Chronique de la quinzaine - 14 août 1920

Chronique n° 2120
14 août 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




On sait qu’aux termes de la loi constitutionnelle des 16-18 juillet 1875, qui fixe les rapports des pouvoirs publics, les deux Chambres doivent être réunies en session cinq, mois au moins chaque année. Les cinq mois remplis, le Président de la République (entendez le Président de la République ès nom, ès qualités, c’est-à-dire, au vrai, le cabinet responsable ; est théoriquement maître de renvoyer le Parlement pendant sept mois. Un décret prononce la clôture de la session et, si un autre décret n’intervient pas ensuite pour convoquer extraordinairement les deux assemblées, elles demeurent en vacances forcées. La Constitution ne prévoit qu’un cas où elles aient le droit d’imposer au gouvernement leur rappel : c’est celui où la majorité absolue des membres composant chaque Chambre s’entendrait pour réclamer une réunion exceptionnelle ; mais comme, d’autre part, toute assemblée d’une des deux Chambres est « illicite et nulle, » lorsqu’elle est tenue « hors du temps de la session commune, » on ne voit pas très bien comment la majorité indispensable à cette initiative pourrait réussir à se former. Il était donc certainement dans l’esprit de la Constitution que la représentation nationale ne siégeât pas en permanence et que les ministres eussent quelques loisirs pour gouverner. Mais les droits du pouvoir exécutif ont été peu à peu rongés par le flux parlementaire, et l’habitude de ne jamais commencer la discussion du budgetdans les cinq mois de session normale a constamment rendu nécessaire la rentrée d’automne. Le gouvernement ne pouvant se passer ni des crédits ni des impôts, et les Chambres ayant toute faculté pour les lui accorder à la date qui leur plait, c’est, en réalité, le Parlement qui a transformé les sessions extraordinaires en sessions ordinaires et fait de ce qui devait demeurer une exception un usage obligatoire. Que cette [1] perpétuelle présence des Chambres ait toujours été sans inconvénients, qu’elle ait laissé aux gouvernements qui se sont succédé de 1875 à 1914 assez de temps pour étudier les affaires et pour surveiller les administrations, je n’oserais l’affirmer. Mais elle est peu à peu entrée dans les mœurs et il ne s’est pas passé une seule année où, close vers le mois d’août, la session n’ait été rouverte dans le courant d’octobre. Puisque nous sommes, dit-on, revenus au temps de paix, nous reprenons donc, bonnes ou mauvaises, les pratiques, d’avant-guerre.

Les heures qui ont précédé la lecture, discrètement annoncée, du décret de clôture, ont été marquées, il en faut convenir, par un travail impatient, fébrile et désordonné ; et il eût été plus conforme à la dignité du ministère et des Chambres de ne pas proposer et voter, à la hâte, tant de lois importantes, dont quelques-unes eussent exigé une étude plus approfondie. Tout le monde eût gagné à ce qu’il fût réservé une ou deux journées de plus à des questions telles que l’emprunt ou la circulation fiduciaire. Mais les valises étaient bouclées et personne n’avait un très vif désir de prolonger le séjour à Paris. En une seule séance, qui a duré, il est vrai, un matin, un après-midi et la presque totalité de la nuit, le Parlement a donc expédié, à une allure vertigineuse, une besogne diverse et formidable. Il a voté des crédits pour la célébration du cinquantenaire de la République et pour la glorification de la victoire qui nous a rendu l’Alsace et la Lorraine. Il a adopté un projet relatif aux services maritimes postaux entre la France, le Brésil et la Plata. Il a donné aux ministres de généreux contingents de décorations à distribuer. Il a institué une Commission supérieure de cassation, chargée de juger les pourvois formés contre les sentences arbitrales, en matière de baux ruraux et, de baux à loyers. Il a rejeté un projet relatif aux limites d’âge des officiers généraux, colonels et fonctionnaires militaires de grades correspondants. Il a adopté d’autres projets qui concernaient les caisses d’épargne, l’exploitation du service postal entre le continent et la Corse, la composition du conseil des musées nationaux, l’exportation des œuvres d’art, les habitations provisoires dans la banlieue de Paris, le crédit au petit et moyen commerce, ainsi qu’à la petite et moyenne industrie, les retraites des ouvriers qui ont irrégulièrement versé leurs cotisations pendant la durée des hostilités, la position de disponibilité des magistrats qui composent la Cour des Comptes, les retraites des ouvriers mineurs, l’établissement d’un réseau électrique dans les régions libérées, la translation au Panthéon du cœur de Gambetta, l’aménagement de l’hôpital brésilien, l’ouverture d’un crédit de dix milliards 366 millions pour l’achat de céréales panifiables indigènes ou exotiques, les lignes de chemins de fer marocains, des centaines de millions d’emprunt pour l’Algérie et pour nos deux protectorats du Nord africain, que sais-je encore? Les rapporteurs se succédaient à la tribune, avec une rapidité qui déconcertait les esprits les plus attentifs et donnait à des discussions enchevêtrées une variété de kaléidoscope et une agitation de cinéma.

Encore n’ai-je pas cité, parmi les innombrables articles de cet ordre du jour surchargé, les objets les plus essentiels des débats qui devaient se terminer avant la séparation : le budget de 1920, que les automobiles ministérielles ont plusieurs fois transporté de la Chambre au Sénat, et réciproquement, dans ces heures de surmenage parlementaire; le traité de paix avec la Bulgarie, qui a passé presque inaperçu dans le brouhaha d’un entr’acte; le protocole de Spa et les avances à l’Allemagne, qui ont donné lieu, comme vous l’avait laissé pressentir ma dernière chronique, à des observations peu enthousiastes. Ajoutez à tout cela l’autorisation d’augmenter, pendant l’absence des Chambres, le nombre des billets de banque et d’émettre des rentes perpétuelles 6 pour 100; vous aurez une faible idée d’une séance qui s’est indéfiniment prolongée dans la trépidation et qui, aux approches de l’aurore, a laissé aux cerveaux les plus solides l’impression désagréable et persistante de la sursaturution.

Au milieu de cette éblouissante diversité, retenons cependant quelques points saillants. Une amnistie, proposée après l’élection présidentielle et votée par la Chambre après de longs délais, n’a pu être soumise au Sénat en temps utile et il se trouve ainsi que des mesures de clémence demandées par le gouvernement et admises par l’une des deux assemblées sont renvoyées à une époque indéterminée. Si cependant elles sont équitables, il est fâcheux de les ajourner, après les avoir fait espérer aux familles des condamnés; et si on les juge inopportunes ou prématurées, si l’on redoute qu’elles énervent la justice, pourquoi en avoir pris l’initiative? De telles contradictions sont fâcheuses et des deux extrémités du Sénat, MM. Debierre et Gaudin de Villaine se sont levés pour les regretter.

C’est dans la soirée du dernier jour que la Chambre a discuté l’emprunt et c’est après deux heures du matin que le Sénat en a été saisi. M. de Monzie, qui, pas plus que M. Doumer, ne connaît le sommeil, a exprimé spirituellement sa surprise d’une procédure aussi insolite et aussi capricieuse. On prétend, a-t-il dit, que nous sommes réunis cette nuit dans une séance de liquidation et, loin de liquider, nous engageons l’avenir. Pourquoi n’avoir pas laissé aux Chambres le temps d’examiner sérieusement un projet qu’il n’y a intérêt pour personne à préparer dans l’ombre? le rapporteur général a répondu, en critiquant, à son tour, avec vivacité l’insistance que le gouvernement avait mise à réclamer le vote immédiat de lois tardivement déposées; mais il a ajouté qu’un projet d’emprunt, une fois présenté, ne pouvait rester en souffrance et il a invité le Sénat à se rendre, sans trop de mauvaise humeur, aux prières nocturnes du cabinet. Il a montré que notre trésorerie traînait actuellement une dette flottante extrêmement lourde, qui, non compris la dette extérieure, atteint environ 77 milliards de francs et qu’il est difficile de ne pas consolider prochainement. Le ministre a fait valoir, à son tour, des raisons qui ont brisé les dernières résistances; sinon calmé tous les mécontentements. A la vérité, la Chambre avait très sensiblement amélioré le mode d’emprunt proposé; elle avait fixé son choix sur un seul type, celui de six pour cent, qui avait été écarté lors des précédentes émissions, sous le déraisonnable prétexte qu’il pouvait exercer une action funeste sur le taux du crédit industriel, commercial, agricole, mais qui a l’avantager de la sincérité financière et qui, après les dix ans de garantie accordés aux rentiers par la loi; ménagera à l’Êtat la possibilité de larges conversions. Voilà donc la France à même d’alléger sa situation de trésorerie, à un moment où les finances publiques viennent d’être ramenées, des sentiers hasardeux où elles erraient, dans les voies de l’ordre et de la prospérité. C’est aux mouvements des changes que se mesurent le mieux les appréciations portées par l’étranger sur l’état économique et monétaire d’une nation. A en juger par cet indice, nous constatons maintenant, à notre bénéfice, un progrès continu. Depuis deux ou trois mois, le cours de notre monnaie, dont l’étiage avait coïncidé avec les premiers jours d’avril, n’a pas cessé de se relever. Fin juillet, le dollar avait baissé de 16 fr. 24 à 13 fr; 06 et la livre sterling de 63 fr. 93 à 48 fr. 62. C’est encore peu, sans doute, mais le mal est enrayé et la feuille de température est meilleure. Un autre symptôme de convalescence, qui est un corrélatif du précédent, apparaît dans notre balance commerciale. Nos exportations se développent et nos achats au dehors diminuent. Nous avons vendu sur les marchés étrangers des objets d’alimentation qui dépassent de 64p. 100 en valeur et de 81 p. 100 en poids les chiffres de l’an passé; des matières nécessaires à l’industrie, qui ont augmenté de 10 p. 100 en valeur et de 104 p. 100 en poids; des objets fabriqués, qui, par rapport aux sorties de l’année dernière, ont gagné 61 p. 100 en valeur et 89 p. 100 en poids. Notre commerce d’exportation, s’il est encore déficitaire, se rétablit donc avec une régularité tout à fait rassurante; et ces résultats sont une réponse topique aux calomnies usuelles de nos anciens ennemis, dont les journaux se plaisent à nous accuser de paresse, d’insouciance et de légèreté. Après avoir donné, dans la guerre, des exemples d’héroïsme qui peuvent supporter la comparaison avec les plus belles actions de l’histoire, la France s’est remise au travail sans se laisser déprimer un instant par le souvenir de ses deuils ou par la douleur de ses blessures, et elle ne se lasse pas de prouver à l’humanité que nous étions dignes de la victoire.

Pendant que la Commission des finances délibérait sur le budget et sur l’emprunt, le Sénat a voté, en un tournemain, le traité de paix avec la Bulgarie, tel qu’il a été signé à Neuilly-sur-Seine le 27 novembre dernier. Neuilly, Versailles, Sèvres, Saint-Germain, combien de villes élégantes ou gracieuses, ont reçu, depuis plusieurs mois, aux environs de Paris, la visite des plénipotentiaires chargés de rendre la paix au monde bouleversé ! C’est comme une auréole de grands souvenirs diplomatiques qui va illuminer désormais le front de la capitale française. Souhaitons que ce ne soit pas simplement une couronne de papier, et que les signataires des traités ne se prêtent pas plus longtemps aux entreprises de ceux qui veulent l’arracher et la jeter sur le sol. A Neuilly, du moins, la Bulgarie paraît avoir mis quelque bonne volonté à prendre les engagements que lui demandaient, à la fois, la France, les États-Unis, l’Empire britannique, l’Italie, le Japon, — se qualifiant toujours, avec la même impertinence qu’à Versailles et à Saint-Germain, de principales puissances alliées et associées, — et derrière elles, modestement effacées, la Belgique, la Chine, Cuba, la Grèce, la Pologne, le Portugal, l’État Serbe-Croate-Slovène, le Siam et l’État Tchéco-Slovaque. J’oublie le Hedjaz, qui, le 27 novembre, date de la signature, était encore de toutes les fêtes. C’est en moins d’une semaine et à la veille de leur départ que les deux Chambres ont donné leur adhésion au traité. De toutes les puissances la France s’est ainsi trouvée la dernière à autoriser la ratification de cet instrument diplomatique. Assurément, elle a eu, même avant la guerre et, en particulier, depuis 1912, de trop nombreux et trop légitimes motifs d’irritation contre la Bulgarie, qui s’est aveuglément abandonnée, pendant de longues années, à la tyrannie d’un maître avide, fourbe et superstitieux et qui a été, dans les Balkans, la servante à tout faire des Empires centraux. Mais la Bulgarie vaincue paraît avoir accepté de bonne grâce les conditions souvent rigoureuses que lui ont dictées les Alliés. Elle a souscrit aux pénalités qui ont été prononcées contre elle et que justifie sa coupable intervention dans la guerre. Avant même que le traité fût entré en vigueur, le gouvernement bulgare a procédé, avec une correction parfaite, à l’exécution des clauses principales. Comme l’a très justement dit M. Victor Bérard, les défaites les plus graves et les plus méritées peuvent n’être pas sans relèvement et sans pardon, si les vaincus savent chercher leur avenir sur les grandes routes du travail et du droit. Nos représentants et nos officiers nous affirment que les Bulgares essaient aujourd’hui de nous faire oublier leur conduite d’hier. Soit. Nous sommes tout prêts à oublier ; nous ne voulons connaître ni le ressentiment, ni la rancune ; nous demanderons toutefois à la Bulgarie de témoigner à ses voisins, qui sont nos amis et nos alliés, les Roumains, les Serbes et les Grecs, les mêmes sentiments qu’à la France ou à l’Angleterre, de ne conserver vis-à-vis d’eux aucune arrière-pensée, de renouer avec eux des relations sincèrement pacifiques et de ne plus jamais ranimer, par ses convoitises, l’incendie qui, de la péninsule balkanique, a gagné le monde entier et qui a failli le consumer.

Le traité avec la Bulgarie n’a été qu’un bref intermède dans les derniers débats politiques. Ce sont les arrangements de Spa et de Boulogne qui ont surtout retenu, avant les vacances, l’attention des Chambres. Devant les Communes, M. Lloyd George et son collègue M. Worthington Evans, ministre sans portefeuille, se sont efforcés d’établir que, si ces conventions étaient avantageuses pour l’Angleterre, elles étaient également utiles à la France. Leur démonstration n’est malheureusement de nature à convaincre personne de ce côté du détroit. Je ne reviens pas sur une question qui n’a pas été sans laisser quelque amertume dans le cœur de nos compatriotes. Ce qui est fait est fait. Mais le gouvernement britannique ne peut assurément se méprendre sur la signification du vote émis par le Parlement français. La commission des finances de la Chambre avait repoussé les avances destinées à l’Allemagne ; la commission des finances du Sénat s’est résignée à les admettre, mais avec quelles objections ! Les applaudissements ont crépité sur tous les bancs lorsque M. Chênebenoit, représentant d’un département dévasté, s’est écrié : « Si l’on nous réclame des concessions nouvelles, alors, non seulement nous ne vous suivions pas, mais ce sera l’atteinte irrémédiable, le coup mortel porté, dans le cœur du peuple de France, à toute espérance en la justice et en la loyauté. » Et les bravos ont redoublé, lorsque M. Gaston Doumergue a expliqué qu’il ne voulait pas prendre la responsabilité de provoquer, par le rejet de la loi, une crise dont les « personnages consulaires » avaient déjà, dit-on, escompté le résultat et lorsqu’il a ajouté avec une émotion communicative : « Ce n’est pas pour ou contre le gouvernement que je vais voter. Les votes que tous ici nous allons émettre, les paroles que nous prononçons, seront entendus, je l’espère, ailleurs que dans cette enceinte. Il ne faut pas croire que ceux qui votent le projet s’inclinent et acceptent. Ils font une dernière fois confiance à cet esprit de justice pour le triomphe duquel la France s’est battue, avec ses Alliés à côté d’elle. Les situations changent et tel qui peut aujourd’hui se passer des voisins en aura peut-être demain grandement besoin. » Une dernière fois ! tel était le mot qui était sur toutes les lèvres.

Ne recherchons pas plus longtemps s’il n’eût pas été possible de recourir à d’autres méthodes et d’éviter ce qui s’est passé. Mais tâchons enfin de sauver ce qui reste du traité. Méditons les explications que le chancelier Fehrenhach a fournies au Reichstag et surtout celles qu’il a plus librement données au correspondant de la Neue freie Presse : « Nous savions bien que l’Entente avait fait tous les préparatifs militaires pour occuper le bassin de la Ruhr et qu’en cas de refus, l’avance aurait eu lieu immédiatement. Or, une occupation du bassin de la Ruhr, dans les circonstances actuelles, aurait constitué le plus grave danger pour l’unité allemande. Si on laissait à l’Entente la possibilité de fixer la répartition du charbon de la Ruhr, elle ravitaillerait certainement d’une manière abondante les pays rhénans et l’Allemagne du Sud, et avec la plus grande parcimonie l’Allemagne du Nord et de l’Est : elle aurait ainsi un moyen puissant de provoquer ou de renforcer des tendances séparatistes à l’Ouest et au Sud de l’Allemagne. Nous avons tenu à écarter ce péril par la signature de la convention. » Ainsi, en déchargeant l’Allemagne d’une partie de ses obligations et en lui ouvrant des crédits, les Alliés lui ont permis d’écarter le péril de la désagrégation du Reich. Relisons Fehrenbach, rappelons-nous son aveu et, dans le secret de notre conscience, portons sur l’habileté des Alliés un jugement silencieux.

Pour ne pas se séparer de l’Angleterre, la France a cédé. Mais l’Angleterre n’obéit pas toujours à ces intérêts mercantiles dont l’influence s’exerce parfois sur la politique des grands États. Elle est, avant tout, une nation loyale, qui a le respect de sa signature et de ses engagements. Elle ne peut prétendre que le traité de Versailles lui ait été imposé par nous. Elle y a fait, sans doute, quelques concessions, bien légères, sur ses vues primitives. Mais, au total, ce traité répond beaucoup plus à sa pensée qu’à celle de la France et il lui réserve des avantages supérieurs à ceux qu’il nous attribue. Le désarmement de la flotte allemande, précédant celui de l’armée, a donné à l’Empire britannique une pleine sécurité maritime. La seule modification importante qui ait été faite aux quatorze points de M. Wilson a trait à la liberté des mers et intéresse directement la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne. En vertu d’un phénomène de gravitation qu’eût expliqué Newton, les plus vastes colonies allemandes ont été naturellement attirées par l’Empire britannique. Et je ne parle pas, pour le moment, des bénéfices que le traité de Sèvres va procurer, en Mésopotamie et en Palestine, à nos vigilants amis. Sans même quitter Versailles, nous pouvons constater qu’ils ne sont pas trop mal partagés. Ils ne se plaignent pas, du reste, et ils ont raison. De notre côté, nous ne les envions, pas, Nous sommes, au contraire, heureux de leur bonheur, j’allais presque dire riches de leurs richesses, puisqu’après tout, leur grandeur et leur force servent notre cause commune. Mais, du moins, avons-nous le droit de leur faire amicalement remarquer que, dans un traité où ils ont trouvé, à juste titre, des profits si abondants, se rencontrent certaines clauses qui touchent à nos propres intérêts, et qu’il n’est pas admissible qu’une fatalité singulière les frappe une à une de caducité. L’Empire britannique est gentleman: il a des habitudes séculaires d’honneur et de fair play ; lorsqu’il a apposé, au pied d’une convention, son nom glorieux et magnifique, il ne le relire ni ne l’efface. M. Millerand a cru devoir alléguer, à plusieurs reprises, devant les Chambres, que jusqu’ici le traité n’avait pas été révisé; il ne se méprend certainement pas sur la valeur de cet euphémisme; dans les commissions et à la tribune, tout le monde lui a montré la gravité des concessions qui ont déjà profondément altéré des clauses essentielles; désormais, en tout cas, une ligne est tracée qui ne peut plus être franchie. Le gouvernement est en mesure de dire à nos Alliés, qui ont été élevés à l’école du vieux français : « N’allons pas plus outre. » Plus outre, en effet, ce serait le néant.

Nous serions d’autant plus mal inspirés, les uns et les autres, de ne pas nous tenir étroitement rapprochés dans le cercle de nos conventions communes, que, de toutes parts, nous sommes environnés de dangers menaçants. L’Allemagne met soigneusement à profit l’indulgent répit que lui a laissé la conférence de Spa. La Commission allemande de Prusse occidentale recrute avec zèle, dans des communes riveraines de la Vistule, de prétendues protestations contre leur réunion à la Pologne; elle déclare qu’il est d’une nécessité vitale de confier l’entretien des digues à une seule nation et d’assurer à la Prusse l’accès permanent du fleuve. La presse allemande se fâche parce que le Gouvernement d’Oppjeln a autorisé l’enseignement de la langue polonaise dans les écoles de Haute-Silésie. Le Gouvernement allemand se plaint à la Conférence de la paix des procédés qu’auraient employés les Belges, avant et pendant le plébiscite, à Eupen et à Malmédy. Nous trouvons, en Cilicie, des officiers allemands dans les troupes kémalistes que nous faisons prisonnières. Les étudiants forment des corps francs, armés de fusils, dans toutes les universités allemandes. Les socialistes majoritaires du Reichstag reprochent au Congrès socialiste international d’avoir reconnu, que l’Allemagne était responsable de la guerre. Dans le territoire d’Allenstein, l’Allemagne place effrontément les Alliés devant un fait accompli; elle donne à son commissaire la liberté d’envoyer à la frontière des unités de la Reichswehr. Les pangermanistes suscitent, dans la Sarre, la grève des services publics. Bref, nos anciens ennemis poursuivent systématiquement leur dessein d’émietter le traité de Versailles et d’y substituer un état de fait qui ne sera plus ni la guerre ni la paix. Déjà, souffle çà et là l’esprit de revanche et, dans les rues des grandes villes, étudiants et soldats de la Reichswehr entonnent, à gorge déployée, le Deutschland über Alles.

C’est le moment que choisissent quelques journaux anglais pour féliciter M. Lloyd George de conduire, de gré ou de force, les Alliés au seuil d’une nouvelle conférence internationale, ou plutôt d’un Congres général de l’Europe, où siégeraient, bien entendu, les Soviets et l’Allemagne et où serait, une bonne fois pour toutes, remise en question toute l’œuvre de Versailles. Tel est depuis longtemps, assurent ces journaux, le plan du premier ministre britannique, et il en poursuit la réalisation avec une opiniâtreté qui, sous une broderie d’apparentes fantaisies, forme une trame très résistante. Nous ne savons ce qu’il y a d’exact dans cette interprétation des volontés de M. Lloyd George. Mais il est certain, d’une part, que depuis l’invitation à Prinkipo, il n’a pas varié dans son idée d’engager la conversation avec les Bolcheviks et, d’autre part, que déjà, dans les derniers mois du ministère Clemenceau, il rêvait de faire passer la Manche à la Conférence de la paix. Il avait, à maintes reprises, insisté auprès du gouvernement français pour que le traité avec la Turquie fût négocié à Londres et il trouvait que c’était au tour de l’Angleterre d’offrir l’hospitalité au Conseil suprême. Ce désir avoué s’accompagnait-il d’une autre pensée plus discrète et songeait-il à préparer un vaste Congrès où, sous sa présidence, la Grande-Bretagne signifierait à l’univers une paix nouvelle, plus légère pour l’Allemagne? Je l’ignore. Je veux même croire que les journaux qui lui attribuent ce projet et qui l’en complimentent méconnaissent ses intentions et travestissent sa politique. Mais M. Lloyd George est un enchanteur, qui tantôt par séduction, tantôt par menaces enjouées, entraîne les passants sur ses pas et les égare dans des sentiers inconnus. Lorsqu’on ne résiste pas tout de suite à cet ensorcellement, on risque d’y succomber toujours. « Venez, murmure-t-il, asseyons-nous sur la bruyère, et cherchons ensemble les meilleurs moyens d’exécuter le traité de Versailles. » On le suit, on s’assied; il vous montre le traité déchiré ; il vous dit : « Regardez : je n’y ai pas touché;» et on croit voir, sous la main du magicien, le traité s’exécuter. Rien ne nous dit que demain, après avoir mis, d’abord, Krassine et Kumenef en quarantaine, il ne demandera pas à la France de voisiner avec eux et avec le docteur von Simons dans une conférence où l’on cherchera à régler, sous l’inspiration de M. Keynes, le sort de l’Europe et de l’Asie.

M. Keynes, en effet, n’est plus seulement aujourd’hui le délégué britannique qui a travaillé quelque temps à Paris auprès de M. Lloyd George et qui, dès cette époque, a tâché d’incliner son gouvernement à des complaisances pour l’Allemagne; il est devenu un personnage symbolique et légendaire, qui s’est institué le souffleur de plusieurs chancelleries alliées et dont les doctrines se sont répandues sous tous les climats comme une Bible nouvelle. Le désir universel de paix, le long temps perdu dans des négociations laborieuses et trop souvent stériles, la faute qu’ont commise les Alliés de ne pas imposer à l’Allemagne, avant la démobilisation, par un renouvellement d’armistice ou par des préliminaires de paix, les mesures d’exécution qui devaient servir au traité de garanties préalables, l’empressement que les peuples ont mis à se replier sur eux-mêmes après la victoire et à reprendre plus ardemment que jamais conscience de leurs intérêts distincts, l’affaiblissement graduel de la solidarité qui les avait unis devant le péril commun, tout a contribué à favoriser cette propagande déprimante et à répandre partout cette sorte de lassitude et de découragement qui paralyse la volonté.

Aujourd’hui, voici que sur la pente glissante où elles se sont aventurées, l’Angleterre et la France sont arrivées au bord du gouffre. Les Rouges se sont ouvert la route de Téhéran; les troupes britanniques qui tenaient la position de Mendghil se sont repliées sur Kazvin La Pologne écrasée gémit aux pieds des Bolcheviks. Le gouvernement des Soviets a continué, avec un art supérieur, la partie qu’il avait commencé à jouer pour nous endormir. Il a amusé les Polonais en paraissant accepter un armistice, a refusé l’armistice sous prétexte que les plénipotentiaires polonais n’avaient pas mandat de signer la paix et poursuivi ses avantages militaires. Pendant que M. Lloyd George essayait de s’accrocher aux basques des Bolcheviks, ceux-ci le repoussaient dédaigneusement et lui répétaient, sans qu’il voulût les entendre, qu’ils étaient assez grands pour régler leurs affaires tout seuls et qu’ils s’opposaient à toute médiation. Les Alliés laisseront-ils donc retomber sous la dalle du sépulcre cette Pologne à qui, d’un commun accord, ils avaient dit : « Relève-toi et revis dans la lumière du jour? » De France, d’Angleterre, d’Amérique, de partout, des Polonais exilés étaient venus combattre, aux côtés de nos armées, pour la liberté des peuples et pour la réalisation de leurs propres espérances nationales. Sur les drapeaux qu’avaient offerts à leurs légions les villes de Paris, de Nancy, de Belfort et de Verdun, l’aigle-blanc avait fièrement déployé ses ailes, comme autrefois sur le velours rouge des étendards que portaient les Piast et les Jagellon. Par cette image sensible, les Alliés avaient montré qu’ils prenaient eux-mêmes à tâche la résurrection de la Pologne. Une nation qui, en dépit d’un morcellement criminel et d’une violence prolongée, avait gardé intactes ses traditions et sa langue, qui n’avait jamais laissé étouffer sa voix ou prescrire ses revendications et qui, soit dans l’exil, soit sous la domination étrangère, avait réussi à préserver sa personnalité, renaissait ainsi sous les auspices de plusieurs des puissances belligérantes. Et lorsque la victoire vint récompenser les efforts des armées au milieu desquelles avaient combattu les troupes polonaises, l’Angleterre, l’Amérique, la France et leurs alliés tinrent la parole donnée. Le traité de Versailles consacra l’indépendance de la Pologne et réunit les morceaux que la Russie, la Prusse et l’Autriche s’étaient partagés. N’était-ce là qu’un vain simulacre ou une éphémère velléité ?

Personne ne peut supposer que l’Entente désavoue aujourd’hui, par incohérence ou par aboulie, les efforts qu’elle a faits, les années dernières, pour rétablir une Pologne viable et pour limiter, à l’Est comme à l’Ouest, les ambitions allemandes. MM. Lloyd George et Millerand se sont, de nouveau, rencontrés à Hythe et ont médité ensemble sur les lendemains de l’Europe. Le premier ministre britannique a reçu Kamenef et Krassine et de nouveaux télégrammes ont été échangés entre Londres et Moscou. Un langage plus ferme a été tenu, des mesures plus précises ont été étudiées ; on a essayé d’arrêter enfin, par des décisions communes, le cours des événements qui avaient surpris, dans son demi-sommeil, la diplomatie des Alliés. Mais la tâche est maintenant plus difficile qu’hier. Non seulement les succès des Bolcheviks ont enflé leur orgueil et accru leurs prétentions ; non seulement leur arrogance, encouragée par les défaites polonaises et par l’altitude hésitante du Cabinet anglais, est devenue, pour la paix du monde, une menace perpétuelle, mais tout nous permet de croire qu’il y a eu et qu’il y a entre le gouvernement de Berlin et eux des pourparlers secrets et, sans doute, des accords. Depuis un mois, des messages radiographiques, que de savantes combinaisons de chiffres rendaient illisibles, se sont mystérieusement multipliés entre le Reich et les Soviets. Ces silencieuses conversations aériennes engagées par-dessus l’immensité des plaines polonaises, ne laissent pas d’être inquiétantes. Si l’on n’y prend garde, tout ce qui s’est fait à Versailles peut achever de se détruire à Varsovie.


Raymond Poincaré.
Le Directeur-Gérant :
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