Chronique de la quinzaine - 14 août 1922

René Pinon
Chronique de la quinzaine - 14 août 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 947-958).

Chronique 14 août 1922


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

À l’heure où nous écrivons, M. Poincaré est à Londres ; il y est arrivé le 6 août, accompagné de M. de Lasteyrie, pour s’entretenir avec les ministres britanniques ; M. Schanzer pour l’Italie, MM. Theunis et Jaspar pour la Belgique, l’ambassadeur du Japon, prennent part aux conversations dont le sujet général est l’éternelle question des réparations, compliquée par la chute du mark et embrouillée par le problème des dettes interalliées. Jamais l’urgent besoin d’une solution n’a été plus aigu, jamais non plus les difficultés n’ont été plus graves.

Il y a quelques semaines, M. Lloyd George semblait pressé d’aboutir : la méthode de M. Poincaré était lente au gré de son impatience. Mais à peine le Président du Conseil français lui eut-il fait annoncer, par son ambassadeur, qu’il était prêt à venir à Londres dès le 1er ou le 2 août, que le Premier britannique ne parut plus préoccupé que d’ajourner l’entretien. L’explication de ces atermoiements, les événements nous l’ont apportée. Il fallait prendre le temps de manœuvrer, modifier les données du problème en faisant intervenir la dette française à l’égard de l’Angleterre, agiter la question d’Orient ; toute une tactique d’intimidation fut mise en œuvre autour de M. Poincaré : note Balfour, proposition de sir John Bradbury à la Commission des réparations, discours de M. Lloyd George sur les réparations, discours sur l’Orient, enfin, au moment où M. Poincaré allait s’embarquer, informations officieuses, dans la presse, sur le point de vue britannique dans la question du moratorium. Tels sont les procédés dont le Gouvernement britannique d’aujourd’hui est coutumier ; avant le contact, il cherche à brûler les vaisseaux de l’adversaire, même si l’adversaire est l’allié d’hier. M. Poincaré, partant pour Londres, n’en semblait pas ému ; mais la presse allemande et le Gouvernement du Reich en paraissent réconfortés. Un récent article de la National Review affirme, — et nous sommes de son avis, — que la grande majorité de la nation anglaise n’approuve pas les procédés de son Gouvernement et déplore l’indulgence excessive qui le porte à tenir pour valables toutes les raisons ou les prétextes qu’invoque l’Allemagne pour ne pas payer, tandis qu’il ne manque guère, sous les plus innocentes démarches du cabinet de Paris, de soupçonner de noirs desseins. « Nous avons conscience, écrit la National Review, que les divergences anglo-françaises ne viennent pas de la France, » et elle nous conseille d’agir selon nos intérêts sans chercher « des compromis pour les soi-disant intérêts de l’Entente qui, dans la question allemande, a tout à gagner à une direction ferme venant de la France. » Mais M. Garvin, dans son Observer, est toujours hanté par le spectre de « l’hégémonie française ! » Des intérêts très positifs se cachent sous les prétextes spécieux que le Gouvernement britannique invoque pour se faire l’avocat d’office de l’Allemagne dans la question des réparations. La finance anglaise est fortement engagée dans les affaires allemandes ; la spéculation a acheté du mark ; le Gouvernement cherche à sauver la mise de ses nationaux. Les banques anglaises sont créancières de l’Allemagne ; on affirme, dans les milieux financiers de Berlin, que 95 pour 100 des rentes allemandes 3 pour 100 antérieures à la guerre seraient entre les mains des financiers du Royaume-Uni. On comprend que la chute du mark les alarme ! Mais pensent-ils qu’elle nous réjouit ? Et croient-ils prendre le meilleur moyen de le relever ?

La note du Foreign Office remise le 1er août à l’ambassadeur de France frappe dès l’abord par sa rédaction claire, son ton élevé et grave, tel qu’il sied au philosophe et à l’homme d’État qui l’a signée, le comte de Balfour. Le Gouvernement britannique « se voit aujourd’hui contraint » de soumettre au Gouvernement français ses vues sur la situation que crée l’état présent des dettes internationales. Les sommes dues à la Grande-Bretagne s’élèvent à 3 400 000 000 de livres sterling ; elle est elle-même débitrice des États-Unis pour 850 000 000 de livres. Elle serait disposée à faire remise à ses alliés de leurs dettes, et à l’Allemagne de sa part des réparations, pourvu cependant qu’une telle concession fît partie d’un plan d’ensemble de règlement international des dettes et que l’Angleterre cessât d’être débitrice en même temps qu’elle cesserait d’être créancière. Tout dépend donc en définitive des États-Unis qui, seuls, ont le privilège de ne connaître que des débiteurs. Or les États-Unis ont déclaré qu’ils ne pouvaient renoncer à exiger le remboursement de leurs prêts et avances ; l’Angleterre se voit donc, à son regret, obligée de se tourner elle-même vers ses débiteurs et de leur demander, dans la mesure seulement où elle-même sera tenue de rembourser le trésor américain, d’étudier le moyen d’acquitter leurs dettes envers elle. « En aucun cas nous ne comptons demander à nos débiteurs plus qu’il n’est nécessaire pour payer nos créanciers. » Le contribuable anglais, « écrasé sous le poids d’un fardeau d’impôts sans précédent, » ne comprendrait pas pourquoi il devrait supporter seul le poids que d’autres se sont engagés à partager avec lui.

Le syllogisme établi par lord Balfour est inattaquable en droit ; il serait irréprochable dans son texte, si son auteur n’avait risqué incidemment une affirmation qu’il convient de relever. » On ne devrait pas oublier, dit-il, bien que parfois on le perde de vue, que c’est pour d’autres et non pour nous-mêmes que nous nous sommes endettés. » Si lord Balfour fait allusion à l’entrée en guerre de l’Angleterre, il nous permettra de dire qu’il fait erreur : c’est bien dans son propre intérêt que le Gouvernement britannique s’est résolu à la guerre après la violation de la neutralité belge dont il était garant ; outre son honneur, sa suprématie navale et commerciale était en jeu ; la victoire de l’Allemagne eût été la ruine de l’Angleterre ; si elle s’est endettée, en prêtant de l’argent à la France pour la commune victoire, c’est bien pour défendre sa propre cause ; si elle se battait pour notre salut, nous nous battions pour le sien ; et c’était très noble !

La note Balfour appelle une critique de fond plus importante : elle nous apparaît dangereuse, tant par ce qu’elle tait que par ce qu’elle exprime. Et d’abord, le syllogisme est incomplet ; il ne tire pas, de ses justes prémisses, toutes les conséquences qu’elles comportent ; la note devrait logiquement se terminer par une affirmation d’étroite solidarité dans la question des réparations, car si la France doit rembourser l’Angleterre à qui elle n’a emprunté que dans l’intérêt commun des Alliés et sur qui elle l’emporte par le nombre de ses morts et la masse de ses richesses détruites, l’Angleterre, à son tour, doit aider la France à se faire payer par l’Allemagne, responsable de la guerre et comptable des ruines volontairement accumulées par ses troupes ; cette conclusion naturelle, c’est précisément ce qui manque dans le texte de lord Balfour. Au contraire, la note est publiée en même temps que des déclarations de M. Lloyd George annonçant à tous les échos qu’il est partisan d’accorder à l’Allemagne le moratorium qu’elle demande. De ce manque d’équilibre la note Balfour reste boiteuse, comme la politique anglaise reste ambiguë. Nous savons d’ailleurs qu’une partie des ministres du roi George, notamment sir Robert Horne, étaient d’avis que l’Angleterre renonçât sans conditions à ses créances sur ses alliés et aux 22 pour 100 des réparations. À l’Amérique, ils voulaient donner un exemple, non une leçon. L’avis contraire prévalut. Le danger que crée la note Balfour n’a pas échappé au Times : « Nous avons peut-être poussé la France à se montrer rigoureuse envers l’Allemagne et en même temps encouragé l’Allemagne à résister. » On voudrait, à Londres, inciter la France à une action isolée à l’égard de l’Allemagne que l’on n’agirait pas autrement ; aussi la note Balfour a-t-elle été le signal d’une nouvelle chute du mark qui a perdu la moitié de sa valeur, tombant de 2 centimes et demi à 1 centime et demi.

Si l’on cherche les mobiles raisonnables qui ont pu décider, en ce moment, le cabinet de Londres à rédiger une telle note, on est amené à se demander s’il n’a pas espéré faire pression sur le Gouvernement des États-Unis pour l’amener à entrer lui-même dans la voie d’un règlement général des dettes interalliées. Le président Harding se trouverait ainsi placé en face de ses responsabilités ; l’Angleterre aurait voulu lui faire entendre que, s’il se montre intransigeant, il sera le véritable auteur des mesures qui devront être prises pour obliger l’Allemagne à payer les réparations puisque lui seul est en mesure de réaliser un allégement considérable des dettes de l’Allemagne par l’annulation des créances interalliées. Si telle a été l’intention de lord Balfour, il faut avouer qu’il n’a pas réussi ; lui qui, à Washington, a su si adroitement manœuvrer l’opinion américaine a, cette fois, oublié que les Yankees sont secrètement flattés d’être les créanciers des Anglais et de les tenir par là en quelque mesure, à leur merci. Le Congrès reste fermement décidé à ne pas abandonner les créances des États-Unis ; le sénateur Mac Cumber, président de la Commission des finances, déclarait au correspondant du Herald : « La Grande-Bretagne, au contraire de ses débiteurs, est entièrement solvable. Elle offre d’annuler ses créances sur des débiteurs qui sont à la veille de la banqueroute et dont elle ne peut rien obtenir. De notre côté, nous pouvons obtenir de l’argent de la Grande-Bretagne ; nous n’annulerons jamais la dette. Une telle mesure ne serait jamais approuvée par le Sénat ni par le public américain. » L’homme de la rue, aux États-Unis, se plaint que les Anglais aient, pendant la guerre, réalisé d’énormes bénéfices par la hausse fantastique des frets et par la vente de leurs charbons à des prix exorbitants ; il ne veut pas leur faire de cadeau. Presque toute la presse des États-Unis accueille la note Balfour comme une maladresse. « Si elle représente le point de vue définitif de la Grande-Bretagne, déclare le South, il n’existe aucun espoir de régler la situation européenne. La situation de la France empirera encore, et puisque l’Angleterre dépend des marchés européens, elle en devra subir les conséquences. » L’oncle Sam sait ce qu’il veut faire et n’aime pas qu’on ait l’air de lui dicter son devoir, surtout quand c’est son cousin d’Angleterre qui prend ce soin superflu.

Mais est-ce bien là l’objet réel de la note Balfour ? N’est-elle pas plutôt, à la veille de l’arrivée de M. Poincaré à Londres, une manière élégante de lui faire entendre qu’en raison de l’abstention de l’Amérique, toute négociation est vaine et destinée à se traîner dans les redites ? De toute façon il n’apparaît pas que, dans les embarras où s’empêtre la politique européenne, elle soit de nature à apporter la lumière. Elle a du moins le mérite de poser en bons termes le problème sous son vrai jour : règlement général des dettes. Le débat qui, le 3 août, a amené le chancelier de l’Échiquier et le Premier lui-même à s’expliquer sur les mêmes questions n’a pas dissipé l’obscurité, s’il ne l’a pas accrue. Sir Robert Horne reconnaît bien que l’Allemagne a été, dans une certaine mesure, l’artisan des difficultés financières dans lesquelles elle se débat non sans goûter la secrète satisfaction de leurrer des créanciers qui sont ses vainqueurs. Il affirme qu’il « faut lui accorder un répit, un moratorium quelconque. Je n’ai, dit-il, aucun doute qu’elle veuille payer, et personne ne désire voir l’Allemagne s’en aller à la dérive par suite d’une pression trop vigoureuse de la part des Alliés. » L’optimisme de Sir Robert Horne, s’il n’est pas de commande, ne laisse pas que d’être déconcertant ! Est-ce bien là le langage qu’il faut tenir à l’Allemagne ?

M. Lloyd George lui aussi est pour la méthode d’apprivoisement : « Si les Alliés exercent sur l’Allemagne une pression trop forte, il se pourrait qu’ils n’obtiennent rien d’elle. Autre danger : l’Allemagne, exaspérée, pourrait se jeter dans les bras des réactionnaires ou des communistes. Si cela arrivait, il n’y aurait plus de réparations. » La désinvolture avec laquelle M. Lloyd George admet que, dans certains cas, « il n’y aurait plus de réparations, » est vraiment stupéfiante. Les réparations dépendent-elles donc du Gouvernement qu’il plaira à l’Allemagne de se donner ? Si elle devenait réactionnaire ou communiste, c’est alors qu’il y aurait lieu de la contraindre à payer et que nous serions en droit de compter, pour y réussir, sur la coopération loyale de l’Angleterre. Les réparations gênent l’Angleterre : voilà la vérité toute nue. Si M. Lloyd George l’osait, il les jetterait par-dessus bord comme l’y engage la Social-Démocratie Federation. La conclusion du discours du Premier ne pèche pas par excès d’optimisme ; « je ne crois pas que nous réglerons la difficulté dans la conférence de lundi prochain. » S’il veut dire que les résolutions qui vont être prises n’épuiseront pas le problème, il a raison ; il est au contraire trop pessimiste s’il ne croit pas qu’un progrès important puisse être réalisé. Il y a, dans son discours, un mot excellent qu’il convient de retenir : « Nous serons sur un pied d’égalité. Ce sera une assemblée de créanciers d’une entreprise qui déclare que, pour le moment, elle ne peut payer. » Que fait-on dans ce cas ? On n’accorde un moratorium au créancier, — surtout si, comme c’est le cas, sa banqueroute est frauduleuse, — qu’en lui imposant un concordat, un syndic de faillite chargé de la liquidation de l’actif et de la gestion des gages. L’octroi d’un moratorium à l’Allemagne doit avoir pour contre-partie l’établissement d’un contrôle complet sur toute sa vie financière et économique. La Commission des réparations a montré, le 3 août, en ajournant, par 3 voix contre une, la proposition du délégué britannique, que telle est sa conception. L’article de l’état des paiements du 5 mai 1921, qui déclare qu’aucune atteinte ne sera portée à la souveraineté de l’Allemagne, devrait être ou tenu pour non avenu ou largement interprété, puisque c’est d’abord dans l’intérêt de l’Allemagne qu’il est indispensable de prendre en mains la gestion de ses finances. C’est à une reconstruction générale qu’il est temps de procéder. Si un moratorium est accordé à l’Allemagne, il serait naturel et bienfaisant de l’étendre à toutes les dettes, à celles des vaincus comme à celles des alliés. Le mark allemand, comme la couronne autrichienne, comme le mark polonais, et d’autres encore, ne peuvent plus être renfloués ; le mieux est de les annuler et d’émettre une monnaie nouvelle gagée sur des ressources réelles. C’est toute une œuvre de longue haleine à entreprendre au bout de laquelle on entrevoit la guérison de l’Europe.

C’est un programme de ce genre, largement conçu, que M. Poincaré soumet à Londres à ses pairs. Il a le droit, étant de beaucoup le plus intéressé, d’espérer que ses avis seront pris en considération ; si les intérêts de la France étaient sacrifiés, il devrait, au besoin, les défendre seul. Son récent échange de lettres avec le Reich au sujet des paiements au compte des compensations nous est un sûr garant que les affirmations allemandes ne le trouveront ni crédule, ni faible, ni non plus intransigeant. Le Gouvernement allemand ayant, en même temps qu’il demandait un moratorium pour les réparations, fait connaître qu’il ne lui était plus possible de subvenir aux versements mensuels au titre des compensations, l’Office des biens et intérêts privés lui répondit, le 26 juillet, qu’il ne pouvait admettre ses raisons. Le 1er août, le chargé d’affaires d’Allemagne remit à M. Poincaré une nouvelle lettre où il s’efforçait d’assimiler les paiements des compensations aux paiements des réparations. Le même jour, M. Poincaré répliquait en exigeant qu’avant le 5 août à midi, les Allemands donnassent l’assurance que l’arrangement du 10 juin 1922 serait appliqué et qu’ils paieraient, notamment, le 15 août, la somme forfaitaire de 2 millions de livres qu’ils se sont engagés à verser chaque mois. Le 5 août, le Gouvernement allemand n’ayant donné qu’une réponse dilatoire, M. Poincaré fit immédiatement connaître les « mesures de rétorsion » qu’il se voyait obligé de prendre ; ces sanctions, au nombre de cinq, visent des intérêts privés allemands. La politique allemande de résistance se fera ainsi aux dépens des citoyens allemands.

Le différend entre le Gouvernement du Reich et le Gouvernement bavarois au sujet de l’application en Bavière des lois de police et de sûreté générale votées par le Reichstag et le Reichsrat, a pris un caractère aigu. Le comte Lerchenfeld, président du Conseil bavarois, a déclaré que la Bavière garderait sa police et sa justice indépendantes du Reich. Malgré le caractère conciliant du président Ebert et les concessions de fait, sinon de droit, accordées à la Bavière, l’accord n’est pas encore fait. La résistance bavaroise est moins, sous sa forme actuelle, une lutte nationale pour le particularisme, qu’une lutte de partis. Les Bavarois sont, pour la plupart, monarchistes et conservateurs ; c’est chez eux que les plus hautes personnalités de l’ancien Gouvernement impérial et militariste, telles que Ludendorff, ont établi leur quartier général ; leur influence n’est pas étrangère aux résistances bavaroises et à l’approbation tacite que les assassins de Rathenau trouvent sur le sol de la Bavière. Personne, à Munich pas plus qu’ailleurs, ne songe à « mettra l’Allemagne en morceaux » ; il n’en est pas moins vrai que de tels incidents réveillent dans les esprits un particularisme historique et traditionnel qui ne conçoit plus l’idée d’une complète indépendance politique, mais qui fait obstacle à la centralisation, à l’unification et reste attaché à ses traditions locales et à sa petite patrie.

En Italie, au cabinet Facta, qui, constitué le 24 février, avait donné sa démission le 19 juillet, succède, après quinze jours d’essais infructueux, un nouveau cabinet Facta. Pour saisir la signification et la portée d’une telle crise, il faut remonter au lendemain de l’armistice. La grande masse des soldats démobilisés rentrèrent chez eux avec toutes les amertumes accumulées dans leurs cœurs par de longs mois d’une guerre dont ils avaient souffert dans leur chair sans en réaliser pleinement dans leur esprit les grands mobiles nationaux. Animés contre le Gouvernement d’une rancune d’autant plus vive qu’elle était moins précise, ils créèrent, dans les villes et dans les campagnes, une agitation révolutionnaire. Aux élections de 1919, 153 députés socialistes ou socialisants entrèrent à Montecitorio ; la tendance communiste dominait parmi eux ; c’était le temps où les bolchévistes russes n’avaient pas entièrement déçu leurs crédules admirateurs. Le mouvement alla grandissant et se renforçant jusqu’à la crise de septembre 1920, où les révolutionnaires s’emparèrent des usines, chassant les patrons, organisant des Soviets à l’instar de Moscou. M. Giolitti, président du Conseil depuis le 15 juin, confiant dans le sens pratique du peuple italien, laissa sans réagir l’expérience se poursuivre ; elle ne fut pas longue ; les ouvriers, incapables de diriger les rouages délicats des usines dans les conditions difficiles où fonctionnent les industries italiennes, et comprenant que le pain des travailleurs n’est assuré que par les bénéfices de l’entreprise, se hâtèrent de rappeler patrons et ingénieurs et de s’entendre avec eux. Ce fut l’origine d’une sorte de liquidation du communisme : au Congrès socialiste de Livourne (septembre 1920), les modérés l’emportèrent et provoquèrent l’expulsion des communistes qui constituèrent un petit parti indépendant.

C’est alors qu’entra en ligne le fascisme. Les premiers éléments du faisceau (fascio) furent ces compagnies d’arditi qui, constituées sur le front, y donnèrent souvent des exemples d’énergie et parfois aussi d’indiscipline ; après l’armistice, ces arditi constituèrent des ligues, réclamèrent des privilèges qu’ils obtinrent ou qu’ils prirent ; ils s’entraînèrent à Fiume, sous la direction de Gabriele d’Annunzio, au désordre et à la violence, si bien qu’ils demeurèrent, à la surface de l’Italie laborieuse, comme un élément difficile à réassimiler dans les cadres sociaux. En élargissant leur organisation, M. Mussolini, ancien directeur du Popolo d’Italia, constitua les fasci, auxquels il donna pour objectif de purger l’Italie du socialisme révolutionnaire qui, depuis l’échec du mouvement communiste de septembre, était déjà en régression. L’abominable assassinat, par les communistes de Bologne, maîtres de la municipalité, du chef de la minorité constitutionnelle (novembre 1920), et plus tard deux autres crimes du même genre à Turin, déchaînèrent un violent mouvement anti-révolutionnaire dont les fascistes profilèrent et prirent la direction : patrons, commerçants agriculteurs, subventionnèrent le fascisme et, un peu partout, on en vint aux mains, révolutionnaires et fascistes.

Ces derniers, nombreux, bien encadrés, bien armés, organisent de véritables expéditions ; ils partent, en camions automobiles, et vont détruire quelque nid révolutionnaire, mairie socialiste, bureaux de journal, siège syndical, chambre de travail. Mais la violence appelle la violence et le communisme, qui était abattu à la fin de 1920, a retrouvé en 1921 un regain de vitalité. Cette situation paradoxale ne serait sans doute possible qu’en Italie, où la confiance des peuples ne s’est pas encore accoutumée à tout attendre de l’État centralisé, création récente, et où survit la tradition historique des luttes de partis dans les cités et les municipes, guelfes contre gibelins. Le Gouvernement royal obligé, comme le légendaire préfet Caussidière, de « faire de l’ordre avec du désordre, » est loin d’y réussir toujours et c’est l’écho des violences locales qui renverse à Montecitorio les présidents du Conseil. Les ministères, pour durer, doivent avoir l’appui de deux au moins des fractions dominantes à la Chambre et dans le pays : socialistes, populaires (catholiques), fascistes ; et, dans la mêlée) des partis, les groupes plus faibles, conservateurs, démocrates, etc., ont souvent l’occasion d’exercer une influence décisive, d’autant plus que leurs chefs sont des personnalités de marque telles que MM. Giolitti, Salandra, de Nava, Nitti, Orlando, Bonomi. Tel est le mécanisme et telles sont les causes réelles des crises ministérielles.

Aux élections de mai 1921, M. Giolitti, se fiant à sa longue expérience de la cuisine électorale, s’était flatté de réduire à la portion congrue les socialistes et les populaires ; il n’avait réussi à réduire les premiers que de 153 à 123 sièges ; les seconds avaient à peu près gardé leurs positions ; le vieil homme comprit que, depuis ses précédents triomphes, il y avait eu la guerre, et donna sa démission. M. Bonomi, qui lui succéda, ne réussit pas à se dégager de ses attaches avec le fascisme et à imposer l’ordre ; après une crise laborieuse, le cabinet Facta fut constitué en février 1922, avec l’appui des populaires. Ce fut la recrudescence de l’agitation fasciste qui amena sa démission. À Crémone, une troupe de fascistes brûlèrent la maison du député Miglioli qui appartient à la fraction la plus démocratique du parti populaire. Cet incident grave et d’autres du même genre, eurent à la Chambre un si violent retentissement que les chefs du parti populaire, M. Meda dans le Parlement, don Sturzo hors du Parlement, durent renoncer à soutenir un cabinet trop faible pour maintenir l’ordre. Ce fut l’origine de la crise.

Réduire les fascistes à l’obéissance à la loi : toutes les négociations ont évolué autour de ce problème. Ni fascistes, ni socialistes, exclusion des extrêmes : telles étaient les conditions mises par les populaires à leur collaboration. Appelé le premier, M. Orlando se récusa. M. Salandra, chef de la droite, ne crut pas pouvoir désolidariser sa politique de celle du fascisme : second échec, auquel une menace de grève générale ne fut pas étrangère. Une tentative de M. Bonomi échoua par l’opposition des divers groupes dits démocrates. Le chef parlementaire des populaires, M. Meda, appelé à son tour, déclina l’invitation et déclara que l’heure n’était pas venue d’un cabinet de son parti. M. de Nava, démocrate, qui pouvait compter sur des sympathies à droite, trouva à gauche des obstacles insurmontables. Nouvelle apparition de M. Orlando auquel M. Mussolini offrait sa collaboration, s’il pouvait, en même temps, obtenir celle des socialistes : ceux-ci se récusèrent. Il ne restait plus qu’une ressource, reconstituer le cabinet Facta en maintenant l’exclusion des socialistes et des fascistes et en se bornant à quelques changements de personnes dont voici les plus caractéristiques : M. Peano, giolittien, ministre du trésor, cède la place à un ami de M. Nitti, M. Paratore ; en revanche, le ministre de la guerre, prince di Scalea, de la droite, est remplacé par un giolittien, M. Soleri ; enfin la présence à l’Intérieur d’un fonctionnaire qui a donné des preuves d’énergie, le sénateur Taddei, préfet de Turin, est. aux yeux des populaires et des socialistes, une garantie que l’agitation fasciste sera réprimée (2 août). Il en est temps !

Les premiers jours du nouveau ministère sont troublés par une véritable guerre civile. Les communistes proclament la grève générale (1er août) et M. Mussolini lance un ultimatum au Gouvernement, lui donnant deux jours pour arrêter la grève générale, et mobilise ses partisans. Commencée sans enthousiasme, sans participation des organisations syndicales, ni de la C. G. T. italienne, combattue par le Gouvernement, contrecarrée par l’organisation fasciste qui aide au fonctionnement des services publics, la grève est un échec caractérisé. Mais le fascisme ne désarme pas ; ses troupes sont mobilisées, il s’en sert ; le 3 août, un camion automobile enfonce les grilles du palais municipal de Milan, la municipalité socialiste est expulsée sans subir aucune violence, et d’Annunzio fait une rentrée sensationnelle dans la politique active en prononçant, du balcon du municipio, une harangue enflammée où il dénonce le péril socialiste : 4 tués, 60 blessés. Les fascistes acceptent de se retirer devant le commissaire royal qui rétablit l’ordre. À Ancône, les fascistes attaquent un local où sont réfugiés les communistes et s’en emparent : 2 tués, plusieurs blessés. À Gênes, échauffourées dans les rues avec mitrailleuses et grenades : 2 morts, plusieurs blessés ; les fascistes s’emparent du palais San Giorgio où siège le conseil du consortium du port ; ils exigent la dissolution des coopératives qu’ils accusent de monopoliser le travail du port et obtiennent des garanties pour la liberté du travail. À Turin, en représailles de la grève, les patrons ferment pour plusieurs jours les usines. À Parme, bataille de rues entre les communistes retranchés dans un quartier et les troupes fascistes qui accourent des campagnes. Plus de 43 villes ou localités importantes sont le théâtre de luttes ; presque partout il y a des morts et des blessés. Le Gouvernement prend des mesures énergiques pour rétablir l’ordre. M. Mussolini affirme qu’il n’a pas d’autre objet que de briser définitivement toute tentative de grève générale et de réduire le parti communiste à l’impuissance. Mais l’exemple de la violence et du meurtre est-il vraiment le meilleur moyen pour arriver à l’ordre et à l’apaisement ? De représailles en représailles, que vont devenir, en Italie, la sécurité et le travail ? Si une crise industrielle, depuis longtemps menaçante, vient à priver de travail certaines catégories d’ouvriers, est-ce par la violence que se résoudra le problème du chômage ? Il n’y a de salut, pour les peuples, que dans l’obéissance à la loi ; mais ils ont le droit de veiller à ce que l’État remplisse sa haute fonction qui n’est pas seulement d’être gendarme, mais de faire, au sens le plus large du mot, régner l’ordre et respecter, par tous et pour tous, la justice.

La crise polonaise a pris fin, comme nous le faisions prévoir il y a quinze jours. Le chef de l’État a désigné M. Nowak, professeur à l’Université de Cracovie, comme président du Conseil (31 juillet). Celui-ci a rapidement réussi à constituer un cabinet où M. Narutowicz aie portefeuille des Affaires étrangères et qui est composé de la plupart des anciens ministres des cabinets Ponikowski et Sliwinski. Le nouveau ministère a obtenu, à la Diète, 54 voix de majorité. Les élections sont fixées au 5 novembre. Ainsi la crise se termine à l’avantage du maréchal Pilsudski.

Le roi Constantin de Grèce n’avait pas, depuis longtemps, fait parler de lui. Le voici qui rentre en scène par un coup d’éclat. Il annonce, le 27 juillet, aux Gouvernements alliés, sa résolution « d’aviser aux mesures les plus propres à mettre fin au conflit avec la Turquie » et comme il a, par avance, massé en Thrace, près des lignes de Tchataldja, une quarantaine de mille hommes bien pourvus de munitions, ses intentions apparaissent : il s’agit d’occuper de vive force Constantinople. La presse allègue que l’occupation de la capitale du Sultan est le seul moyen de faire cesser la guerre et d’amener le Gouvernement de Mustapha Kemal à composition. Sous quelles influences le Gouvernement hellénique s’est-il résolu à une démarche aussi étrange et insolite ? C’est naturellement la première question qui vient à l’esprit. S’agit-il de quelque préparation électorale, de quelque surenchère antivenizéliste ? Peut-être. Il paraît certain que le Gouvernement britannique n’a pas officiellement poussé Constantin vers Byzance, car ni, à Londres, la diplomatie britannique n’a hésité à rappeler le roi de Grèce au sentiment des réalités, ni, à Constantinople, le haut-commissariat n’a tardé à prendre les mesures nécessaires pour prévenir un coup de main. Mais il est bien difficile de ne pas croire que certains agents subalternes ou officieux n’aient pas stimulé les ambitions du célèbre Tino en qui ils ont mis toutes leurs complaisances et qu’ils voudraient voir couronné dans Sainte-Sophie. L’Église anglicane s’intéresse vivement à de tels projets et fonde de grandes espérances sur Constantin et surtout sur le patriarche Meletios Metaxakis. Le 30 juillet, le haut-commissaire grec de Smyrne proclamait l’autonomie de l’Ionie, sous la garantie de l’armée hellénique. On a l’impression d’assister aux premiers actes d’un scénario préparé. Le 4 août, M. Lloyd George, interrogé par le lieutenant de vaisseau Kenworthy aux Communes, ne s’est pas expliqué sans ambages sur la politique grecque. Il veut la paix. La France la veut aussi. Les manœuvres de Constantin ne sont pas faites pour en avancer l’heureuse échéance, à supposer qu’elles ne soient pas le signal d’une nouvelle flambée de guerre. Il faut, immédiatement, mettre le holà !


RENÉ PINON.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.