Chronique de la quinzaine - 14 août 1909

Chronique n° 1856
14 août 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’événement le plus heureux de la dernière quinzaine est le voyage de l’empereur de Russie, accompagné de l’Impératrice et de leurs enfans, dans les mers de l’Europe occidentale. Les visites faites par l’Empereur au président de la République à Cherbourg et au roi d’Angleterre à Cowes sont la manifestation éclatante et précise d’une situation politique. Les visites de ce genre ont quelquefois, s’il est permis de le dire, un certain caractère de banalité ; mais personne ne dira qu’il en a été ainsi de ces deux dernières. Les paroles qui y ont été échangées en ont très nettement déterminé la portée.

Le toast de M. le Président de la République a été ce qu’il devait être, simple, cordial, confiant ; mais on se demandait ce qu’y répondrait l’Empereur. Les diplomates tendaient l’oreille, les publicistes s’apprêtaient à peser les moindres mots pour en supputer la valeur et en rechercher l’intention ; et il ne manquait pas de prophètes qui, après avoir annoncé le relâchement de l’alliance franco-russe, s’apprêtaient à se transformer en commentateurs très pointilleux. Certains journaux de l’Europe centrale répétaient volontiers que les derniers incidens orientaux avaient causé de la déception à Saint-Pétersbourg, et que la politique russe, si elle ne recherchait pas encore positivement une orientation nouvelle, éprouvait de l’hésitation à se maintenir dans celle qu’elle avait autrefois adoptée. On allait savoir si cela était vrai ; l’Empereur devait parler, on était aux écoutes. Après son discours, tout le monde a été fixé. L’empereur Nicolas ne pratique pas l’art des réticences et des sous-entendus ; la droiture de son esprit et la loyauté de son caractère se reflètent dans ses paroles ; nul ne peut se méprendre sur sa pensée, encore moins sur son sentiment. Le toast qu’il a prononcé à Cherbourg est un de ceux dont nous devons lui savoir le plus de gré. « C’est chaque fois avec un sentiment de sincère plaisir, a-t-il dit, que j’aborde les côtes de France. Le souvenir de mes précédens séjours dans votre beau pays reste gravé dans ma mémoire. Outre les chaleureuses sympathies que je nourris personnellement à l’égard de la France, je demeure comme vous, monsieur le Président, fermement convaincu que l’alliance entre nos deux pays constitue une précieuse garantie pour la paix générale, et que les liens d’étroite amitié entre la Russie et la France continueront, dans l’avenir comme dans le passé, de faire sentir leurs bienfaisans effets. Si, au camp de Bétheny, il m’a été donné d’admirer l’armée française, j’éprouve aujourd’hui une joie réelle de pouvoir rendre hommage à la superbe flotte dont la revue, à laquelle je viens d’assister, m’a vivement impressionné. » Ce langage n’admet pas deux interprétations différentes. L’alliance de la Russie et de la France reste donc, pour chacun des deux pays, le fondement de sa politique, et leur amitié mutuelle fait de cette alliance quelque chose de plus qu’un acte de raison. « Animé, a dit l’Empereur, de ces sentimens de cordialité et de constance inaltérable, partagés par la Russie entière, je lève mon verre, etc. » Le rappel des visites passées, le souvenir donné à l’armée française, l’éloge accordé à notre flotte que nous avons eu le tort de trop dénigrer ces derniers temps, la présence de l’Impératrice et des enfans impériaux, tout s’accordait pour donner à cette belle fête, en la rattachant à celles d’autrefois, le caractère de continuité qui fait la force d’une politique : on y reconnaissait une volonté réfléchie et suivie dont la manifestation s’enveloppait d’une grâce familiale. Nous garderons le souvenir de l’entrevue de Cherbourg.

Si l’Empereur a pu dire que la Russie entière pensait et sentait comme lui, la France entière pense et sent comme M. le Président de la République. On ne saurait, en effet, contester les services que l’alliance franco-russe a rendus, non seulement aux deux pays qui l’ont contractée, mais à l’Europe. Qu’elle ait été une garantie de paix, l’événement l’a prouvé. Cependant, il faut être juste pour la Triple Alliance ; elle n’a pas été faite en vue de la guerre, et elle aussi peut invoquer l’épreuve du temps pour affirmer qu’elle n’a pas nui au maintien de la paix. En effet, la Triple Alliance a eu pour but de garantira l’Allemagne des conquêtes qui lui paraissaient suffisantes, et non pas de lui en procurer de nouvelles. L’histoire dira sans doute que Bismarck, après avoir osé et risqué tout ce que l’audace humaine, accompagnée de prévoyance et de calcul, peut oser et risquer ; n’a eu d’autre préoccupation que d’étayer solidement l’édifice qu’il avait construit en quelques années d’une chance inouïe, et de lui donner la consécration suprême de la durée. Depuis 1871, il n’a pas voulu la guerre, on peut le dire puisqu’il ne l’a point faite, et l’empereur Guillaume ne l’a pas voulue davantage puisqu’il ne l’a pas faite non plus. Mais ils ont voulu l’un et l’autre assurer à l’Allemagne l’hégémonie de l’Europe, et ils la lui ont maintenue aussi longtemps que cela a été possible. Grâce à quelques satisfactions qu’il accordait tantôt à telle puissance, tantôt à telle autre, — nous en avons eu notre compte, — Bismarck maintenait sur toutes son pouvoir et son prestige. « On prétend, — a-t-il dit un jour à un de nos ambassadeurs, — que je suis un poids qui oppresse l’Europe, et je suis au contraire l’éventail qui la fait respirer. » Cette prétention n’était pas absolument fausse. Mais le moment est venu, et il devait venir, où l’Europe s’est lassée de respirer artificiellement au moyen d’un mécanisme dont le manipulateur lui mesurait l’air et le souffle avec un bon plaisir assez libéral quelquefois et un égoïsme toujours intelligent. Les puissances ont aspiré à reprendre ce qu’elles avaient momentanément abdiqué de leur indépendance, à cesser de vivre en fonction de l’Allemagne, à vivre enfin leur propre vie à leurs risques et périls. C’est alors qu’a été contractée l’alliance franco-russe : à partir de ce moment, chacun a senti qu’il pouvait respirer plus librement, et que ce supplément de liberté ne coûtait rien à sa sécurité. A côté de la Triple Alliance, d’autres combinaisons politiques se sont formées, non pas pour la menacer, mais pour y faire contrepoids. Elle n’a plus été l’unique et écrasante pyramide qui se détachât sur l’horizon. Il en est résulté un changement qui n’a pas été dès le premier jour très sensible, mais qui l’a été de jour en jour davantage dans les mœurs politiques de l’Europe, et qui s’est manifesté pour la première fois avec une pleine évidence à Algésiras, où l’Allemagne nous avait tous traînés. Tel est l’avantage de l’alliance franco-russe, pour les autres comme pour nous. Les toasts de Cherbourg ont montré qu’elle était inaltérée, et l’empereur Nicolas a déclaré qu’elle était inaltérable. Elle est loin, en effet, d’avoir épuisé toute sa vertu bienfaisante. Si elle venait à être ébranlée, le nouvel édifice de l’Europe serait menacé dans son équilibre et l’inquiétude des esprits deviendrait de l’angoisse. Voilà pourquoi les toasts de Cherbourg ont retenti dans le monde entier comme une affirmation de paix et d’indépendance dont nul ne pouvait contester la sincérité, ni l’efficacité.

Les toasts de Cowes ont complété ceux de Cherbourg. Il ne s’agissait plus cette fois de maintenir une situation ancienne, mais de manifester une situation nouvelle dont, il y a quelques années à peine, la réalisation semblait impossible, même à des esprits qui ne sont pas naturellement enclins au scepticisme. La rivalité de la Russie et de l’Angleterre avait pris, à travers la plus grande partie du siècle dernier, la consistance d’une tradition. Mais tout change avec le temps. Les intérêts se modifient, se déplacent, se mêlent à d’autres dans des proportions différentes. Comment la création et le développement prodigieux d’un pays comme l’Allemagne n’auraient-ils pas amené quelques transformations dans le monde ? Il y a là un fait contre lequel il est inutile de se rebeller, dont il faut au contraire s’accommoder, mais qui doit inévitablement faire naître de nouvelles combinaisons politiques. L’Angleterre n’a pas toujours été autant qu’on l’a dit un pays de prévision ; elle l’a bien prouvé en 1870 ; mais elle est un pays de réflexion profonde et de décision rapide en face des événemens accomplis, ou en train de s’accomplir. Aussi longtemps que les progrès de l’Allemagne n’ont intéressé que l’Europe continentale, elle en a pris son parti, ou a même cru y trouver son compte ; mais le jour est venu où l’Allemagne s’est qualifiée elle-même de puissance mondiale et où l’empereur Guillaume a déclaré que son avenir était sur les mers. La hâte fiévreuse qu’elle a mise à développer sa puissance navale a bien montré qu’il y avait chez elle un plan et une volonté arrêtés. Au surplus, l’avenir devient incertain pour tous. Les transformations industrielles qui ont rendu plus faciles et plus rapides les voies maritimes, semblent devoir ouvrir demain des voies aériennes, des entreprises indéterminées, et l’Allemagne entend ne rester en arrière de personne dans le champ illimité où s’exerce le génie humain. Rien de plus légitime, et nul n’a le droit de s’en plaindre ; mais chacun a le devoir de se prémunir contre les conséquences possibles, et c’est ce qu’a fait l’Angleterre. Elle est entrée, on peut le dire, dans une période nouvelle de son histoire. La nécessité de développer ses armemens est apparue à ses yeux avec force ; elle a senti en même temps le besoin d’avoir sur le continent des amis à côté de ses rivaux. L’Angleterre est un pays trop pratique pour ne pas céder au temps sans obstination : elle s’est d’abord rapprochée de la France, ce qui était relativement aisé, puis de la Russie, ce qui semblait l’être moins. La diplomatie française a certainement contribué à ce dernier rapprochement ; toutefois, qu’on ne s’y trompe pas, la diplomatie n’est efficace que lorsqu’elle agit dans le sens où les choses tendent naturellement et où la destinée les pousse. Elle supprime alors les obstacles ou les tourne ; elle facilite et accélère l’accomplissement de ce qui doit arriver ; en un mot, elle régularise un courant qu’elle a reconnu, mais quelle n’a pas créé. Là se borne son rôle qui reste très appréciable, et lorsqu’elle le remplit tout entier, il convient de lui en être reconnaissant.

L’entrevue de Cowes a montré que l’évolution de la politique anglo-russe avait franchi les premières étapes et que le point déjà atteint était très important. Cette fois encore, les discours prononcés par les deux souverains ont été ce qu’on en attendait. Il y a eu cependant, et nous le mentionnons avec plaisir, quelque chose de nouveau et d’inopiné dans ces discours, à savoir l’allusion que le roi Edouard a faite à la Douma, allusion à laquelle l’empereur Nicolas s’est prêté avec un remarquable empressement. « J’ai eu l’occasion, a dit le Roi, de recevoir cette année quelques représentans de la Douma. J’ai à peine besoin de dire quel plaisir ce fut pour moi et pour la Reine de les voir. J’espère que leur séjour ici leur a été agréable. Ils ont eu toutes facilités pourvoir beaucoup de gens et les institutions du pays : j’espère que ce qu’ils ont vu renforcera les bons sentimens existant entre les deux pays. » En tenant ce langage, Edouard VII s’inspirait des sentimens les plus profonds et les plus vifs de l’Angleterre, qui, étant le plus vieux pays constitutionnel de l’Europe et du monde, a regardé longtemps la Russie comme le pays autocratique par excellence, ce qui n’a pas médiocrement contribué à entretenir dans son cœur des préventions contre elle. Mais quoi ! n’est-ce pas l’empereur Nicolas qui a donné une constitution à son peuple ? Si le régime constitutionnel s’implante définitivement en Russie, comme nous l’espérons bien, n’est-ce pas à lui que l’histoire en attribuera l’honneur ? Il n’y avait donc, de la part du roi Edouard, aucune témérité à parler des membres de la Douma comme il l’a fait. On attendait cependant la réponse de l’Empereur. « Puisse l’accueil amical, a-t-il dit, fait par Votre Majesté, par la Reine et par votre peuple aux membres de la Douma, et l’hiver dernier à mon escadre, être le gage de relations cordiales et croissantes, basées sur des intérêts communs et sur une estime mutuelle, entre nos deux pays ! » L’Empereur ne pouvait pas prononcer des paroles plus agréables aux oreilles britanniques. Dans les jours qui ont suivi, il a débarqué sur le sol anglais ; il a vu Osborne ; il y a cherché les souvenirs de la reine Victoria, dont il a tenu à rappeler que l’Impératrice, sa femme, était la petite-fille ; ses enfans ont joué avec ceux du prince de Galles ; il a fait vraiment, avec beaucoup de tact et de bonne grâce, tout ce qui pouvait lui attirer la sympathie de l’Angleterre, et nous ne doutons pas qu’il n’y soit parvenu.

Voilà ce qui donne aux entrevues de Cherbourg et de Cowes la signification d’événemens historiques. Nul, d’ailleurs, ne peut en prendre ombrage. Les intentions des souverains et des chefs d’État sont aussi pacifiques que les aspirations des peuples ; les discours prononcés en sont le témoignage irrécusable ; mais nous sommes en présence d’une Europe nouvelle, où la paix doit être assurée par des moyens nouveaux. Son maintien ne dépend plus d’une seule volonté, mais d’un concours de volontés qui tiennent compte les unes des autres et se respectent mutuellement. Les entrevues d’hier sont l’affirmation publique de la Triple Entente la plus éclatante qui ait eu lieu jusqu’ici. Il ne faut pas abuser sans doute de manifestations de cette nature, car elles perdraient de leur force probante si elles se répétaient trop souvent ; mais quand elles viennent à leur heure, elles sont pour le monde une indication très claire et elles ajoutent quelque chose à sa sécurité.


Cette sécurité n’est sans doute pas compromise par les événemens d’Orient ; néanmoins, on a l’impression qu’il faudrait peu de chose pour mettre en cause la paix dans les Balkans, et que la moindre maladresse pourrait y avoir les pires conséquences. Nous voudrions pouvoir dire qu’aucune n’a été commise : malheureusement, c’est difficile. Il y a eu une imprudence manifeste, de la part des quatre puissances garantes de la situation de la Crète, l’Angleterre, la France, la Russie et l’Italie, à retirer les contingens qu’elles avaient dans l’Ile. Tout le monde le leur a dit ; la presse, dans cette circonstance, a été plus prévoyante que les gouvernemens ; ils n’ont voulu rien entendre. Pourquoi ? Le gouvernement anglais prétextait qu’il avait donné sa parole d’évacuer à date fixe. D’autres se laissaient guider par une sympathie très respectable, et que nous partageons, envers la Grèce et la Crète ; mais c’est une question de savoir si cette sympathie a été aussi éclairée qu’elle était vive, et si la manière dont elle s’est manifestée n’a pas mis la Grèce et la Crète dans une situation difficile, périlleuse, dont il faut maintenant les tirer. On s’y applique, on y parviendra ; mais fallait-il, comme on l’a fait, jouer la difficulté ? De quelque façon qu’il se termine, cet incident laissera de l’amertume dans les esprits, et les solutions de l’avenir n’en seront pas plus simplifiées.

L’incident dont nous parlons s’est produit le lendemain même du départ des contingens des puissances : les Crétois n’ont pas attendu une minute de plus pour faire flotter le drapeau hellénique sur la cita delle de la Canée. C’était une violation manifeste du statu quo qu’on était convenu de maintenir dans l’ile jusqu’au moment où son sort définitif serait réglé. On a vu dans le fait, à Constantinople, une véritable provocation, et l’opinion publique, qui était montée depuis quelques jours a un très haut degré d’exaltation, est arrivée d’un seul coupa son paroxysme. Le gouvernement a été littéralement débordé. On lui a reproché de n’avoir pas montré une fermeté suffisante dans la question crétoise ; les faits semblaient justifier cette accusation ; l’indignation était générale, et d’un moment à l’autre, elle pouvait tout entraîner. Il n’apparaît pas que les autres gouvernemens européens se soient encore faits à l’idée que le gouvernement ottoman est devenu un gouvernement d’opinion au même titre qu’eux, et même plus sérieusement que quelques-uns d’entre eux. Ils continuent de traiter machinalement la Turquie comme si elle était encore sous la main toute-puissante d’Abdul-Hamid, alors qu’Abdul-Hamid était lui-même craintif et docile sous la main toute-puissante de l’Europe. Ils ont bruyamment applaudi à la révolution faite, mais ils semblent chercher à échapper à ses suites, soit de parti pris, soit par habitude. On ne peut pourtant pas traiter la Turquie d’aujourd’hui comme celle d’hier. Le gouvernement ottoman ne le supporterait pas, pour une excellente raison : c’est qu’il serait renversé. Ses droits sur la Crète sont d’ailleurs incontestables. Nous ne disons pas qu’il n’y renoncera pas un jour ; nous espérons même qu’il le fera à la suite d’une transaction honorable pour toutes les parties en cause ; mais ce moment n’est pas venu, et c’est l’éloigner beaucoup que de choquer le patriotisme ottoman en pleine effervescence par un acte aussi inconsidéré que celui de la Canée. Il est probable que les puissances laisseraient faire les Crétois et qu’elles fermeraient les yeux sur leurs empiétemens, si le gouvernement ottoman n’était pas là, exaspéré et grondant ; mais, comme il faut tenir compte, aussi, du gouvernement ottoman qui menace de tout casser, les puissances se retournent contre les Crétois, leur font de gros yeux, leur parlent enfin avec fermeté. Elles auraient pu, avec une énergie infiniment moindre, atteindre il y a quelques jours les résultats qu’elles poursuivent. Mais elles donnent l’impression fâcheuse d’être à la merci des événemens.

La Porte, à son tour, a commis une faute. Tout récemment encore, elle refusait de faire entrer la Grèce dans une négociation quelconque au sujet de la Crète : il n’y avait pour elle, il ne pouvait y avoir rien de commun entre les deux pays. Au surplus, elle rendait parfaitement justice à la correction du gouvernement hellénique. Le changement de ministère qui s’est produit à Athènes et qui aurait pu, d’après les premières apparences, tendre la situation du côté de la Porte, paraissait au contraire l’avoir détendue. On reconnaissait volontiers à Constantinople qu’on n’avait qu’à se louer des premiers actes de M. Rhallys, qui avait rappelé de Macédoine un certain nombre d’officiers grecs. Que s’est-il passé depuis ? Il ne s’est rien passé en ce qui concerne la Grèce. Son attitude continue d’être ce qu’elle était auparavant, c’est-à-dire réservée, neutre, irréprochable : pourtant, un beau matin, sans avoir averti personne, le gouvernement ottoman a envoyé un véritable ultimatum au gouvernement hellénique, le sommant de rappeler les officiers grecs qui étaient en Crète ou de les rayer des cadres, et enfin de désavouer formellement le mouvement crétois en déclarant qu’elle reconnaissait la souveraineté ottomane sur la Crète, et qu’elle n’avait elle-même aucune prétention sur l’île. A défaut de cette déclaration, le ministre de Turquie quitterait Athènes pour un long congé, et il adviendrait ce qu’il pourrait. On veut bien dire que ce ne serait pas nécessairement la guerre ; mais, à parler franchement, on en serait très près, et la précipitation des arméniens ottomans montre que cette éventualité a été non seulement envisagée, mais acceptée à Constantinople. L’opinion publique, de plus en plus, après avoir été très exaltée, paraît y être complètement dévoyée. Il n’est que temps pour les quatre puissances protectrices de réparer leurs erreurs ou leurs négligences passées. Nous reconnaissons qu’elles s’y emploient de leur mieux ; mais il faut qu’elles s’entendent entre elles pour agir, ou même pour parler, ce qui les expose à être dépassées en rapidité par les puissances indépendantes, comme l’Allemagne ou l’Autriche, qui n’ont qu’à écouter et à suivre leurs propres aspirations. La première démarche faite à Constantinople paraît l’avoir été par l’ambassadeur d’Allemagne, le baron Marshall. On a dit d’abord qu’il avait formellement désapprouvé la démarche ottomane à Athènes ; puis, et cela est plus vraisemblable, qu’il s’était borné à conseiller au gouvernement ottoman d’éviter la guerre, et on a ajouté qu’une démarche analogue avait été faite par le ministre allemand à Athènes. Il y a quelque ironie à conseiller au gouvernement hellénique d’éviter la guerre ; tout le monde sait bien qu’il ne la veut pas ; il fera sûrement en effet tout ce que l’honneur lui permettra de faire pour l’éviter. Mais il n’est pas responsable des mouvemens désordonnés de la Crète, il n’a pas le moyen de les empêcher, et on ne peut rien lui demander au-delà de ses moyens. Il a répondu, comme il devait le faire, qu’il protestait contre les griefs articulés contre lui, qu’il n’était pour rien dans l’agitation crétoise, que son attitude à l’égard de la Porte avait toujours été amicale et loyale, qu’elle continuerait de l’être, et enfin que l’ile était entre les mains des quatre puissances garantes.

Cette réponse du gouvernement hellénique, la seule qu’il pût l’aire, semble devoir le dégager du côté de la Porte. Mais la question crétoise reste entière, et elle ne sera résolue que le jour où les puissances garantes auront fait entendre aux autorités crétoises un langage assez sérieux pour qu’il en soit tenu compte. Si le résultat n’est pas atteint par une simple manifestation de volonté, les puissances peuvent passer de la parole aux actes. Elles ont des vaisseaux qui protègent le pavillon ottoman dans la baie de la Sude et ces vaisseaux ont quelques troupes de débarquement. On peut aussi autoriser le gouvernement ottoman à prendre lui-même les mesures qu’il jugera convenables pour défendre ses droits. On peut encore bloquer l’île. Elle entrera en insurrection, disent les dépêches : nous voudrions savoir contre qui. Cette perspective ne parait pas bien effrayante. Les Crétois se soumettront lorsqu’ils verront qu’ils n’ont pas autre chose à faire ; mais il faut qu’ils le voient d’une vue très claire, et cela dépend des puissances. Quant au statut définitif de la Crète, le moment ne paraît pas venu de le fixer. La Porte a insisté à plusieurs reprises auprès des puissances pour que des négociations fussent immédiatement entamées à ce sujet : il ne serait pas prudent de s’y prêter sans quelques précautions préalables, dont la première doit être demandée au temps lui-même. Le chirurgien attend que la fièvre soit tombée pour opérer à froid : attendons comme lui.

Ce gros nuage disparaîtra comme d’autres ; mais on voit à combien peu de chose tient la paix des Balkans. L’impatience d’un petit pays, un coup de tête de la Porte, un coup de fusil intempestif peuvent la compromettre, et alors il est impossible de prévoir à quelles tentations d’autres puissances peuvent se laisser entraîner. La Bulgarie est derrière la Macédoine, elle se tient l’arme au pied et attend l’occasion. M. Isvolski, dans les conversations qu’il a eues avec M. Pichon à Cherbourg et avec sir Edward Grey à Cowes, a dit qu’il ne surviendrait aucune complication dans les Balkans, « tant qu’aucune puissance européenne ne manifesterait d’ambitions particulières de ce côté. » Mais tout peut arriver et nous avons déjà vu des ambitions jusqu’alors ignorées se produire avec une soudaineté déconcertante. L’Europe, cependant, a droit à la paix, puisqu’elle la veut ; mais qui veut la fin veut les moyens. La question ne doit pas rester à la merci d’un incident.

Si nous avions écrit cette chronique il y a seulement quelques jours, nous aurions dû y consacrer une grande place à l’Espagne, et peut-être nous aurait-on accusé, de l’autre côté des Pyrénées, d’avoir présenté la situation comme plus grave qu’elle ne l’était. Nous n’aurions pas manqué, cependant, de sympathies pour l’Espagne, car il y a peu de nations pour lesquelles nous en ayons de plus sincères, et ces sentimens sont partages par toute la presse française. Mais les journaux et les Revues sont forcés de commenter telles qu’on les leur donne les nouvelles du jour, qui sont quelquefois rectifiées par celles du lendemain. A un certain moment, les nouvelles venues d’Espagne ont pu paraître alarmantes. Un conflit armé s’était produit entre les troupes espagnoles de Melilla et les Riffains. L’avantage était incontestablement resté aux Espagnols, ils étaient demeurés maîtres du terrain ; mais, n’ayant pas prévu l’agression dont ils avaient été l’objet, ils avaient fait des pertes assez sensibles. Ce sont là des mésaventures qui, dans la politique coloniale, peuvent arriver à tout le monde : heureusement elles sont réparables et un grand pays les répare toujours. Ce qui était plus inquiétant, c’est que cette affaire marocaine étant impopulaire en Espagne, — les affaires de ce genre le sont toujours, au moins au début, et nous n’avons pas oublié l’impopularité qui a accompagné chez nous les expéditions de Tunisie et du Tonkin, — le mécontentement s’est traduit à Barcelone par une explosion révolutionnaire dont la violence a pu faire un moment illusion sur sa profondeur et sur son étendue. On n’a pas tardé à s’apercevoir que le mal était limité à la ville de Barcelone ; qu’il ne tenait à aucune cause politique définie, par exemple à un mouvement séparatiste catalan, ou à une tentative républicaine ; enfin qu’il fallait seulement y voir un phénomène de déséquilibre moral et un déchaînement anarchiste auxquels la population saine ne s’était nullement associée ; elle s’en était du moins séparée aussitôt qu’elle en avait reconnu le caractère. Dès lors, que restait-il de tout cela ? Une surprise au Maroc, à laquelle des troupes inférieures en nombre avaient fait face avec un admirable héroïsme, et une échauffourée anarchiste immédiatement réprimée.

L’incident de Melilla a commencé comme celui de Casablanca : des ouvriers espagnols qui travaillaient à une route créée en vue de l’exploitation de mines ont été massacrés par les gens du Riff, comme les nôtres l’avaient été par ceux de la Chaouïa. Les Marocains se rendront peut-être un jour à la civilisation : pour le moment, ils la haïssent, parce qu’ils n’y voient qu’une forme de l’invasion étrangère. Les projets des Espagnols à Melilla étaient sans doute aussi limités que les nôtres à Casablanca : la preuve en est dans l’insuffisance de leurs troupes pour une entreprise de quelque étendue. Mais ils ont maintenant une leçon à infliger à leurs agresseurs. Nous n’avons pas de conseils à leur donner sur la manière d’opérer ; ils connaissent militairement, beaucoup mieux que nous, les environs de Melilla où ils ont fait déjà plusieurs expéditions ; ils n’ignorent pas que le Riff est un des pays les plus difficiles à aborder et à pénétrer du Maroc et que ses habitans sont des montagnards particulièrement belliqueux. Aucune analogie n’existe entre la Chaouïa, qui est un pays plat, facile et fertile, et le Riff, qui est un pays montagneux, dur et pauvre : les Espagnols, s’ils voulaient y pousser un peu loin leur marche, y trouveraient plus de difficultés que nous n’en avons trouvé dans la nôtre. Ils sont très à même d’y faire face, cela va sans dire : la seule question est de savoir si l’effort à accomplir vaut le résultat à obtenir. De quelque façon qu’ils la résolvent, les Espagnols peuvent être assurés de notre sympathie. Nous la leur avons témoignée déjà en retenant en Algérie les habitans du Riff qui y étaient passés pour les travaux de la moisson, et nous continuerons dans un sentiment de solidarité civilisatrice. Nous poursuivons, en effet, la même œuvre au Maroc, les Espagnols et nous, dans les limites que l’acte d’Algésiras nous a fixées aux uns et aux autres et que nous avons acceptées.

Quant à l’explosion de Barcelone, elle est terminée, mais elle a été effroyable. On dit que le feu couve encore sous la cendre et qu’il pourrait bien reprendre aussi subitement que la première fois : il semble cependant peu vraisemblable que l’énergie de la répression n’ait pas découragé les révolutionnaires anarchistes, dont un grand nombre sont morts ou prisonniers. Que voulaient-ils ? On n’en sait rien ; peut-être n’en savaient-ils rien eux-mêmes ; ils n’ont formulé aucun programme et n’en ont d’ailleurs pas eu le temps. Ils n’ont vu qu’une chose, à savoir que l’envoi d’une partie des troupes de Barcelone au Maroc produisait dans la ville une irritation violente et la dégarnissait des forces militaires capables de la contenir. A un moment, cette ville de plus de 300 000 âmes n’a été défendue que par 3 000 soldats. Aussitôt les anarchistes ont proclamé la grève générale qui s’est rapidement transformée en émeute, accompagnée de fusillades et d’incendies. Le caractère peut-être le plus tranché de cette émeute a été la destruction des couvens, qui sont extrêmement nombreux à Barcelone. Un grand nombre ne sont plus que des décombres. Les couvens de femmes ont le plus souffert, et il semble, d’après les cris vociférés par la foule, que la colère contre les religieuses n’était pas seulement fomentée par le fanatisme anti-religieux puisqu’on les accusait de faire, par leur travail à bon marché, concurrence aux ouvrières laïques. Quoi qu’il en soit, leur vie a été respectée ; il n’y a pas eu de meurtres à déplorer, ou du moins, le nombre en a été négligeable ; la fureur bestiale de la foule s’est exercée plutôt contre les morts que contre les vivans. Des sépultures ont été violées ; des cadavres momifiés ont été promenés dans la ville et attachés à des arbres où ils sont restés plusieurs jours ; on dansait autour d’eux des sarabandes. Il est difficile de comprendre à quel sentiment, à quel instinct confus ut brutal correspondaient ces manifestations répugnantes. Si les couvens d’hommes ont été plus ménagés, c’est peut-être qu’on les savait mieux défendus. Les Jésuites, en particulier, ont soutenu un siège en règle. Ils étaient armés. Eux ou leurs défenseurs ont tué un grand nombre d’assaillans : les autres se sont retirés. Ce trait de mœurs mérite d’être consigné. Enfin, après quatre ou cinq jours où la bête humaine a été déchaînée dans la rue, les troupes renforcées et vigoureusement conduites sont restées maîtresses ; l’ordre a été rétabli ; mais la ville présente des ruines nombreuses, et le nombre des victimes est inconnu.

Tout cela a été si rapide, qu’on pourrait croire avoir été le jouet d’un mauvais rêve. La leçon montre à quel point, même dans les villes les plus civilisées, la barbarie est près de la civilisation. Il est vrai que, si Barcelone est une ville très civilisée, elle est travaillée par des passions très ardentes. Mais la tranquillité du reste de l’Espagne, à côté du volcan révolutionnaire qui venait d’entrer en éruption, a montré, par l’épreuve même, que l’exemple n’était pas contagieux. Ce qui reste comme un exemple, c’est le sang-froid montré par le gouvernement et la promptitude des mesures qu’il a prises, ainsi que leur efficacité. Aucun gouvernement, dans aucun pays, n’aurait fait ni mieux, ni plus vite : celui de M. Maura a bien mérité du pays.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.