Chronique de la quinzaine - 14 août 1898

Chronique no 1592
14 août 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août.


Le prince de Bismarck est mort le 30 juillet dernier. Depuis lors, les journaux du monde entier sont pleins de lui et il y occupe autant de place qu’à l’époque la plus florissante de sa vie. Nous arrivons un peu tard pour dire quelque chose d’inédit sur sa personne ou sur sa politique. Quoique le sujet soit abondant et vaste, il est un peu épuisé ; mais tout porte à croire qu’il se renouvellera, et que nous n’en avons pas fini avec les confidences du redoutable et vindicatif chancelier. Il n’était pas encore enseveli dans son cercueil que sa lettre de démission à l’empereur était publiée par un journal, et causait dans toute l’Allemagne une très vive émotion. Elle ne disait pourtant rien de bien imprévu, rien qui ne fût connu ou n’eût été deviné ; mais elle précisait, avec la force que M. de Bismarck mettait dans tout ce qui sortait de sa plume, les points sur lesquels des dissidences s’étaient produites entre l’empereur et lui. Quelques-uns étaient très graves. À défaut de ceux-là, d’autres seraient venus, un peu plus tôt ou un peu plus tard, mettre la brouille entre deux hommes qui ne pouvaient pas vivre longtemps ensemble. On a dit avec raison qu’il n’y avait pas place pour deux autocrates dans un même pays. L’un ou l’autre devait disparaître.

L’empereur était le plus fort, il était le maître, il a congédié sans beaucoup de formes l’illustre homme d’État qui, plus que personne, avait contribué à la création de l’unité allemande et à l’établissement de l’empire. L’événement s’est accompli avec une facilité dont le monde a été surpris. L’Allemagne a sans doute été émue, mais elle a contenu et caché son émotion, et le prince de Bismarck a été mis à la retraite comme un fonctionnaire qui a atteint la limite d’âge. La terre n’a pas tremblé ; les choses ont continué d’aller, au moins en apparence, comme auparavant ; l’empereur, qui avait pris hardiment en main les rénes du gouvernement, les a tenues d’une main ferme, et n’a donné depuis aucun signe d’hésitation ou d’embarras. Le prince de Bismarck a constaté de son vivant qu’on pouvait se passer de lui, constatation qui lui a été pénible et amère. Il est mort sans avoir pardonné. En vain l’empereur avait-il tenté un rapprochement impossible ; le prince de Bismarck recevait son maître avec toute la déférence exigée par le protocole, mais ses sentimens restaient irréductibles. Si Guillaume a espéré que la réconciliation qui n’avait pas pu se faire de son vivant s’opérerait du moins sur son cercueil, il s’est trompé. Il offrait au fondateur de l’Empire l’hospitalité du tombeau des rois et des empereurs. Il aurait voulu conduire lui-même, au nom de l’Allemagne, le deuil de son grand chancelier. Il avait rêvé une imposante cérémonie, où il apparaîtrait lui-même comme le représentant de tout un ensemble de gloires rajeunies dans sa personne. Mais M. de Bismarck avait pris ses précautions pour que les choses ne se passassent point ainsi. Ingrat empereur, tu n’auras pas mes os ! Il a exprimé la volonté d’être enterré à Friedrichsruhe, par les soins de sa famille et de ses amis, d’éloigner de sa dépouille les pompes officielles, dont il connaissait mieux que personne la vanité et le mensonge, afin de rester seul dans la mort comme on l’avait laissé seul pendant les huit dernières années de sa vie. Dans la fierté de sa conscience, il savait que sa gloire se suffisait à elle-même, et il n’a pas voulu en prêter les rayons à d’autres. S’éloignant autant qu’il le pouvait des choses présentes, il a ordonné qu’on inscrivît pour toute mention sur sa tombe : « Un fidèle serviteur de l’Empereur Guillaume Ier. » Il n’a associé son nom qu’à celui de son vieux maître, et il a laissé à la reconnaissance de l’Allemagne le soin de venir le chercher dans la retraite où il a langui tristement, où il est mort dans l’abandon, et où il dormira son éternel sommeil.

Nous ne parlerons pas aujourd’hui de son œuvre : le cadre d’une chronique ne suffirait pas pour la contenir. C’est l’homme qui nous intéresse. On a beaucoup répété qu’il était un homme du passé égaré dans notre fin de siècle, et que tout en lui portait le caractère d’une autre époque. Comme on l’a appelé le chancelier de fer, l’imagination contemporaine se l’est volontiers représenté sous les traits d’un chevalier du moyen âge, couvert de son armure, et cachant sous l’épais métal les pensées, les sentimens, les aspirations d’un autre âge. Il y a beaucoup de banalité dans cette appréciation portée sur un homme qui aurait voulu, comme il disait, faire de la politique en caleçon de bains. Nous regrettons d’avoir à la contredire puisqu’elle paraît satisfaire beaucoup d’esprits ; mais, à parler franchement, M. de Bismarck ressemble à tous les grands personnages historiques qui ont rempli une tâche analogue à la sienne. On ne crée pas un empire sans faire intervenir le fer et le feu : il s’en est rendu compte dès le premier jour, et, comme il ne reculait jamais devant l’expression de sa pensée, il n’a pas hésité à le dire. En le faisant, il n’a été ni ancien, ni moderne ; il a été de tous les temps. Mais il s’est montré extrêmement moderne dans tous ses autres procédés. Rarement esprit a été plus exempt de préjugés et plus vraiment libre et original que le sien. Les moyens lui importaient peu, pourvu qu’ils aboutissent : aussi les a-t-il tous employés avec une parfaite indifférence, les variant à l’infini et passant de l’un à l’autre suivant les circonstances et les occasions. Un de ses grands mérites est de n’avoir jamais mis d’amour-propre à persévérer dans une voie lorsqu’il s’apercevait qu’elle était sans issue, ou que l’issue en était dangereuse. Il savait se retourner, revenir sur ses pas, prendre une autre direction. Lorsqu’il a inauguré le Culturkampf et qu’il a si fièrement proclamé qu’il n’irait jamais à Canossa, on a pu le croire un adversaire forcené du catholicisme, presque un sectaire, et il faisait partout l’admiration des adoptes de la libre pensée. Quelques années plus tard, il a eu besoin des catholiques au Reichstag et du pape pour agir sur eux : subitement l’ère des lois de mai s’est trouvée terminée, et l’intraitable chancelier n’a pas eu d’attentions assez délicates et assez fines pour Léon XIII. Il a manié avec une maîtrise sans égale tous les instrumens que les dernières inventions du progrès mettaient au service de sa volonté, et nul par exemple n’a su mieux que lui se servir et jouer des journaux. Peut-être dira-t-on que si ce ne sont pas ses procédés qui sont d’un autre temps, c’est son œuvre elle-même qui porte une empreinte peu moderne ; mais son œuvre, c’est l’Allemagne, et l’Allemagne échappe, semble-t-il, à ce reproche. Avec un tel homme, il ne faut pas se payer de mots, car il ne l’a jamais fait lui-même. Il a été notre ennemi, il nous a fait beaucoup de mal ; nous trouvant sur son chemin, il nous a durement broyés pour continuer sa route ; il l’a fait sans pitié, peut-être sans haine, uniquement parce que nous étions pour lui un obstacle. La seule conclusion à en tirer c’est qu’il est très regrettable pour la France qu’il soit né de l’autre côté de la frontière au lieu de celui-ci. Pourquoi ne pas avoir le courage de dire que nous aurions été heureux d’avoir son pareil ? Ce bonheur nous est arrivé quelquefois dans notre histoire, et nous a manqué dans ces derniers temps.

Il a eu très froidement, très résolument, les intentions de tout ce qu’il a fait, et sa volonté a toujours suivi sa pensée avec une exactitude implacable. Il n’y a probablement plus au monde que M. Crispi pour croire que c’est la France qui a voulu la guerre de 1870-1871, et que l’Allemagne ne l’a faite que contrainte et forcée. L’incorrigible conspirateur a émis de nouveau cette assertion le lendemain même de la mort de M. de Bismarck. Peut-être ne l’aurait-il pas fait aussi librement la veille, car il aurait pu s’attirer un démenti. Au surplus, il l’avait reçu par avance. Tout le monde connaît aujourd’hui, d’après sa propre relation, la manière dont M. de Bismarck a tronqué et dénaturé la fameuse dépêche d’Ems dans un déjeuner avec MM. de Moltke et de Roon, après quoi, raconte-t-il complaisamment, il se remit à table avec ses convives, et ils mangèrent tous les trois d’un bien meilleur appétit. Il espérait que la France se sentirait provoquée par le ton qu’il avait su donner à la dépêche, et malheureusement il ne s’est pas trompé. Puisqu’il a revendiqué la responsabilité de la guerre, pourquoi ne pas la lui laisser ? C’est une question à régler, comme il l’a dit un jour, entre lui et son créateur : à l’égard des hommes, elle est éclaircie depuis longtemps. Gardons à M. de Bismarck sa grandeur tragique. La guerre, nous l’avons dit, était entrée dès l’origine dans le plan qu’il avait formé. Il l’a voulue contre l’infortuné Danemark, et il y a entraîné l’Autriche. En agissant ainsi, il savait fort bien qu’il aurait ensuite à se tourner contre l’Autriche, et c’est encore ce qu’il voulait. Il n’ignorait pas davantage que le jour viendrait où il aurait à rendre compte à la France d’une politique où celle-ci s’était laissé duper. Il a lui-même choisi le jour. Rien, en tout cela, n’était imprévu pour lui. Il n’était pas homme à reculer devant trois guerres, et il en aurait provoqué tout aussi imperturbablement une quatrième, s’il l’avait jugée nécessaire, ou seulement utile. Il n’a pas cru qu’elle le fût, et il s’est arrêté. Il a su se borner. Il n’a eu d’autre préoccupation, dans la seconde partie de sa carrière, que de consolider par la paix ce qu’il avait fondé par la guerre, et d’entretenir pour cela entre les puissances de l’Europe, petites et grandes, un équilibre aussi parfait que possible. L’œuvre de conservation qu’il a maintenue pendant vingt ans n’est pas celle qui dans l’histoire lui fera le moins d’honneur. C’est alors surtout qu’il s’est montré génial, parce qu’il s’est contenu dans la prospérité. Ajoutons, pour être complet, qu’il a su merveilleusement diviser les autres autour de lui, et que l’équilibre général qu’il a établi se composait surtout des hostilités latentes qu’il avait su faire naître et qu’il entretenait avec une complaisance discrète. Mais si nous lui rendons la justice qu’il a voulu la paix dans cette seconde période, cela nous permet de dire avec plus d’assurance qu’il a voulu la guerre dans la première, et qu’il l’a faite de propos délibéré. Il s’est mis lui-même, avec une audace sans pareille, au-dessus des panégyristes qui ont essayé depuis et qui essaient encore aujourd’hui, très maladroitement, de contester cette vérité. Il s’est montré à l’histoire tel qu’il était, et les élémens pour le juger ne feront pas défaut. Nous en avons déjà un nombre presque suffisant : ses Mémoires nous en apporteront sans doute un contingent nouveau et qui sera le bienvenu. Rien ne remplace sa propre parole. Lorsqu’elle est sincère, — ce qui, bien entendu, n’arrive pas toujours, — elle atteint les dernières limites de la franchise, et elle a par surcroit quelque chose de pittoresque, d’incisif, de corrosif qu’il est impossible d’imiter. Elle grave à l’eau-forte et d’un trait ineffaçable. Si vraiment M. de Bismarck, qui s’est tant prodigué en conversations pendant sa vie, a encore quelque chose à nous dire, nous l’attendons avec un intérêt bien naturel. Indépendamment du rôle qu’il a joué, peu d’hommes ont été plus intéressans. Mais d’autres, très intéressans aussi de leur vivant, ont si étrangement trompé la postérité avec leurs confidences posthumes, qu’il convient d’attendre avant de se prononcer.


Tournons-nous, en attendant, d’un côté où nous n’avons que des sympathies à éprouver et à exprimer : nous voulons parler de la Hollande. Elle est à la veille de célébrer de grandes fêtes, où tous les souvenirs de son histoire se presseront dans les esprits. La jeune reine Wilhelmine atteint en ce moment sa majorité politique, fixée à dix-huit ans par la constitution. Elle est la dernière héritière d’une grande race. On sait que le dernier roi des Pays-Bas, Guillaume III, a vu mourir successivement les trois fils qu’il avait eus d’un premier mariage. La situation devenait, sinon critique, au moins obscure et incertaine. Le roi contracta un nouveau mariage avec la princesse Emma de Waldeck-Pyrmont, et de ce mariage naquit, le 31 août 1880, la reine Wilhelmine. Un dernier rejeton venait à naître du vieil arbre historique, rejeton encore bien frôle alors, autour duquel se groupaient les espérances du pays. Un enfant du sexe féminin représentait l’antique maison d’Orange-Nassau, remontant au comte Othon de Nassau qui vivait en 1290, et dont les membres les plus illustres furent le Grand Taciturne, l’adversaire de Philippe II d’Espagne, les princes Maurice et Frédéric-Henri, les valeureux chefs d’armée et stathouders des Provinces-Unies, et Guillaume, stathouder de Hollande et de Zélande et roi d’Angleterre. Il était difficile de réunir plus de gloire autour d’un berceau. Le roi Guillaume III vécut encore dix ans : il est mort en novembre 1890, après un règne qui a été heureux pour la Hollande et lui a laissé des souvenirs reconnaissans. On assure qu’il n’avait rien dans son caractère d’un roi constitutionnel ; il était naturellement autoritaire et violent, brusque et emporté, avec des retours où l’on retrouvait de la bonté ; mais il a eu assez de force sur lui-même pour maîtriser ses défauts, et son peuple n’a jamais eu à en souffrir. Il a été, en somme, un roi très correct. Sous son règne l’accord entre la Hollande et la maison d’Orange-Nassau n’a fait que se resserrer ; mais on pouvait se demander ce qu’il en adviendrait après lui.

La tutelle de la jeune reine a été exercée par sa mère et par un conseil composé de quelques hauts personnages et fonctionnaires de l’État. La reine Emma est Allemande ; on ne saurait trop louer le soin qu’elle a pris pour se faire adopter par sa nouvelle patrie. Elle est devenue vraiment Néerlandaise, s’inspirant toujours des intérêts du pays, vivant de ses mœurs, et mettant l’application la plus intelligente à favoriser le développement de ses institutions. Nous dirons dans un moment les progrès que la Hollande a faits sous la Régence. Lorsqu’on regarde aujourd’hui les trônes de l’Europe, il faut bien avouer que ceux qui sont occupés par des femmes ne le sont pas le moins bien, et cela est vrai même de cette malheureuse Espagne, qui serait plus malheureuse encore, — parce qu’elle aurait été plus troublée à l’intérieur, — si elle n’avait pas la reine Christine. La reine Emma n’a pas eu à traverser des crises aussi terribles. Son gouvernement a été régulier, normal et tranquille ; mais elle s’est acquittée de ses devoirs avec un tact auquel les partis les plus opposés rendent hommage, et qui pourrait servir d’exemple à tous les souverains constitutionnels. Il servira, en tout cas, de modèle à sa fille. La reine a rempli son rôle de mère comme son rôle de régente, avec quelque chose de plus touchant. On s’accorde à reconnaître que grâce à l’éducation qu’elle a donnée à sa fille, celle-ci, bien que si jeune encore, est déjà douée des connaissances multiples, tant politiques que littéraires et artistiques, qui font une femme distinguée. Rien n’a été négligé pour lui permettre de remplir dignement la tâche qui lui incombe. On ne peut que s’en réjouir pour cette honnête et vaillante nation néerlandaise qui, bien qu’exiguë si on regarde seulement le territoire qu’elle occupe en Europe, est si grande dans l’histoire, et si digne aujourd’hui même par son esprit de conduite d’attirer et de retenir l’attention.

C’est le 6 septembre qu’aura lieu officiellement la prise de possession du pouvoir par la reine Wilhelmine. Une cérémonie solennelle aura lieu à cette occasion dans la grande église d’Amsterdam, où son père et son grand-père ont également inauguré leurs règnes. Cette cérémonie, bien qu’elle doive avoir lieu dans le principal temple protestant de la ville, n’aura aucun caractère confessionnel. Le territoire néerlandais est l’asile de la tolérance ; il l’a d’ailleurs été presque toujours, sauf dans quelques momens de l’histoire, momens lointains heureusement, où les passions confessionnelles se sont déchaînées et heurtées partout. Aujourd’hui, la liberté de conscience est absolue. Au milieu d’une majorité protestante calviniste, les catholiques représentent les deux cinquièmes de la population, avec un appoint d’Israélites. Cette population, très religieuse dans ses différentes confessions, a toujours témoigné un grand attachement à la dynastie protestante dont les rois, de leur côté, ont pris l’habitude de traiter tous leurs sujets avec une parfaite impartialité. La cérémonie du 6 septembre conservera donc un caractère tout politique. La reine prêtera serment à la Constitution en présence des hauts fonctionnaires civils et militaires, des représentans des puissances étrangères et des membres des États Généraux. Ces derniers prononceront à leur tour, dans la forme consacrée, le serment de fidélité à la nouvelle souveraine. Puis, il y aura de grandes réjouissances. Le programme comprend un banquet et une représentation de gala à Amsterdam, une entrée solennelle à la Haye, des revues de la flotte et de l’armée, enfin tout ce qui peut relever l’éclat de ces sortes de représentations. Plusieurs sultans et princes indiens, vassaux du gouvernement des Indes, enverront des représentans qui rappelleront à la Néerlande ses possessions éloignées. Enfin, pendant plusieurs jours, le pays sera en liesse, et une fois de plus, son vieil attachement à la maison d’Orange-Nassau se manifestera pas des démonstrations qui auront le mérite d’être sincères. Puis la Hollande reprendra sa vie ordinaire, qui est tranquille et heureuse, — ce qui ne veut pas dire qu’elle soit exempte, tant s’en faut ! de passions politiques. Il y en a là comme partout ailleurs, et les partis y sont même devenus si nombreux qu’il est presque difficile d’en faire le compte. On en voit constamment naitre de nouveaux.

Il n’y en avait que deux autrefois, le parti libéral et le parti conservateur, et leurs dénominations disaient assez exactement ce qu’ils étaient. Le parti libéral était libéral. Les catholiques qui sont, nous l’avons dit, en minorité dans le pays, se rattachaient assez naturellement à lui, et obtenaient, grâce à son concours, soit dans l’ordre scolaire, soit dans l’ordre religieux, des satisfactions précieuses. Le parti conservateur était aristocrate et protestant. Autour de ces partis fondamentaux, on en voyait déjà se dessiner deux autres destinés à se développer plus tard : le parti catholique qui ne devait pas faire longtemps bon ménage avec les libéraux, et le parti anti-révolutionnaire. Ce dernier, profondément calviniste, et qui combattait en les chargeant de tous les péchés du monde les principes de la Révolution, a eu d’abord pour chef M. Groen van Prinsterer, et ensuite M. Kuyper ; puis, peut-être parce qu’il a poussé trop loin en matière de discipline religieuse l’exagération de ses propres principes, il s’est partagé en plusieurs sections, l’une restant sous la direction de M. Kuyper, tandis que l’autre passait sous celle de M. Lohman. Les catholiques ne se sont pas toujours montrés plus unis. D’abord groupés sous la direction de M. Schaepman, ils n’ont pas tardé à se diviser à leur tour. Les libéraux n’ont pas mieux échappé au sort commun : les uns s’appellent aujourd’hui modérés, les autres progressistes, et ce sont ces derniers qui sont au pouvoir. Enfin, deux groupes nouveaux, celui des socialistes et celui des chrétiens historiques, sont venus compliquer encore la situation. Les socialistes ne sont pour le moment ni très nombreux, ni très influens, mais qui sait ce que l’avenir leur réserve ? Quant aux chrétiens historiques, ils se sont détachés des anti-révolutionnaires de M. Kuyper, comme l’a fait aussi M. Lohman, et ils obéissent tant bien que mal à M. Bronsveld. Ce sont des protestans très particularistes, qui n’ont pas pu se plier aux tendances conciliantes de M. Kuyper envers les catholiques, et qui préfèrent se rapprocher des libéraux. Cette nomenclature sommaire des partis néerlandais ne paraîtra peut-être pas bien claire, mais cela tient pour beaucoup à la situation elle-même. Elle présente, dans son évolution, une assez grande mobilité. Toutes les fois qu’une des questions agitées depuis un demi-siècle, question scolaire, question militaire, question électorale, vient à se poser, — ce qui arrive presque constamment, tantôt à l’une et tantôt à l’autre, — on voit les partis politiques subir une décomposition et adopter une classification nouvelle, sans qu’il soit d’ailleurs facile de pressentir d’avance comment chacun d’eux votera, ni même quelquefois de comprendre après coup pourquoi il a voté comme il l’a fait. Mais cela n’empêche pas le progrès de s’accomplir : il a été très sensible en Hollande depuis quelques années.

En matière scolaire, par exemple, les catholiques ont commencé par obtenir le droit d’ouvrir des écoles sans autorisation préalable. Ils se sont engagés ensuite dans une campagne qui n’a pas été très heureuse contre les écoles publiques : ils les accusaient d’être irréligieuses parce que le principe de la neutralité de l’enseignement y était étroitement observé. On a livré à ce sujet de grandes batailles ; le gouvernement a toujours maintenu la neutralité de l’école, et il a triomphé jusqu’ici. On aurait voulu l’obliger, au lieu des écoles mixtes qu’il dirige actuellement, d’avoir des écoles particulières pour chaque confession, ce qui était pratiquement d’une exécution difficile. On lui a même contesté parfois le droit d’enseigner, ce qui est une question toute différente de la première. Les catholiques, voyant qu’ils n’aboutissaient à rien sur ce terrain, en ont très habilement adopté un autre : ils ont réclamé pour leurs écoles une quote-part des subsides accordés très abondamment à celles de l’État. Ils voyaient dans cette répartition des libéralités budgétaires une application plus respectueuse et plus vraie de ce principe de neutralité et d’impartialité dont le gouvernement se réclamait sans cesse. Chose curieuse, — on assure à la vérité que c’est pour se débarrasser d’une question qui encombrait l’arène politique et qui dénaturait toutes les combinaisons des politiciens, — une partie de la gauche a voté cette réforme qui est aujourd’hui passée dans la loi. Loi de pacification, a-t-on dit ; mais elle ne mérite encore qu’imparfaitement ce titre. Une disproportion considérable a été maintenue entre les subsides réservés aux écoles publiques et ceux qui sont attribués aux écoles libres ; et les catholiques continuent de protester contre cette inégalité qu’il sera sans doute difficile de maintenir longtemps, après avoir admis le principe de la répartition commune. Quoi qu’il en soit, les catholiques ont obtenu déjà la réalisation d’une partie importante de leur programme. Alliés tantôt avec les uns, tantôt avec les autres, ils ne perdent jamais de vue le. but qu’ils poursuivent, et leur persévérance leur assurera sans doute de nouveaux succès.

En matière électorale, la législation néerlandaise a été profondément modifiée depuis peu d’années. Il serait trop long de raconter toutes les luttes qui ont eu lieu à ce sujet, et de faire l’histoire de tous les projets qui se sont succédé. On est parti du cens, et d’un cens assez élevé, puisque, d’après la constitution de 1848, il ne devait être ni inférieur à 20 florins, ni supérieur à 160 : il était en fait beaucoup plus rapproché du premier chiffre que du second, et il variait d’ailleurs suivant les provinces. Le florin vaut 2 fr. 10. Ce système donna lieu à des critiques nombreuses. Une commission fut nommée en 1883 pour « examiner les dispositions de la loi fondamentale qu’il serait utile et actuellement opportun de modifier. » L’examen de la commission dura quatre années, et il en sortit finalement, en 1887, au moment de la révision de la Constitution, un texte qui paraissait beaucoup plus propre à laisser la question ouverte qu’à la clore. Le voici, en effet : « Les membres de la seconde Chambre sont élus directement par les régnicoles mâles, en même temps Néerlandais, qui possèdent les conditions d’aptitude et de bien-être social à déterminer par la loi électorale, et qui ont atteint l’âge à fixer par cette loi, lequel ne pourra être inférieur à vingt-trois ans. » C’était renvoyer toute la difficulté à une loi ultérieure. Les conditions d’aptitude pouvaient être réduites à savoir signer son nom, et les conditions de bien-être social à ne pas être inscrit au bureau de bienfaisance : au fond, c’est le projet qu’a présenté bientôt après M. Tak van Poortvliet. Les mêmes conditions pouvaient, au contraire, être rendues très rigoureuses et difficiles à réunir, et c’est bien ce que voulaient les conservateurs, qui invoquaient l’esprit plutôt que le texte du projet de la commission.

En attendant que fût résolue cette difficulté, peut-être insoluble dans les conditions où elle était posée, on s’est arrêté à un règlement provisoire, d’après lequel était électeur tout Néerlandais de vingt-trois ans qui justifierait, soit d’une taxe personnelle en raison de la valeur locative de la maison ou de la partie de maison qu’il habitait, taxe dont le montant variait suivant la population de la commune, soit d’une taxe foncière de 10 florins. C’était déjà un abaissement très notable du cens primitif. Le projet de M. Tak, ministre de l’intérieur du cabinet libéral formé par M. van Tienhoven, allait beaucoup plus loin, nous l’avons dit, et sa tendance manifeste était de supprimer tout rapport entre le droit électoral et le payement d’un impôt ; mais il n’a pas été voté, et il a même été retiré par son auteur après les débats les plus orageux qui se soient produits au parlement néerlandais. Désavoué par M. van Tienhoven lui-même, il n’a eu d’autre résultat que d’augmenter la division parmi les libéraux. Enfin, après les élections de 1894, M. Roëll, chargé de former un nouveau cabinet, y a fait entrer des élémens assez variés, sans doute dans un espoir de conciliation, et cet espoir n’a pas été complètement déçu. Le général Schneider, catholique, y figurait à côté de M. van Houten, libéral et anticlérical très accentué. M. van Houten, autrefois l’ami politique de M. Tak, devenu depuis son adversaire, a eu le mérite de réussir où l’autre avait échoué. Il est l’auteur de la loi électorale de 1896, qui régit aujourd’hui la Néerlande et sous le régime de laquelle se sont faites les élections de 1897. Cette loi accorde le droit de vote à tous les régnicoles âgés de plus de vingt-cinq ans, qui payent un impôt foncier d’au moins 2 francs ; ou qui jouissent d’un revenu minimum fixé par la loi d’après l’importance des communes, d’une inscription au grand livre d’au moins 200 francs, ou d’un livret de caisse d’épargne de 100 francs ; ou encore qui exercent une profession libérale, ou qui ont passé avec succès les examens pour une fonction publique. En vertu de cette loi, le nombre des électeurs s’est élevé d’environ 400 000, ce qui est un pas très considérable dans le sens de l’extension du droit de suffrage. Une telle loi suffirait pour illustrer la régence de la reine Emma.

Nous avons aussi fait allusion à la loi militaire. La question pendante depuis plusieurs années, et agitée avec passion entre les partis, était celle de la suppression du remplacement. Elle vient d’être tranchée. La Hollande aura désormais le service personnel, avec des exemptions pour les séminaristes et les membres du clergé des différentes communautés religieuses. C’est au ministère progressiste de M. Pierson, qui a succédé au ministère Roëll après les élections dernières, qu’est due cette réforme si longtemps disputée. Le programme du cabinet actuel comprend encore une révision de la loi scolaire dans le sens de l’instruction obligatoire, mais le projet n’a pas encore été mis en discussion. D’autres se rapportent à l’amélioration des habitations ouvrières, aux conditions du travail, à l’assistance, à la protection de l’enfant et de la femme, à l’assurance obligatoire contre les accidens dans certaines professions ouvrières. Nous ne voulons pas dire que tout soit à approuver dans ces projets dont quelques-uns ont une tendance socialiste assez prononcée. On ne saurait non plus louer sans réserves la loi récente qui a établi un impôt général sur la fortune. Mais on voit par ces quelques indications à quel point les idées, les projets, les réformes fermentent en quelque sorte dans la Néerlande. La vie politique y a atteint, depuis quelques années, une activité d’autant plus remarquable qu’elle est féconde, et qu’elle aboutit à des résultats parfaitement tangibles, ce qui n’arrive pas partout. C’est ce que nous avons voulu indiquer au début de ce nouveau règne qui, commençant avec une reine de dix-huit ans, sera long sans doute et que nous souhaitons heureux et prospère. Il s’ouvre sous les meilleurs auspices. Les Hollandais sont sages et prudens ; ils ont acquis par l’exercice même de libertés dont ils n’ont jamais abusé l’expérience de la vie publique ; ils ont la continuité dans l’effort et la patience à en attendre les fruits. Les progrès qu’ils ont déjà faits depuis quelque temps, et dont nous avons énuméré les principaux, doivent leur inspirer confiance dans les méthodes auxquelles ils les doivent, et auxquelles ils resteront fidèles.


Une bonne nouvelle est venue de Madrid : le gouvernement espagnol accepte en principe les conditions de paix imposées par le gouvernement américain. M. Sagasta n’a pas voulu garder la responsabilité pour le gouvernement seul dans des circonstances aussi graves : il a consulté les chefs de partis, les hommes politiques importans, et presque tous ont reconnu que la paix était nécessaire. Les républicains et les carlistes ont refusé de se prononcer. M. Romero Robledo et le général Weyler ont demandé la guerre à outrance ; mais ils ont été seuls de leur avis. On peut donc regarder, dès aujourd’hui, la paix comme certaine. Ses bases seront les suivantes : indépendance de Cuba, cession de Porto-Rico et d’une île du groupe des Ladrones, évacuation immédiate des Antilles, institution d’une commission hispano-américaine qui déterminera le régime ultérieur des Phillippines. La question des Philippines sera la plus difficile et la plus longue à régler, et celle aussi qui pourrait, en dehors de l’Espagne et des États-Unis, amener des complications d’un ordre plus général. Il convient de surveiller attentivement les autres puissances qui ont, ou qui croient avoir, ou qui désireraient se créer des intérêts dans le vaste archipel de l’Extrême-Orient, et auxquelles l’initiative des fils de Monroë, débordant si loin de l’Amérique et sur les chemins de nouveaux continens, pourrait bien servir d’aiguillon. Mais nous n’avons pas à devancer les négociations ; elles n’en sont qu’à leur premier pas. Le gouvernement de Madrid demande un armistice ; on ne saurait plus le refuser, puisque la paix est assurée par le consentement de tous les partis constitutionnels en Espagne, et que la prolongation de la guerre, n’ayant plus d’objet, serait une inutile effusion de sang.


FRANCIS CHARMES.

CHATEAUBRIAND[1]

Messieurs, — et aussi Mesdames, car enfin, dans cette journée consacrée tout entière à Chateaubriand, ne nous adresserons-nous pas un peu aux femmes, s’il les a beaucoup aimées, et que, peut-être, il leur ait dû, avec certaines qualités de race, ce que son christianisme a dans la forme ou dans le tour, dans la nuance, qui le distingue du christianisme, identique sans doute au fond, mais plus austère pourtant, de Pascal ou de Bossuet, — Messieurs donc, et Mesdames, j’éprouverais quelque inquiétude, et je me sentirais intérieurement troublé, d’ajouter un discours encore à tant d’éloquens discours que vous avez entendus[2] si, d’abord, votre affluence ne me rassurait ; et puis, si je ne m’avais mon excuse toute prête, ou ma justification, dans le lieu où je parle de Chateaubriand, dans la complexité de son génie, et dans les circonstances qui m’ont permis d’accepter d’en parler. Les circonstances, — si jamais, et je crois que je vous le montrerai, son œuvre n’a été, je ne dis pas plus « vivante » seulement, mais plus « actuelle » que de nos jours, et depuis une quinzaine d’années ; — son génie, si nous pouvons être assez sûr que nos éloges ne l’accableront point ; — et le lieu enfin où je parle, à deux pas de son berceau et à quatre pas de sa tombe.

Il est vrai que, comme je devais m’y attendre, toutes les raisons, ou presque toutes, que vous pouvez avoir d’être fiers de Chateaubriand, ici, à Saint-Malo, et dans votre Bretagne entière, on vous les a données. M. de la Borderie, le patient, le savant, l’exact historien de votre grande province, vous les rappelait encore il n’y a qu’un instant. Qu’y pourrais-je bien ajouter ? Et, — avec une autorité d’expérience que je n’ai pas, n’étant pas Breton moi-même, — quand on vous a dit que Chateaubriand avait fait passer dans son œuvre tout ce que la terre de Bretagne, ses grèves et ses landes, ont de charme doux, mélancolique et prenant, que reste-t-il encore à dire, ou à faire ? Il reste, si je le puis, à préciser ce que M. de la Borderie, et avant lui M. de Vogüé, et ce matin le Père Ollivier n’ont voulu qu’indiquer d’un trait ; il reste à parler en critique ou en historien de la littérature ; et, par exemple, il reste à montrer ce qu’il y a eu d’original, de hardi, d’absolument neuf en son temps, à faire entrer, comme Chateaubriand, toute une grande province, avec sa physionomie particulière et locale, dans le domaine déjà si riche alors de la littérature française.

Essayons de nous en rendre compte. Lorsqu’il y a de cela quelque cent cinquante ou deux cents ans, un Lesage, l’auteur de Gil Blas, qui était de Sarzeau, ou un Duclos, l’auteur des Considérations, qui était de Dinan, débarquaient à Paris par le coche, quel était en effet leur premier soin, et le plus pressant ? sinon de dépouiller en quelque sorte leur province ; de prendre, autant qu’ils le pouvaient, l’air de la grande ville, le ton du beau monde, ses ridicules au besoin ; et d’étonner finalement par l’excès de leur « parisianisme » les Parisiens de Paris eux-mêmes. Rougissaient-ils donc de leur origine ? ou pensaient-ils que ce fût une infériorité que de n’être pas né sous les piliers des Halles ? Je ne le crois pas ; mais, en ce temps-là, la mode était de ressembler à tout le monde. Corneille était Normand et Racine était Champenois : nous en douterions-nous, si nous ne le savions ? et que trouvez-vous de si « champenois » dans Andromaque, ou de si « normand » dans Polyeucte ? C’est différent, quand on est prévenu. Quand on sait que Bossuet était de Dijon, on discerne aisément des traits de ressemblance, des rapports intimes, des analogies profondes entre le caractère de son éloquence, et « les airs, les eaux et les lieux » de Bourgogne. On a peut-être plus de peine à reconnaître un Gascon dans l’auteur du Télémaque, mais dès qu’on est averti qu’il était de Sarlat, on cherche « le cadet, » et on finit par le découvrir. Mais, encore une fois, il faut être averti. Et, généralement, ce que chacun de ces grands écrivains a de particulier, de personnel, d’unique en son genre, n’est rien de « local », de provincial, de caractérisé géographiquement. Chateaubriand tout au contraire ! Il est Breton, d’abord et entièrement Breton. Et je veux bien qu’en le disant nous songions comme involontairement aux Mémoires d’outre-Tombe. Mais, voyez pourtant, qu’apercevez-vous de « suisse » ou de « genevois » dans les Confessions de Rousseau ? Et s’il y a certainement de jolies descriptions du Valais dans l’Héloïse, ce n’est pas dans les descriptions ou dans les souvenirs d’enfance de Chateaubriand que je reconnais sa Bretagne, mais plutôt dans la poésie pénétrante et subtile dont toute son œuvre est imprégnée, mais dans le « vague » de cette poésie même, et quand je remonte jusqu’à l’origine d’où elle est dérivée.

Un Allemand, — illustre d’ailleurs, et justement illustre, — a quelque part écrit « qu’il n’avait été donné qu’aux Grecs et aux Germains de s’abreuver aux sources jaillissantes des vers et à la coupe d’or des Muses. » Je ne dirai de mal aujourd’hui ni des Germains ni des Grecs ; et je ne parlerai pas des Italiens, si ce n’est pour faire observer en passant que Pétrarque et Dante sont peut-être d’assez grands poètes, et de taille ou d’envergure à ne redouter aucune comparaison : l’épopée grecque elle-même a-t-elle rien qui soit au-dessus de la Divine Comédie ? Quand il laissait échapper cette boutade, le savant Mommsen, — car c’était lui, — oubliait en tout cas la poésie celtique, et nous, alors, il y a trente ans, ignorance ou modestie, nous n’en osions pas revendiquer les titres. Mais un autre Allemand, plus illustre encore, — puisque c’est Richard Wagner, — nous en a rendu le courage ; et, s’il y a d’autres sources de poésie, le monde entier convient présentement qu’il n’y en a ni de plus abondante, ni de plus originale que celle où l’Allemagne, lassée de ses Niebelungen, a elle-même puisé Tristan et Parsifal. C’est qu’il n’y en a pas dont la mélancolie douloureuse et passionnée, dont le caractère voluptueux et tragique, dont la tristesse enivrante réponde mieux à ce qu’il y a de plus profond dans les aspirations de l’âme contemporaine[3]. Et, Messieurs, n’est-ce pas ce que voulait dire Théophile Gautier quand il louait Chateaubriand d’avoir « inventé la mélancolie et la passion moderne » ? Non, Chateaubriand n’avait pas inventé la mélancolie moderne ; il l’avait « retrouvée ; » et, pour la retrouver, il n’avait eu qu’à écouter murmurer en lui les voix de la terre natale.

Vous souvient-il quel nom, dans sa jeunesse, et déjà, dans sa maturité commençante, lui donnaient ses amis littéraires, les Fontanes et les Joubert ? ils l’appelaient « l’Enchanteur » ; et ce nom n’est-il pas bien caractéristique ? Assurément, en le lui donnant, les Fontanes et les Joubert ne songeaient ni de Merlin ni de Viviane ! Avaient-ils seulement entendu parler de la forêt de Brocéliande ? ou connaissaient-ils cette parenté que l’âme bretonne a de tout temps aimé entretenir avec les mystères de la nature ? Mais, dans la qualité du génie de leur ami, ne réussissant pas à s’en expliquer le prestige, ils trouvaient, et ils avaient raison, je ne sais quoi de « magique. » Ils se rendaient compte, à une syllabe près, de ce qu’ils admiraient dans Andromaque et dans Iphigénie, dans leur Télémaque à plus forte raison : ils pouvaient le dire ; ils le disaient. Mais d’Atala, de René, du Génie du Christianisme, de l’Itinéraire ou des Martyrs, le charme qui se dégageait mettait leur critique en défaut. Séduits d’abord, ils se reprenaient, ils essayaient de rompre le cercle ; mais l’enchanteur était le plus fort ; et il fallait se rendre ; et on était heureux de s’être rendu. N’est-ce pas ainsi qu’agissent vos légendes ? On en sourit d’abord, comme de toutes les légendes, et la raison, la « froide raison » y résiste, mais insensiblement elles nous prennent, et nous ne voyons pas, nous ne saurions pas définir, mais nous sentons en elles quelque chose qui n’est pas dans les autres, — par exemple, dans les légendes des pays de lumière. Elles sont filles de la terre de Bretagne, dont la séduction n’opère pas tout de suite, ni sur tout le monde, ni par des moyens ordinaires, de ceux qui sont énumérés dans les Guides : et les amis de Chateaubriand ont bien pu s’en étonner ; mais vous. Messieurs, et vous. Mesdames, dans la nuance de sa mélancolie, vous avez reconnu le Breton, et qu’importe que les autres ne l’aient pas « reconnu, » s’ils en ont subi le charme impérieux ?

Ajoutons encore un trait. Dans une page souvent citée de son Génie du Christianisme, Chateaubriand a chanté les printemps de la Bretagne ; mais, vous le savez, quand vos landes se hérissent de la verdure de vos genêts, ou s’étoilent de l’or de vos ajoncs, le granit perce, affleure et reparaît toujours. C’est ainsi que le génie de Chateaubriand, de quelque douceur qu’il s’enveloppe, n’en a pas moins toujours gardé quelque chose de l’âpreté du sol natal. Quand on a voulu toucher à ce qu’il aimait, l’enchanteur a fait place au polémiste le plus redoutable ; et, sans vouloir parler ici de politique, vous rappellerai-je tant de portraits vengeurs dont il a rempli la galerie de ses Mémoires d’outre-tombe ? Mais plutôt, nous le louerons ensemble de sa fidélité à lui-même, de son obstination, de son « entêtement » dans ses convictions. Nous y verrons la marque de son origine, si ce manque de souplesse, si cette rare et heureuse incapacité de plier se retrouve chez tous vos Bretons, dans un Lamennais comme dans un Lesage, dans un Duclos, puisque je les ai déjà nommés. Et nous dirons que ce trait qui unit entre eux tous vos grands hommes, — et même de moindres, — s’il fait donc l’un des caractères de la race, vous est, à vous, une raison de plus de vous reconnaître dans Chateaubriand, et à nous, de saluer en lui le génie de sa province[4]. Il n’en a pas été seulement la plus glorieuse, mais peut-être aussi la plus complète et la plus noble expression.

Est-ce de cela qu’on lui en a voulu ? je veux dire de cette fierté dont ses amis eux-mêmes ont quelquefois éprouvé la rudesse ? Toujours est-il qu’au lendemain de sa mort, on lui a fait chèrement payer sa gloire ; et, au signal donné par Sainte-Beuve, dans un livre fameux, peu s’en est fallu que toute une jeune génération, formée à l’école de Voltaire, n’attaquât dans l’auteur des Martyrs jusqu’à l’artiste et jusqu’au poète. Cinquante ans ont passé depuis lors, et nous sommes redevenus plus justes. Il n’est personne aujourd’hui qui ne reconnaisse dans Chateaubriand le père du romantisme, — le Sachem, a dit spirituellement Théophile Gautier, — et en effet, toutes les conquêtes du romantisme, j’entends les conquêtes durables, c’est lui qui les a réalisées. Il a « rouvert la grande nature fermée ; » il a étendu jusqu’aux proportions de la fresque les descriptions en « miniature » de Bernardin de Saint-Pierre ; il a revêtu de la splendeur de son coloris les descriptions « monochromes » de Rousseau ; il a mêlé son âme aux choses et elles en ont été comme renouvelées ; il a noté le premier, je ne dis pas seulement les harmonies, mais les affinités ou les correspondances qui relient l’homme à la nature ; et, Messieurs, si je n’y insiste pas, c’est que, de toutes les parties de son œuvre, il n’en est aucune qu’on ait louée davantage, ni mieux, en termes plus heureux, à commencer par Sainte-Beuve, et dans le camp même de ses ennemis les plus acharnés[5].

C’est également lui qui, en émancipant le Moi d’une contrainte deux fois séculaire, et en lui rendant la liberté de s’épancher continûment dans l’œuvre du poète, a rouvert aussi les sources du lyrisme. Le débordement de la personnalité, si dangereux dans tous les autres genres, si déplaisant surtout, est la condition du lyrisme moderne. Et, à ce propos, puisque, non content de louer et d’admirer dans Chateaubriand ce que je blâme, ce que j’ai blâmé si souvent en tant d’autres, je l’y aime, permettez-moi de vous en dire la raison. Il faut l’avouer. Messieurs, rien n’est plus déplaisant ou plus agaçant que cet étalage de soi-même. Nous nous y intéressons d’abord ; nous y prenons plaisir ; nous nous ingénions à en tirer profit. Mais bientôt nous perdons patience ! Nous nous fâchons ! Ils nous ennuient. Nous jetons là le livre. Poètes ou romanciers, quelle rage est la leur de nous prendre à témoin de leurs espérances déçues, de leurs ambitions inassouvies, de leurs rêves trompés ? Est-ce que par hasard ils croient être les premiers ou les seuls qui aient souffert ? qu’on ait trahis ? qui aient pleuré ? Et nous aussi, qui n’en disons rien, nous avons eu nos malheurs et nos déceptions, et nous n’en sommes pas plus fiers, et nous n’en faisons pas de la « littérature » ! Mais c’est précisément l’endroit où je distingue.

Notre impatience a quelquefois raison, et quelquefois elle a tort. Elle a tort quand il s’agit d’un Chateaubriand, qui d’ailleurs et au fond, dans ses Mémoires, n’a pas été très prodigue de renseignemens sur lui-même ; elle a raison quand il s’agit, de qui dirai-je ? d’un Baudelaire ou d’un Sainte-Beuve. Eh oui ! quand on n’est, comme Sainte-Beuve, — je parle du poète, — qu’un étudiant en médecine qui s’est mis à écrire, à disséquer en écrivant, ou à écrire en disséquant, on aura peut-être un jour tous les droits, si l’on réussit (et à l’exception de celui de confesser les autres), mais en attendant, on ne les a pas, et les Confessions de Joseph Delorme n’ont effectivement d’intérêt, même aujourd’hui, que pour leur auteur. On n’a pas non plus le droit de nous entretenir de soi quand, comme un Baudelaire, on n’a usé sa vie de bohème de lettres qu’à promener, au pays Latin, de café en café, ses plaisanteries de mystificateur. Mais, au lieu d’être Baudelaire ou Sainte-Beuve, quand on est Chateaubriand, je veux dire quand on a vécu, vraiment vécu ; quand on a vu les dernières années du règne de Louis XVI et les commencemens de la Révolution ; quand on a parcouru, comme René, les solitudes vierges encore du Nouveau Monde ; quand on a été soldat de l’armée de Condé ; quand on a travaillé pour ainsi dire avec Bonaparte à la restauration du catholicisme en France, quand on est l’auteur du Génie du Christianisme ; quand on est l’écrivain dont une brochure a fait autant de mal qu’une défaite à la cause impériale ; quand on a été l’un des ministres de la monarchie restaurée, l’un aussi de ses ambassadeurs, et, par une contradiction douloureuse, l’un de ses pires adversaires en même temps que l’un de ses plus passionnés partisans ; quand on a connu, fréquenté, traité d’égal tout ce qu’une grande époque a compté d’hommes éminens ; quand on a soi-même le droit de s’égaler ù, eux ; enfin, quand on a épuisé tout ce que la vie semble réserver de satisfaction et de joies à ses privilégiés, alors, Messieurs, c’est alors qu’il est permis de parler de soi, de son expérience, de ses épreuves, c’est alors qu’il devient intéressant pour nous de savoir ce qu’un homme a pensé de la vie et des hommes, c’est alors qu’il a le droit d’écrire ses Mémoires.

Vous voyez le principe de la distinction. Pour avoir le droit de nous entretenir de sa personne, en prose et même en vers, il faut être assuré de l’étendue, de la diversité, de la singularité de son expérience ; et justement c’est ce qui a fait défaut fi la plupart des disciples de Chateaubriand : pas l’assurance, mais l’expérience. Leur vie a ressemblé à celle de tout le monde, et tout le monde n’est pas René. Mais, vraiment, est-ce au maître qu’il convient d’en faire le reproche ? s’ils ont voulu l’imiter, est-ce lui qui doit porter la peine de leur insuffisance ? et confondrons-nous les grimaces de l’impuissance, ou les contorsions de la vanité littéraire, avec les allures de l’orgueil et le geste du désespoir.

Et ajoutons enfin l’éclat ou la force du style, ajoutons ce sentiment de l’art dont les écrivains du siècle précédent nous avaient, vous ne l’ignorez pas, légué si peu d’exemples. On a montré, tout récemment encore, combien il y avait de ses premiers maîtres dans les premiers écrits de Chateaubriand, et, par endroits, de ressouvenirs de l’abbé Barthélémy jusque dans les Martyrs. Mais tout ce qui leur avait manqué, tout ce que l’abus du rationalisme leur avait enlevé de sensibilité, d’émotion, d’élan, de charme et de poésie, les « nombres » même de la prose. Chateaubriand nous l’a rendu, et pour nous le rendre il n’a eu qu’à se laisser, en quelque sorte, être lui-même. Quel a d’ailleurs été le résultat de cette expérience, vous le savez, Messieurs !


Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir,


a dit de nos jours un vutre poète. Ainsi de Chateaubriand ! La disproportion du rêve et des moyens de le réaliser, de l’illusion toujours renaissante et de l’incapacité de la fixer, l’incurable médiocrité de la nature humaine, voilà ce qu’il a trouvé, je ne dis pas dans l’apparente satisfaction des ambitions les plus hautes, ni dans « les vains plaisirs, » mais « au fond désolé du gouffre intérieur, » en se trouvant lui-même ; et, vous m’y attendez sans doute, c’est le moment de le dire, voilà de quel fond de lassitude, de désespoir et de scepticisme, — « nul homme, a-t-il dit lui-même, n’est plus croyant et plus incrédule que moi, » — sa religion l’a seule retiré.

Je ne veux point faire la critique du Génie du Christianisme ; elle nous entraînerait trop loin ; et, aussi bien, je suis prêt à reconnaître la justesse de la plupart des critiques que l’on en a faites. J’en voudrais retrancher, pour ma part, plus d’une page, et j’en voudrais fortifier plus d’un argument. Chateaubriand n’est pas un théologien, un raisonneur, un dialecticien. Mais on ne saurait trop le redire : qu’importe le détail quand l’idée principale est juste, quand elle est profonde, quand elle est féconde ? Je me rappelle un passage de Bossuet, dans son Discours sur l’Histoire universelle. Il vient de discuter les objections que l’exégèse de son temps, celle de Richard Simon, commençait alors à former contre l’Écriture, et tout d’un coup, se dégageant du milieu des subtilités où l’on voulait l’embarrasser, il s’écrie : « Mais laissons les vaines disputes, et tranchons en un mot la difficulté par le fond. Qu’on me dise s’il n’est pas constant que de toutes les versions et de tout le texte, quel qu’il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoire, le même corps de doctrine, et enfin la même substance. « C’est ce qu’il faut dire, Messieurs, de toutes les grandes questions, et de tous les grands livres. Une seule chose est nécessaire, et, selon l’expression de Bossuet, elle se tranche toujours par le fond. Laissons donc les « vaines disputes ; » il y a plus d’une manière de composer un livre ; et la forme en fût-elle moins didactique encore ou plus libre que celle du Génie du Christianisme, c’est à l’idée principale qu’il nous faut nous en rapporter. Or, l’idée principale, l’idée maîtresse de Chateaubriand peut se résumer en ces termes : il y a plus de choses dans le monde que notre philosophie n’en saurait expliquer ; d’autres puissances que la raison raisonnante atteignent ce qui échappe éternellement à ses prises ; et ce qu’elles atteignent est sans doute ce qu’il y a de plus précieux pour l’homme, à savoir l’idéal, le surnaturel et le mystère. Je n’en connais pas de plus « actuelle » ni de plus digne d’être méditée.

J’entends bien que l’on nous répond ici dédaigneusement : « Oui, les raisons du cœur, que la raison ne connaît pas ! la philosophie du sentiment, le Traité de l’existence de Dieu et la Profession de foi du Vicaire savoyard ! Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, les Harmonies de la nature ! le melon, qui a des côtes afin qu’on le mange en famille ; et les marées qu’on a instituées pour favoriser l’entrée des grands bateaux dans les ports ! Voilà beau temps que la science a dissipé cette enfantine fantasmagorie ! » On continue et on redouble. On nous demande : « Mais qu’est-ce donc, après tout, que le sentiment ? et, à moins de ne rien mettre sous ce mot que de vague et d’indéterminé, qu’y verrons-nous, qu’y voyez-vous vous-même, si ce n’est un raisonnement ou une pensée qui s’ignorent, qui n’ont pas encore la force ou la capacité de créer leur expression, qui s’y évertuent connue au hasard ? Or tel est justement l’objet de la science, et telle est la fonction de la raison. Elles épurent, elles clarifient ce qu’il y a de trouble et de confus dans le sentiment ; elles en éliminent ce que la sensibilité y mêle de tumultueux ; elles en précisent la nature, elles en mesurent la portée, elles le transforment ; et enfin, d’un mouvement qui ne se rendait pas compte à lui-même de sa direction, elles en font une vérité rationnelle. »

Eh bien ! Messieurs, puisque nous raisonnons, c’est là ce que n’a pas admis Chateaubriand, non plus qu’avant lui Pascal, et c’est, ce qu’il me semble, comme à eux, impossible d’admettre. Chateaubriand l’a bien vu, qu’on ne réduirait jamais une tragédie de Racine ou un tableau de Raphaël à un théorème artistique ; et que jamais on n’expliquerait « rationnellement » la nature des émotions qu’éveillent en nous les chefs-d’œuvre de l’art ! Il l’a bien vu, que l’art tout seul, sous toutes ses formes, suffisait à nous démontrer l’existence d’un autre domaine, plus étendu que celui de l’expérience ou de la raison même, et là, vous le savez, s’est trouvé le principe de la nouveauté de sa critique. Ce n’est pas la raison qui nous fait monter aux yeux les « larmes vaines » dont a parlé de nos jours un autre poète : elle les sécherait plutôt ! Ce n’est pas elle qui fait de Mozart un musicien ou de Raphaël un peintre ! Ce n’est pas elle non plus qui a inspiré à Chateaubriand son Génie du Christianisme ! Si l’idéal n’est pas un vain mot, — et il ne saurait l’être puisque enfin quelques-uns d’entre nous l’ont préféré à la réalité, — l’honneur de Chateaubriand est de l’avoir rétabli dans ses droits ; d’avoir, selon son expression, interposé l’idéal entre notre néant et Dieu ; et je le sais bien, c’est aussi ce qu’on ne lui pardonne pas ; sans oser le dire, c’est ce qu’on attaque dans son œuvre apologétique ; et quand on n’en voit plus d’autres moyens, on change alors l’état de la question, et, du terrain de l’idéal, si je puis ainsi dire, on la transporte sur celui du surnaturel.

Acceptons la feinte, — ce n’en est pas tout à fait une, — et, avec l’idéal, contre le rationalisme étroit et mesquin des idéologues de son temps, oui, convenons que Chateaubriand a rendu à ses contemporains le sens du surnaturel. Il n’a pas méconnu les titres de la raison, ni ceux de la science. Mais il a parfaitement reconnu, cinquante ou soixante ans avant nous, que, de tous les côtés, les prétentions de la raison et les ambitions de la science se heurtaient à l’inconnaissable. Il a répondu à l’argument un peu niais, et si peu philosophique, de ceux qui nient le surnaturel parce qu’en effet l’Académie des sciences ne l’a constaté nulle part[6]. L’immutabilité des lois de la nature, ils n’ont que ce mot à la bouche ! Et ils ne réfléchissent pas que, dans un univers dont la forme actuelle ne s’explique pour eux qu’à coups de centaines de millions d’années, c’est peu de chose, et c’e-t une faible garantie qu’une immutabilité de trente ou quarante siècles, l’âge de la Chine : Ils ne songent pas que leurs lois, portant en elles-mêmes le principe de leurs changemens ou de leur contingence, y portent donc aussi celui de leur caducité. « Le ciel et la terre passeront ! » Et ils ne voient pas enfin que l’expérience, étant d’un autre ordre que le surnaturel, ne peut rien prouver ni pour ni contre lui. C’est encore ce que l’auteur du Génie du Christianisme a compris. Quand l’expérience et la raison s’uniraient pour nous contredire, — la raison qui raisonne, la raison qui chicane, — nous avons un sentiment en nous qui nous crie qu’elles se trompent en niant le surnaturel. C’est ce qu’il est venu rappeler à ses contemporains, nourris, comme il l’avait lui-même été, dans la plus pure tradition du « philosophisme ; » et la preuve qu’encore ici il avait touché juste, c’est qu’après un siècle écoulé, qui sans doute peut compter parmi les plus féconds de l’histoire de la science, nous n’avons rien inventé de plus, ni de mieux, pour nous consoler de la profondeur de notre ignorance.

Il n’a pas moins bien parlé du mystère, ni moins à propos ; et quand il a dit, le premier, je crois, « qu’il n’est rien de beau, de doux, de grand dans la vie que les choses mystérieuses, » ce n’est pas en poète seulement, mais en philosophe qu’il s’est exprimé. Aucun sentiment n’avait manqué davantage à nos encyclopédistes, ni ne fait défaut, de nos jours même, à plus de nos savans. Que voulait dire celui d’entre eux qui écrivait naguère « qu’il n’y a plus de mystères » ? Comme si le mystère, en admettant que la science pût un jour l’expulser de la nature ambiante, ne se retrouverait pas au dedans de nous, dans l’énigme indéchiffrable que nous sommes pour nous-mêmes, et dont il faut bien convenir que l’obscurité ne s’éclaire qu’à la lueur incertaine d’une vérité plus haute ! Le mystère, qui est la condition de toute poésie, l’est aussi du peu de connaissance que nous pouvons acquérir de nous-mêmes, de notre nature. Et Pascal l’avait dit avant Chateaubriand ; — j’aime, et j’en ai mes motifs, à rapprocher ainsi Chateaubriand de Pascal[7], — mais Chateaubriand l’a dit d’une manière nouvelle, et de la manière qu’il fallait le dire pour émouvoir, pour persuader, pour convaincre ses contemporains. Et c’est pourquoi, Messieurs, si l’influence de Chateaubriand a été grande sur les romantiques, elle ne l’a pas moins été sur un Bonald, sur un Joseph de Maistre, sur un Lamennais, et généralement sur tous les ouvriers qui dans les premières années de notre siècle ont travaillé à venger le christianisme des sottes plaisanteries ou des calomnies de Voltaire et de sa séquelle. Il a, Messieurs, donné le signal ; son œuvre a été l’étincelle ; et, jusque de nos jours, voulez-vous ressaisir les traces de son action ? C’est ici le moment de le laisser parler lui-même, pour confirmer l’idée que j’ai tâché de vous en donner ; pour suivre, de son Génie du Christianisme à la conclusion de ses Mémoires d’outre-Tombe, la continuité de son dessein ; et pour en prendre enfin l’occasion d’ajouter un dernier trait à son caractère.

Il disait donc en 1838 :

« L’état matériel s’améliore ; le progrès intellectuel s’accroît ; cependant les nations, au lieu de profiter, s’amoindrissent (et la société n’est pas moins menacée par l’expansion de l’intelligence que par le développement de la nature brute)[8] : d’en vient cette contradiction ?

« C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. En tout temps, il y a eu des crimes, mais ils n’étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. À cette heure, ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d’une manière différente, c’est qu’on n’était pas encore, ainsi qu’on l’a affirmé, assez avancé dans la connaissance de l’homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu’on en peut tirer d’utile, comme la chimie trouve des ingrédiens dans les voiries. Les corruptions de l’esprit, bien autrement destructives que celle des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n’appartiennent plus à quelques individus pervers ; elles sont tombées dans le domaine public. »

Il cherchait alors le remède à ce mal ; il examinait ceux que d’autres proposaient ; il souscrivait à quelques-uns de ceux qu’imaginait Lamennais, un autre de vos compatriotes ; et finalement, n’en voyant pas d’efficaces qui ne fussent une « laïcisation » de l’idée chrétienne, il disait encore :

« Mes investigations m’amènent à conclure... qu’il est impossible à quiconque n’est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l’idée purement républicaine, ou l’idée monarchique modifiée.

« Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c’est toujours le plagiat, la parodie de l’Évangile, toujours le principe apostolique qu’on retrouve : ce principe est tellement entré en nous, que nous en usons comme nous appartenant, nous nous le présumons naturel, quoi qu’il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi... Tel esprit indépendant qui s’occupe du perfectionnement de ses semblables n’y aurait jamais pensé si le droit des peuples n’avait été posé par le Fils de l’homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l’intérêt de l’humanité n’est que l’idée chrétienne retournée, changée de nom, et trop souvent défigurée : c’est toujours le Verbe qui se fait chair. »

Et il terminait enfin, par cette « confession » en même temps que par cette « espérance, » qui ne sont pas seulement les siennes, mais celles aussi de plus d’un de ses contemporains, et des nôtres :

« Des personnes éclairées ne comprennent pas qu’un catholique tel que moi — et il voulait dire, je pense, un catholique dont la vie avait été traversée de tant d’aventures et de tant d’orages, un catholique si différent de ceux qu’on aime à se représenter sous le nom de « cléricaux, » peut-être même un catholique dont la foi avait subi tant de vicissitudes, — des personnes éclairées ne comprennent pas qu’un catholique tel que moi s’entête à s’asseoir à l’ombre de ce qu’elles appellent des ruines : selon ces personnes, c’est une gageure, un parti pris.

« Non, je n’ai point fait une gageure avec moi-même ; je suis sincère ; voici ce qui m’est arrivé : de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m’est resté qu’un détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions ; il n’est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d’être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique : Liberté, Égalité, Fraternité... Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle[9]... »

J’arrête ici la citation, et je ne me permets plus d’y rien ajouter, aucune explication, aucun commentaire, qui ne pourrait qu’en affaiblir la portée. Je ne fais non plus aucun rapprochement. Je vous renvoie au texte, et il faut le lire tout entier. Mais si ces quelques lignes suffisent à vous eu montrer toute l’actualité, ne conviendrons-nous pas que ce poète l’a été dans toute la force du terme : Vates, prophète autant que poète, et que ce trait achève sa physionomie ? Tant il est vrai. Messieurs, que les pires ennemis du présent ne sont pas toujours ceux qu’on accuse de l’être, et que la vraie manière d’aimer son temps, ce n’est pas d’en jouir comme en en jouissant, mais d’en user, ainsi que Chateaubriand, pour adapter en quelque sorte à la préparation de l’avenir toutes les traditions du passé !

F. B.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.

  1. Conférence prononcée à Saint-Malo, le 7 août 1898, sous les auspices de la Société des Bibliophiles bretons, et de la ville de Saint-Malo. Je n’en ai rien retranché que l’anecdote de la cuisinière de l’abbé Morellet, — quand le vieil encyclopédiste la faisait asseoir sur ses genoux pour vérifier si Chactas avait pu tenir, en cette position, les pieds d’Atala dans sa main ; — mais j’y ai ajouté, de-ci, de-là quelques phrases, et quelques notes.
  2. Je faisais allusion par ces mots au vigoureux sermon du P. Ollivier, sur Chateaubriand chrétien et patriote, prononcé le matin même dans la cathédrale ; à l’éloquence discours de M. E. M. de Vogüé, parlant sur la tombe de Chateaubriand, au nom de l’Académie française ; et à la spirituelle allocution de M. 1. de la Borderie, parlant à la fois au nom de la Société des Bibliophiles, dont il est le président, et de la Bretagne entière, dont il s’est fait l’érudit, l’exact, l’éloquent historien. Les deux volumes actuellement paru de son Histoire de Bretagne, que nous avons en leur temps signalés à nos lecteurs, annoncent, ou plutôt sont déjà l’un des plus solides monumens que l’érudition contemporaine et locale ait élevés à la gloire d’une grande province.
  3. Je ne crois pas que personne ait mieux caractérisé que Renan, dans des pages célèbres, ce qui fait le charme de cette poésie « celtique. » On me permettra donc d’en détacher quelques lignes dont la vérité d’application à la personne même de Chateaubriand est saisissante : « Comparée, dit-il, à l’imagination classique, l’imagination celtique est vraiment l’infini comparé au fini. Dans le beau Mabinogi du Songe de Maxen Wledig, l’empereur Maxime voit en rêve une jeune fille si belle qu’à son réveil il déclare ne pouvoir vivre sans elle. (Cf. dans les Mémoires d’Outre-tombe la « sylphide » de Chateaubriand). Pendant plusieurs années ses envoyés courent le monde pour la lui trouver : on la rencontre enfin en Bretagne. Ainsi fit la race celtique : elle s’est fatiguée à prendre ses songes pour des réalités et à courir après ses splendides visions. L’élément essentiel de la vie poétique du Celte, c’est l’aventure, c’est-à-dire la poursuite de l’inconnu, une course sans fin après l’objet toujours fuyant du désir. Voilà ce que saint Brandan rêvait au delà des mers, voilà ce que Pérédur cherchait dans sa chevalerie mystique, voilà ce que le chevalier Owen demandait à ses pérégrinations souterraines… »
    Il eût pu ajouter : « Voilà ce que demandait à l’Amérique du XVIIIe siècle le chevalier de Chateaubriand ; » et nous dirons à notre tour : « Voilà ce qu’applaudit aujourd’hui dans ces fictions multipliées et universalisées par le pouvoir de la musique une humanité que le progrès matériel et celui de la science n’ont pas encore guérie de la soif de l’infini. »
  4. J’ai un peu plus appuyé sur cette indication dans une conférence faite à Nantes, il y a trois ans, sur le Génie breton.
  5. C’est peut-être aussi qu’il y a deux ans, faisant à Rennes une conférence sur le même Chateaubriand, — où je l’avais étudié comme rénovateur du sentiment de la nature, du sentiment religieux, et du sentiment de l’art dans la littérature française, ou même européenne du commencement de ce siècle, — je n’ai pas cru possible, ni convenable, à Saint-Malo, de redire les mêmes choses, ou du moins de faire porter le développement sur les mêmes points.
    J’ai consacré encore à Chateaubriand une leçon presque tout entière de mon Évolution de la Poésie lyrique.
  6. A Saint-Malo, où je parlais, je ne pouvais guère en dire davantage, et je remercie mon auditoire d’en avoir déjà tant écouté ; mais ici, comme je me doute bien que cette affirmation de la possibilité absolue du surnaturel soulèvera quelques contradictions, je ne suis pas fâché de reproduire ici l’opinion d’un homme que sans doute on n’accusera pas de « cléricalisme. » C’est M. Charles Renouvier, l’un des maîtres de la pensée contemporaine, et la citation qu’un va lire est tirée de son dernier ouvrage : Philosophie analytique de l’Histoire :
    « Nous ignorons les bornes du pouvoir de l’homme sur la nature, ou les limites de ce que permettent de leur côté les lois naturelles, et surtout l’idée que nous avons de ces lois ne peut légitimement s’étendre jusqu’à nous faire affirmer que jamais une volonté supramondaine n’y introduit tel phénomène que leur seul développement spontané n’aurait pas produit… Ainsi la raison et ce que nous connaissons des lois ne nous obligent pas à nier la possibilité des miracles. Nous n’avons pas non plus le droit de dire que « nous bannissons le miracle de l’histoire au nom d’une constante expérience », et « qu’il n’y a pas eu, jusqu’ici, de miracle constaté. »
    Apres cela, je ne veux point faire de M. Renouvier un défenseur du « miracle » ou du « surnaturel ; » et au contraire, c’est dans ce cas, s’il y croyait, que son témoignage perdrait ici toute sa valeur. Mais, parce « qu’il n’y croit pas, je considère comme capital qu’il nous accorde la « possibilité rationnelle » d’y croire : et, n’admettant lui-même ni la « création » ni la « Providence particulière, » je trouve très intéressant de reproduire encore ces quelques lignes de lui :
    « Les raisons que nous avons admises de rejeter le miracle n’ont point de rapport avec les argumens philosophiques pour ou contre la personnalité de Dieu, la création, la Providence générale, et même l’action divine quand elle est supposée interne à l’âme ou de l’ordre moral. Il n’est pas vrai que la négation de ces croyances s’impose à un esprit réfléchi et cultivé, puisqu’elles n’ont pas cessé d’appartenir au domaine des débats contradictoires en philosophie ; et il n’est pas vrai que le cours des phénomènes doive, à cet esprit cultivé, apparaître nécessairement comme un développement invariablement détermine de causes immanentes ; car ce n’est là qu’une opinion, et il en existe de contraires en philosophie. »
    Et il ajoute, à l’adresse de Renan, dont un agrégé de philosophie me vantait récemment la solide culture philosophique : « Mais les non-philosophes sont toujours les plus dogmatiques pour décider, dans les questions de philosophie. » Ch. Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, T. II. p. 366 et 368.
  7. On me dira peut-être à ce propos que je me forme une idée de Chateaubriand sur le modèle de Pascal ; mais c’est le contraire plutôt qu’il faudrait dire, et, — la remarque en vaut la peine, — c’est Cousin et Sainte-Beuve, peut-être Vinet lui-même, qui se sont formé leur idée d’un Pascal « romantique, » sur le modèle de Chateaubriand. En tout cas, ce qu’il y a d’étrange, encore aujourd’hui, c’est que l’on continue d’opposer la faiblesse des argumens du Génie du Christianisme à la force apologétique des Pensées ; et ce qu’il y a de certain c’est qu’au fond, quand on y regarde avec un peu d’attention, les raisons générales de croire sont exactement les mêmes pour Pascal et pour Chateaubriand.
  8. La phrase que je mets entre parenthèses est tirée d’une autre page des Mémoires. On ne peut pas tout citer !
  9. Voyez les Mémoires d’outre-Tombe, t. VI, p. 365, 370, 376 et toute la « Conclusion ».