Chronique de la quinzaine - 14 août 1914

Chronique n° 1976
14 août 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’histoire dira un jour, en toute vérité, que la France, qui avait depuis quarante-quatre ans les meilleures, les plus puissantes, les plus légitimes raisons de faire la guerre, a refoulé dans son cœur les sentimens qui devaient l’y pousser et n’a reculé devant aucun sacrifice, si ce n’est celui de son honneur, pour assurer le maintien de la paix. Hier encore, en parfait accord avec l’Angleterre et la Russie, elle continuait à servir de son mieux cette grande cause et elle cherchait loyalement le moyen de la faire triompher. Est-ce à dire qu’elle avait renoncé, dans le secret de son cœur, aux réparations nécessaires ? Non certes ; ce serait la mal connaître que de le penser ; mais ne s’attribuant pas le droit de déchaîner la guerre générale et de mettre l’Europe entière à feu et à sang pour la réalisation de son seul intérêt, elle attendait l’intervention de cette justice immanente des choses dont on lui avait parlé autrefois et à laquelle elle croyait.

Cependant les années s’écoulaient ; la génération qui a vu la guerre de 1870-1871 perdait peu à peu ses derniers représentans ; des générations nouvelles survenaient, et on pouvait craindre qu’elles n’eussent d’autres préoccupations et d’autres pensées ; les vieux souvenirs de fer et de sang commençaient peut-être à s’atténuer et, par momens, le doute s’emparait des âmes les mieux trempées. À tort, comme l’événement l’a prouvé. L’heure si longtemps attendue et désirée a sonné subitement ; la guerre a éclaté sans que nous en soyons responsables ; elle nous a été déclarée. Alors, on s’est mis à chanter partout en France : « Le jour de gloire est arrivé ! » Nous avons été récompensés de notre longue attente, car la guerre s’est présentée à nous dans des conditions telles que, même dans nos rêves, nous n’aurions jamais pu en imaginer de plus favorables. Elle est sortie de l’infatuation de nos adversaires poussée jusqu’à la démence. Si une fée tutélaire était venue nous dire : « La guerre est certaine, inévitable, prochaine : comment préférez-vous, comment souhaitez-vous qu’elle s’engage ? » qu’aurions-nous pu répondre, sinon en exprimant le désir que, dès le premier moment, la Russie, notre alliée, et l’Angleterre, notre amie, marchassent résolument avec nous ; que l’Italie, notre sœur latine, désapprouvant l’agression dont nous aurions été l’objet, refusât de s’y associer et proclamât sa neutralité en attendant mieux ; que des puissances, petites par leur territoire, mais très grandes par le cœur, fussent provoquées et envahies au mépris de la foi jurée, de manière à ce que leur cause se confondit avec la nôtre et à ce que l’opinion du monde civilisé, se prononçant en leur faveur, mit également son espoir en nous ? Nous aurions demandé que ces mille « forces impondérables » dont Bismarck connaissait la valeur fussent de notre côté. Eh bien ! tous ces vœux dont la réalisation totale paraissait si difficile que nous n’aurions pas osé les exprimer, tous ont été exaucés. En l’espace de quatre jours, l’Allemagne a soulevé contre elle la conscience universelle par ses impostures, ses violations du droit, ses procédés grossiers, ses brutalités criminelles. Le mince vernis de civilisation qui recouvrait, d’ailleurs assez mal, sa barbarie foncière s’est effrité. Le reître d’autrefois, sans pudeur, sans pitié, est apparu au monde étonné, mais non pas du tout épouvanté. Le monde a couru aux armes, et les premiers coups portés ont raffermi sa confiance. Nous ne savons pas ce que sera la suite de la campagne, mais elle ne pouvait mieux commencer. Le plan que l’Allemagne avait lentement, mystérieusement, sournoisement préparé, dès le premier jour de son exécution, a éprouvé un premier et grave échec. Nous ne nous faisons aucune illusion : la formidable partie est à peine engagée, et nous savons très bien qu’elle sera difficile, pénible, marquée d’incidens divers. Mais nous le disons hardiment : toutes les chances sont de notre côté. En guise de cordiaux, son gouvernement soutient l’Allemagne avec des mensonges : nous n’avons besoin que de la vérité.

Il est certain aujourd’hui que l’Allemagne avait très expressément préparé l’attentat qu’elle vient de commettre. On a pu croire au premier moment et elle a essayé de faire croire qu’elle avait été entraînée à la guerre par les seules obligations de son alliance envers l’Autriche. L’Autriche avait déclenché la fatalité qui avait tout emporté. On a su depuis qu’il n’en était rien. Le premier acte de la sanglante tragédie qui se poursuit a bien été l’ultimatum adressé par l’Autriche à la Serbie, et le ton en était tel que toute l’Europe a compris, sauf peut-être l’Autriche elle-même, qu’un pareil début devait conduire en quelques jours à la guerre générale. Qu’a dit alors l’Allemagne ? Elle a assuré que, si elle approuvait la forme et le fond du document austro-hongrois, elle ne l’avait connu qu’après coup. C’est le premier mensonge de la série. Depuis, l’ambassadeur d’Angleterre à Vienne a fait savoir à son gouvernement, à la suite d’une information digne de confiance, que le texte de l’ultimatum avait été envoyé à Berlin avant de l’être à Belgrade et, si on a pu se tromper à Vienne sur les suites que devait avoir une aussi injurieuse provocation, on ne l’a certainement pas fait à Berlin. On y a nié la complicité parce que tout mauvais cas est niable, mais elle est aujourd’hui solidement établie. Dès ce moment d’ailleurs, le gouvernement allemand avait commencé sans bruit sa mobilisation, allant bien au delà de ces premières précautions qu’un gouvernement prudent doit toujours prendre quand apparaît un danger sérieux. Ce qui s’est passé par la suite permet d’affirmer que la volonté de guerre était déjà arrêtée à Berlin et qu’on ne s’en laisserait détourner par rien.

L’Europe n’était pas encore renseignée alors comme elle l’a été par la suite et quand l’empereur Guillaume, interrompant sa croisière du Nord, s’est rendu précipitamment à Berlin, l’amour de la paix était si grand partout qu’on a cru, qu’on a voulu croire que, partageant ce sentiment, il saurait lui donner satisfaction. On s’était fait de l’empereur Guillaume l’image d’un souverain pacifique, qui s’était proposé d’achever par la paix ce que ses aïeux avaient commencé par la guerre, et avait d’ailleurs assez de sagesse pour ne pas exposer au sort des batailles l’édifice prodigieux, presque miraculeux, de la grandeur allemande. Cette idée qu’on avait de lui n’était peut-être pas inexacte jusqu’à ces derniers temps, mais les hommes changent avec les circonstances et, depuis quelques mois surtout, les voyageurs revenus d’Allemagne en rapportaient des impressions assez différentes de celles d’autrefois. On n’entendait parler que de guerre de l’autre côté du Rhin. Le parti pangermaniste y devenait de plus en plus exigeant et violent. L’armée, comme nous en avons eu la sensation très nette au moment des honteux scandales de Saverne, se sentait devenue maîtresse, et son arrogance n’avait plus de bornes. Sous ces influences grandissantes, le caractère de l’empereur s’altérait : on racontait qu’il ne vivait plus qu’avec son cabinet militaire, dans un cercle borné et dans une atmosphère fiévreuse et surexcitée. On était parvenu à le convaincre que la guerre était nécessaire, et que, plus on la retarderait, plus on perdrait des avantages dont on disposait encore. La Russie grandissait démesurément ; la France était irréconciliable ; le prestige de l’Allemagne demeurait encore, mais la crainte qu’elle inspirait avait diminué ; il fallait de nouvelles victoires pour relever un niveau qui tendait à baisser. Nous n’inventons rien : ce sont là les raisons qu’on a données au Reichstag pour légitimer la guerre. L’incident austro-serbe n’y a tenu qu’une place tout à fait secondaire : le danger dont l’Allemagne est menacée a seul été sérieusement invoqué. C’est bien une guerre préventive qu’on entend faire. On la propose froidement comme la solution d’un problème de géométrie ou d’algèbre, sans songer qu’on opère sur des hommes, que des milliers de vies précieuses vont s’éteindre, que des flots de larmes vont couler des yeux des mères, des veuves, des orphelins. L’Empereur s’est laissé entraîner. On l’appelait l’empereur de la paix, et c’était un beau titre ; mais il a dérivé peu à peu du côté de la guerre et le moment est venu où, ses résistances ayant fléchi, il s’est vu ou cru obligé de tirer cette épée bien aiguisée dont il n’avait guère parlé jusqu’alors que par métaphore. Sa faiblesse n’est pas une excuse : peut-être aurait-il pu en trouver une dans sa bonne foi si, à partir du moment où sa résolution guerrière a été prise, il n’avait pas mis une aisance dans le mensonge qui porte une atteinte fâcheuse à son caractère. Il sait mieux que personne que la France a voulu la paix : que ne dit-il qu’il a voulu la guerre ? L’aveu du moins serait sincère et l’honneur de l’Allemagne s’en trouverait mieux . On sait quels misérables prétextes elle a invoqués pour justifier son agression. Des aviateurs français ont volé sur la Belgique ! Un d’eux même est allé jusqu’à Nuremberg et il y a laissé tomber des bombes ! Nous plaignons M. de Schœn, que nous avons toujours connu galant homme, — et il n’y a aucune raison de croire qu’il a cessé de l’être parce qu’il a exécuté à la lettre les instructions de son gouvernement, — nous le plaignons d’avoir eu à articuler des griefs dont il connaissait la fausseté. On a dit qu’il s’était beaucoup promené dans la rue qui sépare l’ambassade d’Allemagne du ministère des Affaires étrangères, espérant être l’objet d’une avanie ou d’un attentat. Si le fait est vrai, il prouve que M. de Schœn, sentant sans doute la rougeur lui monter au front dans l’accomplissement de la mission qui lui était imposée, se dévouait pour fournir à son gouvernement un prétexte qui aurait pu être enfin décemment invoqué. Mais le calme de la population de Paris, son sang-froid, sa maîtrise d’elle-même ont déjoué ce calcul, comme ont été déjoués tous ceux qui avaient pour objet de rejeter sur la France la responsabilité d’une provocation dont l’Allemagne supportera tout le poids devant la conscience du genre humain.

De nombreuses provocations avaient d’ailleurs précédé la dernière. D’où vient que partout en France, on entend le même mot sur toutes les lèvres : « Cela ne pouvait plus durer ainsi, il fallait en finir ? » C’est que, depuis quelques années, la politique de l’Allemagne à notre égard avait complètement changé. On parle beaucoup de Bismarck en ce moment ; et on lui attribue, dans son origine, la politique dont nous avons vu le développement et dont le dénouement se manifeste aujourd’hui. C’est lui faire tort. Certes, Bismarck était un homme dur, rude, sans aucune générosité ; son esprit caustique avait contre ses victimes des ricanemens impitoyables ; mais il était supérieurement intelligent et avait fort bien compris que, si on peut fonder un grand État par la guerre, ce n’est pas par elle qu’on l’entretient et le fait vivre. Deux exemples illustres pouvaient, dans leur contraste, lui servir d’enseignement : ceux de Napoléon et de Frédéric. Napoléon, le plus grand des deux, malgré tout, et de beaucoup, s’est perdu à la manière du joueur qui remet sans cesse sur le tapis le gain qu’il a réalisé par un merveilleux coup de fortune. Frédéric, au contraire, a su s’arrêter à temps, et ce qu’il avait conquis sur les champs de bataille, il l’a organisé sagement, administré habilement, consolidé fortement dans la paix. Bismarck a profité de la leçon et, après 1871, il n’a plus fait la guerre : il s’est contenté de faire de la diplomatie, c’est-à-dire des alliances et s’est montré aussi grand par sa prudence qu’il l’avait été d’abord par son audace. Qu’il ait eu une velléité agressive en 1875, nous le voulons bien ; mais mieux inspiré que ses successeurs, il s’est arrêté tout net devant l’opposition de l’Angleterre et de la Russie. Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il dit ensuite, aussi longtemps qu’il a été maître ? Il n’a pas cessé de répéter à nos ambassadeurs que s’il avait dû faire, pour constituer l’unité allemande, la guerre de Danemarck, la guerre d’Autriche et finalement la guerre de France, il ne voulait pas nous laisser croire qu’il était notre ennemi toujours et partout et que nous le trouverions sans cesse en face de nous, contre nous, un grand sabre à la main. Il a vu que, à tort ou à raison, nous nous engagions volontiers dans la politique coloniale et, comme il y trouvait d’ailleurs un avantage pour la tranquillité de l’Allemagne, bien loin de nous gêner dans notre expansion extra-européenne, il nous y a encouragés ; et pourquoi ne pas dire qu’il nous y a aidés quelquefois par une action diplomatique discrète et efficace ? Cela ne nous faisait pas oublier, et Bismarck s’en doutait, mais cela permettait d’entretenir entre les deux pays des rapports corrects, courtois, où ils trouvaient l’un et l’autre leur bénéfice.

Telle a été la première période, et elle a été longue, de nos relations avec l’Allemagne après la guerre. Mais une autre, bien différente, a succédé. Il semble, en vérité, que, depuis quelques années, l’Allemagne, renonçant à la politique de détente bismarckienne, se soit appliquée à nous donner l’impression qu’elle était notre irréconciliable ennemie sur tous les points du globe. Nous ne pouvions rien faire, nous ne pouvions aller nulle part, sans y rencontrer son opposition maussade, hargneuse et jalouse. Il fallait toujours lui faire sa part, il fallait lui donner des compensations, et, même quand nous lui avions fait sa part et donné de larges compensations, qui ne lui étaient nullement dues, elle continuait de nous gêner, de nous entraver, de nous harceler sur le terrain qu’elle avait promis de nous abandonner. A ses yeux, notre installation y était restée précaire ; elle devait nous y remplacer un jour ; en croyant travailler pour nous, nous travaillions pour elle ; nous lui dégrossissions sa tâche à venir. Telle a été son attitude à notre égard, et il faut croire que sous des formes différentes, elle a été à peu près la même à l’égard des autres puissances, puisque l’Allemagne a si bien réussi à former contre son intolérable hégémonie la plus complète et la plus solide coalition qu’on ait encore vue. C’est le phénomène dont nous venons d’être témoins. L’Allemagne, qui s’était crue habile, a si mal choisi son moment et son prétexte pour faire la guerre que, du coup, elle a séparé d’elle un de ses alliés, et elle s’est si inconsidérément conduite à l’égard de l’Angleterre, qu’elle espérait détacher de nous, qu’elle a rivé d’une manière indestructible les liens déjà très forts qui unissaient Londres à Paris. Les Allemands, qui ont un fonds de naïveté dans leur outrecuidance, sentaient bien la haine générale monter contre eux et ils en demandaient quelquefois le motif avec une sorte de surprise. Ils ne comprenaient pas, ils ne comprennent peut-être pas encore pourquoi ils sont odieux ; mais le fait est là, incontestable. Les causes ? Il y en a de grandes, et nous en avons indiqué quelques-unes. Il y en a de plus petites, que leur multiplicité ne rend pas moins efficaces. La grossièreté, la brutalité, la cruauté de leurs procédés sont une des plus actives. Nous comprendront-ils, si nous leur disons que leur conduite est indigne envers l’impératrice douairière de Russie, à laquelle ils ont interdit le passage par leur territoire pour rejoindre Saint-Pétersbourg ; envers M. Jules Cambon qui a été accrédité longtemps auprès d’eux et qu’ils ont traité comme un colis encombrant, précieux d’ailleurs, car ils lui ont fait payer très cher son voyage ; envers le grand-duc Constantin sur lequel ils ont abattu leur lourde main ; contre l’infortuné Samain qu’ils ont assassiné ; contre un pauvre curé lorrain qu’ils ont fusillé sans que nous sachions pourquoi ; contre deux pauvres enfans qu’ils ont fusillés aussi, mais cette fois nous en connaissons le motif : à la manière du chevalier d’Assas, ces petits patriotes auraient crié : « Attention, voilà les Prussiens ! » Que tout ce sang innocent retombe sur leurs têtes ! C’est, dit-on, pour faire peur en montrant de quoi ils sont capables, que les Allemands se conduisent ainsi : ils ne réussissent qu’à faire horreur.

Nous avons dit que, pour conserver la fidélité de ses alliés, l’Allemagne aurait dû choisir une autre occasion et un autre motif de guerre que ceux qu’elle a invoqués. Nous ne parlons pas de l’Autriche-Hongrie. Dans la forme, c’est pour elle que l’Allemagne a brûlé ses vaisseaux ; l’Autriche-Hongrie ne pouvait donc pas l’abandonner. Il semble pourtant qu’après avoir commis la folle imprudence de son ultimatum à la Serbie, elle ait éprouvé quelque hésitation quand elle en a vu les conséquences. On assure qu’au tout dernier moment elle avait accepté en principe une proposition conciliante de l’Angleterre, qui n’a pas eu de suite parce que l’Allemagne, l’Allemagne seule, a refusé de s’y rallier. L’Autriche a laissé pendant si longtemps son ambassadeur à Paris, où sa situation, en s’y prolongeant, avait quelque chose de si ridicule et de si inconvenant qu’on se demande s’il n’y avait pas encore dans son esprit une vague espérance d’échapper à la guerre contre nous. Peut-être l’a-t-elle encore, car s’il y a eu rupture des relations diplomatiques, il n’y a eu de déclaration de guerre ni d’un côté, ni de l’autre. Nous avons dû demander des explications à Vienne. Il était de notoriété publique et nous savions pertinemment que l’Autriche avait détaché des troupes à l’Ouest et les avait mises à la disposition de l’Allemagne. Le comte Berchtold a cherché à équivoquer sur le caractère de ces mouvemens ; mais les faits n’étaient pas contestables. Nous avons rappelé notre ambassadeur de Vienne et l’ambassadeur autrichien a quitté Paris : hâtons-nous de dire que tout cela s’est passé dans les formes les plus courtoises, avec la politesse qu’emploient entre elles les nations depuis longtemps civilisées et les hommes simplement bien élevés. Mais l’Autriche n’était plus libre : l’Allemagne la tenait et ne la lâchait pas. Heureusement, ni l’Allemagne, ni l’Autriche ne tenaient l’Italie. L’Italie ne s’était engagée envers elles que pour une guerre défensive, c’est-à-dire une guerre où nous aurions été les agresseurs, et elle s’était engagée envers nous à ne pas participer à une agression dont nous serions l’objet. Certes, l’Italie ne pouvait pas hésiter : il était bien clair que, dans le cas actuel, ce n’était pas la France qui était l’agresseur. Elle a beaucoup trop d’esprit pour s’arrêter aux billevesées inventées par l’Allemagne d’aviateurs français qui auraient volé sur la Belgique et lancé des bombes sur Nuremberg : il faut être Allemand pour s’y laisser prendre. De même, si le comte Szécsen est resté trop longtemps à Paris dans l’espoir que nous finirions par le congédier, ce qui permettrait de dire que c’était la France qui avait déclaré la guerre, c’est encore là une invention au seul usage de l’Allemagne, non pas de l’Italie, qui sait le fond des choses. L’Italie devait donc rester neutre. Que serait-il arrivé pourtant et l’Italie n’aurait-elle pas pu reprendre sa liberté si la diplomatie allemande avait su arranger les choses de manière à ce qu’un intérêt italien, bien clair, bien net, bien puissant, fût engagé dans la partie en jeu ? Aurions-nous pu nous étonner si l’Italie n’avait pas sacrifié cet intérêt ? La tentation pour elle aurait été très forte. Mais c’est tout le contraire qui est arrivé : l’Italie a été invitée à prendre part à une action militaire infiniment dangereuse pour elle et dont le succès aurait compromis son intérêt le plus évident. On voit mal l’Italie s’engager dans une guerre dont le résultat est plus que douteux pour aider l’Autriche à devenir maîtresse de l’Adriatique. Aussi aucune considération à côté, aucune objurgation, aucune promesse, aucune menace, — car on ne les lui pas épargnées, — n’ont-elles pu la décider à rompre la neutralité. En dehors de l’avantage matériel que nous y trouvons, nous sommes heureux de voir l’Italie refuser de prendre les armes contre nous : c’est une grande joie dans le présent, c’est une grande espérance pour l’avenir et peut-être pour un avenir très prochain.

Mais c’est surtout avec l’Angleterre que le gouvernement allemand a poussé l’inconséquence à ses limites extrêmes. Jusqu’au dernier moment, il a espéré que l’Angleterre, elle aussi, resterait neutre. C’était difficile à obtenir de la part d’un pays qui était ouvertement notre ami, qui avait depuis quelques années déjà l’habitude d’une vie politique commune avec nous et qui attachait un intérêt puissant au maintien de l’équilibre actuel, non seulement en Europe, mais dans le monde. Quoi qu’elle eût fait, l’Allemagne ne serait pas parvenue à détacher tout à fait l’Angleterre de nous. Elle l’a essayé cependant, et les arguments qu’elle a employés pour cela sont précisément ceux que nous lui aurions perfidement soufflés, si nous en avions eu le moyen. Sir Edward Grey a déclaré à l’ambassadeur allemand que l’Angleterre ne laisserait pas écraser la France. — A Dieu ne plaise! a répondu l’ambassadeur allemand, nous n’avons l’intention d’enlever à la France aucune parcelle de son territoire. — Mais ses colonies? a demandé sir Edward Grey. — Sur ce point, l’ambassadeur allemand a interrogé son gouvernement, qui a déclaré ne pas pouvoir répondre. Du coup, l’Angleterre a été édifiée. Si nous étions vaincus, — qu’on nous pardonne cette hypothèse devenue invraisemblable ! — nous aimerions sans doute mieux, nous Français, que l’Allemagne nous enlevât quelques colonies qu’une de nos provinces métropolitaines. Mais l’Angleterre ? Ce n’est plus la France qui est sa rivale à travers les mers, c’est l’Allemagne. La puissance coloniale de la France est devenue un élément de l’équilibre général ; l’Angleterre la connaît et s’en accommode ; elle aurait d’autres préoccupations, si elle voyait l’Allemagne occuper dans la Méditerranée le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Et ces préoccupations seraient aussi partagées par l’Italie. Nous ne saurions trop remercier l’Allemagne d’avoir mis, cette fois par exception, une naïve franchise à faire connaître ses intentions. Dans quelle mesure celles de l’Angleterre en ont-elles été influencées, on a pu s’en douter quand on l’a vue s’empresser, pour commencer, de prendre le Togoland à l’Allemagne : la réponse était spirituelle et vraiment pleine d’à propos. L’Angleterre a aussitôt développé et précisé les déclarations qu’elle avait déjà faites à notre endroit. Au début, elle s’était contentée de dire qu’elle ne nous laisserait pas écraser, ce qui est un terme vague, et qu’elle défendrait nos côtes septentrionales contre une agression allemande, de manière à nous assurer toute liberté d’action dans la Méditerranée. C’était beaucoup, mais pourquoi ne pas l’avouer ? ce n’était pas encore tout ce que nous attendions de nos amis. Sir Edward Grey déclarait d’ailleurs que l’Angleterre gardait pour la suite sa liberté de faire ou de ne pas faire. Aurait-elle fait davantage ? Il y a tout lieu de le croire ; en effet, lorsque le gouvernement allemand a proposé de s’engager envers elle à respecter nos côtes septentrionales, sir Edward a répondu que c’était insuffisant. Il semble donc bien que, dès ce moment, ses attentions allaient plus loin et, s’il ne le disait pas plus expressément, c’est sans doute parce qu’il y avait, dans le ministère anglais, des divergences dont la démission de lord Morley et de M. John Burns a été la manifestation discrète. Au surplus, l’Angleterre n’a pas tardé à sortir des demi-mesures et l’Allemagne lui en a imposé l’obligation en refusant de prendre un engagement au sujet de la neutralité de la Belgique. Ce n’était pas une goutte d’eau, mais bien toute une cataracte qui faisait enfin déborder le vase.

On sait à quel point cette question tient au cœur de l’Angleterre : l’intérêt et l’honneur ne lui permettent pas d’y apporter la moindre hésitation, de laisser s’y introduire la moindre équivoque. L’intégrité et l’indépendance de la Belgique sont des dogmes fondamentaux de sa politique. Elle a donc demandé à la fois à la France et à l’Allemagne si elles respecteraient la neutralité belge. Nous avons répondu affirmativement : nous sommes une nation honnête, nous nous regardons comme liés par les traités où nous avons mis notre signature. L’Allemagne a refusé de répondre et, cette fois encore, l’Angleterre a été éclairée. Le gouvernement allemand a essayé de causer, de négocier ; il a affirmé que, si la Belgique était violée, cela ne tirerait nullement à conséquence et que, les choses une fois finies, la Belgique redeviendrait vierge comme devant ; il a fait à l’Angleterre des offres qu’il jugeait engageantes. Sir Ed. Grey a répondu que l’Angleterre ne marchandait jamais quand il s’agissait de ses intérêts et de ses obligations. Cette fière réponse n’a laissé aucun doute à l’Allemagne sur la résolution britannique : au surplus, l’Angleterre lui a adressé un ultimatum en lui donnant seulement quelques heures pour y répondre. La réponse n’étant pas venue, l’Angleterre a déclaré la guerre à l’Allemagne. L’indignation s’est emparée du pays tout entier, et M. Asquith l’a exprimée dans des termes si vigoureux qu’il est allé jusqu’à qualifier d’ « infâmes » les propositions de Berlin. Et aussitôt l’union de tous les partis s’est faite en Angleterre, comme elle s’était faite en France, comme elle s’est faite en Russie. La question irlandaise qui, hier encore, menaçait de déchaîner la guerre civile, a disparu de l’horizon. — Vous pouvez retirer toutes les troupes qui sont en Irlande, a dit M. Redmond: nous nous chargeons de défendre nos côtes nous-mêmes. — Et M. Bonar Law, au nom de l’opposition, a déclaré : « Nous combattons pour la base même de la civilisation dont l’Europe est garante. Il ne s’agit pas ici d’une lutte sans importance : c’est peut-être la plus grande que l’Angleterre ait eu à soutenir et l’issue en est certaine. C’est le napoléonisme une fois de plus, mais, Dieu merci, autant que nous le sachions, il n’y a pas cette fois de Napoléon. » Il n’y a pas non plus de Bismarck assurément, ni de Moltke probablement, ni même de Roon, semble-t-il, du moins autant que nous le sachions, comme s’exprime M. Bonar Law. Quoi qu’il en soit, l’Angleterre est engagée : elle ne reculera plus.

Que dire de la Russie ? C’est à elle, la première, que l’Allemagne a déclaré la guerre, et c’est à cause d’elle que nous la faisons nous-mêmes à l’Allemagne. L’autre jour, dans une audience qu’il lui a accordée, l’empereur Nicolas a embrassé notre ambassadeur, M. Maurice Paléologue. « J’embrasse la France en votre personne, » a-t-il dit. La France venait de donner une preuve éclatante de sa fidélité à une alliance qu’elle a contractée il y a près d’un quart de siècle. Depuis lors, la confiance des deux pays l’un dans l’autre ne s’est jamais démentie : on vient de voir combien elle était justifiée. La nôtre est si grande que, on a pu le remarquer, lorsque notre gouvernement est venu, dans un grand, très noble et très beau langage, demander aux Chambres de voter les crédits qui nous permettaient de soutenir la lutte, pas une voix ne s’est élevée pour demander à connaître le texte précis de nos engagemens avec la Russie. On n’a vu qu’une chose, à savoir que l’Allemagne avait déclaré la guerre à notre alliée : il n’est venu à l’idée de personne de mesurer l’étendue du concours que nous avions à lui donner. Les deux pays se défendront l’un l’autre avec la totalité de leurs forces, et l’empereur Nicolas a déclaré qu’il ne ferait pas la paix aussi longtemps qu’il y aurait un soldat allemand sur le sol français. La résolution de la Russie, comme la nôtre, comme celle de l’Angleterre, est unanime. Les explications que M. Sazonow a données à la Douma ont été couvertes d’applaudissemens. Nulle part une voix dissidente ne s’est élevée. Il n’y a en Russie qu’un seul cœur.

C’est un beau spectacle, qui révèle un grand peuple, mais que nous avons donné nous aussi. Si l’Allemagne a compté sur nos divisions, habituellement si profondes, son erreur a été grande et elle a été bientôt dissipée. Comme par enchantement, tous les Français se sont trouvés d’accord, et les pacifistes les plus forcenés, les socialistes unifiés les plus antimilitaristes ont fait bloc contre l’abominable agression dont la patrie était l’objet. Un crime odieux a coûté la vie à M. Jaurès au moment où, comme nous tous, il s’inclinait devant l’obligation qui nous était imposée et témoignait sa confiance à un gouvernement auquel il avouait n’avoir aucun reproche à faire. Ses obsèques ont eu lieu avec recueillement et, sur le cercueil de l’homme qui avait si souvent maudit la guerre, il n’est pas jusqu’à M. Jouhault, le représentant de la Confédération générale du travail, de la fameuse C. G. T., qui n’ait annoncé qu’il allait partir pour la frontière et a juré que tout le monde ferait son devoir. Pas un mot imprudent, pas un cri déplacé. L’Allemagne a refait partout l’union des âmes. Dans la France entière le sentiment est le même. Tout le monde comprend que, comme l’ont dit les ministres anglais, l’heure est grave et que la lutte qui va s’ouvrir sera terrible, mais chacun a fait résolument le sacrifice que le devoir lui impose et notre mobilisation s’est faite dans un ordre admirable. Personne ne s’est demandé par quelles mains était tenu en ce moment le drapeau national : il n’y a plus de partis, il n’y a que des Français, et tous ont couru au drapeau. Plus de ces manifestations comme celles qui, en 1870, ont laissé un remords dans nos mémoires. Nous avons toujours été un peuple vaillant, nous sommes devenus un peuple sérieux. « Nous sommes sans reproche, a dit M. le Président du Conseil, nous serons sans peur. »

De ces vertus guerrières, nous aurions voulu être les premiers à donner l’exemple au monde, si ce n’était pas la Belgique qui l’eût fait. Mieux vaut pour l’honneur de l’humanité qu’il ait été donné par un peuple de quelque 7 millions d’habitans contre un autre qui en a plus de 60. Cette disproportion numérique montre avec plus d’éclat ce que peut la force morale au service d’une juste cause. L’Allemagne avait préparé dans le recueillement et le silence un plan de guerre dont l’exécution ne pouvait se faire que par la violation de la neutralité belge. Ce plan, sinon dans les détails, au moins dans son ensemble, est si simple qu’il est apparu à la fois à tous les esprits. Notre frontière commune avec l’Allemagne est courte et bien défendue ; nous y avons accumulé les ouvrages d’art, les fortifications ; nous y avons concentré nos meilleures troupes, ces troupes de couverture qui, au milieu d’une population animée du patriotisme le plus ardent, sont toujours entraînées et toujours prêtes. Si nous connaissons notre force, l’Allemagne ne l’ignore pas, et elle vient de prouver combien elle la redoute. Son plan a consisté à tourner à l’Ouest notre aile gauche, par un grand mouvement qui ne pouvait s’accomplir que sur le territoire belge. Dans la confiance que nous inspirait, bien à tort, on vient de le voir, la sainteté du droit, nous n’avions pas défendu notre frontière avec la Belgique comme notre frontière avec l’Allemagne. La tentation devait donc être grande pour celle-ci de violer la neutralité belge : elle tournait ainsi notre ligne principale de défense et, en même temps qu’elle l’aurait fait sur cette ligne, elle nous aurait attaqués à gauche et par derrière. Nous aurions été pris entre les branches d’un immense étau. Mais il fallait pour cela de deux choses l’une : ou que la Belgique s’y prêtât, ou que sa résistance fût brisée.

Le plus probable, et de beaucoup, est que l’Allemagne comptait sur la réalisation de la première hypothèse ; si cependant c’était la seconde qui se présentait, elle ne s’en embarrassait guère et, quoiqu’elle eût signé le traité de 1839 qui garantissait la neutralité de la Belgique, elle ne se sentait nullement liée par sa parole : la disproportion de force numérique entre l’armée belge et la sienne lui permettrait de vaincre la résistance qui lui serait opposée. Si elle lui était opposée, ne serait-ce pas d’ailleurs seulement pour la forme ? Est-ce que la Belgique pouvait avoir la prétention d’arrêter l’Allemagne? Est-ce que David pouvait, dans notre siècle de fer, frapper une fois de plus Goliath au front et le renverser ? Dans cette douce confiance, l’Allemagne a commencé, pour se faire la main, par violer la neutralité du Luxembourg ; puis, ainsi que l’a dit M. le Président de la République, elle « a outrageusement insulté la noble nation belge, » en lui demandant la liberté de traverser son territoire. La réponse a été ce qu’elle devait être, indignée et résolue. L’Allemagne a passé outre, elle est entrée en Belgique, et comptant la traverser aussi facilement qu’une toile d’araignée, elle a mis le siège devant Liège. « En voyant son indépendance menacée, a dit le roi Albert qui s’est montré aussi grand que son peuple dans ces circonstances tragiques, la nation a frémi, ses enfans ont bondi à la frontière ! » et l’armée belge, composée sur ce point de 40 000 hommes, a mis en déroute l’armée allemande qui en avait plus de 100 000. Certes, l’histoire de la Belgique est belle et glorieuse ; nous n’en connaissons guère qui soit de nature à attirer sur une nation plus d’estime, de sympathie et de respect ; mais rien dans cette histoire n’est comparable à l’héroïque défense de Liège dont le monde vient d’être le témoin ému et émerveillé. L’Europe avait garanti la neutralité de la Belgique, et la France et l’Angleterre sont en marche pour la défendre, mais, sans attendre davantage, la Belgique a frappé elle-même un coup qui, à lui seul et pour toujours, consacre cette neutralité : personne désormais n’aura plus l’imprudence de la violer. Sans doute, l’armée allemande revient à la charge, mais nous avons confiance. Les Anglais ont débarqué sur le continent et ils avancent ; nous sommes entrés en Belgique et nous avançons : qui sait si nous n’assisterons pas bientôt à un Waterloo retourné où Belges, Anglais et Français combattront ensemble contre l’arrogance et la mauvaise foi germaniques ? Quoi qu’il en soit, la prodigieuse défense de Liège, si même elle n’a retardé que de quelques jours la marche de l’armée allemande, aura brisé le plan de son état-major et nous aura permis de terminer notre mobilisation : ce sont deux conséquences du plus grand prix.

Et pendant que ces faits éternellement glorieux pour la Belgique se passaient chez elle, nous sommes entrés en Alsace. Un premier combat nous a permis de repousser les Allemands à Altkirch, de nous emparer de la ville, de courir à Mulhouse et d’y entrer. Les Allemands ont couru aussi, mais en sens inverse : ils ont fui devant nos baïonnettes. Heureuse la troupe française qui, la première, a fait entendre notre clairon aux échos de l’Alsace et retentir sous ses pas le sol sacré d’une province qui nous est si chère ! Les dépêches racontent que les paysans d’Alsace ont aussitôt, sur ce point de la frontière, renversé les poteaux qui marquaient la séparation d’avec la vieille patrie. Quel Français n’aurait-il pas voulu être là ? Ceux surtout qui, comme nous, ont pris part à la guerre de 1870 et gardé au fond de l’âme la douleur muette, mais toujours aussi vive, de l’arrachement brutal, sentiront en eux, avec un tressaillement de joie, un renouveau d’espérance. On connaît l’admirable gravure que Raffet a intitulée le Réveil : un tambour, superbe et farouche, bat aux champs et des fantômes sortent lentement de terre avec des figures étonnées qui se raniment, encore à moitié morts et déjà à moitié vivans. Ces fantômes se réveillent aussi dans nos cœurs ; nous reconnaissons parmi eux des figures aimées ; mais il est encore trop tôt pour leur tendre les bras. Nos enthousiasmes doivent rester prudens. Les Allemands sont revenus si nombreux que nous avons dû évacuer Mulhouse ; mais nous sommes restés en Alsace, nous reviendrons à Mulhouse, et nous ne nous arrêterons pas là. Il faut s’attendre à des péripéties diverses dans cette guerre, ne pas s’enorgueillir quand elles seront favorables, surtout ne pas se décourager quand elles ne le seront pas. Ce n’en est pas moins pour nous une grande force morale que ces premiers succès, et il est, tout de même, permis d’y voir une promesse. Jusqu’ici, notre territoire a résisté à l’invasion. Nous sommes entrés en Belgique pour défendre la neutralité d’un pays héroïque et généreux. Nous sommes entrés en Alsace, c’est-à-dire chez nous, pour y exercer la revendication du droit foulé aux pieds. Dans les conditions où elle s’engage, la guerre ne peut pas mal finir, et cela seul importe, mais elle ne pouvait pas non plus débuter plus heureusement : et nous dirons avec M. le Président de la République, dans le message concis, robuste et fort qu’il a adressé aux Chambres : « Haut les cœurs et vive la France ! »

Francis Charmes.


Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.