Chronique de la quinzaine - 14 avril 1838

Chronique no 144
14 avril 1838
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 avril 1838.


Nous entendons beaucoup de gens, à la vue de ce qui se passe, désespérer du gouvernement représentatif. Nous sommes loin de juger le mal aussi grand. On dit qu’il y a de quoi douter de l’excellence d’une forme de gouvernement dont quelques hommes de talent peuvent arrêter tout le mécanisme à leur gré. Ces hommes de talent, dont l’ambition est impatiente et inquiète, ont existé dans tous les temps et sous tous les régimes, et il vaut mieux que ces ambitions s’exhalent dans les journaux, au pied de la tribune, et dans les bureaux de la chambre, qu’en secret, comme dans les monarchies absolues, ou sur la place publique, comme nous le voyons dans les républiques dont on a doté le Nouveau-Monde. Quel excellent régime, en effet, que celui où les grandes et ardentes opinions politiques peuvent se répandre si facilement, et s’écouler en résultats tels que le refus de quelques lois politiques ou d’intérêt matériel, dont quelques-unes seront adoptées sans doute l’année suivante ! Est-ce là un mal à comparer à l’émeute, aux associations, à la justice secrète ou exceptionnelle qui s’ensuit infailliblement ? Assurément si le gouvernement constitutionnel doit se consolider en France, c’est par l’exemple que nous avons sous les yeux aujourd’hui. L’enseignement que donnera cette session aura mûri la chambre en peu de mois, et elle doit rendre cette justice à des gens qui se disent ses maîtres, qu’ils lui épargnent un apprentissage qui, sans eux, eût été sans doute beaucoup plus long.

On s’étonne que M. Guizot, M. Thiers, M. Duchâtel, M. Passy, s’impatientent de ne pas être au pouvoir et s’efforcent de renverser le ministère. Nous ne saurions partager cette surprise. Qu’ils se réunissent, qu’ils viennent les uns aux autres de bien loin, et, en quelque sorte, des deux extrémités du monde politique, rien ne nous paraît plus simple et plus naturel. Qui veut la fin veut les moyens. Or, pour abattre une administration qui n’a d’autre tort que celui d’être en place, et qui peut étaler quelques titres glorieux, quoi qu’on fasse pour les contester, il faut bien quelques efforts. La coalition n’a même à se justifier en ce moment que d’un seul tort, pour lequel nous ne pourrions lui en vouloir : c’est de n’être pas assez nombreuse, et de se trouver encore à l’état de minorité.

Dans cette coalition, d’ailleurs, personne n’a fait, ce nous semble, le sacrifice de ses opinions. M. Guizot n’a pas encore déclaré, que nous sachions, qu’il renonce, en faveur de ses nouveaux amis de l’extrême gauche, à son éternel système d’intimidation. La mauvaise presse, comme il l’appelait autrefois, est toujours pour lui la mauvaise presse ; les mauvaises passions qui suscitaient du trouble dans l’état pour se frayer la route au pouvoir à travers le désordre, ne lui paraissent certainement pas meilleures ; et, s’il se rapproche à présent de la queue de la révolution, c’est sans doute pour la voir de plus près, l’examiner d’un œil plus attentif, et mieux juger de ses défauts. De son côté, M. Thiers et le petit nombre d’amis qui marchent avec lui à cette heure, n’ont composé avec le parti doctrinaire sur aucune question. Le principe de l’intervention en Espagne n’a pas faibli dans ce rapprochement. Il est bien convenu, de ce côté de la chambre, qu’en ouvrant ses rangs au parti opposé, on ne lui permet d’apporter avec lui que ses passions et non pas ses principes, et qu’on reçoit les hommes sans les choses. Ainsi faite, la coalition n’a rien qui choque les idées constitutionnelles. C’est un élément de destruction, rien de plus, une de ces hardies prises d’armes du temps passé, où l’on n’apportait que des armes offensives. Ceux qui courent cette aventure n’en font eux-mêmes pas plus de cas qu’elle ne vaut. Si l’on échoue, on se séparera, et l’on ira attendre, chacun de son côté, quelque meilleure chance. Si l’on réussit, on se séparera encore, pour se battre entre vainqueurs. Jusque-là rien n’empêche qu’on marche ensemble, car tous les auxiliaires sont propres à une œuvre de destruction. Les répugnances, les haines, les dédains mutuels, sont aussi vifs que jamais, et malheureusement la fraternité n’est qu’apparente. Nous disons malheureusement, car ce serait un beau spectacle que l’union de M. Guizot, de M. Arago, de M. Duvergier de Hauranne, de M. Barrot, non dans leurs intérêts si divers, mais dans l’intérêt de la France.

Le caractère de l’association se révèle dans tous ses actes. On ne voit pas ses membres essayer d’améliorer les lois qu’ils examinent. Leur sentence est toujours le rejet. Ils ne se sont donné que la mission d’arrêter, dans la chambre, la marche des affaires, et dans la presse de tout nier. C’est un pacte tout négatif, où la première condition pour les hommes éloquens qui y figurent est de se clore la bouche, et de ne pas monter à la tribune, et pour les hommes spéciaux de ne pas faire usage de leurs connaissances.

M. Piscatory a dit, dans la discussion des armes spéciales, quand il réclamait pour son ami, M. Jaubert, le privilége de s’écarter de la question, qu’à voir les précautions dont on entourait les orateurs, on pouvait se croire dans la chambre d’un malade, où personne n’osait parler haut. À ce sujet, nous nous écrierons, comme fit M. Guizot : C’est cela ! Nous dirons même : C’est mieux que cela, et la chambre, telle que l’a faite la coalition, ressemble, selon nous, à voir quelques-uns de ses bancs, à une salle d’hôpital, où gisent, avec la fièvre, des orgueils meurtris et des ambitions malades. C’est là qu’on ne saurait parler haut sans danger, et sans irriter tant de plaies si faciles à envenimer ! M. Molé, s’adressant à M. de Broglie, le sommait de préciser ses accusations ; un pareil défi, porté au chef de la coalition, serait sans danger pour le ministère. Pour entraîner une assemblée, comme l’ont fait souvent M. Thiers et M. Guizot, il ne faut pas seulement le talent, il faut une situation franche et une conviction profonde. L’esprit peut briller sans le concours de ces deux choses, mais l’éloquence se tait, ou du moins se montre stérile.

D’un autre côté, les journaux des deux partis extrêmes, opposés à l’existence même du gouvernement, se plaisent à signaler, dans cet état de choses, ce que le gouvernement de Charles X nommait un refus de concours ! Nous concevons parfaitement leur désir d’aggraver le fait actuel ; mais on y attachera moins d’importance, en songeant d’abord que ce refus de concours vient d’une minorité ; puis, que nous vivons sous un gouvernement qui ne s’écartera pas de la constitution, même quand ses adversaires en sortiraient pour le combattre. Si donc le parti qui refuse tout concours, et paralyse les affaires, devenait une majorité, ce serait à lui de prendre le pouvoir, et alors, naturellement, son refus de concours cesserait. Ainsi, qu’on se rassure, la coalition de la droite, de l’extrême gauche et de quelques membres du centre gauche, ne nous menace pas d’une révolution, mais seulement d’un cabinet fondé sur le principe de l’ambition personnelle satisfaite, et livré d’avance à toutes les divisions qu’amènerait inévitablement une réunion d’amours-propres superbes et de principes contraires.

Nous ne craignons pas encore ce résultat. La violence et la passion réussissent mal dans ce temps de modération et de calme. Seulement, il est affligeant de voir des hommes d’une valeur réelle donner ainsi publiquement le spectacle de quelques faiblesses. On parle de capacité. On dit que les plus hautes capacités du pays (c’est ainsi qu’on s’intitule) ne peuvent rester en dehors des affaires ; que leur place est au pouvoir, et on veut briser les portes pour y rentrer. Il nous semblait jusqu’à ce jour que le gouvernement représentatif était celui des majorités, et non pas absolument des capacités. Il y a, en France, nombre de capacités qui n’ont pas accès aux affaires. C’est que la majorité leur a manqué dans les colléges électoraux, ou bien que ces capacités n’ont pas rempli quelques autres conditions du régime constitutionnel. Ces capacités tiennent exactement, depuis vingt ans, le même langage que les capacités de la coalition. Depuis huit ans, surtout, elles ont paru plusieurs fois sur la place publique, pour revendiquer leurs droits. Là on les a traitées, et justement, en rebelles. Depuis, quand elles se plaignaient dans la presse, ou par quelque voie légale que ce fût, les chefs de l’opposition actuelle les refoulaient dédaigneusement en leur demandant qu’elles s’appuyassent sur une majorité. Contre qui ont été faites les lois de septembre, sinon contre les capacités qui voudraient se rendre justice elles-mêmes et s’adjuger le pouvoir de leurs propres mains ?

Personne n’avait douté que la révolution de juillet n’eût des capacités à son service ; mais on se demandait si, du milieu de ces capacités, il sortirait quelque homme d’état. Le 13 mars, le 11 octobre, semblaient avoir répondu à cette question. Les hommes qui ont été bien inspirés par le péril du pays à cette époque, auraient-ils perdu, avec le danger de la situation, le mobile qui les soutenait en ce temps-là ? Serait-il vrai, comme le disent les ennemis de nos institutions, que l’esprit révolutionnaire nous ait rendus impropres à la paix et au repos ? Qu’on y prenne garde. La vivacité, la violence même qu’on passait à de jeunes écrivains qui ignoraient encore les secrets et les difficultés du gouvernement, seraient jugées sévèrement par les esprits élevés, si on les retrouvait tout à coup dans des hommes d’état que doit avoir mûris pendant huit ans le maniement des plus hautes affaires. Eh quoi ! des hommes se seront élevés par leur mérite aux premiers rangs de la société, et ils ne sauront pas donner, à ceux qui sont restés au-dessous d’eux, l’exemple du respect et des égards qu’on se doit les uns aux autres ! Leur langage, leurs idées ne se seront pas élevés dans la sphère où ils vivent ? Au contraire, on sera réduit à rechercher dans les feuilles populaires leurs anciens écrits, ou à recourir aux paroles qu’ils prononçaient dans la plus modeste chaire, pour leur trouver des vues d’hommes d’état et des formes de langage nobles et dignes ! À qui s’en prendre de cette triste déception ? Au pouvoir qu’il faudrait accuser alors de diminuer le mérite et de rétrécir l’esprit, ou aux hommes eux-mêmes qui ne se seraient pas mis au niveau d’une situation où Colbert, Pombal, Canning, avaient su agrandir encore le cercle de leurs pensées ?

Si la coalition ne parvient pas au but qu’elle se proposait, la leçon profitera à tout le monde. En perdant l’espoir d’imposer à leur gré leurs volontés au pays, quelques hommes de talent qui y figurent, prendront une meilleure route, et se résigneront, comme font les hommes d’état les plus éminens en Angleterre, à attendre que le jour de mettre leurs principes en pratique soit venu. M. Thiers a fondé lui-même son ministère futur sur la question d’Espagne. Tant que la session durera, il sera facile de consulter la chambre sur cette question. On peut la présenter chaque jour, à toute heure, à propos du budget, de la rente, des chemins de fer ; on pouvait même l’élever à propos de la loi du cadre de l’état-major, qu’on discutait hier. Assurément, ce n’est pas le ministère qui s’opposera à un ordre du jour motivé sur cette question. L’Espagne est sous nos yeux, d’ailleurs. Si, au lieu de déclarer que le cabinet français remplit les conditions du traité de la quadruple alliance, comme l’a fait récemment à la tribune le chef du ministère espagnol, le cabinet de Madrid se plaignait de l’abandon de la France ; si le gouvernement de la reine avait échoué dans son emprunt et que don Carlos eût accompli le sien à la face de l’Europe, il serait sans doute opportun de demander aux chambres si elles consentent à envoyer nos soldats et la réserve de notre trésor en Espagne. En l’absence des chambres, la nécessité, pendant la session le vœu de la majorité, décideront toujours de cette question, et, en conséquence, du moment précis où le côté gauche de la coalition entrera aux affaires. Pourquoi donc tant s’agiter ? Dans quel but tout ce bruit et cette ardente opposition ? pourquoi cette levée de boucliers contre le pouvoir, quand on ne pourrait le garder pour soi ?

Est-ce pour l’offrir à M. Guizot et à ses amis ? Mais, quelques efforts que l’on fasse, le pays est encore tranquille, les lois s’exécutent partout. Que ferait-on, dans cet état de choses, du système de répression et d’intimidation, qui est toute la politique de M. Guizot ? Est-ce le temps, est-ce l’heure de ces remèdes héroïques ? Dans la discussion des fonds secrets, à la chambre des pairs, M. Villemain accusait M. Molé d’avoir pris sa part des lois de disjonction et de dénonciation, ce qui n’est vrai qu’à demi. Mais il n’importe : M. Molé a fort bien répondu que les mêmes mesures ne peuvent servir à tous les temps, et qu’il avait pu croire à la nécessité d’une loi de rigueur à une époque où se montraient les assassins, où éclataient les complots, et devenir partisan d’un acte de clémence et d’une politique de douceur, en voyant disparaître peu à peu ces funestes symptômes. L’opposition de M. Guizot et de ses amis contre le ministère actuel prouve assez qu’ils n’ont pas adopté sa politique, et qu’ils ont gardé la leur. Qu’ils attendent donc au moins un premier symptôme de trouble, la plus petite émeute, un complot quelconque, un désordre, pour appliquer ces idées de répression et ces lois de rigueur que M. Guizot a portées avec lui partout depuis 1815. L’émeute et le désordre ne se manifestent pas sans quelque bruit et sans éclat. Le jour où les doctrinaires pourront se présenter aux chambres comme une nécessité, sera donc bien facile à reconnaître. En attendant, il est permis à ceux qui aiment le calme et l’ordre de désirer que ce jour n’arrive pas de long-temps.

On se plaint de voir la confusion s’introduire partout ; nous pensons, au contraire, que les positions des partis sont très nettes. Elles nous apparaissent ainsi, du moins à travers la coalition, et nous pensons que cette netteté des situations fait la force du ministère. On s’écrie que chacun renie ses principes, nous venons de prouver le contraire ; et, le voulût-on, on ne se débarrasse pas d’un principe qu’on a arboré, à l’heure même où ce principe incommode. Il en est de cela comme des réputations qu’on a beaucoup de peine à se faire, et plus de peine à perdre encore. Ainsi on a beau mêler les rangs, se tendre les mains, se donner des accolades, les nuances d’opinion ne s’effacent pas un instant, et nous voyons une réunion toute politique, telle que la coalition, ne se soutenir qu’autant qu’on s’abstient d’entrer à fond dans la discussion des affaires. C’est là ce qui explique la nature de l’opposition qui se fait en ce moment contre le ministère, opposition qui manque de foi en elle-même et qui cherche à déguiser son peu d’ensemble et de réalité, sous la violence des attaques. Au lieu de demander au ministère compte de ses actes et de les attaquer, on a nié d’abord qu’il fût un ministère politique. Ne pouvant faire passer le ministère qui a fait l’amnistie et les élections pour une simple administration intérimaire entre la politique de M. Guizot et celle de M. Thiers, on a voulu lui prouver alors qu’il n’était pas capable de faire les affaires. Le ministère a répondu par l’expédition de Constantine, par le traité d’Haïti, et d’autres actes que l’opposition seule a déjà oubliés. On s’est attaché, dès-lors, à l’empêcher de faire les affaires intérieures, on a proposé le rejet de toutes ses lois, en regardant, comme des lois rejetées, celles qui n’étaient encore qu’à l’examen des commissions. À entendre les organes de la coalition, le ministère aurait dû déjà se retirer, rien que devant le vœu des commissions de la chambre des députés.

Le vote de la chambre dans la discussion des armes spéciales a prouvé que les commissions n’expriment pas toujours la pensée de la chambre, et qu’en appelant souvent dans les commissions des hommes spéciaux, mais hostiles au ministère, et connus pour tels, la chambre n’entend pas se laisser lier aveuglément par leurs décisions. L’état normal du gouvernement représentatif serait, il nous semble, celui où les chambres chercheraient de bonne foi avec un ministère les moyens d’améliorer les lois, et ce n’est pas ce que fait l’opposition aujourd’hui. Il se peut qu’elle réussisse à faire rejeter quelques projets de loi, mais il n’en restera pas moins établi que les trois principales questions soulevées jusqu’à ce jour, l’adresse, les fonds secrets, la loi sur les armes spéciales, qu’on peut appeler une loi de sûreté pour le pays, ont été résolues en faveur du ministère. Quant aux échecs qu’on lui prépare, nous mettrons encore plus la chambre à son aise que ne fait l’opposition, en lui traçant ici un court exposé des refus qu’on peut faire essuyer à un cabinet sans le renverser, et même sans compromettre son importance politique.

Nous citerons un ministère que les chefs de l’opposition n’ont pas le droit de dédaigner. En fait de lois politiques, d’abord le projet de loi de l’état de siége, annoncé dans le discours de la couronne, mal accueilli par l’opinion et la chambre des pairs, fut tellement dénaturé par la commission, qu’après trois séances, renvoyé de nouveau à la commission, il alla mourir dans les cartons de la chambre.

En 1833, la garantie de l’emprunt grec ne fut accordée au ministère, qui en avait fait une question de cabinet, qu’à une faible majorité, qu’on n’obtint qu’après avoir été forcé de donner communication de tous les documens relatifs à cette affaire. En cette même année, les fonds secrets furent réduits de 300,000 francs, malgré l’opposition très vive du ministère. Le ministère ne se retira point cependant, quoique la chambre lui eût refusé ce vote de confiance.

En 1834, le projet de loi sur l’effectif de la gendarmerie dans l’Ouest ne fut voté qu’à une majorité de douze voix : c’était cependant une question capitale, puisque le ministère déclarait ne pas répondre de la tranquillité de cette partie de la France, si on ne votait son projet de loi. Le ministère, réduit à cette faible majorité, ne se retira pas.

Veut-on savoir ce qui s’est passé depuis 1832 jusqu’à 1837, entre les chambres et les différens ministères, au sujet des lois administratives touchant à des questions politiques ? En 1833, le ministère fut forcé de retirer, par ordonnance royale, le projet de loi relatif à l’organisation municipale, auquel on reprochait d’empiéter sur les libertés publiques.

Un projet de loi sur les attributions municipales, présenté en 1832, fut discuté en mai 1833. M. Thiers, ministre du commerce, était chargé de l’administration des communes. Le rapport de M. Prunelle et les amendemens de la commission bouleversèrent toute la loi. M. Thiers eut à soutenir des luttes très vives, notamment contre M. Barbet et M. Prunelle, sur l’article 7, qui consacrait presque l’indépendance des grandes villes. M. Thiers défendit la centralité avec un admirable talent, mais il succomba. Le ministère ne fit pas discuter la loi à la chambre des pairs, tant il la trouva contraire à ses vœux, telle qu’elle avait été adoptée ; mais il ne se retira pas.

En 1834, un nouveau projet de loi fut présenté à la chambre des députés. La discussion ne tourna pas toujours à l’avantage du ministère, et la chambre maintint plusieurs dispositions qu’elle avait adoptées un an auparavant. Aussi le ministre, en la présentant à la chambre des pairs, déclara que les changemens introduits par la chambre des députés n’avaient pas son assentiment. La chambre des pairs comprit ce vœu, et la loi, abandonnée, ne fut pas même l’objet d’un rapport. Enfin cette loi n’a été adoptée définitivement que le 6 juillet 1837, sous le ministère actuel, qui a réparé ainsi un long échec du ministère du 11 octobre.

La loi sur l’organisation départementale, adoptée en 1833, fut entièrement modifiée, et dans ses points les plus importans. On fait aujourd’hui grand bruit de la réduction du nombre des maréchaux, en temps de paix, prononcée hier par la chambre, mais dans cette question départementale, la question d’éligibilité fut changée en dépit des efforts du ministère, et la chambre adopta le cens de 200 francs, au lieu du cens de 300 francs, fixé par le ministère. Or, l’augmentation du nombre des électeurs a une bien autre importance, dans un gouvernement d’élection, que la réduction du nombre des maréchaux de France. La chambre des pairs fit encore de grands changemens, contrairement aux vues du ministère. Cet échec dans les deux chambres ne lui sembla pas cependant assez décisif pour se retirer.

Le projet des attributions départementales, présenté en 1831, repris en 1833, en 1834, n’a été discuté qu’en 1838 à la chambre des députés, où M. de Montalivet est parvenu à faire repousser les amendemens proposés par la commission et non consentis par le gouvernement. Encore un cas où la chambre n’a pas adopté le vœu d’une commission et s’est rangée à l’avis du ministère.

En 1833, dans la discussion de la loi sur l’instruction primaire, M. Guizot se trouva en opposition avec la commission, qui refusait d’admettre les curés dans les comités de surveillance. La chambre fut de l’avis de la commission contre le ministre, qui fit rejeter l’amendement par la chambre des pairs. De guerre lasse, et se trouvant à la fin d’une session, la chambre l’adopta. Dans cette même session, la chambre fit subir d’importantes réductions au budget de l’instruction publique. M. Guizot ne se crut pas obligé de se retirer. Le budget de la justice fut aussi soumis à de grandes réductions. Un projet de loi pour la fondation d’une école d’artillerie, à Lyon et à Bourges, fut repoussé, malgré les instances du maréchal Soult et de M. Jaubert. Les siéges épiscopaux furent réduits, malgré la plus vive opposition du ministère, et c’était là une réduction non moins sensible que celle des maréchaux de France. L’adoption de cet amendement de M. Eschassériaux contraria tellement le gouvernement, que le ministre des finances, en présentant le budget à la chambre des pairs, déclara que le gouvernement n’en demandait pas l’annulation, parce qu’il fallait bien avoir le budget, mais qu’il protestait au nom de tout le ministère contre cet amendement.

Le ministère ne put empêcher non plus, quelques jours après, une réduction sur le personnel des bureaux de la guerre, et il eut beau s’opposer, dans la même séance, à une réduction de 3,328,000 fr. sur les achats des armes portatives, il échoua devant la majorité. On alla jusqu’à rejeter une dépense faite, de 3,500 fr. d’ameublement, au ministère de la guerre. Ce rejet fut si sensible au maréchal Soult, qu’il s’écria en colère : Qui paiera donc ? mais le maréchal ne se retira pas. L’année suivante, même demande pour obtenir un quitus, même refus. À l’heure qu’il est, nous ne pourrions pas encore dire au maréchal Soult qui a payé.

En 1833, refus des pensions pour les veuves des généraux Daumesnil et Gérard, refus des pensions pour les veuves des savans Abel Rémusat, de Chezy et Saint-Martin. Mort dans les bureaux de la chambre, du projet de loi sur les fortifications de Paris. Refus de deux millions pour ces fortifications projetées.

Dans cette même session, M. Laffitte, ayant déposé une proposition relative à l’amortissement, le ministre des finances présenta de son côté un projet de loi dont les bases étaient différentes. La commission à laquelle on avait renvoyé la proposition de M. Laffitte et le projet de loi du gouvernement, n’adopta aucun de ces deux plans. M. Gouin, rapporteur, annonça que le travail de la commission avait pour objet de suppléer aux lacunes du projet de loi. On ne cria pas à l’incapacité du ministère, quoique ses vues eussent été écartées, et la loi, complétée, amendée par la commission, fut adoptée par la chambre.

Le projet de loi par lequel on demandait un crédit de 100,000,000 fr. pour travaux publics, dont l’exécution a provoqué depuis de si grandes accusations de la part de M. Jaubert contre M. Thiers, ce projet fut aussi fortement amendé. La commission, dont M. de Bérigny était rapporteur, retrancha 7 millions sur 24, que M. Thiers demandait pour les monumens de la ville de Paris. Le crédit de 18 millions demandé par le même ministre pour l’achèvement du Louvre, lui fut refusé en termes rigoureux. Le rejet du dernier article, vainement défendu par M. Thiers et par M. Duchâtel, fut regardé comme un échec ministériel. On voit que le ministère avait essuyé un grand nombre d’échecs dans cette session. Nous n’avons pas entendu dire qu’il eût alors donné sa démission. Passerons-nous maintenant à l’histoire des échecs administratifs en 1834 ? Immédiatement après le vote de l’adresse, M. Ganneron développa une proposition tendant à la reprise du projet de loi d’organisation départementale de la Seine, présenté dès le mois d’octobre 1832. Le ministre de l’intérieur eut beau demander l’ajournement, et déclarer qu’il verrait dans cette adoption un empiètement sur la prérogative royale, la chambre adopta la demande de M. Ganneron.

La commission chargée d’examiner le budget pour 1835 se trouva composée, comme la commission des chemins de fer en 1838, d’un certain nombre de membres de l’opposition, parmi lesquels figuraient MM. Odilon Barrot, Salverte, Eschassériaux, Auguis, Baude, etc. Ces nominations causèrent de grandes inquiétudes au ministère. Il se rendit en masse dans le bureau de la commission, et déclara qu’il était prêt à transiger sur des questions administratives, mais que des votes négatifs sur certaines parties du budget entraîneraient sa retraite. Malgré cette déclaration comminatoire, qu’elle trouva insolite, la commission ne se montra pas disposée à fléchir, et elle proposa à la chambre la réduction énorme de 2,036,347 francs sur le seul budget de l’intérieur. La chambre retrancha 1,636,347 francs, et le ministère voulut bien se montrer satisfait. Ce ne fut pas tout. 68,000 francs pour dépenses secrètes, demandés comme vote de confiance, furent retranchés par la chambre sur le budget de la guerre. 22,000,000, tel est le chiffre des réductions qui furent adoptées par la chambre dans cette session ! L’opposition du ministère fut grande, et pourtant, malgré ses déclarations devant la commission du budget, il ne crut pas devoir se retirer.

Les pensions des veuves Daumesnil et Gérard furent encore refusées. En 1835, refus d’une demande d’indemnité aux victimes des évènemens de Lyon, demande appuyée par le ministre de l’intérieur, M. Thiers.

Refus d’un projet de loi pour construction d’une salle des séances de la chambre des pairs.

Réduction à cinq ans d’une demande de monopole des tabacs par le gouvernement. M. Thiers se proposait de donner sa démission, mais il resta, à la prière de la réunion Fulchiron

Poursuivrons-nous encore dans les discussions d’intérêt tout-à-fait matériel cette série des échecs ministériels d’une époque dont on ne cesse d’opposer les succès et les principes au ministère actuel ? — Nous verrons que la chambre des pairs fut obligée de refaire en entier un projet de loi relatif à l’état des officiers. La loi des douanes reçut les plus importantes modifications dans la chambre des députés ; le chemin de fer de Paris à Roanne fut rejeté ; la loi relative à l’établissement royal de Charenton fut retirée, à cause des mauvaises dispositions de la chambre ; enfin toutes les autres lois furent amendées, refaites, rejetées ou retirées. Qu’on nous parle maintenant des échecs de 1838 !

Cependant nous sommes loin de contester, tout en énumérant les disgraces des ministres d’alors, les services qu’ils ont rendus. Ce n’est pas leur moindre mérite que d’avoir compris qu’il fallait rester au ministère, malgré tous leurs échecs et en dépit des clameurs qui les sommaient chaque jour de quitter leurs places, et de la céder à des hommes mieux au courant des besoins du pays. Le ministère n’en fit rien, et s’il n’eût pas été livré à ses divisions intérieures, sa durée eût été plus longue. Le ministère actuel a aussi ses défaites, moins nombreuses sans nul doute. Comme les ministères auxquels il a succédé, il a rempli sa tâche en travaillant à maintenir l’ordre et en soutenant au dehors les intérêts de la France ; mais son principal mérite, sa force, consistent dans l’exemple du bon accord qu’il a donné. On peut dire que, moins uni, il ne se trouverait pas avoir affaire à la coalition qui l’attaque aujourd’hui. Les partis se sont alliés contre lui en perdant l’espoir de l’entamer et de porter le désaccord dans son sein. Il y a aujourd’hui un an que M. Molé et ses collègues ont pris le maniement des affaires, et pour la première fois depuis l’établissement de la monarchie de juillet, une année s’est passée sans qu’on entendît parler des discordes ministérielles. Les membres de la coalition qui s’entendent si bien, à condition d’être hors des affaires, et de n’avoir entre eux aucune discussion sérieuse, ont-ils donné un pareil exemple à la France, et ne sont-ils pas déjà divisés sur le petit nombre de questions qu’ils ont à traiter ensemble ? Sans doute on s’efforce de jeter un voile sur ces dissentimens ; mais ne sait-on pas que M. Thiers et M. Odilon Barrot sont loin de s’entendre sur la question des chemins de fer, et que le rapport de M. Arago, tout brillant qu’il sera sans doute, ne couvrira pas ce défaut d’unité qui se produira sans doute dans la discussion.

Quant à la question des rentes, les uns approuvent la conservation de l’amortissement, les autres le trouvent incompatible avec la mesure. Le ministère, qui est loin de s’opposer à la conversion, et qui a une trop haute opinion des ressources de la France, pour ne pas la croire en état de supporter une si grave opération, même en temps inopportun, fera ce qu’il a fait jusqu’à présent. Il cherchera de bonne foi à se mettre d’accord avec la chambre, sans abandonner ce qu’il regarde comme les véritables intérêts du pays, et nous croyons qu’il y réussira. Dans la discussion des armes spéciales, la chambre a prouvé qu’elle comprend toute l’importance de sa responsabilité, et que ni la crainte d’une dépense, ni l’appât d’une économie hâtive, ne la feront passer outre, quand elle pourra entrevoir que sa décision pourrait causer des embarras au pays. Le ministère dira ses raisons, et la chambre s’en fera juge. Heureusement, tous les députés n’ont pas, comme M. Mauguin, la prétention de mieux connaître la situation de l’Europe que le ministre des affaires étrangères, et n’ont pas, ainsi que cet honorable avocat, la poche pleine de documens inexacts, de chiffres faux et de protocoles apocryphes. Nous savons que le ministère se propose de demander lui-même la fixation d’une époque pour la réduction de la rente. Quant à ses conditions et à ses vues à cet égard, nous ne saurions les dire, mais il y a lieu de croire que des propositions de la commission, de celles du ministère, et d’un autre projet élaboré, dit-on, par un ancien ministre, il pourrait bien sortir quelque loi, née de la discussion, et due à tout le monde, comme grand nombre de ces lois de 1833 et de 1834, que nous citions tout à l’heure, sans les donner comme de grands échecs essuyés par les précédens ministères.

Revenant aux projets de lois des chemins de fer et des canaux que deux commissions de la chambre proposent tout simplement d’anéantir, ou qu’elles condamnent à un ajournement indéfini, nous espérons que la chambre en appellera à elle-même de ce jugement. Comme fit autrefois le ministère près de la commission du budget pour 1835, le ministère actuel a proposé des transactions à la commission des chemins de fer ; mais il a trouvé MM. Thiers, Guizot, Jaubert et Arago, moins faciles encore que ne le furent, en 1834, MM. Odilon Barrot, Salverte, Baude, Auguis, etc. La commission a conclu au rejet. Il restera donc au ministère à proposer ses modifications à la chambre. La concession de deux grandes lignes à l’état, et le reste aux compagnies particulières, telle serait, selon nous, la meilleure transaction. Mais nous pensons que la chambre modifiera une partie du plan ministériel tout-à-fait défectueux, disons-le, sous le rapport de la célérité dans l’exécution. Pour les entreprises de ce genre, c’est le temps qui est le plus précieux des capitaux, et si l’état ne doit pas procéder rapidement aux travaux, il y aura, sans nul doute, avantage à les confier aux compagnies. Perdre un an encore sans prendre de résolution, c’est compromettre tout l’avenir du pays ; c’est, nous le répétons, jeter la Belgique dans les bras de la Prusse, et étendre jusqu’à la Suisse le cercle des douanes allemandes.

Les journaux de la coalition diront encore que nous accusons la commission de la chambre. Si l’accusation existe, elle est dans les faits suivans et non dans nos paroles. On a déjà couvert, en Allemagne, une souscription pour un chemin de fer, partant des frontières du nord de la Bavière, et qui se dirigera en ligne directe à travers la vallée de la Werra sur le Hanovre, Bremen, Hambourg et Lubeck. Cette ligne, qu’on désigne sous le nom de ligne allemande centrale anséatique, n’est pas la seule qui se prépare au moyen de souscriptions remplies avec une rapidité étonnante. Francfort, qui avait été taxé à 1,000,000 de florins dans cette souscription du chemin de la Bavière à Hambourg, a fourni 3,292,000 florins en quelques heures. La petite ville de Hildburghausen souscrivait pour 500,000 florins, Cobourg pour une somme pareille. Les états du pays souscrivent dans chaque localité, et on ne peut se figurer l’empressement avec lequel les gouvernemens et les peuples de l’Allemagne contribuent à l’exécution des cinq lignes du chemin de fer central, qui portera les marchandises des villes anséatiques et de la mer du Nord, dans l’Allemagne méridionale, et jusqu’aux frontières de la Suisse. Par le projet ministériel, par la construction (si elle était plus prompte que ne le propose le ministère) d’un canal qui se rendrait au Rhin, et d’autres canaux qui lieraient nos principaux fleuves, par la confection des lignes de chemin de fer, les travaux de l’Allemagne n’aboutiraient qu’à faire de la France l’entrepôt et le lieu de transit du nord au midi de l’Europe. Si, au contraire, la commission l’emporte, cet ajournement nous sera fatal, et nous verrons arriver à nos frontières des concurrens nouveaux, dont les produits, au lieu de traverser le Rhin, suivront la rive droite, et nous fermeront d’importans débouchés. Assurément si une chose nous étonne, c’est de voir qu’une commission composée d’hommes si distingués n’ait pas conçu l’opposition d’une autre manière, et qu’au lieu de tout entraver, elle n’ait pas dépassé le ministère en lui reprochant l’insuffisance des moyens qu’il propose, et en le poussant activement, hostilement, si l’on veut, dans une voie où il entre avec une timidité que nous n’hésitons pas à blâmer. C’était là un rôle habile et tout-à-fait digne de la réputation européenne de M. Arago, réputation scientifique et industrielle que son rapport tout politique va, dit-on, compromettre un peu.


F. Buloz.