Chronique de la quinzaine - 14 août 1902

Chronique n° 1688
14 août 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août.


M. Combes peut se vanter d’avoir accompli une belle œuvre : à un pays qui avait besoin d’apaisement, il a donné la guerre civile. Si cette guerre n’est pas dans les faits, elle est dans les esprits et dans les consciences, ce qui ne vaut pas mieux. Mais n’est-elle pas dans les faits eux-mêmes ? Nous sommes déjà loin, bien qu’il soit presque d’hier, du discours que M. Combes prononçait à Pons, et dont nous parlions il y a quinze jours, il professait alors un optimisme béat, — qu’il nous pardonne le mot, — sur les conséquences de ses circulaires désormais fameuses. Il avait la satisfaction d’annoncer à ses auditeurs qu’il n’avait rencontré et qu’il ne rencontrerait nulle part de résistance. Tout avait plié docilement devant sa volonté. Mais, depuis, les événemens ont infligé à ses allégations des démentis éclatans.

Sans doute, les congrégations n’ont pas résisté ; elles se sont inclinées devant la force, et c’est le conseil que nous leur avons donné nous-même ; mais, en dehors d’elles, des protestations nombreuses, pressantes, éloquentes, se sont élevées ; l’ordre a été un moment en péril dans les rues de Paris ; enfin, au moment même où nous écrivons, l’émotion, l’indignation, l’opposition se sont traduites, dans certaines parties de la Bretagne, par cette résistance matérielle que M. Combes avait cru conjurer grâce à son seul prestige. La gendarmerie ne suffit déjà plus pour venir à bout du mouvement ; il a fallu recourir à la troupe, et on a vu nos pauvres petits soldats obligés de faire un service auquel ils ne s’attendaient guère le jour où ils ont été appelés sous les drapeaux. Le refus d’obéissance qu’un officier supérieur a opposé à l’ordre de ses chefs a été un incident plus pénible encore que tous les autres ; et, certes, on ne saurait excuser le lieutenant-colonel de Saint-Rémy ; mais il est permis de le plaindre. N’est-ce pas placer un officier dans une alternative pleine d’angoisse que de lui donner à choisir entre sa conscience d’homme et son devoir de soldat ? Il faut, dit-on, que force reste à la loi. Ce n’est pas la loi qui est ici en cause, mais le gouvernement qui l’applique mal. Eh bien ! disent nos jacobins, il faut que la force reste au gouvernement. La doctrine du jour est que le gouvernement peut tout faire, sauf recours des particuliers lésés devant les tribunaux. Nous verrons dans un moment ce que vaut cette thèse : admettons-la comme un moindre mal. Si le gouvernement viole la loi, la Déclaration des droits de l’homme, cette Déclaration que la dernière Chambre avait la manie de faire afficher partout, recommande l’insurrection comme le premier des devoirs. Mais, à supposer que ce soit en effet un devoir, il est difficile à remplir. Le gouvernement est le plus fort ; la lutte entre lui et un certain nombre de citoyens n’est pas possible ; elle ne saurait, en tout cas, être bien longue. D’ailleurs les lois qu’on invoque de part et d’autre ont été, quelquefois volontairement, si mal faites qu’elles laissent une large part à l’arbitraire. On se dispute, on se bat dans les ténèbres. Comment en sortir ? En allant devant les tribunaux. La loi, quand elle est interprétée et appliquée par les partis, est dénaturée et faussée. Or le gouvernement aujourd’hui n’est pas autre chose qu’un parti ; il est même le plus violent de tous. Il ne représente pas l’intérêt général, mais une certaine collection d’intérêts particuliers, choisis souvent parmi les pires. Bien que les tribunaux ne soient pas toujours inaccessibles aux bruits du dehors, leur atmosphère est relativement calme et tempérée ; on peut attendre d’eux une impartialité qu’on chercherait vainement ailleurs. C’est à leur porte qu’il faut frapper.

Nous le disions il y a quinze jours. Depuis, M. le comte Albert de Mun a envoyé à un certain nombre d’hommes éminens dans la politique, les lettres, ou les sciences, un appel qui a été entendu. Il leur demandait d’adhérer à son éloquente protestation contre les abus d’une politique sans règle et sans frein. Les journaux ont publié les réponses qui lui ont été faites : elles sont toutes remarquables par la fermeté de la pensée, par la chaleur des sentimens qu’elles expriment, et plus encore par le souffle de libéralisme qui les traverse et les anime. Si M. de Mun s’était adressé seulement à des catholiques, les adhésions qu’il a reçues pourraient être taxées de refléter une opinion unique, et une opinion qu’il était facile d’escompter d’avance ; mais il y a des protestans, des libres penseurs parmi ses correspondans, des représentans de toutes les croyances religieuses et de toutes les opinions philosophiques. Que réclament-ils, aussi bien les uns que les autres ? La liberté qui enfante la concurrence, la concurrence d’où sort naturellement le progrès. Nous voudrions citer toutes ces lettres ; leur grand nombre ne nous le permet pas ; mais, parmi elles et au point de vue où nous venons de nous mettre, il en est une qui mérite une attention particulière : c’est celle de M. Edmond Rousse, dont l’esprit délicat devait être froissé, et l’âme généreuse offensée par tout ce qui se passe aujourd’hui.

Sa lettre, qui est d’une belle et noble allure littéraire, est de plus l’œuvre d’un jurisconsulte éminent, et c’est en cela qu’elle nous touche. M. Rousse n’a pas plus de confiance que nous dans l’efficacité des manifestations de la rue. Si nécessaires, dit-il, si légitimes qu’ils soient, « ces éclats de la colère publique ont leurs retours et leurs dangers. Il est aisé d’étouffer le droit sous le nombre, et à 500 religieuses chantant des litanies à la porte de leurs couvens, l’on n’a qu’à opposer 5 000 patriotes hurlant la Carmagnole à la porte des cabarets. » Dans cette lutte à qui criera le plus fort, l’avantage final ne sera pas du côté des libéraux. Mais, grâce au ciel, il y a des lois et des tribunaux. M. Rousse rappelle le grand souvenir de Berryer qui, en 1855, « quand un pouvoir nouveau portait la main sur les biens d’une famille proscrite, » s’écriait : « Forum et jus ! Donnez-moi un prétoire où je puisse plaider publiquement ma cause ; donnez-moi des juges qui la puissent librement juger. » Qu’arriva-t-il ? « Berryer, continue M. Rousse, trouva des juges pour lui faire gagner sa cause ; et quoiqu’un coup de force en ait empêché l’exécution, l’œuvre de justice a laissé sa marque sur le pouvoir qu’elle avait condamné. Jusqu’à sa chute il en a gardé l’empreinte. » On trouvera peut-être des sceptiques qui ne partageront pas toute la confiance de M. Rousse ; mais comment n’être pas ému de la manière dont il l’exprime ? « Que tous ceux, écrit-il, qui ont un droit le fassent défendre ! Que tous ceux qui ont une voix la fassent entendre ! Vaine entreprise ! dira-t-on. Et avant que l’on ait commencé de plaider, le jugement n’est-il pas connu d’avance ? Si l’on dit cela, on se trompe. On aura beau épurer les juges, en choisir de nouveaux et les épurer encore, chercher à les séduire par des promesses ou à les effrayer par des menaces, il y a des choses que, — le voulût-il, — un magistrat ne peut pas faire, des iniquités qu’il ne peut pas commettre. Tout le retient, tout le gêne, tout le défendrait, au besoin, contre lui-même : le lieu où il siège, la robe qu’il porte, le voisinage du collègue intègre avec lequel il faut se trouver chaque jour, le public qui le regarde, la presse qui commente ses jugemens, enfin tout ce monde du Palais si honnête, si nombreux, si divers, si curieux, si frondeur, sous les yeux duquel il faut passer sa vie, et dont le mépris serait, à la longue, le plus insupportable des châtimens. » Puisse M. Rousse ne pas se tromper ! Il connaît mieux que nous le milieu dont il parle : nous le connaissons assez pour savoir qu’il offre de très sérieuses garanties. Eh bien ! que tous les citoyens lésés portent leur cause devant les tribunaux. Ils sont légion aujourd’hui. Quel est le nombre exact des écoles que M. Combes a fermées d’une main si brutale ? Est-ce 2 500 comme on l’a dit d’abord ? Est-ce plus ? Est-ce moins ? Quoi qu’il en soit, le chiffre en est considérable, et les espèces ne manquent pas pour permettre aux tribunaux de débrouiller les obscurités de la loi, et à la jurisprudence de se fixer.

Nous ne nous faisons néanmoins aucune illusion sur les difficultés de toutes sortes que les plaignans ne manqueront pas de rencontrer dans le dédale de la procédure. Les journaux sont remplis de consultations bénévoles que leur livrent des hommes de foi et d’énergie comme M. Jules Roche. Des jurisconsultes de premier ordre, M. Sabatier par exemple, ont adhéré à la consultation de M. Roche : il y a donc là, si on nous permet le mot, une première base d’opérations. Dans tous les arrondissemens où leur droit a été violé, les citoyens peuvent s’adresser au tribunal du chef-lieu. Cela fera un très grand nombre d’affaires, et sans doute tous les tribunaux ne se prononceront pas dans le même sens ; mais, de juridiction en juridiction, on parviendra à celle de la cour suprême et le droit pourra être finalement établi. C’est ainsi du moins que les choses devraient se passer : mais est-ce ainsi qu’elles se passeront, et ne faut-il pas s’attendre à ce que l’administration, lorsqu’elle sera mise en cause et aura à se défendre, élève ce qu’on appelle le conflit ? C’est d’un conflit de juridiction que nous voulons parler. Les actes des simples citoyens sont justiciables des tribunaux ordinaires, ceux de l’administration le sont des tribunaux administratifs, et c’est par conséquent le Conseil d’État jugeant au contentieux qui devra se prononcer d’abord dans la plupart des cas, sinon même dans tous. On peut protester contre la juridiction administrative, la déclarer fâcheuse, y voir un débris d’un autre âge en contradiction avec les principes des temps nouveaux ; — et nous n’avons garde de traiter aujourd’hui et de trancher au pied levé des questions aussi considérables ; — quoi qu’il en soit, elle existe ; l’administration ne manquera pas d’en réclamer le bénéfice, et on n’aura pas à presser beaucoup les tribunaux pour qu’ils se déclarent incompétens. Ce que nous en disons n’est d’ailleurs pas pour jeter le discrédit sur la juridiction administrative. Le Conseil d’État, et notamment sa section du contentieux, ont montré à de fréquentes reprises un véritable esprit d’indépendance. Un recours administratif n’est pas condamné d’avance à rester sans résultat. Les principes du droit y seront strictement appliqués, il y a tout lieu de le croire. Mais ces principes ne brillent pas d’une clarté sans ombres, et nous n’en voulons d’autre preuve que les contradictions qui se produisent en ce moment même entre jurisconsultes également distingués. Veut-on un exemple ? Prenons celui des bris de scellés qui ont été si nombreux depuis quelques jours. Comment les choses se passeront-elles à ce sujet ? Nous ne garantissons rien, certes ; mais voici ce qui parait le plus probable.

Les scellés ne peuvent être apposés que dans des conditions limitées et déterminées par la loi, et il n’est pas sûr que toutes ces conditions aient été remplies au cours des derniers incidens. M. Combes, qui a cru d’abord pouvoir fermer les établissemens congréganistes par de simples circulaires et qui s’est aperçu seulement après coup qu’il fallait des décrets, a pu se tromper sur d’autres points. Le Code pénal frappe de peines très graves le bris de scellés, mais, pour encourir ces peines, il faut, bien entendu, que les scellés aient été apposés légalement. La première chose qu’ont donc à faire ceux qui ont brisé des scellés est d’engager la procédure administrative nécessaire pour faire constater l’illégalité de leur apposition. Nous disons la procédure administrative, parce qu’il s’agit d’un acte de l’administration. Que fera le gouvernement ? Le plus sage de sa part sera d’attendre que le tribunal administratif ait prononcé ; mais il peut, s’il le préfère, traduire immédiatement devant les tribunaux correctionnels les auteurs du bris. Que feront alors ces tribunaux ? Ils sursoiront à statuer sur la prévention jusqu’à ce que la juridiction administrative se soit prononcée sur la question préjudicielle. Si le Conseil d’État décide que l’apposition des scellés a été légale, il est clair que le tribunal correctionnel ne pourra qu’appliquer aux délinquans l’article 252 du Code pénal ; mais si le Conseil d’État se prononce en sens contraire, il est non moins clair que le tribunal devra acquitter les prévenus. Tout dépend, on le voit, de l’arrêt qui sera rendu par lui. Une autre hypothèse a été examinée, celle où le Conseil d’État se déclarerait lui-même incompétent. Au premier abord, on s’étonne que cela soit possible ; cependant il y a des précédens. Tout le monde a entendu parler, sans savoir au juste de quoi il s’agissait, — ce qui n’en est que plus inquiétant et menaçant, — de ce droit de haute police qui appartiendrait au gouvernement, droit qui n’a jamais été défini, qui ne peut pas l’être, et qui n’est autre chose que celui de tout faire en vertu du simple bon plaisir. Avons-nous besoin de dire que nous ne reconnaissons pas ce prétendu droit ? Le gouvernement, et le gouvernement républicain en particulier, ne saurait avoir de droits que ceux que la loi lui confère ; s’il s’en arroge d’autres, il commet un abus de pouvoirs ou même une forfaiture. Il serait difficile, croyons-nous, de soutenir aujourd’hui la doctrine opposée. Mais, en fait, il ne s’agit pas ici d’une question de doctrine, il s’agit d’une question de juridiction, et il est à craindre qu’un tribunal administratif, si haut placé soit-il, n’étende pas la sienne au gouvernement lui-même et refuse de se prononcer sur les actes non pas administratifs, mais politiques, que celui-ci a accomplis. A supposer que le Conseil d’État se retranche dans cette abstention, qu’est-ce que cela signifiera, sinon que, fait pour appliquer la loi, il n’a rien à dire d’un acte accompli en dehors de toute loi ? En d’autres termes, il ne saurait se déclarer incompétent sans faire entendre que le gouvernement a agi sans droit : dès lors y aurait-il en France un tribunal capable de condamner un citoyen qui aurait brisé des scellés apposés dans de semblables conditions ? Si les actes de haute police ne relèvent d’aucune juridiction, ils ne sauraient non plus remplacer auprès des tribunaux de droit commun une loi inexistante, ni comporter des sanctions pénales à l’encontre des citoyens qui n’en auraient pas tenu compte. Nous trompons-nous ? Alors il faut le dire. Il faut avoir le courage d’avouer tout haut que les lois sont faites pour les citoyens, mais non pas pour le gouvernement ; que celui-ci peut tout se permettre, porter atteinte aux propriétés privées, expulser les gens de chez eux, et apposer par surcroît sur les portes de leurs maisons des scellés où il serait désormais impossible de voir autre chose que la simple manifestation de la force. Quelle que soit l’arrogance de nos jacobins, iront-ils jusque-là ?

Qu’on nous excuse d’être entré dans une discussion aussi aride : il fallait bien indiquer quelles étaient les ressources de notre droit, et qu’elles pouvaient en être aussi les insuffisances. Sur bien des points, l’incertitude reste dans la pensée ; mais, loin de justifier M. Combes, cette imprécision de nos lois le condamne. C’est une triste attitude pour un gouvernement de ne pouvoir échappera la responsabilité légale de ses actes qu’en invoquant des exceptions de procédure, en élevant des conflits de juridiction, en amenant les tribunaux de droit commun et peut-être les tribunaux administratifs eux-mêmes à se déclarer également incompétens. N’est-ce pas le cas de dire : summum jus, summa injuria ? Ces abus du droit écrit font croire à la conscience populaire qu’il n’y a pas de droit du tout, ou du moins qu’il n’y en a pas pour le gouvernement et que les citoyens ne sauraient jamais avoir raison contre lui. C’est une maladresse souveraine et une absence d’esprit politique que nous n’avions jamais constatées à ce degré que de laisser se poser de pareilles questions sans une nécessité absolue. Et ici, où était la nécessité ? même en admettant toutes les fantaisies juridiques de M. Combes, était-il indispensable d’apposer des scellés sur des immeubles scolaires au début des vacances, c’est-à-dire à un moment où les classes devaient se fermer naturellement ? M. Combes craignait-il qu’on ne fit revenir les enfans déjà rendus à leur famille, uniquement pour le narguer ? A quoi bon ce déploiement de forces, aussi vain que théâtral ? Évidemment, M. Combes a voulu donner une grande idée de lui. Il y est parvenu ; mais dans quel sens ?

Ses amis politiques eux-mêmes éprouvent quelque embarras à l’applaudir ; on sent qu’ils y font effort. Les journaux radicaux et socialistes les plus avancés sont pour lui pleins d’éloges hyperboliques ; ils ont enfin trouvé le ministre de leurs rêves, ils le disent du moins ; mais, après l’avoir dit, ils donnent tout de même quelques conseils de prudence. Il en est qui se demandent ce que vont devenir tous ces enfans dont on a fermé les écoles, avant même de s’être assuré que celles de l’État pourraient les contenir. Parmi toutes les voix qui se sont élevées pour présenter des observations, faire des réserves ou même exprimer un blâme, il faut distinguer celle de M. Goblet qui, après s’être mis volontairement hors de la politique active, juge ses amis avec l’indépendance que donnent le recueillement et le désintéressement de la retraite. Au reste, et bien que nous soyons séparés de M. Goblet sur beaucoup de points essentiels, nous avons toujours reconnu en lui un libéral. Il a présenté jadis un projet de loi sur les associations très différent de celui de M. Waldeck-Rousseau, puisqu’il autorisait les congrégations religieuses à se former en vertu d’une simple déclaration. Nous accepterions aujourd’hui volontiers le projet de M. Goblet, sûrs que nous serions de ne pas perdre au change. Mais, si libéral qu’il soit, M. Goblet est radical ; il est même un des chefs de son parti ; il était, si nous ne nous trompons, un des membres principaux du comité d’action qui avait été constitué à la veille de la campagne électorale ; il ne saurait donc être suspect de modérantisme ; en tout cas il ne l’était pas hier. Eh bien ! M. Goblet condamne très sévèrement la loi de 1901 et l’application qui en est faite. Il emploie des mots très durs pour caractériser cette œuvre néfaste. Le coup a été senti, et même relevé. Les radicaux les plus modérés reprochent à M. Goblet de ne plus se rendre compte des conditions et des obligations d’un combat dont il s’est retiré. D’autres l’accusent de défaillance, sans oser cependant lui appliquer encore l’épithète de clérical ; cela viendra sans doute. M. Goblet continue de redouter l’invasion du cléricalisme, mais il a son procédé pour le combattre, qui est la séparation de l’Église et de l’État. Nous retrouvons la même idée exprimée dans une lettre de M. Armand Lods, qui est protestant, mais qui veut la liberté pour tous et qui se rend parfaitement compte de l’atteinte actuellement portée à celle des catholiques. Beaucoup de voix protestantes ont réclamé au nom de la liberté, entre autres celle de Mme Arvède Barine, qui a écrit une lettre très éloquente au Journal des Débats. Des israélites aussi se sont émus. Il ne s’agit pas ici d’une lutte établie entre des croyances religieuses différentes : c’est la liberté même de croire qui est mise en cause dans l’une de ses manifestations les plus importantes, celle d’enseigner ce que l’on croit. Aucune hypocrisie de la part des uns, aucune complaisance de la part des autres ne saurait masquer l’évidence de ce fait, et dès lors toutes les consciences vraiment indépendantes, à quelque opinion religieuse qu’elles se rattachent, ou même si elles ne se rattachent à aucune, s’inquiètent et s’alarment. Les protestations viennent de tous les côtés : au milieu des tristesses de l’heure présente, il y a là quelque chose de réconfortant.

C’est une campagne qui commence ; elle sera certainement poursuivie avec ardeur et avec vigueur. Dans un pays d’opinion, il faut s’adresser à l’opinion et la conquérir : tout le reste vient ensuite naturellement. Aussi ne saurait-on trop approuver la constitution qui vient de se faire d’une Ligue de l’enseignement libre. Il importe, en effet, de réunir tous les efforts, sans en altérer la spontanéité, et de les faire converger vers un même but. Les noms des fondateurs de la Ligue indiquent clairement dans quel esprit elle s’est formée. Nous y trouvons des protestans comme M. Georges Berger et M. François de Witt-Guizot, des catholiques comme M. Brunetière, M. Denys Cochin, M. Rousse, M. Georges Picot, M. Anatole Leroy-Beaulieu. Aucun d’eux ne songe à faire une manifestation confessionnelle, encore moins une manifestation politique dans le sens étroit qu’on attache généralement à ce mot. Il y a partout des amis de la liberté : pourquoi, à l’heure où tant de gens cherchent à faire l’unité morale du pays par l’oppression, ne chercheraient-ils pas à la faire par la liberté ? On n’est pas libre de penser, dit la Ligue, dans l’Appel qu’elle a publié, quand on ne l’est pas de répandre publiquement sa pensée ; on ne l’est pas quand on n’est pas libre de faire élever ses enfans selon ses idées, sa conviction et sa foi… A tous ceux qui pensent comme nous, libres penseurs, israélites, protestans, catholiques, sans distinction d’opinions, ni de partis, nous adressons le présent appel. Usons de toutes les armes que nous donnent les mœurs et les lois, réunions, conférences, publications, pétitions, consultations juridiques, appels par la parole et par la presse, tout ce que permet la lutte légale, tout ce qu’elle comporte pour éclairer l’opinion doit être mis en œuvre. » On le voit, le programme d’action de la Ligue est très vaste, et il doit l’être pour répondre aux besoins d’une propagande destinée à se répandre à travers tout le pays. Dans l’état de nos mœurs, c’est surtout par la parole et par la presse que l’on agit puissamment sur les esprits. Tant d’idées fausses ont été mises en circulation, tant de mensonges ont été répandus, tant de calomnies ont été propagées que la Ligue aura beaucoup à faire pour en dissiper le nuage épais et lourd.

Heureusement elle a à son service un mot très simple, celui de liberté. Il ne s’agit pas d’exprimer une préférence pour un enseignement et contre un autre, ni même de faire l’éloge des congrégations religieuses et des services qu’elles peuvent rendre. Chacun en juge à sa manière. On peut fort bien n’aimer ni l’enseignement congréganiste, ni les congrégations elles-mêmes, et défendre leur liberté. Les jacobins veulent obliger tout le monde à penser et à se conduire comme eux ; les libéraux, au contraire, laissent chacun penser et se comporter comme il lui plaît. Nous sommes avec ces derniers, et la majorité du pays l’est aussi. Le malheur est que cette majorité, au moment des élections, n’a pas compris de quoi il s’agissait. On le lui a déguisé avec le plus grand soin. On l’a trompée avec beaucoup d’adresse. La plupart des radicaux et des socialistes lui ont présenté des programmes presque anodins ; il s’agissait pour eux d’être réélus ; on verrait après. Quant au gouvernement d’alors, si la loi sur les associations renfermait réellement tout ce qu’on en tire aujourd’hui, pourquoi ne l’a-t-il pas appliquée ? N’en avait-il pas le devoir ? M. Waldeck-Rousseau a accordé aux congrégations de nouveaux délais qui n’étaient pas dans la loi : en avait-il le droit ? En se l’attribuant, il a montré tout le premier qu’il s’agissait là d’une loi purement politique, qu’on appliquait plus ou moins, ou qu’on n’appliquait pas du tout, suivant l’occasion.

Le moment n’était pas propice avant les élections. Si on avait alors appliqué la loi, le pays aurait vu clair et son vote en aurait peut-être été changé ; aussi s’est-on bien gardé de le faire ; on a attendu pour cela le lendemain du scrutin, c’est-à-dire le moment où l’on était séparé des élections futures par le plus long délai possible. M. Waldeck-Rousseau s’est retiré avec beaucoup de prestesse, et il a mis la tâche à accomplir entre les mains d’un manœuvre qui ne craignait pas de se compromettre. Il est bon d’expliquer tout cela au pays afin de lui faire sentir qu’on l’a joué et d’entretenir chez lui ce sentiment. Quelque éloignées que soient, en effet, les élections de 1906, c’est pour elles qu’il faut dès maintenant travailler. Au mois de mai dernier, nous n’avions que des menaces confuses ; les esprits avisés les apercevaient fort bien ; mais le peuple, pris dans son ensemble, n’est jamais frappé que de leur réalisation. Les menaces se réalisent aujourd’hui, la loi s’exécute, on exécute même plus que la loi. Ou plutôt, on exécute plus dans un sens et moins dans l’autre, puisqu’on ferme des milliers de maisons d’écoles, mais qu’on respecte, ou qu’on ménage des milliers de maisons hospitalières. Il n’y a pourtant qu’une seule loi pour les unes et pour les autres : d’où vient qu’on l’applique de manières différentes à celles-ci et à celles-là ? Si la loi est obligatoire, elle l’est pour tous ; mais nous cherchons la loi, et nous ne trouvons que l’arbitraire. La Ligue aura à dire de quel danger futur cette longanimité provisoire menace tant d’autres institutions où le peuple a l’habitude de trouver un refuge, des remèdes et du pain. On ne veut pas tout faire d’un seul coup ; la conscience publique se révolterait ; on procède donc par étapes. Après les élections prochaines, on fera ce qu’on n’a pas fait après les dernières ; on achèvera la tâche commencée ; on complétera l’œuvre entamée ; on trouvera pour cela quelque autre M. Combes, à moins qu’on ne l’utilise de nouveau lui-même. Ne sera-t-il pas devenu un spécialiste en la matière ? Si le pays approuve cette politique, il le dira : mais auparavant, il faut qu’il la connaisse. L’expérience actuelle commence à l’éclairer ; la Ligue fera le reste. Elle montrera distinctement le but qu’on se propose. Il consiste, — ce qui sera une grande satisfaction pour les socialistes, et, nous le reconnaissons, un grand progrès dans le sens de leurs idées, — à supprimer l’initiative privée dans la charité après l’avoir supprimée dans l’enseignement, et à augmenter d’autant les services publics concentrés entre les mains de l’État. Et cela sans doute coûtera très cher. Les communes où l’on vient de fermer des établissemens d’enseignement libre sauront bientôt de quel poids pèsera sur leur budget l’obligation d’élargir leurs écoles ou d’en créer de nouvelles et d’avoir des instituteurs en surcroît. Le budget de l’État le saura aussi. Mais ce n’est là qu’un commencement, et nous en verrons bien d’autres, à moins que le pays lui-même, inquiété dans sa conscience et alarmé dans ses intérêts, ne secoue le joug des sectaires qui prétendent, comme on disait autrefois, le faire marcher.


C’est ainsi du moins que nous comprenons la tâche de la Ligue de l’enseignement libre ; mais c’est sa tâche d’avenir. La première chose à faire aujourd’hui est de s’adresser aux tribunaux, afin de savoir s’il y a encore une justice en France et si les particuliers peuvent y recourir contre les entreprises illégales du gouvernement. Sur plusieurs points, M. Combes s’est certainement mis dans son tort. On dit que les congrégations n’ont pas toujours été bien conseillées par leurs jurisconsultes ; M. Combes ne l’a pas été non plus par les siens. Si les congrégations ont été imprudentes en ne multipliant pas leurs demandes d’autorisation, M. Combes a été violent à l’excès en trouvant là le prétexte qu’il cherchait pour fermer leurs établissemens. Dans son impatience de faire vite et de frapper fort, il s’est arrogé des droits qu’il est permis de lui contester. Les tribunaux compétens auront à se prononcer entre lui et les citoyens qu’il a lésés.

Quant aux autres, qui ne sont ni congréganistes, ni propriétaires d’immeubles scolaires, c’est pour la liberté qu’ils doivent combattre : nous n’en connaissons pas de plus sacrée que celle de l’enseignement. Question juridique à débattre, question politique à agiter, il y a là deux champs d’action ouverts à l’activité de tous ceux qui pensent que la République a le devoir d’être libérale et tolérante. Mais, dès maintenant, M. Combes peut s’apercevoir qu’il s’est trompé en croyant qu’il suffisait d’être brutal pour supprimer les difficultés, et que tout le monde s’inclinerait docilement devant ses circulaires ou même ses décrets. Il a eu le tort d’annoncer prématurément qu’il en serait ainsi. La campagne s’engage : nous verrons si, de M. Combes ou des libéraux, ce sont les libéraux qui s’useront les premiers.

Edouard VII a été solennellement sacré à Westminster le 9 tout. Les tristes pressentimens que sa maladie avait fait naître sont définitivement dissipés. Non seulement son rétablissement, après l’opération qu’il a subie, a suivi une marche régulière, mais cette marche a été rapide, ce qui donne à croire que, malgré son âge, qui d’ailleurs n’est pas encore avancé, sa constitution est restée vigoureuse et saine. Il y a aujourd’hui toute raison d’espérer que son règne aura une durée normale, et c’est ce que tout le monde désire en Angleterre et au dehors : on attribue, en effet, à Edouard VII des tendances conciliantes et sages qui, dans les limites de ses pouvoirs constitutionnels, peuvent s’exercer avec efficacité pour le bien de son pays et pour le repos du monde.

Quant au couronnement lui-même, il n’intéresse que les Anglais. La fête n’a pas eu tout l’éclat qui l’aurait entourée quelques semaines auparavant, si la maladie du roi n’était pas venue l’ajourner ; les missions étrangères n’y figuraient plus, et enfin il y a de certains frais qu’on ne peut pas renouveler deux fois ; mais la cérémonie, pour être plus intime, n’en a été que plus touchante. On a su gré au roi de l’effort de volonté qu’il avait fait pour que son couronnement eût lieu sans même attendre sa guérison complète. On a constaté avec joie qu’il avait repris les apparences de la santé. Le manifeste qu’il a adressé à son peuple a produit une émotion vive et profonde. Aussi les acclamations populaires ont-elles éclaté sur son passage avec un véritable enthousiasme. Sans doute, le couronnement d’Edouard VII ne change rien à rien ; mais les Anglais tiennent passionnément à toutes leurs vieilles traditions, et, après les inquiétudes pénibles qu’ils ont traversées, mêlées d’espoirs et de découragemens, ils regardent volontiers ce dénouement comme une sorte de succès. C’est une impression que le roi partage sans doute lui-même. En Europe, et notamment en France, l’opinion s’est associée en toute sincérité et cordialité à la satisfaction qu’éprouvait l’Angleterre. Les journaux ont rendu compte très longuement et très sympathiquement de tous les détails de la fête. On a senti que les deux peuples, lorsqu’une politique maladroite ne mettait pas leurs intérêts en conflit, n’avaient que de bons sentimens l’un pour l’autre et qu’ils étaient prêts à se réjouir mutuellement de ce qui leur arrivait d’heureux.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.