Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1878

Chronique n° 1120
14 décembre 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1878.

Le danger en politique est souvent dans les mauvaises apparences presque autant que dans les mauvaises conduites. Les mauvaises apparences, ce sont les questions imprudemment soulevées, les incidens grossis moitié par la curiosité oisive, moitié par la passion de parti, les appels impatiens et capricieux à des crises nouvelles ; ce sont les déclamations inutiles, les représailles obstinées, les incohérences mal réprimées, toutes ces choses qui n’ont rien de profond sans doute, qui ne sont qu’un désordre factice et partiel, et qui ne finissent pas moins quelquefois par fatiguer l’opinion, par affaiblir une situation.

Pour un régime qui se fonde, qui a nécessairement encore à vaincre bien des défiances ou des préjugés, pour un parti qui aspire à être la force dirigeante et régulatrice de ce régime, la première condition est justement d’éviter ces mauvaises apparences, de ne laisser ni occasion ni prétexte aux incertitudes de l’opinion. C’est le premier et le dernier mot d’une politique prévoyante et sensée. Si la république a pris en France le caractère sérieux d’un gouvernement établi, si elle a même déjà duré assez pour ne plus ressembler à un de ces régimes du hasard qui sont comme une tente dressée entre deux combats, c’est évidemment parce qu’elle a suivi cette politique. Elle s’est fondée et elle a vécu par le soin qu’elle a mis à se dégager de ce qu’elle a eu autrefois de révolutionnaire et d’exclusif, à s’inspirer de l’expérience, à offrir la garantie d’institutions conservatrices et libérales aux intérêts, aux traditions, aux instincts du pays. Elle ne s’est point imposée par une surprise de sédition, par une tyrannie de parti, elle s’est lentement naturalisée pour ainsi dire dans la société française et elle s’est accréditée par sa modération, en s’étendant de proche en proche dans toutes les sphères de la vie nationale. Elle a certainement encore des ennemis, même des ennemis passionnés et irréconciliables, qui lui gardent la rancune de leur déchéance trop méritée ou de leurs espérances trompées ; mais il faut voir les choses comme elles sont au moment présent. La république n’a pas beaucoup à craindre d’adversaires plus bruyans que menaçans, dont les divisions et l’impuissance sont au contraire sa force, presque sa raison d’être. Elle n’aurait à craindre que si, en changeant de caractère, en se laissant dénaturer ou emporter des passions de partis, elle cessait d’être une garantie pour cette masse d’intérêts et d’instincts modérés qu’elle a conquis en les rassurant et dont elle perdrait bientôt l’appui en les inquiétant ; elle ne serait exposée à des épreuves nouvelles que si les républicains, fatigués d’être sages, impatiens de profiter de la victoire, croyaient pouvoir renouer leurs traditions agitatrices ou même, sans aller jusqu’à des excès au radicalisme, se laissaient entraîner à perpétuer par leurs procédés, par leurs démonstrations, ces mauvaises apparences, qui sont une faiblesse pour la république encore plus que pour tout autre régime. C’est là précisément ce qui fait l’importance de ces élections prochaines du 5 janvier sur lesquelles tous les regards se fixent et vont se fixer de plus en plus pendant quelques jours encore ; c’est ce qui fait l’intérêt de ce scrutin sénatorial dont le résultat, pour le dire tout de suite, ne sera entièrement favorable que s’il décourage les agitateurs de tous les camps, en donnant à la politique représentée au pouvoir par M. Dufaure l’appui d’une majorité éclairée, simplement dévouée à la constitution du pays.

Tout est là maintenant jusqu’au 5 janvier ; tout dépend de ce vote qui, sans ouvrir une ère nouvelle comme on le dit, peut décider de la direction de nos affaires en faisant du sénat, non plus tira instrument de conflit, mais une assemblée réellement modératrice, disposée à soutenir une politique de libérale et ferme conciliation. Ce vote du 5 janvier prochain, si les électeurs sont bien inspirés, peut fixer l’équilibre des institutions, et la république serait la première à profiter d’un tel résultat ; elle ne pourrait que trouver une garantie de plus dans un sénat qui, en cessant d’être comme un camp de réserve de toutes les hostilités réactionnaires, resterait un pouvoir de préservation contre les fantaisies, les tentatives aventureuses et les mobilités agitatrices de la majorité-de l’autre chambre. Ce n’est point sans doute que cette majorité ait justifié jusqu’ici toutes les accusations dont elle est souvent l’objet ; ce n’est pas qu’elle se soit signalée par des propositions de réformes bien extraordinaires, par des entreprises sérieusement redoutables. En réalité, il faut en convenir, cette majorité républicaine, dans la chambre d’aujourd’hui comme dans la chambre précédente frappée par le 16 mai, n’a rien fait qui ressemble à du radicalisme législatif. Elle m’a pas même cédé à la tentation d’ouvrir quelque débat sur l’amnistie. Elle n’a touché ni aux conditions organiques du pays, ni aux institutions sociales, administratives ou financières. Elle n’a pas dépassé la limite de son rôle constitutionnel, et les quelques innovations qu’elle a fait passer dans ce gros budget qu’elle vient de voter récemment sans difficulté, que le sénat discute maintenant à son tour, ces innovations peuvent être bien ou mal conçues, elles ne sont pas dans tous les cas, d’une nature bien grave. Ce n’est donc pas ce qu’on peut reprocher à la majorité de la chambre des députés. Malheureusement il y a des républicains, — et ceux qui sont censés être leurs chefs sont quelquefois obligés de les suivre, — il y a des républicains qui ne peuvent se défendre de toute sorte de velléités agressives et turbulentes. Ils semblent toujours prêts à bouleverser et à surexciter quelque chose. Ils ont l’art de se jeter dans des campagnes inutilement violentes, forcément arbitraires, ou de soulever les questions les plus délicates, les plus dangereuses sans résultat possible, et c’est, là justement multipliée ces mauvaises apparences dont nous parlions, offrir des prétextes qui ne peuvent manquer d’être exploités au détriment de la république elle-même.

Cette campagne d’invalidation n’est-elle pas une de ces erreurs que la majorité a commises par un premier mouvement d’irritation qui s’expliquait au lendemain des élections, et où elle s’est obstinée par un faux point d’honneur ou par un calcul qui en est encore à se dévoiler ? Elle dure depuis près de quinze mois, cette campagne singulière ; elle finit à peine, elle n’est même pas entièrement terminée, il en restera un bout pour la session prochaine. Les républicains de la chambre avec leur commission d’enquête, leurs représentations en province, leurs projets, leurs rapports et leurs arrêts toujours suspendus, sont certainement persuadés qu’ils accomplissent une œuvre de justice. Ils jouent leur rôle de grands juges du scrutin et de sauveurs de la pureté du suffrage universel avec une imperturbable présomption. Et cependant rien n’est plus étrange ! c’est à coup sûr la première fois qu’un parlement offre ce spectacle d’une majorité procédant avec cette naïveté d’omnipotence et d’arbitraire, invalidant jusqu’à quatre-vingts élections et faisant encore ses réserves pour une mise en accusation qui provoquerait une crise de contestation juridique en même temps qu’une crise politique dont nul ne peut calculer les conséquences. Ces réserves, on les faisait encore très gravement il y a peu de jours. — Si l’on voulait mettre le ministère du 16 mai eu accusation, il fallait ! le faire sous le coup des événemens, après quelques semaines, au risque de tout ce qui pouvait arriver. Maintenant tout cela est fini, une menace n’est plus qu’une vaine jactance. Si l’on voulait attaquer de front la candidature officielle, il fallait invalider tous les députés qui ont été élus avec l’affiche blanche. C’eût été violent, mais logique. Ce qu’on fait aujourd’hui n’est qu’un choix absolument arbitraire à la merci d’un coup de scrutin. Une commission propose timidement une validation, un député se lève pour protester contre cette coupable complaisance, — et malgré l’intervention de M. Gambetta lui-même, M. le baron Reille, élu dans le Tarn, est invalidé avec une majorité de 8,000 voix. L’innocence du suffrage universel a été mise à mal par M. le baron Reille, elle est maintenant remise à neuf !

M. le duc Decazes, élu dans une petite ville du pays de Nice, à Puget-Théniers, était depuis longtemps réservé pour être une des dernières victimes de l’invalidation, et, le jour venu, il s’est présenté aux exécuteurs de la meilleure grâce possible, sans façon et sans subterfuge. Il n’a point hésité à déclarer qu’il avait été le plus officiel des candidats, que sa candidature ne pouvait qu’être officielle dans une contrée où survivent encore quelques idées séparatistes et où l’élection du ministre des affaires étrangères prenait nécessairement le caractère d’une manifestation du pays pour la France. M. le duc Decazes, sans vouloir prolonger une défense qu’il savait inutile, s’est borné à relever avec fierté quelques paroles futiles et déplacées, il l’a fait en homme qui se souvient d’avoir porté le poids des affaires diplomatiques de la France pendant quatre ans, et surtout dans des heures de crise qu’on aurait pu ne pas oublier. M. le duc Decazes du reste a eu jusqu’au bout, jusqu’au scrutin, une fortune particulière et rare parmi les invalidés : il est demeuré seul entre les partis, victime d’une disgrâce qui est en vérité son honneur et qui a sa signification politique. Les légitimistes ne lui ont pas pardonné sa patriotique prudence dans les affaires italiennes et dans les affaires carlistes d’Espagne ; les bonapartistes ne lui ont pas pardonné ses sentimens pour l’empire : les uns et les autres l’ont abandonné aux républicains, qui restent bien convaincus que la chambre est assez riche en diplomates et en talens de toute sorte pour n’avoir pas besoin d’un homme de la valeur de l’ancien ministre des affaires étrangères. Et voilà comment une majorité abusée sur son propre pouvoir, dupe de son inexpérience ou de l’esprit de parti, est conduite à faire d’une simple vérification de titres une œuvre de représaille, à laisser dans les annales parlementaires ce précédent redoutable des exclusions systématiques par un coup de scrutin. Si l’on voulait faire un exemple, il fallait le faire vite, en choisissant avec tact quelques élections particulièrement altérées par l’action administrative. Il ne fallait pas inaugurer cette juridiction dangereuse d’une cour supérieure d’invalidation et surtout prolonger cette omnipotence indéfiniment. Il ne fallait pas, avec cette mystérieuse commission d’enquête qui dure encore, qui accumule les petits papiers, les dépêches et les commérages d’arrondissement, se placer dans cette alternative d’aboutir à un avortement assez médiocre ou d’en venir à des actes qui ne feraient que rouvrir une ère de conflits désastreux pour le pays.

C’est le malheur des républicains ou du moins d’une classe de républicains de ne point avoir le sentiment de la mesure et des conditions d’un ordre régulier, de transporter dans les sphères de l’action officielle les habitudes, les passions et souvent le langage d’une opposition qui n’est plus de circonstance. Ils ont sans doute beaucoup appris depuis quelques années, ils n’ont pas pu tout oublier. Ils ont de la peine à entrer dans un parti de gouvernement, ils échappent à la direction de ceux qui se croient assez habiles pour les modérer, pour les conduire. Ils ont un vieux fonds d’idées, de préjugés, de projets ou de procédés révolutionnaires qu’ils feraient volontiers passer sous le nom d’une prétendue politique républicaine. Ils rongent leur frein, si l’on nous passe le mot, et même quand ils semblent se soumettre à la nécessité des choses, ils laissent bientôt éclater le goût inné de l’agitation et des chimères, au risque de dévoiler l’incohérence de ce qui est censé être la majorité républicaine, et de perdre par des excentricités le fruit de la sagesse qu’ils se sont temporairement imposée.

Assurément, c’est un fait à constater, les républicains en immense majorité ont montré depuis huit ans le plus honorable esprit, le zèle le plus actif en tout ce qui touche l’armée et la réorganisation militaire de la France. Ils n’ont rien refusé, il se sont prêtés à tout. Ils ont voté les lois qui ont été présentées. L’an dernier encore ils ont pris l’initiative de mesures nouvelles sur les pensions des officiers, sur l’état des sous-officiers. Ils n’ont marchandé ni les ressources ni la confiance, et ils ont même mesuré prudemment la critique là où la critique après tout aurait pu être utile. En un mot, s’ils n’ont pas été les seuls à l’œuvre, ils ont voulu, avec tout le monde, rendre à la France une armée nombreuse, dévouée, patriotique, digne du pays. Rien de mieux. Pourquoi donc maintenant aller exhumer cet incident qui se serait passé à Limoges au mois de décembre 1877 et qui n’est bon qu’à jeter le trouble dans l’armée ? A quel propos remettre au jour et publier officiellement un rapport sur la pétition d’un officier qui a été frappé disciplinairement, et qui croit devoir s’adresser à la chambre pour obtenir la réforme ou une interprétation nouvelle des règles de la discipline ? Il y a dans cette triste affaire, qu’on va réveiller avec si peu d’opportunité, deux questions parfaitement distinctes. Il y a une question toute personnelle intéressant simplement l’officier qui a eu le malheur d’attirer l’attention sur lui. Il y a aussi une question plus générale, la seule dont on ait à s’occuper : il y a l’importance qu’on veut donner à un incident, les conséquences qu’on prétend tirer d’une circonstance obscure, l’espèce de devoir qu’on voudrait faire à M. le ministre de la guerre d’éclairer l’armée par des circulaires, par une interprétation nouvelle des règles de la discipline et de l’obéissance militaire, — comme si l’armée avait besoin d’être éclairée sur la manière d’obéir à un ordre.

Franchement où veut-on en venir ? Est-ce là encore de la politique républicaine ? Que veut-on que fasse M. le ministre de la guerre de cette invitation ? La discipline est une de ces conditions de la vie militaire qu’on ne discute pas, et puisqu’on cite M. Thiers, il faudrait se rappeler que M. Thiers a dit aussi qu’il fallait parler le moins possible de ces choses-là. Le jour où l’on entre dans cette voie, où l’on se met à distinguer, à parler de la loi et du règlement militaire, de l’obéissance passive et de l’obéissance raisonnée, tout disparaît. On a une milice ou une garde nationale qui a un fusil pour défendre nos institutions et au besoin pour les combattre, — on n’a pas une armée qui va se faire tuer sur un mot, sans demander d’explications sur le sens du règlement militaire. — La loi est au-dessus de tout, au-dessus du règlement, qui donc le conteste ? Mais qui est chargé de représenter la loi sous les armes ? Est-ce celui qui commande, est-ce celui qui obéit ? En dehors de ces circonstances extraordinaires, palpables, pour lesquelles il n’y a pas de règle et où chacun se décide sous sa responsabilité, la discipline ne peut qu’être absolue. Si un chef de bataillon a le droit de demander à son colonel, à son général, quel est le sens caché de l’ordre qu’il reçoit, si on ne va pas par hasard le conduire à la violation des lois, à un attentat, — si un chef de bataillon a ce droit, pourquoi le soldat n’aurait-il pas à son tour le droit d’adresser la même question à l’officier qui le commande ? Et si on a ce droit à l’intérieur, pourquoi en temps de guerre officiers et soldats ne demanderaient-ils pas des explications avant de marcher, sous prétexte qu’on peut les conduire à une trahison de l’intérêt national, ce qui n’est pas moins grave que la violation des lois ? Voilà où l’on arrive. C’est absolument sans issue. S’il devait en être ainsi, au lieu de continuer les dépenses colossales qu’on s’est imposées, au lieu de laisser 550 millions inscrits au budget de la guerre, il vaudrait bien mieux retrancher 400 millions de ce budget, soulager d’autant les contribuables, et rester avec une force modeste, une gendarmerie augmentée, pour garder quelques postes et faire la police. La seule, la généreuse compensation des sacrifices que s’impose la France, c’est d’avoir une armée fidèle, disciplinée, laissée en dehors des partis, sans cesse améliorée dans son état moral comme dans son état matériel, et l’inconvénient de ces questions imprudemment soulevées c’est précisément d’obscurcir ce qui est l’unique intérêt dans les affaires militaires.

Il faut, dit-on, que l’armée sache son devoir, qu’elle ne se laisse pas conduire à des coups d’état. Sérieusement, est-ce qu’une circulaire nouvelle aura bien éclairci les choses ? Est-ce que les interprétations qu’on demande ne sont pas stériles ou dangereuses pour l’intégrité de l’armée ? Est-ce que ceux qui se proposent de violer les lois, qui en ont les moyens, qui sont favorisés par les circonstances, ne sont pas les premiers à invoquer ces lois et à se proclamer les défenseurs de la légalité ou du droit ? Les déclamations ne sont que des déclamations, et les circulaires ne sont que des précautions inutiles. Sait-on le seul et vrai moyen de se préserver des coups d’état, qui ne sont pas d’ailleurs aujourd’hui, que nous sachions, une éventualité bien redoutable ? C’est de les rendre impossibles, d’en écarter jusqu’à la pensée de tous les esprits, en organisant de plus en plus une république sérieuse, équitable, libérale et nationale, qui offre toute garantie à la sécurité intérieure comme aux intérêts extérieurs de la France. C’est de ne pas susciter à tout propos des problèmes irritans, des conflits de partis et de croyances, qui laissent entrevoir une série d’expériences et d’agitations périlleuses. C’est de ne pas fixer capricieusement des échéances de crises nouvelles, en représentant sans cesse cette date prochaine du 5 janvier comme le point de départ de changemens inévitables, de brusques déplacemens d’influences, d’une transformation du ministère avec des programmes qui ne promettent rien ou qui laissent trop craindre. C’est de montrer enfin qu’avec les institutions nouvelles de la république la réalité rassurante est plus forte que les mauvaises apparences, un gouvernement sensé peut durer, le pays peut vivre tranquille, et la France peut tenir sa place de nation respectée et paisible au milieu des agitations de l’Europe.

La France a du moins cet avantage auquel elle doit attacher un assez grand prix pour ne pas s’exposer légèrement à le perdre : elle est en paix avec elle-même et avec tout le monde. Elle se repose dans une certaine sécurité intérieure et extérieure qu’aucun danger pressant ne semble menacer, tandis que d’autres pays qui n’ont pas eu ses malheurs, qui ont eu au contraire toutes les faveurs de la fortune, ne sont pas à l’abri des épreuves ou des préoccupations. Il est certain que pour le moment l’Europe traverse une phase assez sombre, assez ingrate. Les souverains sont tristes, les gouvernemens sont assaillis d’embarras, les parlemens ne sont pas en fête, les affaires générales du monde n’ont absolument rien de riant et de rassurant.

Qu’en sera-t-il définitivement des suites de la dernière guerre d’Orient, et qu’adviendra-t-il du traité de Berlin qui a couronné la guerre ? Il finira par recevoir son exécution, il n’en faut pas douter, ce traité conquis par la volonté, par l’influence de M. de Bismarck. La Russie finira par retirer son armée, après avoir arrangé une situation à sa convenance, après avoir réglé ses affaires avec la Turquie par une convention directe, supplémentaire ou complémentaire, que le traité de Berlin, à vrai dire, semblait rendre inutile, mais que le cabinet de Saint-Pétersbourg juge absolument nécessaire. L’empire ottoman, lui aussi, finira probablement par reprendre quelque équilibre dans la confusion où il est resté. Les gouvernemens finiront par se mettre d’accord sur les conditions pratiques de cette pacification laborieuse. Rien n’est cependant terminé encore, et jusqu’ici il y a plus de négociations, plus d’explications que de résultats bien sensibles et bien décisifs. Qu’adviendra-t-il d’un autre côté de cette guerre de l’Afghanistan qui a suivi de si près la guerre d’Orient et qui peut avoir ses contre-coups en Europe ? L’Angleterre viendra certainement à bout de l’émir de Caboul. Son armée est engagée, ses généraux, sans avoir peut-être encore tous les avantages qu’on leur prête, sont partout en marche : ils ont avec eux des forces suffisantes et derrière eux la puissance britannique, qui ne leur manquera pas. Le succès militaire ne parait pas douteux, et le succès politique du ministère qui a décidé la guerre est moins douteux encore, à en juger par les premières discussions qui viennent de s’engager dans le parlement ouvert il y a quelques jours. Malgré la fougue avec laquelle M. Gladstone va au combat, dépassant par sa vivacité les chefs officiels du parti libéral, le comte Granville dans la chambre des lords, le marquis Hartington dans la chambre des communes, malgré cette ardeur, lord Beaconsfield semble d’autant plus aisément maître du terrain qu’il a pour lui l’opinion. Lord Beaconsfield triomphe avec une confiance un peu superbe de ses adversaires. Il se croit en mesure d’aller jusqu’au bout : il compte sur les chefs de l’armée, et d’un autre côté rien n’indique des complications prochaines avec la Russie.

Ce ne sont, à vrai dire, ni les conséquences possibles de la guerre de l’Afghanistan, ni les difficultés de l’exécution du traité de Berlin, qui assombrissent pour le moment les régions officielles sur le continent. Le malaise qui se fait sentir partout est bien plutôt la suite de cette fureur de meurtre qui a failli atteindre successivement l’empereur Guillaume, le roi d’Espagne, le roi d’Italie, et qui paraît avoir menacé dans ces derniers jours la reine Victoria elle-même. C’est la préoccupation dominante. Évidemment il y a aujourd’hui en Europe une inquiétude plus ou moins avouée, une sorte d’ébranlement secret, un commencement de réaction ; il y a en un mot une disposition générale dont les expressions les plus significatives sont une démarche récente de quelques cabinets auprès de la Suisse pour obtenir des mesures répressives contre les journaux des réfugiés socialistes, et les deux discours prononcés il y a quelques jours à peine par l’empereur d’Allemagne et l’empereur de Russie.

Les deux souverains ont l’accent mélancolique. L’empereur Guillaume, à peine remis des blessures reçues il y a quelques mois de la main d’un meurtrier et rentrant récemment à Berlin pour reprendre la direction des affaires, a été accueilli sur son passage par les ovations populaires. Il portait encore le bras en écharpe, et sur son visage, dit-on, une teinte de tristesse se mêlait à la joie qu’il éprouvait de l’accueil cordial de la population. En recevant le bourgmestre et le conseil municipal il leur a adressé un discours où perce la vive et « douloureuse » impression des derniers attentats et de la situation morale de l’Allemagne. « La prévoyance humaine, a-t-il dit, est impuissante contre les évènemens comme ceux dont j’ai été victime… Il dépendra de la Providence que je passe sans trouble le peu de temps qui me reste à vivre… « Il a parlé en même temps avec une gravité pressante de la nécessité de remédier au mal, non-seulement par des mesures politiques ; mais par le développement de l’éducation religieuse, par une direction nouvelle donnée à la jeunesse. Qu’est-ce donc que la puissance et l’éclat des armes ? Depuis douze ans l’Allemagne a été saturée de succès et même d’argent conquis. Elle a été élevée au plus haut sommet de la fortune par un souverain et par un ministre qui, le fer à la main, l’ont placée au premier rang parmi les états de l’Europe. Voilà le revers de la médaille ! l’Allemagne, c’est le langage officiel, est aujourd’hui dévorée par le socialisme, enlacée par les propagandes révolutionnaires. Le gouvernement juge indispensable de se faire armer de lois nouvelles de répression qui lui donnent une sorte de dictature, et ces lois, il ne les laisse pas dormir. Il a récemment décrété à Berlin ce qu’on appelle le « petit état de siège, » il supprime les journaux dangereux, les sociétés suspectes, il a expulsé de Berlin nombre d’individus et même des députés du parlement. « L’initiative que nous avons prise, a dit l’empereur Guillaume, donnera l’impulsion aux autres états… »

Que dit de son côté l’empereur Alexandre ? Il est arrivé récemment de Livadia à Moscou, et dans une allocution adressée aux autorités dans le palais du Kremlin, il fait allusion « aux tristes événemens qui se sont produits à Saint-Pétersbourg, » il parle avec mélancolie du temps où il ne sera plus là ; il dit à ceux qui l’entourent : « J’espère que vous m’aiderez à faire sortir la jeunesse de la voie dangereuse où l’entraînent des hommes auxquels on ne peut accorder aucune confiance… » La Russie cependant, elle aussi, est comblée de gloire, elle a vaincu le Turc, elle vient d’avoir tous les succès militaires. Cela ne l’empêche pas d’avoir son socialisme qui chez elle s’appelle le nihilisme. Des procès multipliés révèlent le triste état moral du pays, et jusque sous les yeux de la police des journaux imprimés secrètement, distribués partout, attaquent de front, avec violence, le gouvernement et la société. Voilà d’étranges choses qui sembleraient dénoter en Russie comme en Allemagne un ébranlement inquiétant, et qui ne sont pas seulement un spectacle curieux, qui peuvent avoir une influence sur la direction des politiques, sur la marche, sur le jeu des affaires européennes. La Suisse en a déjà ressenti les effets par les communications diplomatiques qui lui sont venues de divers cabinets, de Saint-Pétersbourg comme de Berlin, au sujet des propagandes socialistes dont elle est le refuge, et la Suisse s’est prudemment empressée d’exécuter administrativement un journal de démagogie particulièrement signalé. Il resterait à se demander si c’est un simple incident ou si c’est le premier acte d’une réaction décidée.

Pendant ce temps, en Italie même, le dernier attentat commis à Naples contre le roi Humbert a laissé une impression qui n’est pas moins vive et a créé une situation qui ne fait que commencer. L’idée seule que la main d’un assassin pouvait faire disparaître le roi Humbert et la prévision des conséquences possibles d’un tel événement ont excité une émotion profonde et ont attiré l’attention de tous les esprits réfléchis sur l’état moral de l’Italie, sur l’activité des sectes révolutionnaires, sur la politique du ministère en présence de cette situation difficile. De là les discussions prolongées, animées, qui viennent de se dérouler dans le parlement de Rome sous l’impression du dernier attentat et qui ont abouti presque aussitôt à un commencement de crise.

Orateurs de toutes les opinions, M. Minghetti, M. Bonghi, M. Mari, M. Sella au nom de la droite, M. Crispi pour son propre compte ou pour une fraction de la gauche, le ministre de l’intérieur, M. Zanardelli, et le président du conseil lui-même qui représente aussi la gauche au pouvoir, ils se sont tous succédé dans ces longs débats. Ils y ont tous parlé avec gravité, quelques-uns avec inquiétude, de l’état de leur pays. Le président du conseil, M. Cairoli, qui n’inspire par lui-même que des sympathies, qui est couvert du prestige de sa récente blessure et de son dévoûment au roi, M. Cairoli n’était pas précisément en cause. Quand il a paru encore souffrant dans la chambre, il a été accueilli par une ovation unanime qui s’adressait surtout à l’homme, et s’il eût été seul, il eût sans doute désarmé les hostilités ; mais il n’a pu sauver par son intervention le cabinet dont il est le chef, qui a été en définitive vaincu au scrutin par une coalition accidentelle de la droite, des amis de M. Crispi et des amis de M. Nicotera. Que les considérations personnelles, que les antipathies contre le ministre de l’intérieur, M. Zanardelli, ou contre tel autre ministre, aient aidé à ce résultat, c’est bien clair. Ce n’est là cependant que le plus petit côté, et ce qui fait le caractère sérieux de ces récentes discussions comme du dernier scrutin, c’est qu’il y avait réellement en cause toute une politique accusée d’être insuffisante ou trop faible à l’égard des propagandes révolutionnaires. Que va faire maintenant le roi ? Écoutera-t-il ceux qui lui conseillent une dissolution ? cherchera-t-il à dégager du chaos de la chambre actuelle un nouveau ministère ? Le moment est grave. Il ne s’agit pas d’inaugurer une politique de réaction ; une politique sérieuse n’a pas besoin d’arborer un drapeau de réaction pour couvrir la monarchie, et c’est la monarchie qui a fait l’Italie, qui seule peut la faire vivre.


CH. DE MAZADE.
CORRESPONDANCE.

La réclamation de M. Héreau a un petit historique que je dois faire connaître. Lorsqu’elle fut produite, j’étais absent de France ; on m’en donna avis sans me la transmettre ; j’écrivis au directeur de la Revue qu’il m’était indifférent qu’elle fût insérée, mais qu’il me semblait correct de la communiquer à un témoin oculaire qui, mieux que tout autre, pourrait rectifier les erreurs que j’aurais involontairement commises[1]. Un échange de lettres eut lieu à ce sujet entre la Revue et moi vers la fin d’octobre. — Le 13 novembre, M. E. T., un des chefs de la maison Hachette, m’envoya le texte de la réclamation que M. Héreau lui avait remis. Après en avoir pris connaissance, je répondis : « Je l’ai lue attentivement, elle ne modifie en rien mon impression, la Revue peut la publier, si elle le juge convenable ; pour moi je n’y vois aucun inconvénient, je me contenterai d’y répondre. Mais je persiste à croire qu’il y a quelque chose de beaucoup plus simple à faire : Que M. Héreau porte mon article à M. Barbet de Jouy ; j’accepte d’avance et sans contestation tout changement, toute atténuation que l’honorable conservateur lui fera subir. Je n’ai pas besoin de vous dire que je me garde bien de prévenir M. Barbet de Jouy, afin que son jugement soit spontané. » M. Héreau, à qui cette lettre fut montrée, demanda quelques jours pour réfléchir et déclara le 25 novembre à M. E. T. que l’arbitrage que je lui proposais ne pouvait lui convenir. Mais ce témoignage que M. Héreau repoussait, quoique dans sa réclamation il l’invoque à différentes reprises, la Revue, soucieuse de sa dignité, de celle de ses collaborateurs et du respect qu’elle doit à la vérité historique, ce témoignage, la Revue l’avait recherché et avait communiqué la note de M. Héreau à M. Barbet de Jouy en le priant de dire « ce qu’il en pensait. » M. Barbet de Jouy a répondu par la lettre suivante dont je n’ai eu connaissance que le 6 décembre en rentrant à Paris : « M. Héreau a toujours confondu, ce qui souvent m’a été très pénible, deux choses absolument distinctes, sa conduite dans les musées, sa conduite à mon égard. M. Maxime Du Camp n’a parlé et n’avait à parler que de la conduite dans les musées de M. J. Héreau ayant accepté des fonctions de la commune, et j’approuve tout ce qu’il en a dit, sauf un mot spirituel : dans le journal d’un de mes collègues, M. Du Camp a trouvé une appréciation de M. Héreau qu’il n’eût pas rencontrée dans le mien s’il en avait en connaissance : « Bête fauve ; » et il dit : « fauve, non. » Je vous prie, messieurs, d’expliquer à M. Héreau, qui s’adresse à vous et me met en cause que m’étant maintenu au Louvre gardien d’un dépôt que je ne voulais pas quitter, je n’en ai pas été séparé par lui, qu’il m’a traité avec respect et ne m’a pas empêché d’accomplir la tâche que je m’étais imposée. Je lui en ai témoigné ma reconnaissance en le recueillant dans mon cabinet, qui était un asile, quand il y eut danger pour lui et son compagnon, — en le faisant sortir des musées qui étaient gardés militairement, — en déposant avec modération devant le conseil de guerre, — en n’interrompant pas son défenseur lorsqu’il lui faisait une part égale à la mienne dans la conservation des collections. — Mais m’en demander davantage, c’est trop. » Cette lettre est claire, et j’en accepte sans restriction tous les termes. J’avais offert à M. Héreau de s’en rapporter à l’arbitrage de M. Barbet de Jouy ; M. Héreau a refusé, mais ce n’est pas une raison pour que je ne me considère pas comme moralement tenu de m’y soumettre. Je déclare donc n’avoir aucune objection à retirer l’expression « de bête fauve, » quoiqu’elle ne soit pas de moi, ainsi que le commentaire dont je l’ai aggravée ou atténuée. Cette satisfaction une fois donnée au respect que je professe pour le haut caractère de M. Barbet de Jouy, il me reste l’obligation de réfuter la réclamation de M. Héreau et de prouver aux lecteurs de la Revue que, si quelqu’un a manqué de modération, ce n’est peut-être pas moi.

M. Héreau paraît me croire excité contre lui par quelque animosité personnelle : il se trompe, il m’est absolument inconnu, par conséquent indifférent ; si je n’avais rencontré son nom parmi ceux des délégués aux musées pendant la commune, je l’ignorerais certainement encore, et il est bien probable que je l’aurai oublié demain. Mais M. Héreau ne s’est pas contenté de faire de la peinture de genre, il a voulu être un personnage, il a été fonctionnaire, il a été homme public précisément pendant huit jours ; à ce titre il appartient à la discussion ; il s’est introduit dans l’histoire un peu malgré elle, l’histoire l’a recueilli et le commente selon son droit. Si ce droit semblait excessif à M. Héreau, il n’a qu’à voir comment ses amis de la presse périodique traitent les fonctionnaires de tout rang et les hommes politiques de toute nuance, pour être bien convaincu qu’il n’est en rien une exception et qu’il subit, parce qu’il s’y est exposé, les usages de la loi commune.

M. Héreau est le seul « de tous les artistes ayant fait partie de la fédération ou de ses délégations » qui ait été appelé à rendre compte de ses actes devant la justice. C’est lui qui le dit et non pas moi, car je me serais bien gardé de le dire. M. Héreau ne se demande pas pourquoi seul il a été l’objet d’une mesure rigoureuse ; les motifs n’en sont point ignorés cependant ; ils ont été longuement expliqués et sont contenus dans un acte d’accusation que j’ai sous les yeux, qui figure dans la Gazette des Tribunaux, et auquel j’ai eu soin de ne faire aucun emprunt : M. Héreau a été condamné, il a subi sa peine qu’une décision gracieuse a réduite de moitié ; j’avais cru superflu de le dire, mais il tient à ce qu’on le sache, et il le dit lui-même. M. Héreau me reproche d’avoir porté contre lui une nouvelle accusation ; cela me surprend et me fait croire qu’il ne se rend pas 1res bien compte de la valeur des mots : l’accusation n’est pas nouvelle ; elle date du mois de mai 1871 et a reçu la publicité d’un débat contradictoire en mai 1874.

M. Héreau voit dans mon récit des inexactitudes graves et des insinuations odieuses. Il n’y a aucune insinuation ; c’est un mode de procéder qui est peu dans mes habitudes : j’ai dit de M. Héreau ce que j’en voulais dire, rien de plus. M. Héreau s’imagine que je veux égarer l’opinion publique ; à ce sujet je puis le rassurer : l’opinion publique ne s’occupe ni de lui ni de moi, et si M. Héreau n’avait jugé opportun de faire quelque bruit autour de son nom, les lecteurs de la Revue auraient déjà oublié que je l’ai prononcé. Il s’étonne que j’aie dit en parlant de M. O. que reculer devant une bassesse était une mauvaise note aux yeux des hommes qui siégeaient à l’Hôtel de Ville : il est possible que j’aie eu tort de dire cela et qu’aujourd’hui, ce soit une preuve de sentimens élevés d’avoir servi la commune ; au mois de mai 1871, il n’en était pas ainsi. J’ignore si M. Héreau n’avait « accepté les périlleuses fonctions de délégué que pour livrer, lui artiste, à la fois nos admirables collections et les hommes courageux restés à leur poste pour les défendre, » car je n’ai pas dit un mot de cela ; mais je sais qu’une fois installé au Louvre, son premier soin fut de vouloir faire inscrire le mot disparu sur le cadre des deux cent quatre-vingt-treize tableaux qui avaient été transportés à Brest. Cependant il avait dû avoir connaissance de la correspondance échangée à ce sujet entre le conservatoire et la fédération des artistes, à la date du 6 et du 8 mai 1871. C’est là le seul acte grave, le seul acte pervers que je lui reproche. Dans sa récrimination, il glisse légèrement sur ce fait, si légèrement en vérité qu’il n’en dit pas un mot.

Lorsqu’au mois de mars ou d’avril 1874 M. Héreau alla voir M. Barbet de Jouy pour lui demander son témoignage, l’homme éminent qui n’a pas quitté les musées lui répondit : « J’aurais à déposer de faits bien graves. » Ces faits graves, pourquoi M. Héreau me force-t-il, par ses démentis imprudens, à les raconter aujourd’hui ? Pourquoi me contraindre, par des dénégations au moins intempestives, à démontrer devant les lecteurs de la Revue la sincérité modérée de mon travail et la certitude de mes informations ? Je puis dire à M. Héreau qu’il s’est mépris ; il a reconnu des lacunes dans mon récit, et il en a conclu que je m’étais contenté de faire une enquête superficielle ; ces lacunes ont été absolument volontaires : j’ai intentionnellement négligé plus d’un fait ; je n’ai cherché que la vérité moyenne, je n’avais pas voulu dire toute la vérité, et il m’est pénible aujourd’hui, en présence des accusations peu fondées de M. Héreau, d’être obligé de la dire sans restriction.

Pour raconter ce qui s’est passé au Louvre pendant la commune, j’ai eu à ma disposition les rapports que tous les chefs de service ont adressés à la direction, les rapports que les surveillant ont remis aux chefs de service, et qui sont déposés aux archives des musées ; en outre, j’ai eu des journaux écrits, pour ainsi dire heure par heure, par de hauts fonctionnaires témoins et souvent victimes des faits qui se sont produits à cette époque. Enfin, dès que la réclamation de M. Héreau a été connue, j’ai reçu en communication un journal absolument intime que l’on m’envoyait « pour rassurer ma conscience, qui cependant doit être bien en repos. » Il est superflu de dire aux lecteurs les noms des personnes qui ont écrit les rapports ou tenu les journaux ; ces noms, M. Héreau les devinera sans peine, et cela seul est important.

Le 16 mai, tous les fonctionnaires appartenant au conservatoire des musées sont révoqués par la commune, sauf deux qu’une erreur a fait oublier ; la délégation prend possession du Louvre ; un des fonctionnaires non destitués, attaché à la conservation des antiques, est mandé le 17 auprès des délégués, et voici ce que je lis dans son journal : « M. O. me demande si je consens à rester et à recevoir mon traitement de la commune ; je lui affirme que je suis tout disposé à faire mon devoir au musée, sans aucune arrière-pensée, comme je l’ai toujours fait, mais que je n’accepterai pas l’argent de la commune. M. Héreau insiste pour que je remette entre les mains du délégué une note dans laquelle je déclarerais reconnaître le gouvernement de la commune. Cette demande est un serment déguisé, et elle me surprend profondément de la part de gens qui viennent d’abolir le serment politique et le serment professionnel. M. Héreau m’ayant annoncé son intention de faire ouvrir la grande galerie et d’y laisser les cadres vides des tableaux envoyés à l’arsenal de Brest, avec cette mention : disparus, je lui fis remarquer que ce mot ne devait pas être employé parce qu’il était de notoriété publique que ces tableaux étaient à Brest, et que c’était pour les préserver des périls de la guerre et non pas pour les faire disparaître qu’on les avait envoyés dans ce port. M. O. « reconnut la justesse de mon observation. »

Malgré l’observation faite par le fonctionnaire et admise par M. O., M. Héreau tenait à son projet ; le rapport d’un conservateur des musées de peinture, aujourd’hui en retraite, en fait foi : « Les délégués me déclarèrent, dit ce conservateur, qu’ils allaient faire remettre dans les bordures les tableaux de la grande galerie et inscrire dans les cadres vides des tableaux envoyés à Brest le mot disparu j’eus beau leur assurer que nous étions certains que ces peintures étaient bien dans l’arsenal de Brest, gardées par un employé de l’administration ; ils me répondirent qu’ils n’étaient point obligés de me croire, que j’aurais dû donner ma démission, si je m’avais pu empêcher ce vol, dont j’étais devenu le complice, et que lui, Héreau ! s’il était membre de la commune, me ferait arrêter et carder comme otage jusqu’à la rentrée de nos chefs-d’œuvre. C’est en vain que je leur dis que cette mesure, prise en vertu d’ordres supérieurs et d’une décision du conseil des ministres, était en effet discutable, mais que l’intention de l’administration ne pouvait être mise en doute ; leur colère augmentant toujours, je n’avais plus rien à répondre. »

En lisant la réclamation de M. Héreau, il m’a semblé qu’il répliquait à un réquisitoire imaginaire, à des préoccupations vagues dont il n’avait point rencontré la formule dans mon article. Il trouve que le portrait que j’ai fait de lui est excessif, et il cite celui qu’en a tracé la plume spirituelle de M. Darcel : « Petit, nerveux, susceptible, plein de lui-même, » — je n’y contredis pas, car, dans le journal intime dont j’ai parlé, je trouve un portrait analogue : « M. Héreau est de taille moyenne ; maigre, nerveux, impérieux, semble avoir beaucoup de vanité, de la ténacité, une préoccupation constante de sa personnalité. » — Il n’en faut pas plus pour rendre un administrateur insupportable. Les personnalités qui ne savent se contenir manquent naturellement de mesure et tombent involontairement dans des excès d’autorité dont elles n’ont même pas conscience. J’en vois la preuve, relative à M. Héreau, dans le rapport d’un des conservateurs : « 18 mai… On parle d’apposer les scellés. Malgré quelques difficultés pratiques que j’entrevois pour certaines parties de la collection, j’adhère à cette idée qui me semble offrir une espèce de garantie, mais à la condition que je mettrai ma signature sur chaque bande de scellé ; on s’y oppose, j’insiste, grande animation des délégués. Je ne cède pas. Les invectives des citoyens Héreau et… se succèdent. A une injure que m’adresse le citoyen Héreau et qu’il m’est impossible de tolérer, je me lève avec l’intention de lui donner un soufflet. M. O… s’interpose et cherche à atténuer le sens des paroles de son collègue. Je me retire ; aux instances de ces messieurs pour me retenir, je réponds que je serai prêt à reprendre la conversation, lorsqu’ils seront plus calmes. — 19 mai (apposition des scellés), pendant cette opération, j’échange quelques paroles avec M. O…, il n’a pas l’arrogance de ses collègues, il est convenable et poli. « J’ai souffert, me dit-il, de la scène que l’on vous a faite hier. Ces hommes sont d’une extrême violence, et je commence à leur être suspect ; ne me parlez plus, on nous observe. » — Je me lève ; — quelques instans après, je le rejoins dans l’embrasure d’une croisée ; il me dit : « Vous êtes d’honnêtes gens, et je me fais un devoir de vous prévenir qu’un mandat d’amener est lancé contre vous tous et qu’il sera exécuté lundi. — Merci, répondis-je, — et nous nous séparâmes. » En vérité, je comprends que M. Héreau m’accuse d’inexactitudes graves, car, parlant de lui, j’ai dit : « Il voulut se donner de l’importance et ne réussit qu’à faire prendre le change sur son caractère. »

La date du lundi 22 mai, fixée pour l’arrestation de tous les fonctionnaires du Louvre, n’était pas rigoureusement exacte. En réalité ils devaient être emprisonnés aussitôt que l’opération de la mise sous scellés de toutes les collections serait terminée. Les délégués ignoraient ce fait qui avait été révélé aux conservateurs par un avis officieux. Aussi l’on traînait en longueur le plus que l’on pouvait ; gagner du temps c’était peut-être arriver à la délivrance. Tous les procès-verbaux existent. Dans cette tâche qui ne laissait pas que d’être assez longue, les délégués étaient assistés par un « commissaire de la sûreté générale, plus spécialement chargé du quartier Saint-Germain-l’Auxerrois, officier de police judiciaire, auxiliaire du citoyen procureur de la commune, » qu’il est inutile de nommer. Sous prétexte de remettre eux-mêmes le dépôt dont ils avaient la garde et d’assister, comme c’était leur devoir et leur droit, à la pose des scellés sur leurs collections, les fonctionnaires ne quittaient pas le Louvre qu’ils surveillaient ; M. Barbet de Jouy s’était, de sa propre autorité et avec l’assentiment des délégués, constitué gardien des scellés apposés sur les objets afférens à son conservatoire. Les délégués visitaient successivement toutes les salles et même les ateliers de moulage où ils recherchaient, — un peu naïvement, — les moulages de la colonne de la place Vendôme. Ils couchaient au Louvre et ne paraissaient pas toujours très rassurés, car je lis dans un journal que j’ai déjà cité : 10 mai. « Les citoyens administrateurs font changer la garde de nuit sous prétexte que les hommes désignés pour rester à leur poste n’ont point leur confiance. Ils ont, disent-ils, des notes sur tout le personnel, et ils ne veulent pour les garder que ceux dont ils sont sûrs. Le gardien F… est admonesté par eux pour avoir monté la garde à leur porte sans être agréé par eux. »

Le lundi 22 mai, on est réveillé au Louvre par le tocsin et par la fusillade. Des bandes de fédérés passent en désordre dans la rue de Rivoli. La France, précédée par le général Douay, rentre dans sa capitale, le carnaval rouge va prendre fin, les Allemands attentifs assistent, comme à un spectacle, à cet horrible combat. L’heure est solennelle et redoutable. Ceux dont le cœur n’est pas à la commune vont disparaître et abandonner la sinistre aventure dans laquelle ils se sont engagés ; si deux mois de défaites successives ne leur ont pas ouvert les yeux, ce suprême effort de la légalité qui vient châtier la révolte dans son dernier repaire ne peut leur laisser aucun doute. Que va faire M. Héreau ? « A dix heures, écrit le fonctionnaire attaché aux antiques et dont le nom avait été omis sur la liste de révocation, à dix heures la commission me fait demander. Je me rends au bureau de la direction, où M. Héreau, en présence de MM. D… O… père et D…, me dit que, si je désire rester au Louvre, je dois donner mon adhésion à la commune. Je lui réponds très nettement que je ne veux pas donner cette adhésion, mais que je resterai à mon poste jusqu’à ma révocation. M. D… méfait un long discours dans lequel il m’explique que la question a été mal posée par M. Héreau et qu’il ne s’agit pas de cela pour le moment. Je déclare à ces messieurs que je compte rester au Louvre en permanence ; ma réponse est immédiatement consignée dans un procès-verbal. » C’est le soir même du 22 que quarante-sept gardiens et gagistes sont emmenés à la mairie du Ier arrondissement dans les conditions que j’ai racontées. M. Héreau dit : « Sur une réclamation écrite par moi ces hommes nous furent rendus sains et saufs le lendemain. » M. Héreau affirme que son intervention a été toute puissante en cette circonstance, je n’en doute pas et je l’en félicite. Mais le 3e conseil de guerre a jugé un commissaire de police pendant la commune nommé Henry qui prétend avoir sauvé les surveillans des musées. J’avoue n’avoir aucune opinion à cet égard et ignorer la valeur que l’on peut attacher à la déclaration d’Henry, qui fut condamné à cinq ans de prison.

Il restait, le mardi 23 mai, au Louvre vingt-trois gardiens qui, par leur absence justifiée ou en se cachant, avaient évité l’arrestation dont leur camarades avaient été victimes la veille. Le docteur Pillot, — doctor in partibus insanabilium, — exigea une liste de leurs noms qui lui fut livrée ; le soir du même jour des ordres furent donnés à l’agent comptable des musées pour qu’il eût à préparer les logemens destinés aux officiers du 112e bataillon de fédérés, qui devait venir occuper le Louvre. Je pourrais dire le nom de celui qui avait donné ces ordres, qui avait livré au délégué Pillot la liste des surveillans, mais je préfère le passer sous silence.

Comment les délégués, dans la nuit du 23 au 24 mai, se remirent à la discrétion de M. Barbet de Jouy, comment ils furent enfermés et gardés à vue dans les appartemens de la direction, je l’ai raconté. Mais voilà que, bien à mon insu, j’ai encore commis quelques insinuations et que j’ai fait comprendre que je croyais « ces délégués capables de jouer un double jeu et de faire appel aux incendiaires et aux pillards. » Incendiaires et pillards n’est pas de moi ; ces deux qualificatifs appartiennent à M. Héreau qui, en cette circonstance, n’est pas tendre pour la commune, à laquelle, trente-six heures auparavant, il voulait faire faire acte d’adhésion par un fonctionnaire non révoqué. M. Héreau était distrait sans doute par ses propres souvenirs, lorsqu’il a lu le passage qu’il réfute, car j’ai dit précisément le contraire de ce qu’il me fait dire. Voici le fait, tel qu’il se trouve relaté dans un journal dont M. Héreau reconnaîtra facilement l’auteur : « Les deux délégués remontent alors dans le bureau du directeur. A peine sont-ils partis que les gardiens font observer qu’il serait bon de les gardera vue afin de les empêcher de communiquer avec le dehors. En conséquence un poste de six hommes, commandé par le chef L., est établi dans l’antichambre du directeur ; un autre poste est placé au bas de la grille ; un troisième à l’escalier assyrien, un quatrième devant la salle des bronzes, et moi je m’enferme avec eux afin de les empêcher de communiquer avec les fédérés, qui occupent la rue de Rivoli, soit en jetant des papiers par la fenêtre, soit en les appelant. Je fus relevé de ma faction aubout d’un certain temps par le gardien L., qui resta jusqu’à la fin auprès des délégués : c’est un ancien militaire, homme de devoir et d’honneur, en qui on pouvait avoir toute confiance. » J’ai résumé ainsi le récit du témoin oculaire : « Ces deux niais, qui s’étaient fourvoyés dans une aventure dont le plus simple bon sens aurait dû prévoir la fin, furent enfermés dans les appartemens de la direction et gardés à vue, dans la crainte qu’ils ne jetassent quelque billet ou quelque avis aux fédérés qui passaient dans la rue de Rivoli, » et je me hâte d’ajouter : « Crainte illusoire ; ces deux pauvres diables ne songeaient qu’à sauver leur peau et leur liberté, qui furent sauvées. » Si c’est là insinuer que M. Héreau était capable de se mettre en communication avec « les pillards et les incendiaires, » pour assurer la perte du Louvre, j’avoue ne plus rien comprendre à la signification des mots.

M. Héreau me demande ; pourquoi je n’ai pas fait mention de la pièce écrite par lui le mercredi 24 mai, à deux heures du matin, alors qu’il était gardé à vue, et que M. Darcel a citée dans son travail. Mais simplement parce que la pièce, — celle du moins que reproduit M. Héreau, — est tronquée et que, pour avoir toute sa valeur, elle doit être complétée, ce qu’il m’est facile de faire, car je l’ai entre les mains. Mais il faut dire que cette pièce fut portée, pendant la même nuit, par Mme D., qui n’avait pas voulu quitter son mari et qui inspirait à tout le personnel du Louvre un intérêt justifié par son dévoûment : « Déclaration. Je soussigné déclare ne pas vouloir profiter de la liberté qui m’est offerte par M. Barbet de Jouy[2]. Je me constitue prisonnier et demande des juges, ma conscience ne me reprochant rien. Abandonné ici par ceux qui m’y avaient délégué, je crois que mon devoir est de rester et non de fuir. Je tiens à la disposition de M. Barbet de Jouy la clé du bureau où sont déposés les divers papiers concernant notre intervention au Louvre. Je dépose aussi dans ce tiroir un petit revolver dont j’étais porteur. Mercredi 24 mai, deux heures du matin. Jules Héreau, artiste peintre. Médailles 1865, 1868. Marié à Mlle L. D., artiste peintre, le 3 avril 1869 ; un enfant de quatorze mois. Ma femme et mon enfant absens de Paris, dans sa famille, département de l’Oise. » Et sur une feuille de papier annexée à la pièce précédente : « Monsieur, en présence des difficultés sans cesse renaissantes, nous acceptons avec reconnaissance l’asile que vous voulez bien nous offrir dans votre cabinet, nous remettant sous votre sauvegarde. Signé ; D. »

Au début de sa réclamation, M. Héreau dit que, « loin de chercher à se soustraire aux conséquences d’une action judiciaire, il l’avait au contraire provoquée encourant par écrit de se constituer prisonnier. » — A qui a-t-il écrit ? à qui a-t-il demandé des juges ? à la chancellerie ? à la justice militaire ? à la préfecture de police ? Je ne le sais, car je n’ai trouvé trace d’aucun document de ce genre. Est-ce que ma déclaration que je viens de citer et qui semble évoquer le souvenir d’une jeune femme et d’un jeune enfant, serait l’acte par lequel M. Héreau a provoqué l’action de la justice ? Ce n’est vraiment pas sérieux. Demander des juges à M. Barbet de Jouy, c’était en faire un sauveur ; les délégués s’en sont bien aperçus.

M. Héreau reproduit une lettre de Cabet qui était un grand artiste et un excellent homme. Elle prouve que Cabet s’est entremis pour obtenir en faveur de M. Héreau un témoignage favorable. Cela ne me surprend guère, mais j’étonnerai peut-être M. Héreau en lui disant qu’à la place de Cabet j’en aurais fait tout autant, et que, si son aventure n’avait été publiquement et contradictoirement débattue devant un conseil de guerre, il est fort probable que j’aurais fait pour lui ce que j’ai fait pour tant d’autres, et que je n’aurais même pas prononcé son nom. M. Héreau est convaincu, et je suis persuadé qu’il est de bonne foi, qu’il a sauvé quelque chose au Louvre ; je crois qu’il se trompe et que c’est le Louvre qui l’a sauvé. S’il avait eu, à ce moment redoutable, l’action préservatrice qu’il s’imagine avoir exercée, il eût bénéficié d’une ordonnance de non-lieu comme 23,727 individus compromis dans la commune, ou eût été acquitté comme 2,445 accusés. Il a été puni pour immixtion dans des fonctions publiques, On a écarté la prévention d’arrestations illégales qui n’aurait pas dû être soulevée : la peine a été sévère, je le reconnais, car aucun méfait sérieux n’était à la charge de M. Héreau, qui, comme le dit M. Darcel, est un très honnête homme. Il n’en a pas moins été coupable de brutalité dans l’exercice de ses fonctions usurpées. On peut avoir une personnalité excessive et être probe ; on peut manquer d’urbanité et n’être pas dénué de délicatesse. C’est là tout ce que j’ai voulu dire, c’est ce que j’ai dit, et j’estime qu’il était très facile de n’être pas délégué aux musées.

M. Héreau cite la péroraison de la plaidoirie de M. Liouville ; je connais M. Liouville et je sais tout ce que l’on peut attendre de son talent et de son caractère. Mais si je citais la fin du réquisitoire de M. le commissaire du gouvernement, qu’en penserait M. Héreau ? Les paroles de M. Liouville constituent un fragment de beau langage, mais ne sont point un document historique. Le premier devoir d’un avocat est de défendre son client ; il prend ses argumens dans les faits spéciaux, lorsqu’il en existe, sinon dans les idées générales ; c’est le cas actuel, j’accepte néanmoins l’argumentation de M. Liouville. Oui, c’est l’amour de l’art, mais c’est surtout la passion du devoir qui a sauvé le Louvre. Si les fonctionnaires réguliers n’étaient courageusement restés à leur poste, tout était perdu et particulièrement M. Héreau. Si l’armée pénétrant dans le Louvre n’y avait trouvé M. Barbet de Jouy et ses collaborateurs, si ces hommes vaillans n’avaient égaré les recherches des soldats qui s’enquéraient des délégués, à cette heure d’extermination sans merci, ceux-ci étaient victimes d’une exécution sommaire. Grâce au dévoûment des gens de bien que rien n’a pu détourner de leur devoir, grâce à Dieu, une telle abomination nous a été épargnée.

Au courant de sa note, M. Héreau me fait la leçon, c’est bien de la bonté de sa part. Il m’apprend que tous les honnêtes gens cherchent à effacer les traces de la commune. C’est là un lieu commun qu’il aurait dû s’épargner ; les honnêtes gens sont naturellement apaisés et désirent l’apaisement général ; il n’y a que les coquins qui ne soient pas apaisés et qui, loin de chercher à effacer les traces de la commune, n’attendent que l’heure propice pour achever de brûler ce qu’ils n’ont pas eu le temps d’incendier. M. Héreau, qui parle de ces matières, les a, sans aucun doute, étudiées ; il a lu les histoires de la commune que les communards ont inventées, il connaît leurs programmes, il est initié à leurs projets de « revendication, » il lit les journaux qui se publient en Suisse, en Belgique, en Angleterre ; il sait, en un mot, à quoi s’en tenir ; eh bien, il a pu se convaincre que si nous honnêtes gens nous sommes très apaisés, les souteneurs de la commune ne le sont pas du tout. Franchement l’heure est mal choisie pour émettre des aphorismes pareils ; la tache d’huile, la tache d’huile de pétrole laissée par la commune s’est répandue de Paris sur l’Europe entière, et en attendant que l’on brûle les capitales on s’occupe sérieusement à assassiner les souverains. M. Héreau croit que je fais une œuvre de parti, il est dans une erreur complète ; je ne suis d’aucun parti, mais il suffit d’aimer la liberté et la justice pour haïr la commune ; c’est pour cela que je la hais et j’admire que des gens semblent la défendre aujourd’hui qui la combattraient à outrance si elle sortait des ruines où elle a failli ensevelir Paris et la France entière.

Les communards et les journaux qu’ils protègent ou qui les protègent se sont emparés du cas de M. Héreau et ne m’ont point épargné les invectives. Il ne m’en chaut. Ils sont bien en colère contre moi tous ces pères Duchênes ; ils m’ont honoré de leurs injures ; ils ont eu raison, car j’en suis digne. Il est cependant une chose que je dois leur dire, au nom même de cette liberté, de cette égalité qu’ils invoquent sans cesse, auxquelles ils ne comprennent rien, et qu’ils n’ont jamais su pratiquer. Ils trouvent naturel et parfaitement légitime de raconter les crimes de Versailles, les crimes de décembre, les crimes de mai, les crimes de l’empire, les crimes de la monarchie, les crimes de l’armée, les crimes de la magistrature, les crimes du clergé, les crimes de l’assemblée ; il n’est pas une fonction qu’ils n’aient salie, pas une administration qu’ils n’aient calomniée, pas un homme qu’ils n’aient vilipendé, que ce soit le général Trochu, Jules Favre, Thiers, — le sinistre vieillard, comme ils l’appelaient, — que ce soit le maréchal de Mac-Mahon ou M. Gambetta, il n’est nulle chose, il n’est nul individu qui ait trouvé grâce devant ces baveurs de fiel. Mais ils ne peuvent supporter qu’on touche à l’histoire de la commune ; c’est vraiment bouffon, — raconter le massacre des otages, l’incendie de nos monumens, le pillage des maisons particulières, rappeler les crimes ou seulement les inepties de ces fantoches épileptiques, c’est « poursuivre les proscrits, trépigner sur les cadavres et sur des ruines. » Oui, parbleu, c’est tout cela ; comme c’est manquer de respect aux morts que de raconter les exploits de Cartouche et de Mandrin.

le reviens à M. Héreau qui, j’espère, dans le paragraphe précédent voudra bien ne voir aucune insinuation perfide ou odieuse ténébreusement dirigée contre lui. Dans une lettre qu’il m’a écrite et qui, m’a-t-on raconté, a été ramassée par quelques journaux, il termine en me disant avec exclamation : « Ah ! monsieur, permettez-moi de vous le dire… vous faites là un bien vilain métier. » Je le lui permets. Mon métier, lorsque certaines circonstances favorables se présenteront, me conduira au préau de Sainte-Pélagie, au mur de ronde de la Roquette, ou à l’abattoir de la rue Haxo ; je le sais, car on a souvent pris soin de ne pas me laisser de doute à cet égard ; mais je puis affirmer à M. Héreau qu’il n’a jamais fait de moi un délégué sous la commune, ni un justiciable des conseils de guerre.


MAXIME DU CAMP.



LES LIVRES D’ÉTRENNES.
Histoire des Romains depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’invasion des barbares, par M. Victor Duruy. — Paris, Hachette.


Ce n’est pas un ouvrage tout à fait nouveau que nous donne M. Duruy, mais c’est un ouvrage renouvelé. Il y a bien longtemps, presque au début de sa carrière de professeur et d’écrivain, il avait composé une histoire de la république en deux volumes, qui, bien que signée d’un nom inconnu, reçut un bon accueil du public. On lui sut gré, dans un sujet qui se prêtait si aisément aux conjectures, de ne pas s’égarer dans des fantaisies érudites ; on fut charmé de sa façon vive et nette de raconter des événemens souvent obscurs et confus. Encouragé par ce succès, M. Duruy se préparait à poursuivre son histoire ; il avait déjà publié un volume sur l’état du monde romain à l’avènement d’Auguste sorte d’avant-propos et de préparation à l’histoire de l’empire, quand de hautes fonctions, qu’il n’avait ni prévues ni souhaitées, vinrent réclamer tout son temps ; mais aussitôt qu’il eut quitté le pouvoir, où son passage avait été si profitable à l’instruction publique, il s’empressa de revenir à ses anciens travaux. Il a publié depuis cette époque trois volumes sur les empereurs, où l’on retrouve cette vie et cette jeunesse qui avaient frappé dans ses premiers écrits avec la maturité et l’élévation que donnent l’âge et la pratique des affaires. Il lui restait à fondre ensemble les deux parties de ce vaste travail interrompu pendant tant d’années et à en composer une grande histoire romaine qui pût contenter les savans sans rebuter les gens du monde. C’est ce qu’il entreprend de faire aujourd’hui, et en même temps qu’il refond courageusement ses anciens livres et les fait profiter des découvertes récentes de la science, il a eu l’idée heureuse d’enrichir son livre nouveau de plus de 2,000 gravures et de 100 cartes ou plans.

C’est, je crois, le président de Brosses qui a imaginé le premier de publier de cette façon (avec ces embellissemens et ces secours), une œuvre historique. On sait qu’il s’était épris de Salluste. Il ne se contenta pas de donner au public une meilleure édition et une traduction plus exacte des ouvrages que nous avons de lui ; il voulut restituer cette grande histoire romaine qu’il avait composée et qui s’est perdue, avec les quelques fragmens qui en restent. Pour réussir dans cette œuvre hardie, après avoir beaucoup voyagé dans les livres, il s’en alla visiter Rome et l’Italie, d’où il écrivit les charmantes lettres que tout le monde a lues. Il n’eut pas de peine à voir que ce visage lui avait fait mieux comprendre les événemens du passé que la lecture de beaucoup d’in-folio, et il résolut d’en faire profiter le public comme il en avait profité lui-même. Il rapportait d’Italie des vues de paysages, des reproductions de monumens, d’inscriptions, de médailles ; il en fit graver quelques-unes et les plaça dans son ouvrage. Malheureusement les graveurs de De Brosses n’étaient pas toujours fort habiles ; ses inscriptions sont quelquefois fausses et ses médailles suspectes. Mais l’idée était bonne, et M. Duruy a bien fait de la reprendre et de s’en servir.

Personne d’abord ne s’avisera de contester l’utilité des plans et des cartes. Aussi M. Duruy les a-t-il prodigués. Il ne néglige pas non plus de nous donner des vues exactes et pittoresques des lieux dont il nous entretient. Toutes ces planches, dessinées et gravées par d’habiles artistes, sont fort agréables ; c’est un voyage dans l’Italie que nous accomplissons à la suite de l’historien ; les cartes et les vues qu’il reproduit nous rendent toutes ses observations plus sensibles et plus vivantes. Quand il nous entretient des peuples qui ont précédé les Romains, il recueille tous les souvenirs qui restent d’eux. Pour nous faire connaître les Sabins, les Osques, les Samnites, il met sous nos yeux leurs monnaies grossières, leurs ustensiles de ménage, les statues informes de leurs dieux, les murailles de leurs châteaux et de leurs villes qui ont bravé les siècles. Les Ombriens sont représentés par un fac-simile de ces fameuses tables Eugubines dont nous devons à M. Bréal une si savante interprétation. Les Étrusques tiennent, on le comprend, une grande place dans cette revue des peuples italiques ; on nous montre leurs bijoux d’or, leurs armes de bronze, leurs vases et leurs statues en terre cuite, les peintures curieuses dont ils ornaient leurs tombeaux, et tout ce qui peut nous donner quelque idée de ce peuple énigmatique, dont on ignore l’origine, dont on ne sait pas l’histoire et dont personne n’a pu encore déchiffrer la langue.

Nous arrivons enfin à Rome, et la gravure va nous rendre ici de bien plus importans services. Les premiers siècles de l’histoire romaine sont à peu près inconnus ; tandis que dans son texte, M. Duruy reproduit, sans y croire, les récits de Tite-live, auxquels il faut bien revenir, puisqu’il est impossible de les remplacer, il nous donne, dans ses planches, les deux seuls souvenirs authentiques qui nous restent de cet obscur passé, les murailles de Servius et le grand égout de Tarquin. Ces merveilleux débris font rentrer dans la réalité tous ces héros de la fable ; grâce à eux, nous voyons et nous touchons ces personnages légendaires « qui commençaient à bâtir la ville éternelle. » A côté de ces restes vénérables, M. Duruy place d’anciens monumens, religieux ou civils, que la tradition rapportait à ces époques reculées. Il les représente tantôt comme ils sont aujourd’hui, c’est-à-dire en ruines, tantôt d’après les restaurations qu’en ont faites des architectes intelligens. À ce propos, je recommande aux connaisseurs une charmante vue polychrome de temple de Cora, par Labrouste. C’est surtout quand il s’agit des mœurs, des lois, des usages, de la façon de vivre des Romains que la gravure peut devenir une sorte de commentaire perpétuel de l’histoire. Quand l’histoire énumère les magistratures et leurs attributions, la gravure nous fait voir la toge des citoyens, la stola des matrones, les haches, les faisceaux, la prétexte, la chaise curule des magistrats. S’il est question de culte, nous avons les statues des dieux, les vêtemens des prêtres, les bœufs conduits au sacrifice, les poulets sacrés dans leurs cages, ainsi que tous les détails de cette religion de la mort si importante à Rome. La vie privée, celle qui à distance nous est si peu connue, est mise sous nos yeux par une foule de dessins, tous empruntés à des monumens authentiques, et qui nous font mieux comprendre les mœurs anciennes que les descriptions les plus minutieuses. — Je ne pouvais m’empêcher de penser, en les parcourant, qu’en vérité nos enfans sont bien plus heureux que nous. Pour apprendre l’histoire, nous n’avions guère que de méchans petits livres mal imprimés, où la forme était aussi peu attrayante que le fond. Aujourd’hui on leur rend tout facile, tout agréable ; et il faut avouer que si, après avoir lu l’ouvrage de M. Duruy, où les événemens sont présentés avec tant d’intérêt et animés par la reproduction des plus beaux monumens antiques, ils ne prennent pas goût à l’histoire romaine, ils seront tout à fait sans excuse.

I. Les Femmes dans la société chrétienne, par M. A. Damier, 2 vol. in-4o, Didot. — II. Sainte Elisabeth de Hongrie, par M. de Montalembert, 1 vol. in-4o ; Saint Louis, par M. Wallon, 1 vol. in-4o, Marne. — III. Les Enseignemens d’Anne de France, par M. Chazaud, 1 vol. in-4o, Desroziers.


Il ne sera besoin que de quelques mots pour expliquer que les ouvrages dont nous inscrivons ici les titres se touchent, et se tiennent par un lien très étroit. Le nom de leurs auteurs dit assez l’esprit qui les anime. Ce sont tous livres d’étrennes, bien imprimés, précieusement illustrés ; ce sont livres de science et de talent, ce sont enfin livres d’édification : on dirait presque livres de piété.

M. Dantier ne s’est proposé rien moins que de retracer, dans une galerie de tableaux d’histoire, de littérature et de sainteté, le rôle des femmes dans la société chrétienne. C’est une noble histoire en effet, pleine d’enseignemens généreux, de grands exemples et de dévoûmens héroïques. Ni la solidité ne manque à l’érudition de M. Dantier, ni la vie même à ses tableaux, ni quelque charme à son style, et le livre est intéressant. Aussi bien le sujet n’eêt-il pas soutenu l’auteur, que, pour sauver et recommander ces deux volumes, ce serait encore assez de l’illustration. Elle est, comme toujours, ce qu’on pouvait attendre de la maison Didot, de son goût éprouve, de son zèle pour un art à l’histoire duquel on peut dire qu’elle a lié son nom et sa propre histoire.

On pensera bien que, si nous louons ainsi l’illustration, c’est que nous avons à faire quelque querelle au texte. En effet, il nous semble que M. Dantier a commis une légère erreur de goût en prolongeant jusqu’à nos jours cette histoire des femmes chrétiennes. Je ne nomme personne, et je ne voudrais assurément pas manquer de respect à des mémoires vénérées : cependant il y a telle consécration que la sainteté même ne saurait obtenir que du temps. Quelque opinion que l’on professe dans le secret de sa conscience, il serait difficile de refuser son admiration à Jeanne d’Arc. Mais telle figure contemporaine, c’est autre chose : les contemporains ne sont jamais de la grande église, ils sont toujours d’une coterie, d’une chapelle, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, on ne les raconte pas, on les prêche. Peut-être aussi, chemin faisant, M. Dantier n’a-t-il pas respecté l’histoire autant qu’il eût convenu, même en pareil sujet. Dans une galerie des femmes chrétiennes je m’étonne un peu de rencontrer Marie Stuart. Je ne m’étonne pas, mais je suis presque fâché de rencontrer encore sainte Thérèse ou du moins de lire à l’occasion de sainte Thérèse une apologie dans les règles du mysticisme espagnol. Au fond de tout mysticisme, même le plus pur, il y a je ne sais quoi de malsain et de douteux. L’esprit hésite, et s’il est quelque part où il ne soit pas bon de faire hésiter l’esprit, c’est à coup sûr en matière de religion.

C’est un parfum de mysticisme aussi qui flotte dans le livre de M. de Montalembert sur Sainte Elisabeth de Hongrie. L’ouvrage remonte à quarante ans déjà passés, et le premier éloge qui lui soit dû, c’est qu’après quarante ans il faut convenir qu’il n’a pas vieilli. C’est qu’aussi le mysticisme n’a pas cessé d’être à la mode. Non pas, bien entendu, le mysticisme sombre et tragique, un mysticisme de mauvais goût, visionnaire et convulsif, mais un mysticisme mondain, « où tout est frais, où tout sent le lilas, » comme l’assure M. Léon Gautier dans l’introduction qu’il a mise à la légende de sainte Elisabeth. C’est à ce mysticisme que le livre de M. de Montalembert parle encore son langage, jusque dans le simple intitulé des chapitres : « Comment la chère sainte Elisabeth, étant âgée de vingt-quatre ans, fut conviée aux noces éternelles, » ou « comment la chère sainte Elisabeth fut ensevelie dans la chapelle de son hôpital et comment les petits oiseaux du ciel célébrèrent ses obsèques. » Heureusement n’est-ce là qu’un mysticisme de surface. On loue la « chère sainte, » recherchant à neuf ans la société des servantes et des filles suivantes, cum anciliis et pedisequis, le trait fournit même à M. Olivier Merson l’occasion d’une charmante aquarelle, mais, en attendant, les mères de famille ne dirigent pas leurs filles dans la voie de la « chère sainte. » Cela s’admire, mais ne se fait pas. Il serait même d’aussi mauvais goût de le faire qu’il est bien reçu de le louer. La perversité moderne répugne à cet excès de perfection. On peut donc recommander sans crainte l’histoire de Sainte Elisabeth de Hongrie comme un livre à lire et d’ailleurs dont l’illustration mériterait d’être louée sans restriction, si nous ne réservions nos éloges pour l’illustration du Saint Louis de M. Wallon.

Le Saint Louis de M. Wallon ne date pas de 1836, il ne date que de quatre années, mais des remaniemens, des suppressions, des additions, des illustrations et de curieux éclaircissemens en ont fait un livre véritablement nouveau. Chromolithographies, cartes, fac simile de diplômes, gravures dans le texte, forment un véritable album et comme une encyclopédie figurée du moyen âge. Monumens de l’architecture religieuse, militaire, civile, reproductions de bas-reliefs, de vitraux, de miniatures, de peintures murales, modèles d’orfèvrerie, types de sceaux, de monnaies, d’écritures, et tout cela copié directement sur les originaux, choisi d’ailleurs avec une égale sûreté d’érudition et de goût : c’est une publication qui fait le plus grand honneur à la maison Marne, et si seulement, à Tours, quand on édite Molière, on ne s’avisait pas de le choisir, il n’y aurait pas ombre de critique à faire de tant de beaux livres d’étrennes. Quant au texte, nous nous contenterons d’y noter une seule phrase : « Saint Louis, dit quelque part M. Wallon, n’était pas seulement un saint, il était un roi ou plutôt l’accomplissement de ses devoirs de roi faisait partie de sa sainteté. » On ne saurait mieux dire. Le renoncement peut être la première vertu d’un moine, mais les plus grands saints ne sont pas pour cela ceux qui consument leur vie dans la préparation solitaire de leur propre salut. La vraie vertu chrétienne est active : elle ne consiste pas uniquement à mortifier son corps comme faisait la chère sainte Elisabeth. Je ne sais trop si l’on ne pourrait reprochera M. Wallon de l’avoir parfois oublié, comme dans tel chapitre sur « les vertus chrétiennes de saint Louis. »

À ce point de vue, l’éditeur des Enseignemens d’Anne de France à sa fille Suzanne de Bourbon a tout à fait raison de relever dans son introduction le caractère pratique de ces leçons royales qu’il a remises au jour. Anne de France, fille de Louis XI, composa ce petit livre pour sa fille Suzanne, vers l’an 1504 ou 1505. Ainsi, saint Louis jadis avait écrit ses Enseignemens pour sa fille Isabelle. Les conseils d’Anne de France ne sont pas d’une piété moins sévère que les conseils eux-mêmes de saint Louis, puisqu’en tout ce qui regarde la pratique des vertus chrétiennes elle ne fait guère que reprendre les propres paroles de saint Louis, mais ils sont d’une piété moins étroite par cela seul qu’ils se mêlent ou qu’ils se joignent aux conseils de l’expérience du monde. « Chère fille, lui disait-elle, aimez et secourez les pauvres, et surtout ceux qui pour l’amour de Notre Seigneur se sont mis à pauvreté. » Mais elle ne craignait pas aussi d’ajouter : « Croyez pour vrai qu’il est malséant et fort déshonnête de voir une fille ou femme noble nicement habillée et mal en point. Et ne peut homme ou femme de façon être trop gent ou trop net à mon gré. » Voilà certes d’excellentes leçons l’une et l’autre. On en trouvera beaucoup de semblables dans ces Enseignemens édités avec soin, et même avec luxe.

Je m’aperçois sur ce dernier mot qu’en dépit de quelques réserves toutes ces publications font en somme honneur à quelqu’un. C’est bien en effet la conclusion et c’est bien ce que nous voulions dire.


La Suisse, par M. Jules Gourdault, 1 vol. in-folio orné de gravures, Hachette.


Chaque année on voit paraître, illustrés de fort belles gravures, un grand nombre de livres de voyage sur les pays étrangers, et jusqu’ici on n’a pas encore songé à en éditer un sur notre pays, qui cependant renferme des beautés de toute sorte. Nous avons publié ici même les études de M. É. Montégut sur la France ; mais ces études ne forment pas encore un ensemble, et elles ne s’occupent que d’une certaine partie de nos provinces. Pourquoi donc une telle entreprise ne tente-t-elle personne ? Il nous semble qu’elle ne rencontrerait pas de grandes difficultés d’exécution et serait certaine d’un vif succès. Nous connaissons peu les pays étrangers et nous connaissons fort peu le nôtre. Ce regret ne doit pas nous empêcher d’apprécier, comme il le mérite, le voyage en Suisse de M. Gourdault. Ce livre, orné de fort belles gravures, nous promène des rives du lac de Genève au Saint-Gothard, et, tout en faisant une description pittoresque du pays, l’auteur nous en raconte l’histoire, fait revivre les anciennes traditions des habitans, nous dit quel est le genre d’industrie de chaque canton. A propos de Vevey, de Lausanne, de Sion, de Lucerne, on rencontre des chapitres fort intéressans sur les fêtes de ces villes, et M. Gourdault donne l’explication historique de ces solennités, qui reviennent à des époques périodiques. Ce voyage n’est pas terminé avec le premier volume ; espérons que le second, en cours de publication, complétera bientôt ce livre si bien commencé.


Hans Holbein, par M. Paul Mantz, 1 vol. in-folio orné de gravures. Quantin.


Hans Holbein forme le premier volume d’une collection qui est certainement appelée à obtenir un grand succès ; l’objet de cette collection est de publier les chefs-d’œuvre des grands maîtres d’une manière plus complète que ne l’a fait M. Charles Blanc, et d’accompagner la reproduction de leurs tableaux ou de leurs statues d’une étude biographique très détaillée. La vie d’Holbein était peu connue jusqu’à présent. M. Paul Mantz, au moyen de documens nouveaux et après des recherches minutieuses, est parvenu, à nous dire quelle a été l’existence de ce grand peintre, il nous le montre au milieu de ceux qu’il a connus, tantôt à Bâle où il travaille pour des imprimeurs, décore de peintures, aujourd’hui disparues, les murs des monumens et des maisons de la Suisse ; puis ensuite en Angleterre, où il devient le peintre de la cour. Naturellement ce livre avait besoin de gravures nombreuses et bien exécutées, et, disons-le tout de suite, il est rare d’en trouver d’aussi parfaites que celles qui ornent ce volume. L’Éloge de la folie, les Simulacres de la mort, les Costumes des femmes bâloises, la série des dessins sur la Passion, en un mot, la plupart des œuvres existantes encore sont reproduites et contribuent à donner à cette publication une valeur réelle.


I. Le Monde des plantes avant l’apparition de l’homme, par le comte G. de Saporta in-8o, Masson. — II. Ornithologie du salon, par M. R. Boulart ; — les Palmiers par M. de Kerchove ; — A travers champs, par Mme J. Le Breton ; — les Insectes, par une réunion de savans, in-4o, Rothschild,


De toutes les sciences, l’histoire naturelle est assurément celle qui mérite le moins le reproche d’aridité, celle dont les abords sont le plus faciles pour les amateurs, et qui par suite a le plus d’adeptes. C’est toujours une bonne fortune, pour ce public mondain, qu’un livre écrit par un véritable savant qui est en même temps, comme M. de Saporta, un écrivain. C’est ici même qu’avaient d’abord paru plusieurs fragmens de l’ouvrage où le savant paléontologiste a entrepris de nous retracer à grands traits l’évolution graduelle du monde végétal dans le cours immense des siècles qui précédèrent l’arrivée de l’homme. Avant de passer en revue les périodes végétales, dans leur succession chronologique et leur marche très complexe, l’auteur aborde résolument toutes les questions que l’étude des fossiles a pu faire naître ; il se demande dans quelles conditions la vie a commencé, comment elle s’est propagée et perfectionnée, ce qu’on doit entendre par la notion d’espèce, par quelles révolutions et quels climats a passé la surface terrestre. C’est ainsi que ce livre, destiné à répandre des notions en somme encore très nouvelles, touche au phénomène de la vie dans ce qu’il a de plus mystérieux et de plus profond, et nous laisse entrevoir des procédés dont on commence à peine à saisir le sens.

Sous ce titre : l’Ornithologie du salon, M. R. Boulart, préparateur au Muséum d’histoire naturelle, a composé un traité à l’usage des gens du monde, où se trouvent décrits les caractères et les mœurs de ces oiseaux « que l’élégance des formes, l’éclat des couleurs et le charme de la voix désignaient d’une manière spéciale à l’attention de l’homme, et prédestinaient ainsi à perdre leur liberté. » M. Boulart n’a oublié ni le mode de capture ni les soins que réclament les diverses espèces lorsqu’on veut les conserver en volière, et son livre rendra service à tous les amateurs ; de nombreuses vignettes, une quarantaine de charmantes chromotypographies représentant les oiseaux, avec leurs œufs et leurs nids, ne constituent pas l’attrait le moins vif de l’ouvrage. On ne peut se dispenser d’accorder le même éloge aux belles chromolithographies qui ornent le livre de M. O. de Kerchove de Denterghem, intitulé les Palmiers, et dédié à sa majesté le roi des Belges ; elles font grand honneur à l’éditeur, M. Rothschild, qui a publié ces deux ouvrages avec son soin habituel. M. de Kerchove, en nous conduisant dans la région des palmiers, nous fait faire le tour du globe, et il nous donne, en passant, une foule de renseignemens curieux sur l’histoire de cet arbre des pays tropicaux, sur les usages variés auxquels servent les racines, le bois, les feuilles et les fruits des diverses espèces, sur l’extension qu’a prise depuis quelque temps la culture du palmier, etc. On ne lira non plus sans intérêt les indications que fournit l’auteur pour l’emploi des palmiers comme plantes d’appartement. A côté de cette belle monographie, n’oublions pas de signaler un excellent traité populaire de botanique, — A travers champs, Botanique pour tous, — de Mme J. Le Breton, où les jeunes gens trouveront une attrayante histoire des principales familles végétales.

Le Musée entomologique illustré, que publie depuis quelques années une réunion de naturalistes français et étrangers, s’adresse, il faut bien le dire, à des lecteurs plus savans, mais sa place est marquée ici en raison des belles gravures et planches coloriées qui en font partie. Les deux premiers volumes étaient consacrés aux coléoptères (scarabées) et aux lépidoptères (papillons) ; le troisième et dernier, qui vient de paraître, renferme les insectes qui ne sont pas compris dans les deux ordres précédens (orthoptères, névroptères, hyménoptères, etc.). Ce ne sont point les espèces les moins remarquables par leurs formes, par leur organisation, par les instincts qui les dirigent dans la construction de leurs demeures et l’éducation des petits, ou dans les ruses qu’elles mettent en œuvre pour surprendre leur proie. Grillons et sauterelles, abeilles et fourmis, cigales, mouches, cousins et puces y figurent à leur place, et l’on voit que nous avons affaire à la partie la plus intelligente et la plus industrieuse de ce petit monde agile et nerveux où, pour quelques auxiliaires utiles, l’homme compte un nombre si effrayant d’ennemis acharnés et dangereux. C’est là surtout qu’on est frappé des contrastes qui s’observent entre la taille et le poids d’une part, — et la force et l’intelligence, ou, si l’on veut, l’instinct de l’autre. En effet, si les papillons l’emportent par la beauté des formes et des couleurs, la gent des abeilles et fourmis, dont la mise est beaucoup plus modeste, prend sa revanche lorsqu’on considère les aptitudes et les mœurs, car elle nous offre l’étonnant spectacle d’une société fondée sur le travail et pourvue d’une organisation civile et militaire. Comme l’a dit M. Blanchard, lorsqu’un être est petit, on est porté à s’imaginer que son organisation doit être simple, son intelligence nulle ; l’effet du volume est incroyable sur une foule d’esprits. La dimension d’une baleine commande l’attention, excite l’intérêt ; l’attention s’éveille difficilement s’il s’agit du plus admirable phénomène de l’organisme d’une mouche, et cependant les facultés des êtres les plus humbles nous confondent lorsque nous en constatons l’étendue. Sous ce rapport, la lecture du Musée entomologique est aussi agréable qu’instructive.


I. Aventures de terre et de mer, par Mayne Reid. — II. La Découverte de la terre, — un Capitaine de quinze ans, par M. Jules Verne. — III. Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale, par M. Viollet-le-Duc. — IV. La Famille Martin, par M. Génin. — V. Un drôle de voyage, par M. George Fath. — VI. Maroussia, par M. J. Stahl. — VII. Journal d’un volontaire d’un an, par M. Vallery-Radot.


Parmi les livres d’étrennes destinés à la jeunesse, nous devons citer tout d’abord les récits de voyages de Mayne Reid et ceux de M. Jules Verne ; le premier de ces deux auteurs nous promène dans les déserts de l’Amérique ; à la suite des chasseurs de chevelures qui ne se font pas faute de scalper les Indiens pour leur faire subir la peine du talion. M. Jules Verne, lui, nous raconte dans la Découverte de la terre la vie des voyageurs célèbres depuis Hannon le Carthaginois jusqu’à Baffîn ; mais ce n’est pas le seul livre qu’ait écrit cette année M. Verne, car mous avons sous les yeux l’histoire d’un Capitaine de quinze ans qui nous invite à parcourir avec lui une partie de l’Afrique. Ces deux volumes sont pleins d’intérêt et laissent certainement dans l’esprit de leurs lecteurs ! des notions précieuses die géographie. M. Viollet-le-Duc se charge d’enseigner aux jeunes esprits, l’histoire de l’architecture et leur donne des notions complètes sur les diverses phases de ce grand art ; il prend pour cela comme exemple la ville de Clusy ; mais M. Viollet-le-Duc, tout en faisant la monographie de deux monumens, raconte en même temps l’histoire d’une ville. En continuant nos recherches dans le catalogue de la maison Hetzel, nous arrivons aux romans de la jeunesse, la Famille Martin par exemple, à Un drôle de voyage et à de nombreux volumes ; mais passons vite sur ces livres qui n’ont qu’un intérêt médiocre pour dire deux mots de la légende de Maroussia, que M. Stahl vient d’écrire. Voilà un véritable roman pour la jeunesse, plein de vrais sentimens patriotiques et qui charmera certainement tous les esprits. Cette petite Maroussia a un enthousiasme que l’on partage, et arrivé au dénouaient on regrette sa mort malheureuse. Enfin nous rencontrons un volume qui a eu un grand succès en 1874 et que l’on vient de faire reparaître illustré. Nous voulons parler du charmant livre de M. Vallery-Radot, Journal d’un volontaire d’un an ; il n’est pas besoin de rappeler à nos lecteurs ce qu’est cet ouvrage, ils doivent s’en souvenir, et mentionner le titre suffit pour lui assurer le même succès qu’autrefois. A côté de toute cette bibliothèque instructive, voici venir les récits de l’enfance : Tom-Pouce, La vie de Polichinelle, la Mère Michel'et tant d’autres qui charmèrent notre enfance et seront encore lus par nos petits-neveux. On voit par ce simple aperçu que le choix est grand, et que tout le monde pourra trouver son bien dans la maison Hetzel.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. J’ai, en effet, commis une erreur dans cet article, mais elle n’est pas relative à M. Héreau. La Vénus de Milo a été retrouvée en bon état dans la cachette qu’on lui avait pratiquée. Ma bonne foi avait été trompée par un l’enseignement intéressé et que j’ai eu le tort de ne point contrôler.
  2. Les termes par lesquels M. Barbet de Jouy « offrit la liberté » aux délégués sont exactement ceux-ci : « Sortez de cette maison, où jamais vous n’auriez dû entrer. »