Chronique de la quinzaine - 13 avril 1904

Chronique n° 1728
13 avril 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




13 avril.


Nous nous étions fait peu d’illusion sur les résultats de la grande bataille parlementaire que tant de champions, dont quelques-uns paraissaient animés d’une ardeur intransigeante, avaient engagée contre M. Pelletan. Nous nous demandions, il y a quinze jours, si M. Doumer irait jusqu’au bout ; il n’est pas allé jusqu’au bout : il s’est arrêté à moitié route, et il a laissé en plan ceux qui, confiant dans son coup d’œil et dans son courage, s’étaient rangés autour de son fanion. On a établi tout de suite une comparaison entre lui et M. Millerand. Ce dernier, dans le rude assaut qu’il a livré au ministère, a été, il est vrai, battu, mais de peu, et on lui a su gré, après avoir ouvert le feu, de ne l’avoir ni ralenti, ni suspendu, et d’avoir brûlé sur la brèche sa dernière cartouche. L’objurgation que M. Jaurès lui a adressée sous forme d’homélie ne l’a nullement décontenancé, tandis qu’il a suffi à l’orateur socialiste de tourner brusquement ses foudres contre M. Doumer pour le faire battre en retraite. Ce que voyant, le ministère n’a plus hésité à se solidariser avec M. Pelletan : il a obtenu une majorité de quatre-vingts voix. C’est plus qu’il n’espérait sans doute, et plus assurément qu’il ne méritait.

Il n’est douteux, en effet, pour personne que M. Pelletan est un brouillon qui a mis le désordre dans la marine, et dont le maintien à la tête de ce département est un « péril national. » Nous empruntons le mot à M. Doumer : il n’a pas craint de le prononcer à la fin et comme conclusion de son discours. Si M. Pelletan crée un péril national, il fallait tout de suite et à tout prix le renverser. Il fallait l’essayer du moins, et le moyen était tout trouvé : c’était la nomination d’une commission d’enquête parlementaire. Il y a dans le parlement quelques personnes compétentes en matière de marine, d’autres qui ont de l’expérience administrative, d’autres encore qui ont une intelligence rapide et un heureux esprit d’assimilation : il fallait leur confier le soin de faire sur l’état actuel de notre marine une étude qui aurait pu être sérieuse, approfondie, efficace. Le parlement a d’ailleurs par lui-même, dans le système de nos institutions, une autorité qui lui aurait facilité sa tâche. Mais, incontestablement, la nomination d’une commission pareille aurait été a priori un acte de défiance contre M. Pelletan, et c’est pour cela qu’il aurait fallu l’ordonner. Le ministère a paré le coup par un procédé en quelque sorte classique : il s’est chargé de nommer lui-même la commission d’enquête, ce qui était sans doute avouer que la situation de la marine laissait à désirer, mais ce qui signifiait en même temps, si la Chambre se ralliait à sa proposition, qu’elle avait confiance en lui pour réparer le mal. Au surplus, en était-il seul responsable ? Toute la thèse de M. Pelletan et de ses défenseurs a consisté à dire que le mal était beaucoup plus ancien que le ministère actuel, et qu’il tenait à des causes complexes et lointaines dont il était injuste de faire retomber le poids sur une seule tête. Les griefs contre M. Pelletan se divisaient et s’atténuaient en s’appliquant à beaucoup d’autres. Bref, il sortait d’affaire à peu près sain et sauf. C’est ce, qui est arrivé. M. Doumer a déclaré qu’il n’entendait pas soulever une question politique ; que son intervention ne visait ni le ministère, ni un ministre qu’il n’avait pas d’autre préoccupation que de faire la lumière sur notre marine ; enfin, que la nomination d’une commission d’enquête le satisfaisait pleinement, que ce fût d’ailleurs le gouvernement ou la Chambre qui la choisît.

C’était se montrer d’humeur conciliante et facile. M. Ribot a été beaucoup plus dans le vrai en qualifiant par avance de commission de fonctionnaires celle que le gouvernement aurait nommée. L’autorité d’une commission, et le sentiment qu’elle en a elle-même, viennent plus, en effet, de son origine que de sa composition. Aussi, tout en reconnaissant qu’il y a des hommes très au courant des choses de la marine dans celle que le ministère vient de former, — et comment n’y en aurait-il pas au moins quelques-uns ? — nous restons convaincus qu’elle n’aboutira à rien. Elle sera présidée par M. Pelletan, et elle aura pour vice-présidens MM. Clemenceau et Thomson. Cela suffit à la caractériser, et à montrer quelle place la politique y tiendra. On ignorait généralement que M. Clemenceau, qui a tant d’autres qualités, fût un spécialiste en matière maritime ; mais il est, au Sénat, le grand défenseur, l’heureux sauveur du ministère, qu’il a arraché naguère aux griffes de M. Waldeck-Rousseau. Quant à M. Thomson, il a été rapporteur du budget de la marine ; mais son principal titre a été certainement, aux yeux de M. Pelletan et de M. Combes, d’avoir déposé la motion qui leur a confié le soin de former eux-mêmes la commission et d’en choisir les membres à leur convenance.

On a beaucoup parlé d’un précédent, vieux de dix années, qui ne pouvait s’appliquer en aucune manière à la situation présente. En 1894, il y avait déjà, comme il y en a toujours eu et comme il y en aura toujours, des imperfections dans notre marine. Le gouvernement s’en était aperçu tout le premier, et, sans y être invité par les Chambres, il avait spontanément nommé une commission d’enquête. Le président du Conseil était, à cette époque, M. Casimir-Perier : il avait pour ministre de la Marine l’amiral Lefèvre. Personne n’accusait ce dernier d’impéritie ou d’incurie : il n’était d’ailleurs aux affaires que depuis quelques semaines lorsque la commission a été créée. La différence entre M. Pelletan et l’amiral Lefèvre était aussi grande qu’elle l’est entre M. Combes et M. Casimir-Perier. Les hommes n’étaient pas comparables, les circonstances non plus. En 1894, la commission extra-parlementaire était déjà réunie, et sa composition était certainement de nature à satisfaire les plus difficiles, lorsque la question a été soulevée devant la Chambre de savoir si une commission parlementaire n’était pas préférable, et s’il n’y avait pas lieu de la substituer à celle que le gouvernement avait désignée. C’est évidemment ce que celui-ci ne pouvait pas accepter ; un pareil vote aurait été le désaveu d’un acte accompli par lui, et dont la Chambre aurait proclamé l’insuffisance. Mais aujourd’hui la situation était tout autre. Le gouvernement n’avait encore pris aucune initiative ; il ne se décidait même à en prendre une que parce que la Chambre et l’opinion le poussaient l’épée dans les reins. Enfin ce n’était pas tant l’administration de la marine qui était en cause que le ministre lui-même, et il y avait une ironie déconcertante, si les préoccupations générales étaient fondées, à charger M. Pelletan en personne de diriger et de présider l’enquête qui devait surtout porter sur son administration. Comment la Chambre ne se serait-elle pas rendu compte de tant de différences entre les hommes et les choses d’autrefois et d’aujourd’hui ? Au surplus, M. Ribot les lui a fait toucher du doigt. Néanmoins la majorité a passé outre. Pourquoi ? Parce que, à la veille des élections municipales, le véritable « péril national » lui a paru être la chute possible du cabinet. Celui dont M. Doumer s’était fait le dénonciateur bien vite apaisé avait, à ses yeux, un intérêt moindre. La marine deviendra ce qu’elle pourra entre les mains de M. Pelletan : la Chambre a d’autres soucis, et elle l’a montré.

M. Combes, après avoir consulté la direction des vents parlementaires, s’est senti si rassuré qu’il ne s’est plus embarrassé du choix de ses argumens. Il y a des Chambres avec lesquelles les ministres peuvent tout se permettre. M. Combes n’a pas hésité à dire à celle-ci qu’elle était hors d’état d’élire une commission d’enquête : elle venait de se livrer à une discussion qui, ayant été très ardente, pouvait rendre son impartialité suspecte. On aurait cru qu’une Chambre ainsi traitée allait se soulever tout entière dans une protestation indignée. Il n’en a rien été : la Chambre a tout écouté, tout entendu, tout subi. « Nous ne pouvons pas, a déclaré M. Combes, accepter une enquête parlementaire, et je m’étonne d’avoir à dire pourquoi. Comment ! quand vous constatez vous-même l’état des esprits dans cette assemblée…, que pouvez-vous attendre dans ces conditions d’une enquête parlementaire ? Ne sentez-vous pas que l’élection des membres qui la composeraient se ferait sous l’empire de passions ? » Depuis quand suffit-il qu’une Chambre ait des passions, fussent-elles aussi généreuses et patriotiques qu’on voudra, pour qu’on ait le droit de la frapper de certaines déchéances morales et qu’elle ait le devoir de s’y résigner ? Jamais pareil langage n’avait encore été tenu à une assemblée parlementaire, non qu’il n’y ait pas eu, avant M. Combes, de ministre capable de le faire, mais parce qu’il n’y avait pas eu jusqu’ici d’assemblée capable de le supporter. Après tout, les Chambres ont les ministres qu’elles méritent : quand elles ne savent pas se faire respecter, il est naturel qu’on ne les respecte pas. M. Ribot a parlé d’abdication : le mot a laissé la Chambre inerte et engourdie. Le gouvernement, lui, n’a pas de passions. Il n’a pas d’intérêt personnel dans les questions qui s’agitent. M. Pelletan ne tient pas à son portefeuille et il est prêt à le déposer sur l’autel de la Patrie. M. Combes a résisté à tout entraînement, et il a toujours fait exactement ce qu’il voulait faire, ni plus ni moins. Pour tous ces motifs, la Chambre a été dépossédée de son droit d’enquête : elle les a elle-même trouvés convaincans. Après cet effort d’humilité ultra-évangélique, elle s’est mise en vacances, et n’avait assurément rien de mieux à faire. L’air de la province calmera peut-être ses nerfs, apaisera peut-être ses passions surexcitées. Pendant ce temps, M. Combes gouvernera la France et M. Pelletan administrera la marine, avec le sang-froid, la méthode et l’esprit d’ordre qu’on leur connaît. C’est ainsi que s’en vont les gouvernemens parlementaires : nous n’en avons plus que l’ombre illusoire.

Tout fier d’avoir échappé à tant d’assauts dont quelques-uns avaient paru redoutables, d’avoir vaincu M. Millerand et convaincu M. Doumer, d’avoir enfin battu tous ses adversaires, le gouvernement a cherché une occasion de montrer ces qualités de modération qu’il s’était attribuées : il n’a pas tardé à trouver celle qu’il lui fallait. Le moment est venu, a dit M. le garde des Sceaux, de faire disparaître les emblèmes religieux de tous les prétoires, tribunaux civils, tribunaux de commerce et justices de paix. Il restait une leçon de tolérance à donner au pays : c’était celle-là ! La pensée en est venue à M. Vallé le vendredi saint, et il l’a communiquée à la presse le jour même. Le lendemain, on a connu la circulaire qu’il avait adressée à tous les procureurs généraux pour les inviter à procéder ou à faire procéder à l’opération du décrochage des crucifix. Les fêtes de Pâques ont semblé un moment particulièrement opportun pour réaliser l’ « opération susvisée, » comme dit le document officiel, parce que ce sont jours de vacances. S’il en est ainsi, pourquoi n’avoir pas attendu les grandes vacances ? Leur longueur et les distractions qui les remplissent auraient été mieux appropriées à l’exécution d’une mesure sur laquelle il aurait mieux valu ne pas appeler trop d’attention, à supposer qu’on fût légalement obligé d’y procéder. Mais y était-on obligé ? Oui, si l’on en croit la circulaire ministérielle, d’après laquelle la volonté du parlement se serait manifestée pendant la dernière discussion du budget ; non, si l’on se reporte à cette discussion elle-même. Le gouvernement n’était nullement tenu de faire ce qu’il vient de faire : s’il l’a fait, c’est pour obéir à ses passions ou à celles de ses amis.

Nous nous sommes reporté à la discussion du budget de 1904. Un député socialiste, M. Dejeante, a demandé une diminution de 100 francs sur un crédit quelconque du ministère de la Justice, en donnant au vote cette signification que les emblèmes religieux seraient supprimés dans les prétoires. Comme l’entretien de ces emblèmes ne coûtait rien du tout, et qu’on ne saurait les enlever sans mettre des ouvriers en œuvre, c’est plutôt une augmentation : qu’une diminution de crédit qu’il aurait fallu proposer. M. Dejeante ne s’est pas embarrassé de cela : il sait que, dans les votes parlementaires, les intentions sont tout. Un autre gouvernement que celui-ci se serait opposé à l’amendement. Il aurait rappelé que, dans certaines formes de serment, devant la Cour d’assises par exemple, la présence de Dieu est formellement et textuellement invoquée. Il aurait dit surtout qu’il y a des traditions respectables par elles-mêmes, auxquelles on ne saurait porter atteinte sans inquiéter inutilement un grand nombre de consciences. Enfin il aurait assuré que la laïcisation de l’État, même si on la pousse à ses dernières conséquences, n’impose nullement la nécessité de dégrader les monumens publics.

Mais le gouvernement actuel s’est bien gardé de tenir ce langage ; il s’est contenté de dire qu’il ferait ce qu’on voudrait ; le parlement n’avait qu’à exprimer une volonté, il l’exécuterait. L’amendement Dejeante a été voté à une très faible majorité ; il y avait peu de monde à la Chambre et personne n’y a fait attention. Le vote n’en était pas moins acquis ; seulement il n’avait aucune valeur avant d’avoir été ratifié par le Sénat, et le Sénat ne l’a pas ratifié. Non pas que le Sénat ait, dans les questions qui touchent directement ou indirectement aux choses religieuses, une autre opinion que la Chambre ; mais il a plus d’expérience et de prudence et, lorsqu’une manifestation ne peut d’ailleurs servir à rien, il ne croit pas que son caractère vexatoire et brutal soit à lui seul un motif de la faire. Le Sénat a donc relevé de 100 francs le crédit que la Chambre (avait diminué de pareille somme. Le budget se votant à la fin de l’année, dans les derniers jours de décembre, une transaction se fait d’ordinaire entre les deux Chambres pressées par le temps. On tenait beaucoup, le 29 décembre 1903, à échapper aux douzièmes provisoires. Le Sénat n’a pas cru devoir insister sur le relèvement du crédit : il a consenti, pour en finir, à la diminution de 100 francs, mais son rapporteur a dit expressément, au nom de la Commission des finances, que, dans sa pensée, cette économie ne signifiait pas du tout que les emblèmes religieux devraient être supprimés. Le rapporteur était M. Maxime Lecomte ; il appartient à la majorité ministérielle ; il n’est pas suspect de tendances cléricales ; cependant il a qualifié, lui aussi, de respectables des traditions anciennes et inoffensives, et à cette raison morale il a ajouté quelques raisons matérielles de pratiquer ici le vieil axiome : Quieta non movere, ne pas mettre le trouble là où est la paix. — Mais que voulez-vous donc que je fasse ? s’est écrié éperdument M. le garde (des Sceaux. La Chambre vote dans un sens, le Sénat dans l’autre : le gouvernement manque de boussole. — Faites ce que vous voudrez, lui a-t-on répondu. — D’où il faut conclure que, non seulement M. le garde des Sceaux n’a pas reçu mandat d’enlever les emblèmes religieux des prétoires, mais que, l’ayant sollicité, il se l’est vu refuser. Il a passé outre ; c’était peut-être son droit, mais à la condition d’accepter pour lui tout entière la responsabilité qu’il cherche à rejeter sur le parlement. Le parlement n’a pas exprimé de volonté, et c’est au ministère seul que revient le qualificatif de décrocheur de crucifix.

Nous doutons qu’il rencontre dans le pays de nombreux approbateurs. Ceux mêmes qui poursuivent une lutte ardente contre l’idée religieuse et qui sont animés contre elle des passions les plus violentes se défendent d’y céder, et affirment très haut qu’ils veulent pour tous tolérance et liberté. Comment pourraient-ils justifier un acte aussi compromettant que celui dont M. le garde des Sceaux vient de prendre l’initiative ? Assurément il y en a eu de plus graves, mais il n’y en a peut-être pas eu de plus révoltant. S’en prendre à des images pour combattre les idées qu’elles représentent passera généralement, et à bon droit, pour une très lourde maladresse. A défaut d’autres qualités, il aurait suffi au gouvernement d’avoir un peu de mesure dans l’esprit, de tact et même de goût, pour échapper à ces égaremens d’iconoclaste. Le danger des mesures de ce genre est qu’elles parlent aux yeux un langage si clair qu’on ne peut pas obscurcir ensuite dans l’âme des foules, même par les distinctions les plus subtiles, le sens qui s’en dégage avec évidence. Le paysan de nos campagnes ne comprendra qu’une chose, à savoir qu’un crucifix est désormais un objet à cacher, un emblème de superstition qui n’est pas bon à montrer en public et qui doit tout au plus trouver provisoirement un refuge dans les églises et dans les temples. Il se rendra compte que tel est l’avis du gouvernement, et il fera ses réflexions en conséquence. On instruit le peuple, depuis quelque temps, avec une merveilleuse et redoutable rapidité. On l’habitue à voir bafouer ce qu’il avait respecté jusqu’ici, et qu’on déclare tantôt odieux et tantôt ridicule. Ce qu’il avait cru, on lui dit qu’il ne faut plus le croire, et même qu’il faut croire le contraire. Un malheureux crucifix dans un prétoire choque la vue, offense la pudeur. Nous nous demandons ce qu’on fera bientôt des croix qu’on rencontre encore le long des routes dans nos campagnes, dans des lieux qui sont aussi des lieux publics et qui appartiennent à l’État, aux départemens ou aux communes. M. Dejeante, après le beau succès qu’il vient d’avoir, ne saurait les oublier longtemps. Pourquoi n’en demanderait-il pas aussi la suppression ? Elles sont encore plus en évidence que les crucifix des prétoires, car tout le monde n’a pas de procès, tandis que tout le monde se promène. On en viendra là, on ira même plus loin si l’esprit d’aujourd’hui continue de souffler : à moins pourtant que des manifestations comme celle que nous dénonçons en ce moment ne finissent, grâce à ce qu’elles ont de brutalement significatif, par éclairer la conscience populaire. On a vu chasser des religieux et des religieuses ; on chasse maintenant des images ; que chassera-t-on demain ? Peut-être, enfin, sera-ce le gouvernement.

En attendant, les élections municipales se préparent. Que seront-elles ? Nul ne le sait. On ne le saura même pas quand elles seront faites, car il y en aura trente-six mille, ce qui est beaucoup trop pour qu’on puisse y voir clair. De plus, on vote par listes et non pas par scrutins uninominaux, ce qui augmente encore la confusion. Il ne faut sans doute pas attendre grand’chose de ces élections. Elles seront intéressantes dans les villes, où l’on pourra discerner les résultats : dans les campagnes, c’est-à-dire dans l’immense majorité des cas, l’importance des situations locales et la préoccupation des intérêts locaux resteront, comme par le passé, le grand facteur électoral. Il n’y aura probablement pas beaucoup de changemens dans les personnes ; mais les mêmes personnes ne se ressemblent pas toujours au bout de quelques années. Les conseils municipaux, les maires, les adjoints ont un besoin quotidien de l’administration préfectorale et sous-préfectorale, et celle-ci a une grande prise sur eux. De là viennent les profondes transformations morales auxquelles nous assistons depuis quelque temps : ce ne sont pas encore les prochaines élections municipales qui y mettront un terme. Le danger, pour le gouvernement, n’est pas là ; il est plutôt dans l’impatience toujours croissante avec laquelle la Chambre des députés le supporte. Le ministère fatigue ses meilleurs amis par ses exigences ; il les gêne souvent par ses imprudences ; il les éloigne de lui par ses allures brusques et cassantes. Même lorsqu’elles n’en disent rien sur le moment, les Chambres n’aiment pas à être traitées d’incapables. Enfin tout s’use avec le temps : le système de M. Combes commence à s’user. De là les chiffres de plus en plus bas de sa majorité. Chaque jour une parcelle du bloc s’en détache. D’autres morceaux, plus considérables encore, ne demandent qu’à s’en séparer. Le jour où un homme oserait, on le suivrait.

A la vérité, l’audace n’a pas manqué à M. Millerand, et il n’a pas été suivi ; mais un lendemain socialiste a effrayé, et les fameuses réformes ouvrières, telles que M. Millerand les conçoit, ont paru peu séduisantes. M. Doumer est l’espoir de trop de partis pour n’être pas condamné un jour ou l’autre à causer des déceptions à quelques-uns. En attendant, il avait un beau jeu en main : il ne l’a pas joué, et a sauvé lui-même le ministère et le ministre qu’il venait d’attaquer. La situation du gouvernement n’en est pas moins ébranlée, et la fin de la session sera rude pour lui. Mais elle ne durera que six ou sept semaines, et peut-être cela le sauverait-il encore. Le 14 juillet sera bientôt arrivé.


L’expédition des Anglais au Thibet a attiré l’attention, ces jours derniers, parce que le corps expéditionnaire qui marchait sur Gyan-tsé sous les ordres du général Macdonald a rencontré quelque résistance à Gourou, et a dû y brûler de la poudre. Au point de vue matériel, ce combat n’a pas eu d’importance : il a permis seulement de constater une fois de plus le sang-froid du soldat britannique. Mais, au point de vue moral, il a précisé le caractère de l’opération. On avait dit d’abord qu’elle était toute politique, comme en témoignait la présence du colonel Younghusband, qui était chargé d’une négociation ; l’événement a montré, comme on s’en doutait d’ailleurs, qu’une opération diplomatique soutenue par de l’infanterie, de la cavalerie et de l’artillerie était une opération militaire. Les quelques coups de fusil échangés à Gourou, dans des conditions bien inégales, car les Thibétains n’avaient que de vieilles armes hors d’usage tandis que les Anglais disposaient des derniers produits de l’art, ont rendu cette vérité évidente. Si l’on a cru un moment en Angleterre qu’on atteindrait le but sans coup férir, on s’est trompé.

Les illusions de ce genre sont d’ailleurs extrêmement fréquentes dans l’histoire coloniale : elles sont vite dissipées, à supposer qu’au point de départ elles aient toujours été sincères. Les Thibétains ont tendu aux Anglais un piège qui n’a pas été bien dangereux pour ceux-ci, et où ils sont tombés eux-mêmes. Ni leur organisation militaire, qui est nulle, ni leur armement, qui est primitif, ne leur permettent d’opposer à l’envahisseur une digue redoutable. Les Anglais, cette fois, n’ont pas affaire à des Boers. Mais le pays même leur créera des difficultés très grandes, et il suffit que les habitans ne leur soient pas favorables pour en faire un champ d’opération laborieux. On a décrit souvent le Thibet, ou du moins ce qu’on en connaît. C’est le pays habité le plus élevé du monde, le plus froid, le mieux défendu par des montagnes d’où se détachent pendant l’hiver de terribles avalanches, et d’où sortent pendant une partie de l’été des torrens d’eau et de boue. La population y est rare. Elle est gouvernée par de véritables congrégations religieuses, sous les lois d’une théocratie mystérieuse et dure. Nos hommes d’État français auraient beaucoup de choses excellentes à y faire, si on pouvait les y transporter et les y laisser. Il y a au Thibet un assez grand nombre de lamas qui incarnent et réincarnent indéfiniment des saints entre lesquels existe une hiérarchie plus ou moins sacrée. Le Dalaï-Lama est le plus important de tous, parce qu’il siège à Lhassa, c’est-à-dire dans la capitale ; mais le Thashi-Lama, qui siégea Thasi-Lhumpo, incarne un saint encore supérieur. Il n’existe pas une harmonie parfaite entre les divers lamas, et les Anglais pourront probablement s’appuyer sur les uns contre les autres. N’est-ce pas ainsi, d’ailleurs, qu’ils sont devenus les maîtres de l’Inde ?

Les vrais motifs de l’expédition tiennent à deux causes principales, le caractère personnel du vice-roi des Indes et les projets plus ou moins réels qu’il a prêtés à la Russie. On a parlé aussi de l’inexécution d’arrangemens commerciaux signés il y a une dizaine d’années, et qui avaient pour objet de donner plus de facilités à l’entrée au Thibet du thé indien ; mais ce n’est là que le prétexte de l’opération mi-partie politique et mi-partie militaire où les Anglais se sont engagés. Lord Curzon est un homme habile, remuant, ambitieux, qui a entrepris beaucoup de choses depuis qu’il est à la tête du gouvernement des Indes, mais n’en a achevé aucune dans des conditions propres à décourager la critique. Les résultats de sa politique dans le golfe Persique, par exemple, sont encore assez incertains. Il tient à laisser de lui un grand souvenir en Asie et à produire une forte impression en Europe : on le regarde déjà, en Angleterre, comme un homme qui pourrait être appelé à y jouer un rôle important. Les gouverneurs de colonies font quelquefois cet effet à distance, et leur prestige diminue quand on les voit de plus près : au surplus, nous ne disons pas cela pour lord Curzon, n’ayant aucune raison de croire qu’il ne justifiera pas les espérances de ses admirateurs.

Dans le développement de sa politique, il a rencontré sur plus d’un point les Russes comme des obstacles, ou du moins comme des rivaux : voilà sans doute pourquoi il n’a pas toléré la pensée de les retrouver un jour au Thibet. Leurs projets l’ont inquiété : il les a qualifiés de peu amicaux dans un discours public. Qu’avaient donc fait les Russes pour éveiller si vivement ses susceptibilités ? Peu de chose. Ce sont les Thibétains qui ont envoyé une mission à Saint-Pétersbourg, avec des cadeaux et des paroles aimables, et ils en ont remporté d’autres cadeaux et des paroles non moins bienveillantes. Lord Curzon n’a pas mis en doute que cette démarche avait été encouragée, et il y a vu une menace pour la sécurité de ce qu’il appelle le glacis septentrional des Indes. Il ne semble pas avoir réussi du premier coup à faire partager ses appréhensions au gouvernement britannique, que la guerre du Transvaal a provisoirement refroidi pour les entreprises coloniales : cependant il, a fini par y réussir et on a déclaré à Londres : 1° que le Thibet devait être indépendant ; 1° que, si une influence y prédominait, ce devait être celle de l’Angleterre. On comprend ce que cela veut dire. L’indépendance du Thibet n’est pas absolue ; il y a entre ce pays et la Chine un lien de vassalité ; mais la suzeraineté chinoise s’exerce dans des conditions assez platoniques. Elle ne saurait être une gêne, pas plus d’ailleurs qu’elle ne pourrait être une garantie efficace pour le Thibet. Quoi qu’il en soit, il y a là un terrain d’intrigues où deux diplomaties pouvaient s’exercer l’une contre l’autre. Dans les circonstances actuelles, c’est-à-dire pendant la guerre d’Extrême-Orient, la diplomatie russe était condamnée à n’être pas très active, ni par conséquent très dangereuse ; mais les Anglais n’en ont tiré qu’une conséquence, à savoir qu’ils avaient les coudées franches et que le moment d’intervenir s’offrait à eux. Ils en ont profité, oubliant un peu que d’autres nations, et la Russie elle-même, avaient assisté pendant deux ans aux péripéties de la guerre sud-africaine sans tirer avantage des embarras qu’elle leur causait. Lord Curzon a obtenu l’autorisation de faire son expédition, et il l’a faite sur-le-champ. En somme, son but est de prouver aux Thibétains que les Anglais sont plus près et plus forts que les Russes, et que c’est avec eux qu’il faut s’entendre. Mais cette démonstration coûtera assez cher, et nous ne sommes pas sûr qu’elle soit pour les Anglais aussi rémunératrice qu’ils l’imaginent. Beaucoup d’entre eux, il y a peu de temps encore, la jugeaient inutile, et peut-être n’est-elle devenue nécessaire que lorsque la gloire de lord Curzon y a été intéressée.

Elle nous apprendra du moins beaucoup de choses inconnues. Le Thibet a été jusqu’à ce jour la région la plus ignorée de l’Univers. On compte les quelques très rares Européens qui ont pu aller jusqu’à Lhassa. Tout est mystérieux dans ce pays que la nature a rendu presque inaccessible, et que la religion et les mœurs de ses habitans ont encore plus hermétiquement fermé aux entreprises et aux curiosités du dehors. Mais tout cède aujourd’hui à la poussée de plus en plus pesante de l’Europe sur l’Asie. Le nord du continent est occupé par les Russes, et la plus grande partie du Sud par l’Angleterre ou par la France. Le centre maintenant est attaqué. Dans quelques années, le Thibet n’aura plus de secrets, et qui sait si le Dalaï-Lama et le vice-roi des Indes n’échangeront pas de courtoises visites ?


Si nous ne disons que quelques mots de l’arrangement que l’Angleterre et la France viennent de conclure, et si nous nous contentons d’en signaler l’extrême importance, c’est que les détails absolument authentiques nous en ont été connus trop tard pour que nous puissions lui consacrer toute la place qu’il mérite. On a dit avec raison que chacun des deux pays avait des droits historiques, incontestables et incontestés, mais dont il tirait moins de profit qu’ils ne causaient de gêne à l’autre. Il y avait donc là matière à transactions. L’idée aurait pu en venir plus tôt à l’esprit. Si elle y est venue aujourd’hui seulement, c’est parce que la bonne volonté des gouvernemens en présence et des hommes qui agissent en leur nom a rencontré enfin des circonstances plus favorables que par le passé. C’est ce dont on ne saurait trop se réjouir. Il aurait fallu se féliciter en tout temps d’une entente amicale entre les deux grandes nations occidentales ; mais elle est aujourd’hui particulièrement opportune, parce qu’elle est la meilleure garantie du maintien malheureusement partiel de la paix du monde. En tout cas, rien ne peut mieux servir en ce moment à empêcher la guerre de s’étendre ou de se généraliser, et plus tard à en faciliter le dénouement. L’entente était donc nécessaire, et nous devons être reconnaissans à ceux qui l’ont conclue, notamment à lord Lansdowne et à M. Delcassé. Sans oublier sir Edmond Monson, tout le monde a rendu justice à la haute intelligence, à l’activité infatigable, à la volonté patiente, avec lesquelles M. Paul Cambon s’est consacré à la partie de la tâche qui lui incombait, et ce n’était pas la moindre. Nous avons dû faire des concessions, on nous en a fait aussi : c’est la monnaie d’échange des arrangemens de cette nature. Sans parler pour le moment de l’arrangement lui-même, nous n’hésitons pas à dire que la politique dont il est l’expression est un bienfait pour l’Europe et même pour le monde : et nous y applaudissons sincèrement.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.