont publié les listes du vote. Un certain nombre de protectionnistes se sont abstenus, et quelques-uns, douze ou quinze, ont voté avec le ministère. Là-dessus grande douleur et grande irritation des journaux tories, qui ont accusé les habitudes corruptrices des whigs et la cupidité des gens qui ont des fils ou des parens à pourvoir.

Là n’est pas le secret de ces votes ou de ses abstentions également inattendues ; il est dans l’alliance annoncée du ministère avec les radicaux et dans le projet de réforme électorale si bruyamment acclamé par la presse ministérielle. Un certain nombre de tories ont craint que, si le chiffre de la minorité était assez considérable pour justifier les sérieuses inquiétudes conçus par le ministère, celui-ci ne fît usage de la majorité actuelle pour introduire une réforme radicale dans la loi des élections, et pour exécuter ainsi les menaces proférées chaque matin par ses journaux. Ils espéraient au contraire qu’en retrouvant la sécurité des dernières années, lord John Russell retrouverait aussi ses répugnances pour de nouveaux changemens dans la loi fondamentale. Ils ont donc voté pour le ministère, ou se sont abstenus de voter contre lui. Trois jours après la discussion de l’adresse, le gouvernement a présenté un bill pour modifier la loi électorale en Irlande ; M. Hume a demandé au nom des radicaux si c’était là l’explication de la phrase ambiguë du discours de la reine, et si le gouvernement comptait s’en tenir à cette mesure. Lord John Russell a répondu affirmativement et a déclaré que cette année le ministère ne voulait pas aller plus loin.

Les radicaux, à leur tour, ont fait éclater leur mécontentement et ont crié à la tricherie. Le Daily-News, dont les relations avec les radicaux ont été avouées par M. Bright lui-même, qui, dans deux ou trois meetings, a fait de véritables réclames en faveur de ce journal, a formellement accusé le ministère d’avoir joué un double jeu ; de s’être servi de la réforme électorale comme d’un épouvantail pour intimider les plus peureux des tories, et comme d’une amorce pour gagner les voix des radicaux, et de se moquer des uns et des autres aujourd’hui que le tour est joué. M. Hume, dans le débat relatif à l’île de Ceylan et dans une discussion toute personnelle qui s’est engagée entre lord John Russell et un député radical, n’a point épargné les amertumes au ministère. Cependant, quelque ressentiment que les radicaux éprouvent de la déception dont ils se disent les victimes, ils ne songent point encore à retirer leur appui au gouvernement. Ainsi tories et radicaux étaient d’accord, il y a quelques jours, pour accuser le ministre des colonies, le comte Grey, d’avoir fait avorter l’enquête ordonnée, la session dernière, sur la conduite de son parent lord Torrington, gouverneur de Ceylan ; M. Disraëli s’est empressé de rédiger un amendement qui englobait dans le même blâme le ministère tout entier. M Bright en a fait aussitôt la remarque et a déclaré ne pouvoir s’associer à la motion de M. Disraëli, qui a été repoussée. M. Hume a présenté alors un amendement qui n’attaquait que le comte Grey et mettait les autres ministres hors de cause. Combattu par lord John Russell, cet amendement a été rejeté, mais seulement à la majorité de 9 vois, parce que les tories, avec qui les radicaux n’avaient pas voulu voter, ne s’en étaient pas moins ralliés à l’amendement de M. Hume.

Voilà donc comment la situation se dessine ; d’après les premières discussions du parlement. Les tories sont sortis de leur réserve et ont pris vis-à-vis du ministère une attitude décidément hostile. Dans la discussion de l’adresse, le duc de Richmond et M. Disraëli ont nettement déclaré tous les deux qu’ils poursuivaient le renversement du ministère, pour arriver, par la dissolution du parlement, à un changement dans la législation sur l’agriculture. Les radicaux, trompés dans l’espoir d’obtenir dès cette année la réforme électorale, ont passé d’une cordiale coopération à la froideur, sans arriver encore à l’hostilité. Le sort du ministère dépend donc plus que jamais de l’attitude que prendront vis-à-vis de lui les amis de sir Robert Peel.

Les protectionnistes viennent d’obtenir un nouveau succès électoral ; le député de Colchester a donné sa démission, et lord John Manners, qui a échoué a Liverpool en 1846, et l’année dernier et à Londres contre le baron Lionel de Ruthschild, a été élu à une grande majorité. Les tories gagnent en lui un homme éclairé et un brillant orateur : ils faut accablé d’applaudissemens, quand il est venu reprendre son ancienne place à la chambre des communes. Des débats sérieux vont s’engager dans cette chambre sur une motion de M. Hume en faveur de la réforme électorale, sur une motion de M. Disraëli relative aux moyens d’alléger la situation de l’agriculture, et enfin sur les affaires de Grèce. Dans ces trois occasions, les partis se compteront d’une manière définitive.

On parle depuis quelques jours, en Espagne, d’une nouvelle tentative carlo-démagogique. Mis en circulation par la presse opposante et repoussé d’abord avec dédain par les journaux modérés, ce bruit a pris peu à peu assez de consistance pour que le général Narvaez, dans l’une des dernières séances du congrès, ait cru devoir faire allusion à la nécessité prochaine où serait le gouvernement de prendre des mesures énergiques pour le maintien de l’ordre. Quoi qu’il en soit, l’insuccès de cette coalition ne saurait être un seul instant douteux. Aujourd’hui comme en 1848 ; et plus qu’en 1848, les divers élémens qu’elle vise à réunir sous son drapeau sont ou annulés ; ou paralysés, ou mutuellement hostiles.

D’abord il n’y a pas de place en Espagne pour un parti républicain. Ainsi que nous l’avons démontré à plusieurs reprises, les intérêts sociaux de la Péninsule offrent cette transposition singulière, que l’esprit conservateur est représenté par le peuple, l’esprit de progrès par le trône et l’aristocratie. Le radicalisme espagnol n’est jamais parvenu à jouer un rôle actif qu’en se mettant à la suite des progressistes constitutionnels ; or, les idées démagogiques sont trop peu en faveur depuis deux ans pour que ce dernier parti se résigne à accepter leur concours. Sans base réelle dans le pays et isolés de la seule opinion qui pût leur communiquer quelque force, les radicaux ne peuvent donc apporter au moutémolinisme qu’un appui stérile et compromettant.

Le montémolinisme n’est lui-même qu’un mot. Les susceptibilités fuéristes et les griefs ecclésiastiques, c’est-à-dire les deux élémens constitutifs de l’ancien parti carliste, sont, aujourd’hui ou rassurés ou désintéressés. Les avances faite par le prétendant à l’esprit révolutionnaire suffiraient d’ailleurs pour les refouler dans le parti gouvernemental, s’ils n’y étaient déjà.

C’est par là qu’ont si ridiculement échoué les tentatives insurrectionnelles de 1848, et la situation est aujourd’hui bien autrement forte pour le gouvernement. Toutes les complications extérieures et intérieures ont disparu. La France ; qui était alors un foyer de propagande démagogique, est redevenue pour l’Espagne un point d’appui conservateur. Le Foreign-Office a trop intérêt à faire oublier non-seulement à la nation espagnole, mais encore aux deux grands partis anglais, son odieuse intrigue d’il y a deux ans, pour qu’il soit tenté de la recommencer. Les capitaux, autrefois absorbés par l’agiotage, et qui avait tout à gagner au désordre, se sont peu à peu tournés vers des spéculations régulières et sérieuses dont le succès dépend du maintien de la tranquillité publique ; ce qui était un danger pour l’ordre devient une garantie. Les manufacturiers catalans en veulent au gouvernement d’avoir porté le premier coup à leur monopole, mais le resté du pays s’est prononcé avec une unanimité telle pour le principe de la liberté commerciale, qu’ils n’oseraient pas courir, comme en 1840 et en 1843, les chances d’une insurrection. L’armée contrebandière, cet auxiliaire traditionnel des intérêts protectionnistes, est d’ailleurs désorganisée. La dissolution et le désarmement des gardes nationales lui ont enlevé son arsenal. Le nouveau tarif, en réduisant considérablement le bénéfice des importations frauduleuses, a diminué d’autant l’appât qui le jetait dans la guerre civile. La gendarmerie enfin (guardia civil), récemment introduite en Espagne est assez bien organisée pour découvrir et pour disperser à temps toute agglomération de factieux. Ainsi, plus impuissante que jamais par elle-même, la coalition carlo-démagogique n’a plus en outre à compter sur la diversion de ces intérêts, qui trouvaient jadis leur compte au désordre, de quelque côté qu’il vînt. Ajoutons que l’état-major du prétendant est passé dans les rangs de l’armée constitutionnelle. Cabrera excepté, tous les généraux carlistes se sont empressés de profiter d’une amnistie qui leur assurait la reconnaissance de leur grades, et les officiers inférieurs ont suivi cet exemple par milliers


Milosch Obrénowitch, ou Coup d’œil sur l’histoire de la Servie de 1813 à 1839, par le prince Michel Milosch Obrénowitch.[1]- Cet écrit est un panégyrique. S’il n’eût été inspiré au prince Michel Obrénowitch que par la piété filiale, il n’y aurait eu qu’à s’incliner devant un sentiment si respectable ; mais, en défendant son père, l’auteur défend aussi un intérêt personnel, l’intérêt de la dynastie que Milosch avait fondée.

Cette dynastie a été renversée du trône princier de Servie, parce qu’elle inclinait trop manifestement du côté des Russes. Aujourd’hui la Russie pèse lourdement sur les peuples du. Danube ; c’est le moment de ramener sur la scène le nom de Milosch, de le faire sonner le plus haut possible devant les populations serbes émues par les événemens. Si le prince Michel Obrénowitch n’a pas obéi à cette préoccupation d’intérêt personnel, il aurait dû choisir d’autres circonstances. Il y aura dans quinze jours sept ans accomplis qu’a paru dans cette Revue le travail plein d’intérêt qu’il prétend réfuter. Il a eu tout le temps d’y répondre, et, s’il n’a voulu profiter de la crise actuelle de l’Orient européen, il pouvait encore ajourner cette réponse. M. Cyprien Robert avec autant de droiture que de science, a raconté (1er mars 1843) l’existence politique de Milosch. Il en a fait un vif tableau dans lequel les fautes de ce prince ne sont point ménagées, parce que la vérité le voulait ainsi. Le prince Michel accuse M. Robert d’injustice.

Du point de vue littéraire, nous nous bornerons à une seule observation. Le prince Michel a cherché l’énergie dans la violence des expressions. La violence est toujours inutile dans une langue comme la nôtre, où l’écrivain, pour rendre les passions les plus virulentes, a la ressource des formes les plus délicates et des nuances les plus variées.

Aussi bien, ce qui mérite l’attention dans l’écrit du prince Michel, ce sont moins les anecdotes qu’il allègue de l’héroïsme et de la prudence de son père, que les vues secrètes de l’écrivain, ses ambitions, son esprit politique. Le courage et la sagacité de Miloscb, personne n’en a jamais douté. Pour que l’humble porcher des forêts serbes devînt, à la manière d’Agamemnon, un pasteur d’hommes, il lui a fallu une nature qui fût au-dessus du vulgaire, pour que de l’état de servitude et de misère où il a passé sa jeunesse, il ait pu s’élever au trône de Servie, il a dû déployer des qualités qui ne sont point à la portée des intelligences communes. Nous sommes prêts à reconnaître avec le prince Michel cette vigueur d’esprit et cette valeur brillante qui ont donné à Milosch un rôle si influent dans l’histoire contemporaine de son pays. Qu’il nous soit permis cependant de faire quelques réserves. D’abord cette fierté de courage et cette pénétration qui furent les dons incontestables de cette nature originale ne sont point aussi rares en servie que le prince Michel essaie de le faire croire. Tserni-George, sans avoir l’habileté rusée de Milosch, a montré une bravoure beaucoup plus éclatante. Sous ce rapport, Milosch a eu des supérieurs et beaucoup d’égaux. La Serbie est une pépinière de soldats. La poésie simple et forte, naturelle au peuple serbe, jetant sûr ces caractères un reflet des temps primitifs, les revêt volontiers d’une apparence tout homérique. Milosch, à cet égard, ne peut prétendre à être une exception. D’ailleurs, quel usage a-t-il fait de son pouvoir ? Où conduisait-il son pays Au despotisme au dedans, à l’asservissement au dehors. Il était de ceux qui, aveuglés par un patriotisme inintelligent ; voulaient bouleverser l’Orient, et livraient ainsi fatalement la Turquie aux Russes. Le mouvement populaire et vraiment national par lequel les Serbes se débarrassèrent, en 1842, de la dynastie de Milosch, en élevant au trône le fils de Tserni-George, donna un haut témoignage du bon sens de ce petit peuple. Par des erremens analogues à ceux des Hellènes, les Serbes avaient été long-temps les ennemis du sultan ; sous l’influence de la dynastie de Milosch, ils étaient devenus des alliés de la Russie. Ils prenaient d’eux-mêmes une direction tout opposée en appelant au pouvoir suprême le Prince Alexandre Georgewitch. Au prix de quelques concessions, ils mettaient aux pieds du sultan l’hommage de leur vassalité, ils lui apportaient leur belliqueux dévouement.

L’on sait que Milosch avait abdiqué dès 1839 ; pour ne point courir le risque d’être expulsé directement par voie d’insurrection populaire. Ses fils Milan et Michel ont régné après lui ; c’est sur ce même prince Michel qu’a éclaté, en 1842, l’orage formé sur la tête de son père, dont il n’a d’ailleurs cité sur son trône que l’instrument. Le peuple serbe s’est fait justice d’accord avec le sultan et malgré la Russie, qui, on se le rappelle sans doute, ne voulant pas reconnaître l’élection du prince Alexandre, exigea une contre-épreuve. Cette contre-épreuve n’a pas été moins significative que l’élection même ; et c’est pouquoi on a le droit de regarder le choix d’Alexandre Georgewitch comme la plus eacte expression des vœux du pays.

Le prince Michel Obrénowitch raconte avec complaisance un grand nombre d’anecdotes où il essaie de mettre en relief, sous un jour qui ne manque point de couleur locale, le patriotisme, de Milosch. Il en est une que le jeune prince ignore peut-être, et qui nous semble peindre assez exactement l’ambition et la pensée du vieux knèze des Serbes.

Jusque dans L’exil où il avait précédé son fils, Milosch, avec l’impatience d’une forte volonté à laquelle les instrumens font défaut à l’heure même où l’occasion se présente, poursuivait encore l’idée d’un bouleversement : de l’empire turc. C’était en 1839, en pleine question d’Orient. Dans son ardeur, qui l’eût dévoré s’il eût été d’une constitution moins robuste, il était à la recherche de toute alliance qui pût et conduire à son but. La France, qui, sous couleur de régénérer la Turquie par le sabre de Méhémet-Ali, aidait alors follement à la détruire, paraissait à Milosch une alliée commode et facile à entraîner dans des tentatives que l’on appelait intelligentes et généreuses. Milosch ne songeait donc qu’à confier au cabinet français les idées et les plans dont il était si fort épris. Retiré alors dans les riches possessions où il s’était assuré un refuse par prévoyance en Valachie ; il résolut de s’en ouvrir à l’agent et consul-général de Bucharest.[2] Le prince entoura cette confidence de précautions mystérieuses et d’un grand appareil de réserve. Tout cela se passait aux heures les plus sombres de la nuit. Milosch y apportait d’autant plus de persévérance et de ténacité, que l’agent français y avait dû mettre d’abord plus de défiance. Le prince exilé déployait dans ces entrevues tout ce que son éloquence orientale savait emprunter d’argumens spécieux et de pensées caressantes. Capable de s’émouvoir et surtout de paraître ému, il développait ses plans avec cette chaleur qui, chez les Orientaux, est souvent le voile de la finesse. Il parlait abondamment des sentimens et des forces politiques qui s’éveillaient dès lors au sein des trois grandes provinces slaves de Servie, de Bulgarie et de Bosnie, entremêlant au tableau des vertus guerrières de ces peuples ce que lui-même avait fait naguère d’expéditions hasardeuses a l’aide de leurs bras. D’ailleurs il n’oubliait pas la mise en scène. Lorsqu’il pensa que ces entrevues pouvaient être moins mystérieuses sans inconvénient, il y fit quelquefois intervenir sa dévouée et digne compagne ; la princesse Loubitza, « celle qui plus d’une fois, disait-il entourée, de ses femmes, avait tenu, pendant les engagemens nocturnes des Serbes contre les Turcs, les torches qui devaient servir de signaux de ralliement à l’armée serbe. » Or, quelle était la conclusion de tous ces discours ? Invariablement cette pensée plus d’une fois formulée catégoriquement, que si la France y voulait consentir, Milosch était prêt à prendre au sein de la Turquie d’Europe le rôle que Méhémet-Ali jouait alors avec tant d’éclat apparent dans la Turquie d’Asie. Telle était, en effet, l’ambition permanente de Milosch. C’est pourquoi nous pensons que sa chute a été utile.

Le fils de Tserni-George Tn a point les antécédens ni les titres personnels de Milosch. La jeunesse d’Alexandre s’est passée dans l’obscurité de l’exil et une misère qui ne présageaient pas sa présente élévation. Non, le prince Alexandre n’a point ces séductions d’un diplomate et d’un victorieux dont Milosch savait si bien faire usage ; mais, si le nouvel élu de la nation serbe ne possède point ces dehors brillans et ce prestige d’une renommée personnelle, il y supplée par une droiture de sentimens bien constatée ; par une énergie de volonté qui n’a point encore faibli. Nous avons eu l’occasion précieuse d’entendre de sa bouche l’expression de ses sentimens et de ses vœux. Malgré la réserve diplomatique commandée à un prince protégé par la Russie, on voyait assez clairement combien il tenait à l’estime de la France ; mais, s’il semblait attacher beaucoup de prix à être apprécié chez nous, ce n’était point en ambitieux porté aux aventures. Il jugeait mieux des intentions et des intérêts de l’Occident. Lui aussi, il paraissait compter grandement sur l’appui bienveillant de la diplomatie française, non dans l’idée de créer des embarras au sultan, dans la pensée, au contraire, d’associer plus étroitement les intérêts de son peuple à ceux de l’empire ottoman. Le prince de Servie, comme tous les patriotes intelligens qui ont coopéré à son élection, était convaincu qu’il n’y avait d’avenir pour les chrétiens de la Turquie que dans le progrès régulier de leurs institutions et de leur race sous la suzeraineté ottomane. Il était persuadé que le salut de ces peuples se trouve ainsi lié au salut des Turcs et que la plus impérieuse nécessité commande aux uns comme aux autres de se tenir cordialement unis. Cette politique est précisément celle qui convient à la France dans les affaires d’Orient.

Si donc le prince Michel Obrenowitch a pensé que la crise de l’Europe orientale pouvait être favorable à la réhabilitation de son père et rouvrait un chemin aux ambitions de sa famille, il pourrait bien avoir fait un faux calcul. Il court grand risque de trouver très peu d’écho en France. Sera-t-il plus heureux sur un autre terrain dans l’Europe orientale elle-même ? Les circonstances en décideront, et ces circonstances dépendent elles-mêmes de la politique des cabinets en Orient. Si la France et l’Angleterre consentaient à rester unies comme elles l’ont été un moment à Constantinople, il n’y aurait aucune raison de craindre pour la tranquillité des provinces danubiennes. Si, au contraire ; les deux cabinets de l’Occident se divisent, l’agitation continue, la propagande russe se développe et se fortifie. Dans ce cas, les idées du prince Michel Obrénowitch trouvent leur application. Milosch réhabilité devient un instrument dont la Russie peut se servir pour agiter les Serbes. Espérons que les intentions dont cet écrit est un des indices seront déjouées par la prévoyance des Turcs et par l’union des cabinets de l’Occident.

H. DESPREZ.


De la Civilisation chrétienne chez les Francs, par M. Ozanam.[3] — Le premier volume des Études germaniques de M. Ozanam a été cité dans cette Revue avec éloges. Il paraît que ces éloges étaient mérités, car l’Académie des inscriptions a accordé le grand prix Gobera à cet important travail, complété par un volume qui traite de la civilisation chrétienne chez les Francs. Nous signalerons dans la seconde partie de l’ouvrage de M. Ozanam les mérites qui recommandaient la première avec un intérêt, de plus, celui qui s’attache à nos origines nationales. L’auteur expose d’abord l’état du christianisme chez les Germains avant l’invasion, chapitre de l’histoire de ces peuples qu’on est trop porté à négliger, il ne faut pas oublier qu’une portion des barbares étaient déjà chrétiens et par là quelque peu Romains. Vient ensuite le christianisme en présence de l’invasion, et ces apôtres ; souvent martyrs, qui quelquefois l’arrêtent ou la modèrent, ces écrivains qui, en déplorant les maux qu’elle entraîne, comprennent et même saluent, comme Orose, l’avenir qu’elle doit amener. Bientôt les Francs paraissent sur la scène. L’église intervient alors pour discipliner la barbarie et la transformer insensiblement en civilisation, malgré de longues résistances, avec une patience infinie. Puis des missions partent de Rome, de l’Irlande, de l’Angleterre, de la Gaule, pour aller chercher les plus indociles, les plus sauvages de ces populations et étendre sur elles progressivement les bienfaits du christianisme ; enfin le génie de Charlemagne, inspiré par l’église, fonde la société moderne. Tel est le sujet qu’a traité M. Ozanam. En le lisant, on en comprend toute la grandeur. Une portion est surtout remarquable dans ces études, ainsi qu’il les appelle modestement, études qui sont un livre plein de recherches solides et neuves, présentées avec un rare talent ; je veux parler de tout ce qui se rapporte à la culture des lettres à travers ces âges sanglans. La transmission des études, pendant l’époque mérovingienne n’avait pas encore été démontrée aussi complètement dans toute sa suite, se prolongeant sans interruption jusqu’à Charlemagne. Il est curieux et quelquefois piquant de voir à quel point cette culture s’est continuée sous les Mérovingiens, d’apprendre que ces grands missionnaires, en qui on est accoutumé à ne trouver que des saints, étaient aussi des lettrés, qui fondaient l’école à côté de l’église et ne dédaignaient pas de mêler les jeux innocens d’une muse encore pénétrée des traditions de la littérature antique à l’accomplissement des plus graves et des plus héroïques devoirs de l’apostolat. Saint Boniface ne nous apparaît pas moins grand, parce qu’il répond aux vers que lui adresse sa parente, la belle et savante Lioba, en lui envoyant dix pommes d’or cueillies sur l’arbre de vie où elles pendaient parmi les fleurs, c’est-à-dire dix énigmes en acrostiche, dont chacune désigne une vertu chrétienne et dans lesquels le nom de Jupiter, employé comme expression poétique n’est pas loin du nom plus sérieusement invoqué du Christ. Le chapitre qui traite des écoles romaines, barbares et carlovingiennes, est peut-être la portion la plus originale du livre. Cette histoire de l’enseignement se perpétuant à travers une époque d’ignorance offre un intérêt d’autant plus vif, qu’il est assez inattendu. Nous citerons particulièrement tout ce qui se rapporte au grammairien inconnu qui prit le nom de Virgile, à l’espèce de confrérie littéraire qui se cachait, comme lui, sous des noms empruntés à l’antiquité et, comme lui, enveloppait ses productions bizarres d’un langage énigmatique, moins encore par prudence que par ce goût du recherché, de l’obscur, du détourné qui se manifeste aux époques les plus barbares comme les plus : avancées qui faisait, par exemple, employer par les scaldes de la Scandinavie, pour désigner un glaive ou un guerrier, des périphrases auprès desquelles les commodités de la conversation sont une manière toute naturelle de nommer un fauteuil. À travers ces puérilités extraordinaires, un intérêt sérieux se fait constamment sentir : c’est celui qui s’attache à la culture de l’esprit humain, persistant à travers les grands bouleversemens de la société, spectacle dont notre temps a besoin pour ne pas se décourager dans ses épreuves.

J.-J. A.



V. DE MARS.

  1. Paris, 1 vol. Chez Franck, rue Richelieu, 67.
  2. M. Adolphe Billecocq, qui venait de succéder à M. de Châteaugiron.
  3. Paris, chez Lecoître.