Chronique de la quinzaine - 14 août 1910

Chronique n° 1880
14 août 1910


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Nous serions tenté de ne rien dire de la Commission d’enquête, et d’attendre patiemment qu’elle ait repris ses travaux dont elle a renvoyé la suite au mois d’octobre. Quoique présidée par M. Jaurès, elle n’a pas fait encore de grandes découvertes, car ce n’en est pas une d’avoir appris que le banquier Gaudrion a donné 25 000 francs à Pichereau pour le déterminer à déposer une plainte contre Rochette, ou, si c’en est une, l’intérêt en est médiocre. Ce qui a pu se passer entre ces personnages de second ou de troisième plan, et qui apparaissaient d’avance sous un jour très suspect, importe assez peu. Si la commission d’enquête borne là ses trouvailles, nous persistons à croire qu’elle n’aura pas servi à grand’chose, ce que nous sommes d’ailleurs tout prêts à lui pardonner, pourvu qu’elle ne fasse pas d’autre mal.

Nous avons craint qu’elle n’en fit ; et comment aurions-nous pu ne pas le redouter lorsqu’un bureau de la Chambre a élu M. Jaurès commissaire et que la commission elle-même l’a nommé son président ? Y a-t-il eu là un défaut de conscience ou simplement de mémoire ? Comment la Chambre a-t-elle pu oublier le parti que M. Jaurès a tiré d’une autre affaire, plus grave à coup sûr, dont il s’est servi pour miner tout notre édifice politique, et pour jeter le discrédit sur notre armée ? Si cette campagne n’avait pas été menée dans les conditions révoltantes où elle l’a été, les esprits indépendans auraient pu examiner avec plus de sang-froid certains côtés de la question qui leur était posée. Au surplus, M. Jaurès était dans son rôle. Il poursuit la destruction de l’ordre social actuel et, pour cela, tous les moyens lui sont bons : il l’a prouvé de reste. Ce qui nous étonne, c’est que des hommes qui ne sont pas des révolutionnaires l’aient suivi alors aveuglément, et ce qui nous surprend encore bien plus, c’est qu’ils s’exposent aujourd’hui à recommencer. La France se ressent encore de l’ébranlement funeste dont quelques-unes de ses institutions ont été à ce moment l’objet. Il en est une du moins qui était restée au-dessus de toute atteinte, à savoir la préfecture de police, ou plus simplement la police : c’est elle que M. Jaurès a visée cette fois, et on comprend son intérêt à en faire une ruine. Heureusement il a rencontré devant lui M. Lépine qui n’est pas un simple officier d’état-major, et les choses ont tourné autrement qu’il ne l’espérait. Dieu nous garde d’écrire un mot qui pourrait désobliger nos officiers ; mais enfin ils vivent dans un milieu spécial et restreint où, tout entiers à leur affaire, certaines autres leur échappent. Il n’en est pas de même de la police qui, comme l’a dit M. Lépine, a l’œil partout. Son défaut n’est pas l’ingénuité, qui serait chez elle le pire de tous. Elle ne s’en laisse pas facilement imposer. L’éloquence même de M. Jaurès ne la trouble pas, et la déposition de M. Lépine en est la preuve. M. Lépine est allé droit au seul fait qui, à nos yeux, ait de l’importance. Il a avoué, ou plutôt déclaré qu’il avait, comme on le disait, cherché un plaignant contre Rochette, mais il s’est demandé si l’acte accompli par lui était légal et utile, et a cette double question il a répondu affirmativement. Comme, depuis ce moment, Rochette a été condamné à deux ans de prison pour escroquerie, il est difficile de contester plus longtemps l’utilité de l’instruction ouverte contre lui. Ses entreprises audacieuses étaient une menace pour la petite épargne ; tout le monde le savait, tout le monde le disait ; cependant le parquet n’osait pas agir à défaut d’une plainte qu’il jugeait pour cela indispensable. L’était-elle en effet ? Nous ne traiterons pas aujourd’hui la question. La situation était la suivante : un aventurier mettait en péril la fortune publique ; le parquet se déclarait paralysé parce qu’il n’y avait pas de plainte ; la préfecture de police a fait naître la plainte, et l’aventurier a été condamné. Le reste est accessoire.

Accessoire ! dira-t-on ; et nous voyons déjà les figures épouvantées de ceux que la prétendue toute-puissance de la préfecture de police remplit de terreur. On a beaucoup parlé, dans cette affaire, de l’article 10 du code d’instruction criminelle qui donne au préfet de police, et même aux autres préfets, des pouvoirs exorbitans ; c’est le legs d’un autre âge. Qu’il faille le supprimer ou le modifier, tout le monde en est d’accord et si la commission d’enquête en provoque l’abrogation plus rapide, tout le monde y applaudira. Elle aura eu la gloire d’enfoncer une porte ouverte : c’est une gloire qui n’est pas toujours à dédaigner. Il ne faut pourtant pas exagérer l’importance lu service qu’elle aura rendu. On donne le change à l’opinion en parlant de l’article 10 à propos de Rochette. M. Lépine n’a nullement usé des pouvoirs excessifs que cet article lui attribue, et nous mettons en fait que, dans l’état de nos mœurs, aucun préfet de police n’oserait le faire. C’est même pour ce motif qu’après avoir plusieurs fois dénoncé et condamné à mort l’article, on a oublié de l’exécuter.

Exécutons-le donc, ce sera justice ; mais, sous prétexte d’enlever au préfet de police des armes qui seraient effrayantes, s’il s’en servait, gardons-nous de le priver de celles dont il a besoin pour nous défendre. M. Lépine a raison : il faut que l’œil de la police soit partout, sa main aussi. Certains philosophes politiques conçoivent la police sous la forme d’une sorte d’entité qui, chargée in abstracto d’assurer la sécurité publique, doit s’acquitter de ce soin sans qu’on lui en donne le moyen. Le moyen, pour elle, est d’être mêlée à toute la vie sociale, d’y être utile, d’aider à son fonctionnement, d’y jouer un rôle. Dans l’exercice de sa fonction, la police rencontre souvent des crimes ou des délits : c’est pour cela que, très légitimement, le préfet est officier de police judiciaire et collaborateur du parquet. Il serait insensé de lui enlever cette attribution, et tout ce qu’on doit lui demander est de ne pas sortir de la mesure restreinte où il l’a depuis assez longtemps exercée. Quelques excès de zèle, quelques écarts de conduite même, de la part de certains agens très estimables d’ailleurs, ne changent pas le caractère des choses. Que M. Jaurès s’y attache, qu’il y appuie, qu’il s’y appesantisse, et qu’il pousse à ce sujet des clameurs tragiques, c’est son affaire ; mais que la commission, mais que la Chambre, mais que l’opinion s’égarent à sa suite, sans souvenir du passé, sans prévoyance de l’avenir, c’est contre quoi nous les mettons en garde. L’honneur et la force de la préfecture de police sont pour nous des garanties précieuses, et le petit scandale que peuvent provoquer les manipulations cuisinées dans un sous-sol par MM. Gaudrion et Pichereau ne nous détourneront pas de ce sentiment. Ce n’est pas au moment où les vengeurs de Liabeuf se multiplient d’une manière inquiétante que nous pourrions en changer. Que dire de la déposition de M. Prévet ? M. Jaurès a traité M. Prévet comme un coupable. Il fallait, dans l’intérêt de sa thèse et pour la justification de son discours à la Chambre, que M. Prévet, ennemi de Rochette, eût abusé de son influence politique pour déterminer sa chute, faire ouvrir une poursuite contre lui et ordonner personnellement son arrestation. M. Jaurès a interrogé M. Prévet avec perfidie, mais celui-ci ne se laisse pas démonter pour si peu ; il a remis choses et gens à leur place ; il a montré les énormes confusions où était tombé M. Jaurès ; il a expliqué sa conduite, que tout homme avisé et conscient de sa responsabilité aurait tenue à sa place. N’insistons pas.

Donc, la suite a été renvoyée au mois d’octobre. On avait entendu tous les témoins, sauf un, et il est dans l’Amérique du Sud : c’est M. Clemenceau. Son rôle dans l’affaire commence d’ailleurs à se dégager, soit des interviews auxquelles il s’est prêté, soit des conversations qui ont été tenues, à Paris même, par des gens bien renseignés, soit encore, pour ceux qui entendent entre les mots, par les dépositions déjà faites devant la commission d’enquête. Aussi n’attendons-nous plus de sa part des révélations bien sensationnelles. Nous craignons seulement pour lui qu’il ne soit aussi coupable que M. Lépine : il lui est arrivé, dans sa vie, de se tirer de cas infiniment plus graves.


L’abondance des sujets dont nous avons dû entretenir nos lecteurs nous a empêché de leur parler jusqu’ici d’un événement plus important sans doute que tous les autres, mais qui ne semblait pas nous toucher d’une manière aussi immédiate. Le 4 juillet, a été signé à Saint-Pétersbourg, par M. Isvolski et le baron Motono, un arrangement, convention ou traité, qui met fin aux querelles de la Russie et du Japon en Extrême-Orient et établit entre eux un accord étroit. La nouvelle de cet accord, qui n’avait pourtant rien d’imprévu, a produit en Europe, en Asie et en Amérique une vive impression, et, avant même qu’on connût les termes exacts de la convention, des torrens d’encre ont coulé en vue d’en interpréter le sens et d’en mesurer les conséquences. Il est difficile d’en mesurer les conséquences, mais le sens en est très clair. L’accord a pour but, non seulement de rejeter dans le passé tous les sujets de conflits qui ont mis aux prises les deux pays, soit politiquement, soit militairement, et d’y substituer une sorte d’entente cordiale, mais encore de confirmer le statu quo actuel considéré comme favorable à la Russie et au Japon, et qui ne saurait être modifié sans que leurs intérêts en souffrissent. D’autres puissances y gagneraient peut-être, la Russie et le Japon y perdraient certainement. Telles sont, à les prendre dans leur ensemble, les intentions qui ont guidé les deux négociateurs.

Il est possible, et cela même est probable, que certaines velléités de la part d’autres puissances, qui se sont manifestées par des démarches peu opportunes, aient précipité le dénouement ; mais, depuis trois ans déjà, la Russie et le Japon y marchaient d’un pas sûr, et il aurait fallu de grandes maladresses pour réchauffer des passions qui allaient en s’éteignant, alors que les intérêts communs devenaient, au contraire, de plus en plus distincts. Après la guerre russo-japonaise et le traité de Portsmouth qui en a marqué le terme, personne n’était tout à fait certain que ce terme fût effectivement atteint. Les Russes avaient de la peine à accepter leur défaite comme définitive : leur patriotisme, ou du moins celui d’un grand nombre d’entre eux, restait frémissant. D’autre part, l’opinion japonaise était surexcitée ; elle se prononçait avec violence contre l’abandon de toute demande d’indemnité de guerre ; elle accusait le gouvernement de n’avoir pas tiré des circonstances tout le parti possible ; elle provoquait à Tokio des mouvemens populaires qui ont amené l’incendie d’un ministère. Peu à peu le calme a succédé à la bourrasque. Les Russes se sont aperçus qu’ils n’avaient perdu, en somme, que ce qui ne leur appartenait pas, et qu’ils n’avaient cédé ni un pouce de leur territoire, ni un rouble de leur fortune : il n’y avait rien d’irréparable entre leur vainqueur et eux. Et quant au gouvernement japonais, on a pu bientôt se rendre compte de ce que sa modération avait eu de prévoyant et de politique.

Certes, dans l’état où étaient alors ses finances, une indemnité de guerre n’aurait pas été pour lui un avantage négligeable ; mais l’avantage n’aurait été que pour le présent, il valait mieux songer à l’avenir. Un conflit permanent entre les deux pays aurait été pour l’un et pour l’autre une cause d’affaiblissement, et un prétexte donné à d’autres de se faufiler entre eux pour y jouer le rôle de tertius gaudens, de tiers bien partagé. Ne valait-il pas mieux s’entendre pour recueillir de part et d’autre le bénéfice de l’immense effort qu’on avait fait, et s’en assurer le maximum de profit ? Ces réflexions devaient naturellement se présenter aux esprits à Saint-Pétersbourg et à Tokio ; il a fallu toutefois quelque temps pour qu’elles s’en emparassent tout à fait. On a dit que la nature ne faisait pas de sauts ; l’esprit humain n’en fait pas non plus ; il procède par transitions parfois assez lentes. Pendant les deux années qui ont suivi le traité de Portsmouth, la question de savoir si la guerre ne recommencerait pas à bref délai est restée menaçante. Une reprise des hostilités aurait été, à coup sûr, une folie, mais les folies de ce genre ne sont pas sans exemple. On affectait d’y croire dans certains pays, notamment en Allemagne, et on a continué de le faire jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire jusqu’au 4 juillet dernier. La lecture des journaux d’outre-Rhin laissait une impression très pessimiste. Heureusement, d’autres symptômes, encore plus significatifs, la combattaient. Depuis trois ans, en effet, les gouvernemens japonais et russe sont entrés résolument dans la voie pacifique. Faut-il signaler les étapes qu’ils y ont parcourues ? Le traité de Portsmouth avait laissé à des conventions futures le soin de régler certaines questions qui, toutes secondaires qu’elles fussent, auraient fort bien pu remettre le feu aux poudres, si on n’y avait veillé. Il s’agissait de l’exploitation des chemins de fer de l’Est chinois et du Sud mandchourien, des pêcheries, de certains droits et privilèges que revendiquaient les deux pays et qui ne pouvaient leur être reconnus que par un traité de commerce et de navigation. La diplomatie avait une œuvre immense et, au début surtout, fort délicate à accomplir au milieu de la fermentation des esprits. On ne s’est pas pressé ; chaque chose a été faite en son temps. Aux mois de juin et de juillet 1907, ont été signées trois conventions se rapportant aux questions susmentionnées. Enfin, le 30 juillet de la même année, MM. Isvolski et Motono, les signataires mêmes de l’arrangement d’hier, ont pu en signer un premier qui en posait déjà les principes. L’arrangement du 30 juillet 1907 avait pour objet de « fortifier les relations pacifiques, amicales et de bon voisinage heureusement rétablies entre la Russie et le Japon, et d’écarter la possibilité de malentendus futurs entre les deux empires. » En vue de quoi ils s’engageaient « à respecter tous les droits résultant pour l’un ou l’autre des traités en ligueur, accords ou conventions appliqués à présent entre les hautes parties contractantes et la Chine. » On voit que l’accord du 30 juillet 1907 devait, si ses signataires restaient fidèles à leur politique, conduire naturellement à celui du 4 juillet 1910.

Nous avons fait allusion plus haut aux circonstances particulières qui avaient peut-être hâté le dénouement. Il suffisait à la Russie et au Japon d’avoir l’oreille un peu fine et attentive, — et ils l’ont assurément, — pour être frappés des affirmations réitérées dont nous avons parlé, qui les présentaient toujours comme à la veille d’une rupture inévitable. À entendre presque quotidiennement ces prédictions sinistres, ils devaient se demander quel intérêt on avait à les faire. Pourquoi voulait-on absolument qu’ils se brouillassent de nouveau ? Ils n’en avaient nul désir ; mais, s’ils l’avaient eu, l’insistance avec laquelle on les y poussait leur aurait donné à réfléchir. C’est alors que, il y a quelques mois, est venue d’Amérique une proposition qui n’a incontestablement pas été, de la part du gouvernement de Washington, un acte d’habileté : elle consistait dans l’internationalisation des chemins de fer de Mandchourie. Comment a-t-on pu douter, même un moment, à Washington, de l’opposition résolue qu’on ferait à Saint-Pétersbourg et à Tokio à tout projet de ce genre ; et si les gouvernemens russe et japonais s’y opposaient, comment les autres auraient-ils pu y adhérer ? Ici, comme dans d’autres circonstances plus ou moins analogues, l’internationalisation aurait eu pour conséquence, en mettant tout le monde sur le même pied, de faire perdre aux puissances qu’on peut appeler initiatrices le bénéfice de leurs efforts longuement préparés et vigoureusement exécutés. On a invoqué alors le principe de la porte ouverte : n’a-t-il pas été entendu qu’il serait respecté en Mandchourie ? Sans doute, mais il n’y a là aucune contradiction. Pareil engagement a été pris au Maroc, ce qui n’a pas empêché que les intérêts et par conséquent les droits spéciaux de la France et de l’Espagne fussent en même temps reconnus par tous ? L’égalité en matière commerciale peut fort bien s’allier avec l’attribution, à quelques-uns, d’avantages justifiés par la géographie, la politique et l’histoire. Enfin un acte nouveau ne peut pas faire table rase d’un passé de labeurs, de difficultés, de périls surmontés à force de persévérance et de courage, au profit de ceux qui n’y ont eu aucune part, et au détriment de ceux qui y ont dépensé leur argent et leur sang. Eh quoi ! la Russie et le Japon, après des luttes héroïques qui leur ont coûté tant de vies humaines, auraient renoncé aux droits particuliers qui en résultaient pour eux et consenti à l’internationalisation des chemins de fer qu’ils avaient créés, ou qu’ils s’étaient disputés ? On comprend l’intérêt que la Chine, ou les Etats-Unis, ou même l’Allemagne qui craint toujours de rencontrer des obstacles à son commerce, auraient pu trouver dans cette solution ; mais il aurait probablement fallu une guerre nouvelle pour l’imposer à la Russie et au Japon ; ennemis d’hier, ils se seraient alliés contre une semblable intrusion. Deux hommes luttent pour la possession d’un trésor ; un troisième survient qui leur propose de partager avec lui ; on verra aussitôt les deux premiers cesser de se battre pour s’unir contre le troisième, parce qu’ils aimeront mieux partager à deux qu’à trois, et surtout à quatre ou à cinq, si les parties prenantes se multiplient. C’est un peu ce qui vient de se passer en Extrême-Orient. La Russie et le Japon, qui s’en doutaient déjà, ont compris plus clairement que jamais l’opportunité entre eux d’une entente, faute de quoi un tiers avisé, s’appuyant sur celui-ci contre celle-là, ou réciproquement, demanderait sa part du trésor. Et alors la nécessité d’une entente leur est apparue avec un nouvel éclat.

Le texte de la convention est très court : il se compose d’un préambule et de trois articles. « Le gouvernement impérial de la Russie et le Japon, dit le préambule, sincèrement attachés aux principes établis par la convention du 30 juillet 1907, et désireux de développer les effets de cette convention en vue de la consolidation de la paix en Extrême-Orient, sont convenus de compléter ledit arrangement par les dispositions suivantes… » Nous les résumons. Par l’article 1er, les hautes parties contractantes « s’engagent à se prêter mutuellement leur coopération amicale en vue de l’amélioration de leurs lignes de chemins de fer respectives en Mandchourie et du perfectionnement du service des raccordemens desdites voies ferrées, et à s’abstenir de toute concurrence nuisible à la réalisation de ce but. » Par l’article 2, elles s’engagent à « maintenir et à respecter le statu quo en Mandchourie, tel qu’il résulte de tous les traités, conventions et autres arrangemens conclus jusqu’à ce jour, soit entre la Russie et le Japon, soit entre ces deux puissances et la Chine. » On voit de mieux en mieux, à mesure qu’on avance, que la convention de 1910 est la suite naturelle de celle de 1907 à laquelle elle se réfère ; elle la complète comme elle le dit, mais en même temps elle la concrète par des engagemens précis. « Coopération amicale, » dit l’article 1er, au lieu de rivalité économique soutenue par le conflit des influences politiques. Maintien du statu quo, dit l’article 2, et le statu quo est défini d’une manière irréprochable, inattaquable, par les traités et arrangemens qui l’établissent. Mais s’il vient à être menacé ? « Dans le cas, dit l’article 3, où un événement de nature à menacer le statu quo susmentionné viendrait à se produire, les deux hautes parties contractantes entreront chaque fois en communication entre elles, afin de s’entendre sur les mesures qu’elles jugeront nécessaire de prendre pour le maintien du statu quo. » Les termes de cet article sont très généraux. « Un événement de nature à menacer… » est une expression d’une portée très large. Si l’événement se produit, les deux puissances ne disent pas par avance ce qu’elles feront ; elles s’engagent seulement à entrer en communication pour s’entendre à ce sujet. Il semble bien que ce soit là, pour le moins, une alliance défensive. La formule employée n’est pas nouvelle ; elle a servi dans d’autres conventions du même genre ; mais, comme ces conventions n’ont pas été mises encore à l’épreuve de l’événement, on ne saurait raisonner sur leurs conséquences que par hypothèses : et ces hypothèses peuvent conduire très loin. En somme, les deux puissances, après se l’être violemment disputé, reconnaissent qu’elles ont un bien commun à défendre, et prennent leurs dispositions pour le faire, si l’éventualité leur en est imposée. Elles semblent dire aux autres : N’y touchez pas. Et il est hors de doute que la supériorité de leurs intérêts et de leurs sacrifices leur donne plus de droits en Mandchourie que nul autre n’en peut revendiquer.

Lorsqu’elle a été connue, la convention russo-japonaise a provoqué partout une impression très vive, qui toutefois n’a pas été la même partout. Il ne pouvait être indifférent à personne que les deux pays, ayant mis un point final à leurs querelles dans une partie du monde, recouvrassent leur complète liberté d’action dans les autres. Les victoires du Japon, quelque grandes qu’elles aient été, ne lui permettaient pas de compléter son action politique et d’en réaliser tous les résultats, même en Extrême-Orient, avant d’être libéré de toutes les préoccupations qui pouvaient encore lui venir du côté de la Russie. Cela est vrai, par exemple, en ce qui concerne la Corée. Quant à la Russie, il est bien inutile de répéter que la guerre qu’elle a imprudemment provoquée a été une faute dont elle n’a pas été seule à subir les conséquences. Son effacement provisoire en Europe a fâcheusement influé sur elle, et sur d’autres encore ; toute la politique européenne de ces dernières années s’en est ressentie et y trouve son explication. Les difficultés marocaines avec lesquelles nous avons été aux prises viennent de là, au moins en grande partie, et de là aussi est venue la hardiesse avec laquelle l’Autriche, saisissant le moment propice, a prétendu régler unilatéralement et proprio motu une question qui était de la compétence et du domaine de l’Europe entière. Il en est résulté un trouble profond et qui a risqué de le devenir davantage. La situation respective des puissances, telle qu’elle existait à ce moment, est sensiblement modifiée par l’accord de la Russie et du Japon et par la liberté qu’elles reconquièrent. Les conséquences n’en seront pas immédiates, mais comme elles sont certaines, elles ont été en quelque sorte escomptées tout de suite. En Allemagne surtout. Nous ne parlons pas du gouvernement impérial qui a gardé tout son sang-froid ; mais, si on en juge par le langage de la presse, l’opinion a quelque peu perdu le sien et il lui a fallu plusieurs jours pour le retrouver : nous ne sommes même pas bien sûr qu’elle y soit tout à fait parvenue. Certains journaux ont annoncé sérieusement que l’Angleterre était particulièrement et gravement visée dans la combinaison nouvelle. Le Japon, affranchi de toute préoccupation du côté russe, ne renouvellerait pas, disaient-ils, son traité avec l’Angleterre, et celle-ci se trouverait si affaiblie qu’un journal lui a même offert l’alliance de l’Allemagne, pour rétablir la balance. On découvrait déjà à l’horizon des combinaisons multiples, et d’ailleurs contradictoires, dans lesquelles les puissances faisaient des chasses-croisés tout à fait inopinés, pour faire face à une situation sans précédens. Le Japon devait conclure une alliance avec la Turquie ; la Turquie devait opérer un rapprochement avec la Triple-Alliance ; enfin on n’avait pas vu, depuis longtemps, un pareil désordre d’esprit produire des conceptions aussi chimériques et parfois même, qu’on nous pardonne le mot, aussi baroques.

Est-il besoin de dire que les journaux anglais, tout en reconnaissant l’importance de l’arrangement russo-japonais au point de vue de l’équilibre mondial, l’ont accueilli avec satisfaction, comme nous l’avons fait aussi ? L’Angleterre, alliée du Japon et devenue amie de la Russie, ne pouvait constater qu’avec plaisir un rapprochement, même intime, entre ces deux puissances. Elle ne redoute nullement que le Japon ne renouvelle pas son alliance avec elle, ni surtout qu’il tourne ses forces contre elle. Quant à la France, amie du Japon et alliée de la Russie, elle ne pouvait qu’éprouver des sentimens analogues à ceux de l’Angleterre, et même avec plus de force, car elle a un intérêt plus grand que personne à ce que la politique russe, après s’être égarée pendant quelques années dans une aventure extrême-orientale, retrouve en Europe la pleine liberté de ses mouvemens. Il est donc naturel que l’arrangement du 4 juillet ait été mieux vu chez nous que chez quelques autres. Les États-Unis ont pu en éprouver certains soucis, la Chine également. Tout ce qui se passe dans l’Asie orientale intéresse aujourd’hui l’Amérique, et la Chine est en droit de se demander si un accord, fait en dehors d’elle et portant sur un territoire qui lui appartient, n’y limitera pas l’exercice de sa souveraineté. Évidemment, de nouvelles questions se posent dont la solution appartient au seul avenir. Comment prévoir ce qu’il sera dans des pays qui, après plusieurs siècles d’arrêt intellectuel et de somnolence, se réveillent tout d’un coup à la civilisation moderne et en éprouvent une sorte d’ivresse ? La Chine se fortifiera ; mais dans quelles conditions et dans combien de temps, nul ne le saurait dire. Tout ce que peuvent désirer et demander les puissances de l’Europe occidentale est que la liberté commerciale soit assurée dans ces pays qui sont en train de se métamorphoser.

C’est ce que revendique l’Allemagne, en quoi elle a raison. Il faut peut-être oublier les divagations auxquelles ses journaux se sont livrés au premier moment, pour ne retenir que la conclusion à laquelle est arrivée la Gazette de l’Allemagne du Nord après plusieurs jours de réflexion. « D’après le texte du traité livré à la publicité, dit-elle, il convient de voir un nouveau gage pour le maintien de la paix en Extrême-Orient. Les États qui poursuivent dans ces régions simplement une politique d’affaires ne peuvent que saluer avec satisfaction un pareil événement. » Voilà, cette fois, le langage du bon sens. Il est vrai que la Gazette de l’Allemagne du Nord ajoute que « la satisfaction de l’Allemagne aurait été plus complète si, avant la publication du traité, les journaux russes et français n’avaient émis l’idée que la politique russe, dans le Levant, allait prendre une tournure hostile à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. » Les journaux français et russes ont-ils donc parlé d’hostilité contre l’Allemagne et l’Autriche ? Sincèrement, nous n’en croyons rien. Si, toutefois, ils l’ont fait, c’est le cas de dire : Pardonnons-nous nos péchés les uns aux autres ! Mais est-ce nous qui avons commis les plus gros ?


La place nous manque pour traiter aujourd’hui comme il conviendrait des affaires espagnoles. Elles se sont singulièrement compliquées depuis notre dernière chronique, et il y aurait plus que de la hardiesse à dire comment elles évolueront.

Les négociations entre le gouvernement de Madrid et la Curie romaine sont-elles rompues, ou seulement interrompues ? On ne saurait le dire exactement. M. de Ojeda, ambassadeur d’Espagne auprès du Vatican, a été appelé pour recevoir des instructions et non pas rappelé ; un chargé d’affaires le remplace ; mais personne ne s’illusionne sur la gravité de l’incident, et le lien qui unit encore Madrid et Rome est assurément bien ténu. Nous avons dit que M. Canalejas conduisait les négociations comme un homme qui ne répugnait pas à une rupture, avec l’espoir secret qu’elle viendrait de Rome ; mais il est Lien possible qu’à Rome on les ait conduites avec des intentions dilatoires et seulement pour gagner du temps jusqu’à la chute de M. Canalejas. Finalement, la Curie romaine a notifié qu’elle ne croyait pas pouvoir les poursuivre si le Ministère espagnol ne retirait pas le projet de loi, dit du cadenas, qui interdit toute création de congrégation nouvelle jusqu’au moment où on se serait mis d’accord, et M. Canalejas a profité de cette sorte d’ultimatum pour déclarer qu’il ne céderait pas. Il semble bien qu’on espérait à Rome une dislocation du Cabinet de Madrid, et un ébranlement dans la majorité composite qui le soutient ; mais le Cabinet est resté solidaire ; ses membres les plus modérés ont fait cause commune avec leurs collègues ; et, jusqu’ici du moins, M. Maura, le chef de la droite, n’a rien dit ; il ne s’est pas détaché de la majorité. Ce sont là des symptômes significatifs et dont le Vatican fera bien de tenir compte ; on assure d’ailleurs que telle est sa disposition et qu’il prépare une note modérée. Le souvenir de ce qui s’est passé en France ne sera sans doute pas perdu pour lui : chez nous aussi on lui avait annoncé des soulèvemens qui n’ont pas eu lieu, et il est probable que ces assurances ont pesé sur quelques-unes de ses déterminations. L’élément purement catholique est, à la vérité, plus nombreux et plus fort en Espagne qu’en France, et il ne semblait pas impossible que les choses y prissent une autre tournure. À défaut du monde politique qui conserve une attitude expectante, on pouvait croire que l’opinion manifesterait son désaveu de la politique gouvernementale. Effectivement l’opinion catholique est très surexcitée et, au premier moment, on a annoncé qu’elle se livrerait à des manifestations imposantes. La tranquille et aimable ville de Saint-Sébastien, la plus cosmopolite de l’Espagne, avait été choisie pour cela. Il a suffi à M. Canelejas d’interdire les manifestations, de réquisitionner tous les moyens de transport et d’accumuler des forces militaires considérables en vue de faire respecter son veto pour que les catholiques, contenant leurs colères, prissent le parti de s’abstenir. Leurs sentimens ne sont pas changés pour cela, et ils les exprimeront certainement sous une autre forme ; souhaitons qu’elle reste toujours constitutionnelle ; quoi qu’il en soit, le gouvernement est trop engagé pour reculer, et M. Canelejas a montré qu’il était résolu à tout pour maintenir l’ordre. Hier encore, un conflit matériel semblait à la veille d’éclater : on peut espérer y échapper maintenant, mais la situation est profondément troublée, et sans doute pour longtemps. Nous en resterons les témoins attentifs, sans nous risquer à émettre des prédictions auxquelles l’événement pourrait donner un démenti rapide. Au surplus, si nous sommes très brefs aujourd’hui sur les affaires d’Espagne, nous sommes bien sûrs, trop sûrs, d’avoir prochainement l’occasion d’en reparler.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.