Chronique de la quinzaine - 14 avril 1923

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 avril 1923
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 948-958).

Chronique 14 avril 1923

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

La tactique du Gouvernement du Reich était depuis longtemps démasquée : pour galvaniser la résistance « passive » et soulever la révolte indignée des ouvriers de la Ruhr, il cherchait à lasser la patience des troupes françaises et à provoquer une effusion de sang. Le Gouvernement français en avait prévenu les chancelleries. Le ministre des Affaires étrangères, Dr Rosenberg, dans son discours du 27 mars, annonçait « une explosion des passions populaires. » Dès le 23 février, le député communiste Frœhlich, au Reichstag, prophétisait trait pour trait ce qui devait se réaliser à Essen le 31 mars : Dans une circulaire répandue par la Deutschnationale Volkspartei à Essen, parmi les directeurs des usines de la Ruhr, on lit : Que faites-vous si les Français pénètrent dans les usines ou arrêtent des fonctionnaires ou des ouvriers ? Réponse : Prévenir aussitôt tous les ouvriers et alerter par les sirènes ou d’autres signaux tous les ouvriers des environs, afin qu’au plus vite ils entourent les Français et les menacent avec tout ce qui leur tombe sous la main, marteaux, pics, etc... C’est tout simplement, continuait le député Frœhlich, une excitation à des actes de violence qui entraîneront à des mesures de représailles contre la classe ouvrière. Naturellement les excitateurs ne risquent rien. Ils savent bien que ce sont encore les ouvriers qui paieront de leur sang ces tentatives. » Rien, en Allemagne, n’est spontané, rien ne s’exécute que d’après une théorie. L’incident d’Essen fait partie d’une pièce à plusieurs actes prévus et préparés.

Le 31, à sept heures, un détachement de onze soldats du 160e, conduits par un officier, pénètre dans l’usine Krupp pour y procéder à une réquisition d’automobiles. Le petit nombre de nos soldats souligne le caractère pacifique de l’expédition ; mais il est aussi, pour la direction de l’usine, une tentation. L’effectif, pour toute opération, devrait toujours être assez fort pour décourager toute résistance ou offensive adverse. Axiome : montrer la force pour n’avoir pas à s’en servir. Bientôt les sirènes de l’usine mugissent ; des bandes d’ouvriers entourent, le garage où ont pénétré nos soldats ; on remarque, circulant de groupe en groupe, des étudiants, des agitateurs nationalistes qui excitent les ouvriers et les poussent à attaquer ; des pierres et des morceaux de bois volent, ponctuant les injures et donnant aux menaces un sens effectif ; une locomotive s’avance et lance des jets de vapeur pour échauder le petit détachement ; un groupe se glisse derrière les Français pour leur couper la retraite ; l’officier fait, en allemand, les sommations prescrites, il ordonne de tirer quelques balles dans le plafond du hangar pour avertir la foule ; les cris et les menaces redoublent ; depuis quatre heures, nos soldats sont restés impassibles, mais il sont débordés ; l’officier commande le feu : dix morts et 23 blessés grièvement restent sur le carreau. Des photographes apostés par les Allemands prennent des clichés. La foule se disperse ; des renforts achèvent de rétablir le calme. Le commandement français fait arrêter comme responsables quatre des principaux directeurs des usines Krupp. L’enquête montre que, contrairement aux allégations allemandes, les manifestants ont été frappés par devant ; ils ne se retiraient pas, ils ne fuyaient pas ; ils entouraient et serraient de près les soldats français dont on ne peut qu’admirer la stoïque patience.

Aussitôt, selon les scénario préparé, le mensonge allemand, qui doit devenir la vérité officielle pour la presse et l’exportation, s’organise et se précise. Toute la responsabilité incombe aux soldats français ; ils ont, de sang-froid, sans provocation, assassiné les ouvriers allemands. Seuls, quelques journaux communistes, tout en protestant contre la sauvagerie du militarisme français, reconnaissent qu’une lourde responsabilité incombe au Gouvernement et au capitalisme allemand. Les correspondants anglais et américains rendent, quelques-uns sans bonne grâce, hommage à la vérité. Le rapport officiel des conseillers ouvriers des usines Krupp au président Ebert constate que, si le détachement français n’avait pas fait usage de ses armes, il eût été écharpé par la foule. Sans nous attarder au récit des mensonges allemands, qui n’ont nulle part trouvé créance, essayons de comprendre pourquoi le Gouvernement de la grande industrie a intérêt à provoquer de tels incidents. En 1918, la défaite a été, pour le prolétariat allemand, l’occasion d’une révolution qui a chassé les dynasties et établi un régime républicain socialiste ; la revanche contre la France doit avoir pour prélude la revanche contre la révolution. Les chefs de la Schwerindustrie ont résolu de reprendre en main la classe ouvrière ; il s’agit de souder, comme au beau temps de la guerre « fraîche et joyeuse, » la grande industrie dirigeante et le prolétariat obéissant. Seul le nationalisme, la haine de la France, peuvent devenir le ferment capable d’arrêter la décomposition sociale et politique du Reich. Particularisme régional, particularisme de classe : la défaite et la révolution ont effrité l’autorité, émietté l’unité, ravivé la tradition fédéraliste ; il faut resserrer les liens et assurer la cohésion et, pour cela, agiter l’épouvantail de la conquête française. La France veut démembrer le Reich, annexer la Rhénanie, annexer la Ruhr, détruire la prospérité économique : l’union de tous les Allemands est nécessaire pour arrêter ses ambitions. Ainsi, destruction du Traité de Versailles, sauvetage de l’unité du Reich, maintien de la prééminence sociale et politique des hobereaux prussiens et des magnats de l’industrie, on obtiendrait, si la politique de résistance conduisait à la victoire, tous les résultats à la fois : l’Allemagne et ses gouvernants jouent la suprême partie et ils feront tout pour la gagner.

L’idée fausse que l’unité allemande est une réalité historique et politique comparable à la cohésion nationale française a été, après notre victoire, la source première de toutes les erreurs de notre politique. En réalité le Gouvernement d’Empire a toujours été obligé, même dans les périodes de succès et de prospérité, de travailler et de lutter pour donner aux diverses parties de la Confédération le sentiment et la preuve de l’utilité, de la bienfaisance de l’organe central de Gouvernement. L’unité n’a jamais été une réalité inébranlablement fondée sur un patriotisme national vraiment conscient de lui-même, de sa force comme de ses limites ; elle n’est qu’une abstraction, un rêve immense, une virtualité, une sorte de religion pangermaniste [1]. Les problèmes toujours renaissants que la tenace volonté de Bismarck avait résolus par la force, il faut, après la défaite, les reprendre, y chercher de nouvelles solutions. L’œuvre constitutionnelle de Weimar est toute théorique ; il reste à la vivifier avec les forces très amoindries qui restent à l’État. Mais, si l’État est défaillant, la grande industrie viendra à son secours, ou plutôt se substituera à lui ; mais elle gouvernera dans son intérêt qui est d’abord d’écraser la démocratie parlementaire et la démocratie socialiste allemande. Le Reich s’appauvrit, perd ses organes de vie et ses moyens d’action, mais la grande industrie sauve la capacité de production de l’Allemagne et, par là, réserve l’avenir. L’Allemagne ne sera grande que si elle rejette cette défroque inutile d’un Reich chargé du poids de la défaite et des réparations, si elle fait peau neuve. Mais la France, en saisissant le gage de la Ruhr, jugule la savante combinaison. Il faut à tout prix lui résister et, par là, refaire la cohésion nationale allemande ; voilà pourquoi on n’hésite pas à provoquer de douloureux incidents comme celui d’Essen.

Que la classe des grands industriels et commerçants allemands ne solidarise pas son sort avec celui du Gouvernement du Reich, qu’elle s’enrichisse dans la ruine de l’État, le fiasco de l’emprunt en est une nouvelle preuve. Le ministre des Finances demandait 200 millions de marks or pour soutenir le cours du papier-monnaie et alimenter la lutte contre la France ; les Banques avaient garanti cent millions, dont le public a souscrit la moitié seulement. Seule la classe moyenne a apporté ses maigres ressources à l’État en détresse ; les gros détenteurs de devises étrangères se sont abstenus. Ces millions, qui auraient dû aller à la caisse des Réparations, serviront à soutenir le cours du mark : tentative désespérée et vouée à l’échec irrémédiable dans un pays qui imprime en une semaine plus de six cents milliards de marks-papier.

Les chefs du Gouvernement du Reich répètent à l’envi que l’Allemagne ne négociera pas tant que la France et la Belgique occuperont la Ruhr ; mais de tous côtés, la diplomatie allemande s’agite pour provoquer une médiation ou réaliser l’isolement politique de la France. M. Stinnes se rend en Italie où il a des entretiens politiques. Les partis socialistes de plusieurs pays envoient des délégués dans la Ruhr pour étudier les solutions possibles. M. Stanley Baldwin, discutant, pour la sixième fois, la question de la Ruhr à la Chambre des Communes, admet que le moment viendra sans doute où, des deux côtés, on fera appel à l’intervention britannique et déclare que le Gouvernement se tient en contact, non seulement avec la France et la Belgique, mais aussi avec l’Allemagne. Le danger reste l’intervention des tiers ; elle est de moins en moins probable, car l’opinion publique, surtout en Angleterre et aux Etats-Unis, est de plus en plus avec la France et la Belgique. C’est le sentiment qu’exprime le ministre des Postes du Cabinet britannique, sir W. Johnson Hicks, et que constate M. Loucheur, ancien ministre, qui se promenant en Angleterre, a des entretiens politiques avec M. Bonar Law et d’autres personnages touchant au Gouvernement, et fait visite à M. Lloyd George. Le Daily Telegraph profite de la circonstance pour exposer un plan de réparations qu’il prétend correspondre aux idées de certains milieux influents de France (5 avril). Intrigues allemandes, ballons d’essai de la presse britannique, il n’y a, dans toutes ces manifestations, que des tentatives pour amorcer des conversations indirectes ou connaître les intentions du Gouvernement français. M. Poincaré n’en paraît point ému ; il s’en tient à la déclaration de Bruxelles et à ses propres discours ; il veille à la quotidienne amélioration des transports et du rendement économique et financier de la Ruhr ; 4 000 tonnes de coke parviennent maintenant chaque jour en France : c’est un résultat encourageant, le plus propre à faire réfléchir les Allemands. La France, groupée derrière son chef, attend sans impatience l’heure, dont elle travaille à hâter l’échéance, où l’Allemagne, une fois encore responsable de la guerre, devra, une fois encore, demander la paix.


La Petite Entente est l’un des fondements du nouvel ordre européen. L’un de ses membres, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, traverse une crise politique dont les élections qui viennent d’avoir lieu le 18 mars permettent de mesurer la gravité et dont des renseignements précis et contrôlés nous permettent aujourd’hui seulement de donner ici un aperçu. L’État Tchécoslovaque s’est constitué, au moment de la dislocation de l’empire des Habsbourg, uniquement avec des territoires qui faisaient partie de l’Autriche ou de la Hongrie ; au contraire, l’État Yougoslave s’est formé par la libre union, avec la Serbie victorieuse, de provinces détachées de l’Autriche et de la Hongrie. Au moment où la guerre prit fin, l’ancien royaume de Serbie grossi, en 1913 (traité de Bucarest), de la Macédoine et de la Vieille-Serbie, se trouvait, avec son allié le Monténégro, dans le camp des vainqueurs. Au contraire, la Croatie, la Dalmatie, le pays slovène (Carniole), la Bosnie, l’Herzégovine, le Banat, la Voïvodina, faisaient partie d’un Empire vaincu mais recevaient l’armée serbe en libératrice. Les Croates et les Slovènes sont séparés depuis le XIe siècle de leurs frères Serbes ; tandis que l’influence de Byzance et la conquête turque entraînaient les Serbes vers l’Orient et l’Orthodoxie, l’attraction de Vienne et de Rome faisait participer les Croates et les Slovènes à la vie de l’Occident et du Catholicisme. Tous, en 1918, après l’épreuve de la Grande Guerre, avaient conscience d’être les rameaux d’un même peuple et souhaitaient de s’unir ; mais ils différaient sur la manière de réaliser l’union ; les Serbes de l’ancien royaume la voyaient sous la forme d’une Grande-Serbie centralisée ; les Croates et les Slovènes concevaient un État trinitaire, fédéral, décentralisé. Mais les événements donnaient à la réunion des pays yougo-slaves les apparences d’une conquête serbe. Les hommes d’Etat serbes, dont le patriotisme et l’énergie avaient largement contribué au gain de la guerre, se trouvèrent, par la force des circonstances, prendre la direction du nouvel État unifié ; mais ils n’usèrent pas de tous les ménagements nécessaires pour rendre équitable et douce la vie commune à des frères, séparés depuis dix siècles, qu’une heureuse destinée réunissait sous le sceptre d’une dynastie nationale. Le roi Alexandre, qui a si vaillamment partagé les épreuves de son peuple, n’a pas tardé à prendre conscience des nouvelles responsabilités qu’impose à la Couronne l’élargissement de l’État et des brillantes perspectives que l’union de tous les peuples yougo-slaves ouvre au royaume serbo-croato-slovène et à sa dynastie ; il sait qu’Henri IV, lorsque la France s’est donnée à lui, n’est pas resté le roi de Navarre, et qu’à de plus vastes horizons convient une politique plus large et plus accueillante. Mais il est un roi scrupuleusement constitutionnel et la politique de Belgrade est menée, en fait, par l’homme d’État illustre qui, depuis 1903, a triomphé de tant d’obstacles et fait de la petite Serbie d’alors la grande Serbie d’aujourd’hui, M. Nicolas Pachitch, chef du parti radical serbe. Les Croates comme M. Trumbitch, qui a rendu de si grands services à la cause yougo slave, les Slovènes comme Mgr Korochets, les Monténégrins même comme M. Pierre Plamenatz, se trouvèrent peu à peu éliminés du Gouvernement. Le parti radical serbe, tantôt seul, tantôt coalisé avec le parti démocrate, exerce, depuis plus de deux ans, un pouvoir presque absolu. Mais M. Pachitch est aujourd’hui un vieillard dont les conceptions ne paraissent pas s’être élargies à la mesure du nouvel État yougo-slave ; il ne semble pas tenir compte de l’aspiration des peuples à une forme plus souple et moins étroite d’association qui laisserait à chaque rameau du grand tronc yougo-slave l’équitable faculté de se développer selon son droit historique, ses aptitudes et ses traditions particulières, et qui assurerait à chacun sa juste part dans le Gouvernement du royaume qui est le bien commun de tous.

Le parti radical serbe vient de procéder aux élections pour la nouvelle Skoupchtina qui remplace l’Assemblée constituante. Celle-ci comptait 419 membres, la nouvelle Chambre n’en a que 313 : il faut tenir compte de cette réduction pour apprécier exactement les résultats du vote. Aucun incident grave n’a troublé le scrutin ; les électeurs ont voté en masse (80 pour 100) ; pour la première fois, tous les citoyens, sans distinction d’origine ou de nationalité, ont été admis à exercer leur droit. On a appliqué un système proportionnel avec forte prime à la majorité. Le parti radical de M. Pachitch, qui présidait aux opérations, enlève 108 sièges au lieu de 93, surtout en Serbie, Bosnie, Herzégovine, Macédoine. Le parti radical dissident, formé par M. Protitch, partisan d’une politique plus conciliante à l’égard des Croates et des Slovènes, n’obtient pas un seul siège. Le parti démocrate qui était, jusqu’à la dernière reconstitution du ministère Pachitch, uni au parti radical pour former la coalition gouvernementale, garde 52 sièges au lieu de 93 ; des deux tendances qui s’y étaient révélées, celle de M. Pribicevitch, plus centralisatrice, plus serbe, l’emporte sur celle de M. Davidovitch, enclin à un rapprochement avec les Croates. Le parti paysan républicain de Croatie, dirigé par M. Étienne Raditch, particulièrement combattu par le Gouvernement, emporte 70 sièges, dont, en Croatie même, 52 sur un total de 66 ; il déborde sur la Dalmatie (7), la Bosnie (9), la Slovénie (2) ; M. Raditch, partisan d’une autonomie qui confine à la complète séparation, apparaît comme le vrai chef national Croate. De même, en Slovénie, c’est un parti local, le parti catholique slovène dirigé par Mgr Korochets, qui obtient 21 sièges sur 26 ; il est partisan de l’autonomie et prêt à s’entendre avec M. Raditch. En Bosnie et Herzégovine, le parti slave musulman d’opposition de M. Spaho garde 18 sièges au lieu de 24 ; un parti dissident musulman suscité par M. Pachitch n’obtient pas un siège. Deux autonomistes ont réussi à se faire élire au Monténégro malgré la pression gouvernementale et le régime militaire qui pèse sur le pays. Un groupe musulman turco-albanais apparaît en Macédoine avec 13 mandats : il serait disposé à appuyer le Gouvernement de M. Pachitch. Un parti allemand en Voïvodina aurait aussi, dit-on, bénéficié de l’appui officiel et obtient 7 sièges ; un Allemand est, en outre, élu en Slovénie. Un parti agrarien a 9 sièges dont 6 en Bosnie.

Des indices alarmants apparaissent au premier aspect dans ce scrutin du 18 mars. C’est surtout le caractère régional, national, racial même ou confessionnel, des partis. La fusion des divers éléments de la famille yougo-slave n’est pas en progrès, au contraire ; 111 élus réclament énergiquement une révision de la constitution dans un sens autonomiste et fédéraliste. C’est le résultat d’une politique de centralisation excessive, d’unitarisme maladroit et tracassier, qui ne respecte même pas la liberté religieuse. On ignore encore si M. Raditch et ses partisans s’abstiendront de siéger au parlement de Belgrade, comme ils l’ont fait au cours de la précédente législature ; s’ils restent intransigeants, le Gouvernement trouera aisément une majorité dans une chambre réduite à 245 membres : ce serait la continuation du régime actuel avec ses dangereuses conséquences. Si le parti paysan renonce à son étiquette républicaine, prête serment au Roi et siège au Parlement, ou bien il faudra compter avec lui et ses alliés, ou reconstituer contre eux la coalition radicale-démocrate ; mais les démocrates sont, eux aussi, ulcérés des procédés autoritaires de M. Pachitch. Il est encore temps de sauver l’unité des trois grande rameaux de la famille yougo-slave, mais il n’est que temps de changer de méthode. La cohésion nationale ne saurait être l’œuvre d’un jour et elle ne sera forte que si les cœurs y donnent leur libre consentement. Les Slaves, ceux des Balkans en particulier, n’ont ni la vertu de patience, ni l’esprit de transaction. Ceux qui, comme les Français ont été, de tout temps, leurs amis et, pendant la Grande Guerre, leurs alliés, ont le droit de leur dire, au moment où ils risquent de compromettre les résultats de la victoire, que le temps ne respecte que les œuvres auxquelles il collabore et que l’unité yougo-slave n’a pas été faite seulement par la force des armes serbes, mais aussi par l’adhésion spontanée des peuples et par le concours des Alliés. Un brillant avenir de puissance et de civilisation est promis à l’État yougo-slave pourvu que ses gouvernants ne compromettent pas, dans l’intérêt d’un parti ou d’une région, l’œuvre nationale. L’unité, pour être durable, ne doit pas être imposée mais acceptée.

Un autre membre de la Petite Entente, la Roumanie, traverse, lui aussi, une crise politique. Une nouvelle constitution a été votée sous les auspices du ministère Bratiano par 262 voix contre 8 ; mais les députés de l’opposition et, en particulier, ceux de Transylvanie, et de Bessarabie, n’ont pris part ni aux discussions ni au vote qu’ils regardent comme illégal. L’État de siège a été proclamé. S’il faut en croire les dépêches des agences, les députés de l’opposition et parmi eux M. de Vaïda-Voïvod, ancien président du conseil et transylvain, étaient, durant le scrutin final, gardés à vue dans un immeuble que les pompiers arrosaient sans relâche afin d’empêcher toute communication avec l’extérieur. Les universités, l’armée, l’opinion publique sont en effervescence ; de nombreux officiers ont présenté leur démissionnes cours des universités ont été suspendus durant plusieurs jours. Ces agitations nuisent à l’achèvement de l’unité nationale et au retour de la prospérité économique et financière d’un pays qui possède des éléments de richesse incomparables ; elles peuvent offrir à la Russie soviétique l’occasion d’une intervention militaire pour la reconquête de la Bessarabie. Il ne règne, entre la Russie et la Roumanie, qu’une paix de fait qu’aucun traité ne sanctionne.

Et malheureusement la Russie soviétique ne paraît pas évoluer vers la sagesse et la paix des esprits ! Elle vient de se souiller d’un nouveau et abominable crime ; elle a jeté, comme un défi à l’Europe et à la civilisation, le corps sanglant d’un prélat catholique, Mgr Budkiewicz, vicaire-général de l’archevêque de Pétrograd, condamné après le plus monstrueux des procès, et exécuté d’un coup de revolver le 31 mars par un bourreau de la Tcheka. L’archevêque lui-même, Mgr Cieplak, condamné à mort lui aussi, bénéficie d’un sursis, mais les prisons de la Tcheka ne sont pas, pour le vénérable vieillard, un traitement beaucoup plus doux. Les deux prélats et huit autres prêtres étaient accusés d’avoir résisté à la loi sur la confiscation des biens d’Église et notamment des objets précieux servant au culte, d’avoir conspiré contre le régime soviétique et d’être en relations avec des États étrangers, en fait la Pologne. Dans leur noble défense, les deux victimes protestèrent n’avoir songé qu’à la défense de l’Église et n’avoir pas fait d’opposition au Gouvernement. Contre Mgr Cieplak le fait d’avoir entretenu des relations avec l’étranger ne fut pas retenu ; mais Mgr Budkiewicz, Polonais d’origine et de langue comme l’archevêque, avait adressé, en 1918, un télégramme de félicitations au Gouvernement polonais lors de sa formation : c’en fut assez, pour la justice des Soviets, pour mériter la mort. Dans la lutte qu’il a entreprise contre toutes les religions, le gouvernement bolchéviste s’attache à prouver que le catholicisme est une religion étrangère, incompatible avec la vie et le patriotisme russes. L’Église russe soviétique créée par l’évêque Antonin, que la politique des Soviets cherche à grandir et à promouvoir à la place de l’Église orthodoxe ancienne, va tenir un synode le 15 avril ; elle jugerait, dit-on, le patriarche Tikhon, quelle déclarerait sans doute déposé et qui va être en même temps jugé par le tribunal révolutionnaire. A ces martyrs, catholiques ou orthodoxes, héros d’une même sainte cause, honneur et gloire ! A leurs assassins, honte éternelle !

De pareils crimes dénotent la joie cynique que prennent les gouvernants communistes à braver l’opinion universelle et à se donner comme les fondateurs d’une nouvelle civilisation. Les démarches généreuses tentées pour désarmer la haine des bourreaux, n’ont pas réussi à sauver les victimes et ont été pour la presse soviétique l’occasion d’attaques furieuses contre les étrangers. A « la perfide Angleterre » les Isvestia reprochent « l’assassinat de 14 000 Irlandais » et la Pravda excite les communistes italiens à condamner à mort le Pape en attendant « son transfert prochain devant un tribunal révolutionnaire international. » Les Soviets cherchent à couvrir leurs crimes sous les apparences du nationalisme. Ils dénoncent âprement ce qu’ils appellent l’hypocrisie de la civilisation occidentale ; que dirons-nous donc du ridicule envoi d’un wagon de blé aux ouvriers de la Ruhr « affamés par le militarisme français, » quand sur la Volga et dans le sud de l’Ukraine la famine — la vraie — recommence à sévir et atteint déjà une dizaine de millions de paysans ?

Au reste, l’activité de la politique soviétique est tournée moins vers l’Occident que vers le proche Orient, vers l’Asie. Il se répand non seulement dans certains milieux soviétiques, mais aussi parmi d’autres Russes, une curieuse doctrine eurasienne. La Russie n’est pas européenne, elle doit se distinguer de l’Europe comme de l’Asie : elle est l’Eurasie. Sa mission est d’élaborer sa civilisation propre et d’apporter au monde une formule nouvelle, un Évangile d’humanité. Les Bolchévistes se servent habilement de ces rêveries qu’ils n’ont pas créées, puisqu’elles se trouvent dans Dostoïevski. Le professeur Novgorodtsev, émigré à Berlin, a repris et développé ces idées dans une série de conférences sur la crise de l’occidentalisme. Le courant d’idées eurasien est trouble et mêlé ; on y trouve du messianisme juif, du mysticisme chrétien, du fanatisme révolutionnaire, avec une foi te dose de panslavisme. La Russie d’aujourd’hui se cherche avec angoisse. Se trouvera-t-elle en Eurasie ? On en peut douter. Mais nous constatons que la politique extérieure des Soviets, en Turquie, en Perse, et jusqu’aux Indes, s’inspire d’une conception eurasienne. La revue soviétique d’études orientales Novii Vostok a publié à ce point de vue un article significatif : « La Russie actuelle, l’Eurasie, c’est avant tout le maître, le guide de l’Orient qui gémit dans les chaînes de l’esclavage moral et économique et qui lutte pour un meilleur avenir. Moscou, c’est la Mecque et Médine pour tous les peuples asservis ! »

Ici le mysticisme communiste n’est plus qu’un voile qui dissimule mal la persistance de la tradition politique russe d’expansion et de conquête en Asie et dans le bassin oriental de la Méditerranée ; la politique des Soviets rejoint et dépasse la tradition de la chancellerie impériale. On l’a bien vu à Lausanne, dans le débat sur la question des Détroits. Le drame politique, en Orient, est redevenu ce que peut-être il n’a jamais cessé d’être, la rivalité de l’Angleterre et de la Russie : Tchitchérine et lord Curzon étaient, à Lausanne, les protagonistes ; les Turcs n’étaient plus que l’occasion ou l’enjeu du conflit et ils s’en rendaient compte. Il y a là, entre les deux adversaires, pour une politique française alerte et prévoyante, un rôle à prendre : l’heure n’est plus aux discussions juridiques. — Le mémorandum des Puissances occidentales a été remis le 31 mars à Adnan bey, à Constantinople. La réponse d’angora est arrivée le 8 avril et paraît, au premier examen, conciliante. En attendant la reprise des pourparlers, les luttes politiques s’accentuent à Angora ; la Grande Assemblée a inopinément décidé de procéder à de nouvelles élections : elles se feront à deux degrés : à la base, suffrage universel pour les hommes à partir de dix-huit ans ; 200 citoyens nomment un électeur du second degré ; 100 électeurs nomment un député. Un des chefs de l’opposition, Chukri bey, député de Trébizonde, a été assassiné ; l’enquête a révélé que le meurtrier était un certain colonel, Osman Agha, chef d’une troupe de volontaires Lazes ; il a fallu attaquer avec un bataillon le repaire de ces brigands. Osman Agha a été tué par les soldats et son corps pendu par les pieds devant le bâtiment où siège la Grande Assemblée. L’incident est caractéristique ; ce sont là mœurs anatoliennes : la campagne électorale est commencée. Que ce soit pour nous une occasion nouvelle de redire que la Turquie, si elle veut vivre, a besoin de paix, de travail et d’ordre, et qu’aussi elle ne peut guère se passer d’aides et de concours étrangers ; un exclusivisme aveugle, la poursuite de je ne sais quelle chimérique indépendance, les grands rêves politiques, auraient d’abord pour résultat de la livrer sans défense à l’influence mortelle de « La Mecque de Moscou. »


RENE PINON.


Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

  1. Voir la Décomposition de l’Etat allemand, par Edmond Vermeil, dans la Vie des Peuples du 10 mars.