Chronique de la quinzaine - 14 avril 1903

Chronique n° 1704
14 avril 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril.


La reprise de l’Affaire ! On l’a tentée ; nous l’avions annoncé il y a quinze jours ; mais, comme nous l’avions annoncé aussi, l’entreprise a avorté. M. Jaurès s’était fait fort de réveiller à lui tout seul, sous le souffle ardent de son éloquence, les fantômes endormis. Il est difficile de croire, après avoir lu son discours, qu’il ait pu compter, pour produire ce miracle, sur l’importance des faits plus ou moins nouveaux qu’il a révélés. Sur quoi comptait-il donc ? Sur la docilité, sur la soumission, sur la servilité du gouvernement à son égard. Son erreur a été de croire que ces dispositions du gouvernement, sur lesquelles il ne s’était d’ailleurs nullement trompé, détermineraient celles de la Chambre. Les choses ne se sont pas passées tout à fait ainsi. Le gouvernement, représenté par M. le ministre de la Guerre et M. le président du Conseil, — en l’absence de M. le garde des Sceaux qui seul peut-être aurait dû assister à la séance, — a été le serviteur très humble de M. Jaurès. Mais l’apparition de M. Ribot à la tribune et le langage qu’il y a tenu ont relevé les esprits abattus de la majorité. L’ordre du jour présenté par M. Jaurès et par M. Brisson a été repoussé. On a voté ensuite celui de M. Chapuis qui se divisait en deux parties : la première était une manifestation de confiance et la seconde une manifestation de défiance à l’égard du gouvernement. Cet ordre du jour s’est trouvé correspondre admirablement à l’état d’esprit de la Chambre, qui en a voté la première partie par 274 voix contre 211 et la seconde par 357 voix contre 78. La seconde seule est importante : elle déclare que la Chambre est « résolue à ne pas laisser sortir l’affaire Dreyfus du domaine judiciaire. » La première signifie seulement qu’on ne veut pas renverser le gouvernement à l’heure actuelle. Si on avait pu se méprendre sur la véritable pensée de M. Jaurès, au milieu des longs développemens qu’il lui a donnés, son vote aurait dissipé toutes les ombres, précisé son but, accentué sa défaite. M. Jaurès a été des 78 qui ont refusé de dire que l’affaire Dreyfus ne devait pas sortir du domaine judiciaire où la Chambre l’a très fermement maintenue.

Jamais peut-être l’orateur socialiste n’avait mieux montré ce qu’il y a de purement sophistique dans sa manière oratoire. Certes, la mise en scène dont il s’est entouré était habile et propre à éblouir l’imagination d’une assemblée à laquelle il ne laissait pas le temps de réfléchir. L’adhésion obséquieuse, empressée, précipitée du gouvernement était de nature à faire impression sur les esprits. Mais les deux argumens principaux de M. Jaurès étaient si vains et si vides, qu’il était difficile de s’y laisser prendre. Le premier est tiré d’une prétendue lettre, ou d’une note de l’empereur d’Allemagne, tendant à prouver que Dreyfus était un traître, et cela dans des conditions qui ne pouvaient laisser aucun doute. Cet écrit de l’empereur Guillaume, personne ne l’a vu ; on n’en a montré que des photographies. S’il a existé, c’est assurément un faux. Quoiqu’il en soit, les assertions contraires de M. Jaurès ne nous empêcheront pas de dire qu’il n’a joué aucun rôle sur le terrain judiciaire. Au milieu des mille détails d’une affaire aussi compliquée, il a plu à M. Jaurès de choisir celui-là comme il aurait pu en choisir un autre, et, sur cette pierre exiguë, de bâtir tout un édifice d’hypothèses qu’il a dressé hardiment jusqu’au ciel. Il ne met pas en doute un seul instant que ce ne soit le colonel Henry qui a commis ce second faux. C’est possible, mais qu’en sait-il et quelle preuve en apporte-t-il ? Et, quand cela serait, qu’en résulterait-il ? Des deux journées que M. Jaurès a passées à la tribune, la plus grande partie a été consacrée à cette pièce apocryphe. L’orateur s’est efforcé de démontrer qu’elle avait obsédé la pensée de tout le monde comme elle obsédait si visiblement la sienne, et que c’est à cette obsession inavouée qu’ont cédé les juges du conseil de guerre de Rennes lorsqu’ils ont condamné Dreyfus. Il a supposé qu’on avait communiqué incorrectement cette pièce, et peut-être d’autres encore, aux juges du second conseil de guerre, comme on en avait communiqué d’autres aux juges du premier. Il serait difficile d’inventer une supposition plus invraisemblable. Tout ce qu’on a raconté de la prétendue lettre de l’empereur d’Allemagne est une histoire à dormir debout, y compris ce qu’en raconte aujourd’hui M. Jaurès. Mais son discours a une seconde partie qui contient un second argument. On ne parle, depuis quelques jours, que de la lettre du général de Pellieux : justifie-t-elle tout le bruit qu’on en a fait ? Nous allons le voir. Il faut dire d’abord un mot du gros effet de mélodrame dont M. Jaurès en a entouré la production, comme s’il avait bien senti qu’elle ne suffisait pas, à elle seule, à produire l’impression profonde dont il avait besoin sur la Chambre d’abord, sur l’opinion ensuite.

Cette lettre du général de Pellieux porte la date du 31 août 1898. On était alors au lendemain de la découverte du faux Henry ; M. Brisson était président du Conseil et M. Cavaignac, ministre de la Guerre. Lecture a été donnée du document par M. Jaurès. Aussitôt M. Brisson s’est levé à son banc, et d’une voix tremblante, il a déclaré que lui, chef du gouvernement, n’en avait pas eu connaissance, M. Cavaignac ne le lui ayant pas communiqué. De là à accuser M. Cavaignac de forfaiture il n’y avait qu’un pas, et M. Brisson l’a aussitôt franchi. En l’espace de cinq minutes, et sans autre forme de procès, il a jugé à lui tout seul, condamné et exécuté M. Cavaignac. Ce n’était pas assez : il a évoqué sur sa tombe, où Rude a couché son image en bronze, l’ombre de Godefroy Cavaignac l’ancien ; il l’a fait se dresser dans un beau mouvement d’indignation et jeter à son neveu un virulent anathème : « Vous n’êtes plus de notre lignée ! vous n’êtes plus dans la République ! » Ce qui a nui à l’effet de la prosopopée, c’est’que la Chambre a cru comprendre que M. Brisson n’avait éprouvé aucune surprise en entendant M. Jaurès lire la lettre du général de Pellieux. La scène sentait l’apprêt. M. Brisson ne parlait pas tout à fait comme un homme qui improvise. Enfin, si le texte de sa lettre n’était pas connu du public, l’émotion causée au général de Pellieux par la découverte du faux Henry s’était déjà fait jour dans la presse aussitôt après l’événement. Ici encore, il n’y avait rien de nouveau. M. Cavaignac, pris un peu au dépourvu, n’a pas pu fixer tout de suite des souvenirs qui remontaient à cinq ans : il s’est contenté de dire qu’il prenait sous sa responsabilité tout ce qui s’est passé à cette époque, sans pouvoir d’ailleurs affirmer si la lettre du général de Pellieux était arrivée au ministère de la Guerre avant ou après sa propre démission. Celle-ci a eu lieu le 4 septembre, quatre jours après la lettre du général, et on conviendra que M. Cavaignac a eu à penser à beaucoup d’autres choses pendant ces quatre jours. Sur le moment, il n’a pas pu en dire plus ; mais, le lendemain, les souvenirs du général Zurlinden lui ayant permis de préciser les siens, il s’est trouvé en mesure d’affirmer qu’aussi longtemps qu’il était resté au ministère de la Guerre, il n’avait pas eu entre les mains la lettre de M. De Pellieux. Cela encore a nui un peu à la prosopopée de l’oncle de bronze. N’importe, s’est écrié M. Brisson, « il reste acquis » que vous ne m’avez pas transmis la lettre. Comment M. Cavaignac aurait-il pu la transmettre, puisqu’il ne l’avait jamais eue ? Nous n’avons pas à prendre ici sa défense, et si nous le faisions, ce ne serait pas sans réserves. M. Cavaignac a commis des fautes comme les autres, comme tout le monde, dans cette affaire dont M. Jaurès seul a su tirer profit. Mais, en vérité, sur le point spécial où on l’a attaqué, il s’est défendu avec avantage : il ne reste rien contre lui de l’accusation de M. Brisson d’avoir soustrait à la connaissance du gouvernement une pièce qui pouvait contribuer à l’éclairer.

Que s’était-il donc passé ? Lorsque le faux Henry a été découvert, le général de Pellieux, qui avait cru fermement à l’authenticité de la pièce et qui avait commis l’imprudence de s’en servir devant un tribunal, le général de Pellieux, dont la bonne foi avait été entière, a éprouvé un trouble profond. Il n’a pas été le seul dans ce cas. En présence de cette lumière subite, un doute est entré dans tous les esprits. Le doute du général de Pellieux s’est porté sur ses subordonnés, sur ses chefs, peut-être bien sur lui-même : il a écrit au ministre de la Guerre pour demander d’être mis à la retraite. Mais sa lettre n’a pas été envoyée directement au ministre ; elle a suivi la voie hiérarchique et est venue par-là entre les mains du général Zurlinden, gouverneur de Paris. Ici nous laissons la parole à ce dernier : personne ne l’a soupçonné de s’en être jamais servi pour dire autre chose que la vérité. Voici ce qu’il expose dans une lettre qu’il a écrite à M. Cavaignac : « Je fis venir le général de Pellieux. Il était très surexcité, très énervé à l’idée qu’on pourrait l’accuser d’avoir cité trop légèrement une pièce fausse au procès Zola ; douloureusement préoccupé surtout de la pensée que ses enfans pourraient un jour lui reprocher de n’avoir pas assez défendu l’honneur de leur nom. J’essayai de le calmer, de lui demander des explications ; mais je ne pus rien en obtenir ; et je restai convaincu, — je le suis encore aujourd’hui, — que le général de Pellieux avait cédé ce jour-là à un premier mouvement de colère et de révolte bien compréhensibles, et qu’il était de mon devoir d’attendre que le calme se fût fait dans l’esprit de cet excellent officier, qu’il importait d’essayer de maintenir dans l’armée. Je conclus en lui disant que je désirais lui donner le temps de réfléchir avant de transmettre sa demande ; que je garderais sa lettre pendant deux ou trois jours, et qu’ensuite je la lui renverrais par le général Borius afin qu’il puisse agir à tête reposée… M. le général Borius est mort ; le général de Pellieux aussi. Je reste donc seul pour faire la lumière sur ce triste incident, et sur la suite qui lui a été donnée, dont j’accepte toute la responsabilité. »

Le général Zurlinden peut accepter cette responsabilité : elle n’a rien que de très honorable pour lui. Il a rempli son devoir de chef avec délicatesse et avec sang-froid. Quand à la lettre du général de Pellieux, elle montre à quelles tortures morales la maudite affaire que M. Jaurès veut recommencer a condamné de braves militaires, qui n’ont pas eu toujours, et on ne saurait leur en faire un crime, l’esprit critique très solide, mais qui n’ont pas cessé un seul instant d’être profondément consciencieux, sincères et loyaux. Sa lettre, le général de Pellieux l’a retirée au bout de quelques jours, et M. Cavaignac ne l’a probablement connue qu’à la séance du 6 avril : il est permis de croire que l’obligeance de M. Jaurès n’avait pas permis à M. Brisson de l’ignorer aussi longtemps. Mais quand même cette lettre serait arrivée à son adresse au moment où elle a été écrite, quand même M. Cavaignac l’aurait reçue et ne l’aurait pas communiquée à M. Brisson, que faudrait-il en conclure ? Que M. Cavaignac aurait commis à l’égard de M. Brisson une négligence regrettable, dont celui-ci aurait droit de lui faire en style modéré quelque reproche ; et voilà tout Partir de là pour demander une seconde révision du procès Dreyfus est un défi au bon sens. L’état mental, et d’ailleurs provisoire, où le général de Pellieux est tombé en apprenant le faux Henry n’a d’intérêt que pour sa mémoire. Sur le fond des choses il ne nous apprend rien de plus que ce que la découverte du faux Henry nous avait déjà appris. Le général de Pellieux a voulu donner sa démission, et finalement ne l’a pas fait. La belle affaire ! Le général de Boisdeffre a donné la sienne à la même époque et pour les mêmes motifs. « Je viens, écrivait-il au ministre de la Guerre, d’acquérir la preuve que ma confiance dans le lieutenant-colonel Henry, chef du service des renseignemens, n’était pas justifiée. Cette confiance, qui était absolue, m’a amené à être trompé et à déclarer vraie une pièce qui ne l’était pas, et à vous la présenter comme telle. Dans ces conditions, j’ai l’honneur de vous demander de me relever de mes fonctions. » Est-ce que la lettre du général de Pellieux disait autre chose ? Trois ou quatre jours après, M. Cavaignac lui-même donnait sa démission, parce qu’il persistait à ne pas vouloir de la révision du procès Dreyfus. Est-ce que la démission du général de Pellieux, si elle avait été maintenue, aurait ajouté quoi que ce fût à l’effet produit par celle du chef de l’état-major général et du ministre de la Guerre lui-même ? L’ignorance où on a été alors de la lettre du général de Pellieux n’a donc eu aucune conséquence appréciable : encore cette ignorance n’a-t-elle pas été entière, puisque la presse a reçu les confidences du général. Rien de tout cela n’a empêché la révision d’avoir lieu. Que voulait-on d’autre, et qu’aurait fait de plus M. Brisson s’il avait connu alors, et par M. Cavaignac, la lettre qu’il n’a connue que depuis, et par M. Jaurès ?

La Chambre ne s’y est pas trompée ; elle a vu tout de suite où M. Jaurès voulait la conduire ; elle a refusé d’y aller. Mais ce n’est pas la faute du gouvernement. Rien n’a égalé la surprise qu’on a éprouvée lorsque M. le ministre de la Guerre, montant à la tribune au moment où M. Jaurès en descendait acclamé par ses amis, a annoncé qu’il était disposé à faire une enquête que personne encore ne lui avait demandée. Et sur quoi, cette enquête ? On ne l’a compris d’abord qu’assez vaguement. Peut-être faut-il plaindre le général André, qui n’est pas orateur et ne se rend pas toujours compte de la portée des mots qu’il emploie, d’avoir été chargé de représenter le gouvernement dans une affaire aussi délicate. Il a dit le blanc, le noir, le pour, le contre, non pas toutefois sans avoir l’air de s’en douter, car le malheureux était étrangement embarrassé. Il a parlé de la nécessité de mettre la vérité en évidence, puis il a déclaré s’en tenir au verdict du dernier conseil de guerre, puis il a affirmé que la conscience du pays avait été inquiétée par l’admission des circonstances atténuantes et il a avoué qu’il partageait ces inquiétudes, puis il a relu la lettre du général de Pellieux que tout le monde connaissait depuis la veille, et a ajouté en propres termes : « Les secrets dont j’ai la garde et que je conserve, je les communique au Parlement. » A quoi on lui a répondu que c’était une étrange manière de les conserver ! Tantôt applaudi par la gauche et tantôt par le centre et par la droite qui y mettaient de l’ironie, suivant qu’il émettait tel ou tel membre de phrase en contradiction l’un avec l’autre, il a conclu en disant : « Je n’examine absolument pas la question, mais le gouvernement, désireux de faciliter la recherche de la vérité dans cette affaire, accepte entièrement d’être chargé de procéder administrativement à une enquête. J’ajoute que, pour sauvegarder ma responsabilité, je me propose, d’accord avec le gouvernement qui en a ainsi décidé, de me faire assister par un certain nombre de magistrats dans le dépouillement des pièces auquel il sera procédé. »

Heureusement, et nous le constatons tout de suite, la Chambre n’a pas chargé le gouvernement de faire l’enquête dont il acceptait d’être chargé. Elle a affirmé que l’affaire Dreyfus ne devait pas sortir du terrain judiciaire, ce qui était exprimer le regret qu’elle eût été portée de nouveau sur le terrain parlementaire et condamner qu’on la portât sur le terrain administratif. Quant à l’idée de charger une commission mixte, composée de fonctionnaires et de magistrats de faire de nouvelles recherches, M. Ribot l’a traitée comme elle méritait de l’être : il a mis en doute qu’on trouvât des magistrats, pour faire la moitié de besogne qu’on se proposait de leur confier. M. le président du Conseil, prenant la parole pour s’expliquer, a dit tout d’abord qu’il regrettait de n’être pas jurisconsulte ; — mais, encore une fois, où était donc M. le garde des Sceaux ? — puis il a révélé à la Chambre de plus en plus stupéfaite l’existence d’un dossier assez semblable à la boîte de Pandore. Qu’en sortira-t-il si on l’ouvre ? « Il s’agit, a continué M. Combes, d’un dossier secret que M. le ministre de la Guerre ne connaît pas, dont il n’a jamais vu aucune pièce, à propos duquel il est exposé d’un jour à l’autre à des attaques qu’il ne peut pas réfuter. Ce dossier a été scellé par un magistrat de la Cour de cassation ; c’est en présence de ce magistrat, aidé de quelques autres, qu’il pourrait ouvrir ce dossier, examiner et cataloguer les pièces ; si besoin en était aussi pour couvrir sa responsabilité et n’être pas accusé, comme cela ne saurait manquer de se produire, soit d’avoir soustrait des pièces à ce dossier, soit d’en avoir introduit de nouvelles. » Tout cela est de plus en plus étrange, et témoigne, de la part du gouvernement, d’une grande humilité et d’une extrême défiance. Il se sent par avance suspect, et demande pour le surveiller et le cautionner des magistrats de la Cour de cassation. Mais quis custodiat custodes ipsos ? Qui surveillera et cautionnera les magistrats ? Le ministre de la Guerre apparemment, comme l’a dit M. Ribot. Jamais gouvernement ne s’était fait plus petit, et jamais non plus il n’avait apporté autant de précautions puériles dans la pire des imprudences. Si la Cour de cassation a réuni sous enveloppe scellée un certain nombre de pièces, c’est assurément parce qu’elle a jugé qu’elles ne devaient pas figurer au procès. Va-t-on lui demander de se déjuger, ou à quelques-uns de ses membres de désavouer les autres ? Il y a dans cette curiosité téméraire et malsaine, qui mêle l’administration à la justice, et donne à la politique le pas sur l’une et sur l’autre, quelque chose qu’on ne saurait trop sévèrement blâmer Aussi la Chambre n’a-t-elle pas voulu y engager sa responsabilité. Elle a maintenu sa confiance au gouvernement, mais en lui interdisant de faire ce qu’il voulait faire. L’opposition est absolue, la contradiction formelle entre l’enquête administrative dont M. le ministre de le Guerre et M. le président du Conseil ont parlé, d’ailleurs en balbutiant, et la volonté exprimée nettement par la majorité de ne pas permettre à la question de sortir du domaine judiciaire. L’administration et la justice sont deux choses d’ordres tout différens.

Que fera le gouvernement ? Les Chambres sont en vacances jusqu’au 19 mai : pendant six semaines, il est libre de son action, sauf à en répondre ensuite. Ouvrira-t-il le dossier secret, avec ou sans la présence de magistrats ? Peut-être, car c’est évidemment ce que veut M. Jaurès. M. Jaurès ne se méprend pas sur l’inanité de la démonstration qu’il a essayé de faire à la tribune. Des faits nouveaux, il n’en a pas. Des preuves, pas davantage. Qu’on ouvre donc le dossier, car il lui en faut à tout prix ; il a besoin d’une reprise de l’Affaire pour donner un élan nouveau au parti socialiste, et augmenter encore à son profit la désorganisation, non seulement des autres partis, mais du pays lui-même et de toutes les forces qui lui servent de sauvegarde. La Chambre n’a pas pu s’y tromper, après l’admirable discours par lequel M. Ribot a terminé la séance, séance longue et tourmentée où M. Jaurès s’est montré si violent, le gouvernement si décontenancé et si faible, mais où l’orateur du centre a dégagé la conscience générale du poids qui l’oppressait et a fait vraiment entendre la voix du bon sens et du patriotisme. Comme il disait qu’il ne discuterait le fond de l’Affaire avec personne dans la Chambre, un interrupteur socialiste lui a reproché de ne l’avoir jamais discutée ailleurs. « Non, monsieur, a répliqué M. Ribot, je ne l’ai jamais discutée et, en ne la discutant pas, j’ai obéi à une loi qui aurait dû s’imposer à nous tous. Je n’ai pas voulu mêler, comme vous l’avez fait, vous, dans un intérêt de parti, la politique et la justice. » C’est ce que nous disions nous-même, il y a quinze jours, de M. Jaurès et de ses amis. Sous le couvert des grands mots de justice et de vérité, ils se proposent un but politique et le plus détestable de tous. Ils cherchent à déshonorer encore quelques-uns de nos officiers et à jeter, ou essayer de jeter un peu de boue sur notre armée. Nous ne confondons pas avec eux les esprits désintéressés et sincères qui, soit dans un camp, soit dans l’autre, au prix de douloureuses angoisses, ont réellement cherché la vérité et la justice. Ceux-là sont respectables, même lorsqu’ils ont pu s’égarer. Malheureusement la politique n’a pas tardé à se mêler à l’Affaire, à s’en emparer, à la dénaturer.

Nous avons, quant à nous fait tout au monde pour les tenir séparées l’une de l’autre. Nous avons demandé la révision après la découverte du faux Henry parce qu’il y avait, cette fois, un fait nouveau et peut-être une lumière nouvelle. Nous avons, après l’arrêt du Conseil de guerre de Rennes, demandé la grâce de Dreyfus, pour mettre sa personne elle-même, — coupable ou non, elle était cruellement meurtrie, — hors de sa propre affaire que nous voulions pouvoir examiner et traiter plus librement. Nous avons approuvé l’amnistie dans la même intention. Mais aujourd’hui, il ne s’agit ni de Dreyfus, ni de la justice, ni de la vérité : il n’y a qu’une entreprise politique dans l’immense effort oratoire qu’a fait M. Jaurès et où il a entraîné le gouvernement comme un infime canot ballotté dans le sillage d’un navire. Son dessein a été dévoilé par M. Ribot, et encore mieux par lui-même, cité par M. Ribot ? C’était à Lille, en 1900. M. Jules Guesde et les purs doctrinaires du socialisme accusaient le brillant et bruyant orateur du parti de lui avoir fait perdre inutilement du temps et des forces dans la campagne dreyfusiste où il l’avait engagé. Ils désapprouvaient cette campagne. « Ce n’était pas du temps perdu, s’est écrié M. Jaurès, car pendant que s’étalaient ces crimes, pendant que vous appreniez à connaître toutes ces hontes, tous ces mensonges, toutes ces machinations, le prestige du militarisme descendait tous les jours dans l’esprit des hommes. Le militarisme n’est pas dangereux, sachez-le, seulement parce qu’il est le gardien du capital ; il est dangereux aussi parce qu’il séduit le peuple par une fausse image de grandeur, par je ne sais quel mensonge de dévouement et de sacrifice. Lorsqu’on a vu que cette idole, si glorieusement peinte et si superbe, lorsqu’on a vu que cette idole qui exigeait pour le service de ses appétits monstrueux des sacrifices de générations, lorsqu’on a vu qu’elle était pourrie, qu’elle ne contenait que déshonneur, trahison, intrigue, mensonge, alors le militarisme a reçu un coup mortel et la révolution sociale n’y a rien perdu. »

M. Jaurès ne se contente pas de dire que l’idole dont il parle contient des membres pourris, mais bien qu’elle est pourrie elle-même. Il ne dit pas seulement qu’elle contient déshonneur, trahison, etc., mais bien qu’elle ne contient que cela. Il parle de militarisme, mais c’est l’armée qu’il vise et qu’il cherche à abattre, le tout au grand profit de la révolution sociale à laquelle il se pourrait bien, en effet, que l’armée apportât un jour quelque obstacle. M. Jaurès sait ce qu’il veut, il est logique, il va droit au fait ; mais que penser d’un gouvernement qui ne veut pas, lui, la révolution sociale, et d’un ministre de la Guerre qui ne veut pas, lui, la destruction de l’armée, et qui se mettent néanmoins à sa remorque ? On voit aujourd’hui très clairement à quoi a servi l’affaire Dreyfus et à quoi on veut la faire servir encore. Du moins, sera-ce tout ? Non. Il faut lire dans les journaux radicaux socialistes à quoi on veut l’employer encore. La Lanterne écrit : « La conséquence nécessaire de l’affaire Dreyfus, c’est la ruine de l’Église. Travaillons-y. » Voilà ce qu’est l’affaire Dreyfus ? Et nous sommes heureux qu’elle soit débarrassée de la personne même de Dreyfus pour pouvoir la prendre en elle-même et en parler plus à l’aise, en dehors de la préoccupation humaine dont le supplice d’un homme l’avait compliquée. Cela était d’autant plus désirable que nous avons en face de nous un ministère qui, sous les coups de fouet dont M. Jaurès le sangle, parle de rouvrir l’Affaire administrativement et, certes, il en est bien capable. La Chambre le lui interdit, il est vrai ; mais M. Jaurès l’ordonne. Nous verrons des deux qui l’emportera.


Nous avons signalé l’intérêt très vif que présente en ce moment la situation économique et politique des Pays-Bas. A la suite d’une grève des ouvriers des chemins de fer, dont les motifs auraient certainement de la peine à être justifiés, le gouvernement a déposé plusieurs projets de loi dont l’un interdit aux employés des chemins de fer, considérés comme chargés d’un service public, l’exercice du droit de grève, et dont les autres frappent de peines sévères toute atteinte portée à la liberté du travail. Le dépôt de ces projets a provoqué dans le monde ouvrier une grande émotion ; mais le gouvernement a déclaré qu’il ne céderait pas, et il a mis sur pied, par le rappel de plusieurs classes, des forces militaires assez considérables pour faire face à tous les événemens qui pouvaient se produire. Les ouvriers ont répondu par des menaces de grève générale : ils ont attendu toutefois pour les exécuter que la discussion des projets de loi fût à la veille de s’ouvrir devant les Chambres. S’ils espéraient faire reculer M. Kuyper, ils connaissaient mal sa ténacité. Le président du Conseil, sûr de sa majorité à la Chambre, a pressé autant que possible, c’est-à-dire autant que le permettent les délais de la procédure parlementaire, la préparation et la discussion de ses projets. Enfin, le moment venu, la discussion a commencé et la grève générale a été proclamée, d’abord sur toute l’industrie des transports, soit par terre, soit par eau, et bientôt sur un certain nombre d’autres industries auxquelles on a plus ou moins réussi à l’étendre, telles que celle de l’éclairage au gaz et même de la boulangerie. Il en est résulté une assez grande gêne et un ralentissement considérable dans la circulation. Certains besoins ou habitudes ont été plus difficilement satisfaits ou desservis. Mais, en somme, il est arrivé en Hollande ce qui est arrivé chez nous, lorsqu’on y a récemment proclamé la grève générale : l’épithète n’a pas été justifiée par l’événement. Aucun service public ou privé n’a complètement chômé. On a trouvé des ouvriers de bonne volonté pour remplacer ceux qui refusaient le travail, et leur liberté ayant été garantie d’une manière beaucoup plus efficace en Hollande qu’elle ne l’a été chez nous, il n’y a eu nulle part un arrêt complet de l’activité industrielle. En ce qui concerne par exemple les chemins de fer, un certain nombre de trains ont été supprimés et aucun ne part après cinq heures du soir, mais il s’en faut de beaucoup que la circulation soit interrompue. On use beaucoup des automobiles pour les correspondances, et comme le pays est petit, la plupart des services se font malgré tout : il y a seulement un peu de retard. La compagnie du chemin de fer de l’État annonce qu’elle ne reprendra pas les ouvriers qui se sont mis en grève ; elle a refusé en effet d’en reprendre quelques-uns qui se sont représentés dans les gares, car la grève est à peine commencée et déjà le découragement s’empare des grévistes. Il y a eu dans les rues quelques échauffourées : elles n’ont pas eu jusqu’ici une grande gravité.

Quant au gouvernement et à la seconde Chambre, qui a été saisie des projets de loi, ils continuent avec le plus grand sang-froid l’œuvre qu’ils ont entamée. La Chambre a voté, par 86 voix contre 6, l’article 1er du projet de loi qui punit de peines allant jusqu’à 300 francs d’amende et à neuf mois de prison les attentats contre la liberté du travail ; c’est une énorme majorité. Il est vrai qu’elle ne s’est pas maintenue aussi forte sur la question préalable proposée contre la motion d’un député socialiste, M. Trœlstra, qui demandait l’ajournement du vote sur la loi contre la grève jusqu’à la fin de l’enquête ouverte sur la situation des ouvriers des chemins de fer. Cette fois un certain nombre de libéraux ont voté avec les socialistes et la majorité n’a plus été que de 56 voix contre 33. Enfin l’ensemble du projet a été adopté par 81 voix contre 14. Si les grévistes ont cru intimider les pouvoirs publics comme ils le font si facilement ailleurs, ils se sont trompés. Leur Comité de défense, sentant l’impossibilité de résister plus longtemps, vient de proclamer la fin de la grève. Quoique des protestations s’élèvent de divers côtés et que le parti purement révolutionnaire veuille continuer la lutte, tout fait croire que le gouvernement aura le dernier mot. C’est d’ailleurs ce qui arrive presque toujours lorsqu’un gouvernement sait ce qu’il veut, que sa volonté est légitime, que le Parlement en accepte avec lui la responsabilité, et qu’il prend fermement lui-même les moyens nécessaires pour la faire respecter.


La place nous manque pour parler de la situation dans les Balkans. Elle ne s’est pas améliorée depuis quelques jours, tant s’en faut ! et la mort de M. Chtcherbina, consul de Russie à Mitrovitza, ne peut encore que l’aggraver. M. Chtcherbina est victime de l’insurrection albanaise. Il a contribua avec beaucoup de présence d’esprit et de courage à la défense de Mitrovitza, et c’est en grande partie grâce à lui que l’assaut livré à la place par les Albanais a été repoussé. Mais le lendemain, comme il passait devant un soldat, celui-ci lui a porté les armes et, immédiatement après, tiré un coup de fusil dans le dos. Le malheureux consul a été percé de part en part. Le bruit a couru d’abord que sa blessure n’était pas mortelle, et les autorités ottomanes en ont profité pour condamner au plus vite le meurtrier à quinze ans de travaux forcés. M. Zinovieff a protesté aussitôt contre l’insuffisance de cette peine, et la mort de M. Chtcherbina permet plus difficilement que jamais à la Russie de s’en contenter. Le meurtrier est un soldat de l’armée régulière, ce qui engage plus étroitement la responsabilité de la Porte. De plus, il est Albanais, ce qui donne à l’insurrection albanaise un caractère d’autant plus menaçant qu’elle paraît s’étendre jusque dans l’armée. Cet événement malheureux oblige le sultan à ouvrir les yeux sur le danger que les Albanais font courir à ses relations internationales, aussi bien qu’à la paix balkanique. Il devient nécessaire et urgent de prendre contre eux des mesures qui se sont fait attendre trop longtemps. Le premier sang répandu l’a été par leurs mains. Beaucoup de sang coulera encore, si on ne s’empresse d’y mettre ordre.

Le désordre, la violence, le pillage règnent aujourd’hui dans toute la Macédoine, et il faut convenir que la responsabilité en revient presque tout entière aux bandes révolutionnaires bulgares. Il y a évidemment un parti pris de leur part d’obliger l’Europe à intervenir ; mais l’Europe parait décidée à ne pas le faire, si on en juge par la politique des deux puissances qui ont les intérêts les plus directs dans la péninsule : nous voulons parler de la Russie et de l’Autriche. La Russie est occupée ailleurs ; elle voit d’un œil impatient et même irrité ce qui se passe en Macédoine ; elle continue de peser sur la Bulgarie et sur la Serbie pour les maintenir dans l’abstention. On peut se demander, toutefois, si son action à Sofia et à Belgrade est toujours aussi efficace qu’elle paraissait l’être au moment du voyage du comte Lamsdorf. Certains symptômes peuvent inspirer des inquiétudes à cet égard. La crise ministérielle qui s’est produite à Sofia s’est terminée sans doute parle retour aux affaires de M. Danef et de tous ses collègues, à l’exception du général Paprikof qui a été remplacé par le colonel Savof, et on affirme que la Russie a imposé cette solution ; mais est-elle définitive et le nouveau cabinet Danef est-il d’une solidité à toute épreuve ? La majorité de l’armée paraît bien être avec le général Paprikof. L’obscurité qui a enveloppé la cité ne permet pas de savoir quel rôle y a joué le prince Ferdinand au jour le jour : on sait seulement qu’il l’a dénouée conformément au désir de la Russie. Mais elle a été longue, et les détails en sont restés mystérieux. À peine était-elle terminée, on apprend qu’un coup d’État moitié sérieux, moitié comique, a eu lieu à Belgrade, où le roi Alexandre joue de la Constitution qu’il a octroyée à son pays comme un prestidigitateur d’un gobelet. Il l’a supprimée, puis rétablie, dans l’espace de quelques heures : dans l’intervalle, il a remplacé, dans tous les corps de l’État, les radicaux par les libéraux ou les progressistes. Or ces derniers sont le parti autrichien et les premiers le parti russe. Nous ne nous risquerons d’ailleurs pas à tirer de l’événement une conclusion quelconque, car le roi Alexandre déroute volontiers les prévisions qui semblent le mieux établies. Toutefois, et si l’on en juge par les apparences, il semble bien que l’influence russe ait été combattue pendant plusieurs jours de suite à Sofia, et qu’elle ne se soit pas fortifiée à Belgrade au cours des évolutions et des manipulations fantaisistes que le jeune roi a fait subir à sa Constitution. Tout cela ne présage rien de bon. La Russie, qui a été autrefois l’élément révolutionnaire dans les Balkans, y est aujourd’hui l’élément conservateur. Assurément il y a là beaucoup de choses qui ne méritent pas d’être conservées ; mais la révolution à la manière bulgaro-macédonienne est un remède bien dangereux dans une situation qui exige des ménagemens et de la prudence. La Russie et l’Autriche ont sans doute été sages en proposant au sultan et en lui faisant accepter des réformes partielles : mais il reste à les faire accepter aux Bulgaro-Macédoniens, aux Serbes et aux Albanais, et ce n’est peut-être pas le plus facile.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.