Chronique de la quinzaine - 14 août 1867

Chronique n° 848
14 août 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 août 1867.

Il faudrait être un de ces Persans qu’inventa le génie ironique de Montesquieu pour pouvoir raconter dignement les deux derniers incidens de la politique étrangère du divan de Paris. Cette politique a été, depuis trois semaines, la cause d’émotions singulières à Berlin et à Florence. On a vu au même moment, chez les deux nations dont nous avons secondé les progrès récens, par l’aide matérielle la plus efficace ou le concours moral le plus notoire, éclater contre la France les piqueries les plus imprévues. Il y a eu contre nous deux esclandres simultanés, l’un en Prusse, l’autre en Italie. Les Prussiens ont feint de craindre que nous allions leur faire la guerre, pour les forcer de rendre au Danemark la portion danoise du Slesvig. Les Italiens ont feint de croire que nous voulions, continuer, sous le couvert de la légion d’Antibes, l’intervention militaire de la France à Rome. Aussitôt grand émoi, attitude revêche, fières revendications des organes des gouvernemens prussien et italien dans la presse. Les ministres de Prusse et d’Italie, quittent Paris. Le cabinet italien croit nous punir en mandant à Florence son jeune représentant à Paris, si populaire parmi nous, dont nous avons suivi sympathiquement les succès mérités depuis le temps où, secrétaire du comte de Cavour, chargé des relations les plus intimes et les plus considérables, il venait, par de fréquens et discrets voyages, préparer ici les arrangemens d’où devait sortir l’indépendance italienne. Il faut que M. Nigra aille donner à M. Rattazzi, des explications sur l’excursion du général Dumont à Rome. L’ambassadeur de France en Prusse, M. Benedetti, ayant la satisfaction d’être éloigné du poste où il s’est trouvé aux prises avec de si grandes difficultés et jouissant de ses vacances, l’ambassadeur prussien à Paris, M. de Goltz, avait bien le droit d’aller passer en Allemagne la saison des eaux. Les chefs de légation de France et de Prusse sont donc absens à la fois de Berlin et de Paris. Les choses en resteront-elles là ? La France et la Prusse demeureront-elles quelque temps encore sans communiquer entre elles par des ambassadeurs ? Les congés actuels ne sont-ils que le prélude d’un changement des personnes usées par un trop long et trop laborieux frottement dans les relations des deux cours ? L’avenir nous l’apprendra. Quant au présent, il a repris tout à coup et pour quelques jours un air calme, grâce à des articles du Moniteur qui ont arrêté par leur sereine candeur et leur bonhomie pacifique les ébullitions prussiennes et italiennes.

La rôle du Moniteur dans ces échauffourées restera dans les souvenirs comme un curieux épisode de ce temps-ci. On n’a pas un langage plus conciliant, un ton plus paterne. Les explications du Moniteur ont tout atténué. Vis-à-vis de la Prusse, on n’a jamais eu la pensée de s’immiscer dans le règlement de la question du Slesvig. Il n’y a pas eu de note à ce sujet ; si notre jeune chargé d’affaires, M. Lefebvre, a causé du Slesvig avec le suppléant temporaire de M. de Bismark, ce n’est point pour exprimer une exigence de médiateur, c’est pour rappeler une vieille opinion de la France, qu’elle avait exposée bien avant le traité de Prague à la conférence de Londres délibérant sur la question des duchés. La prise d’armes de la presse prussienne, égarée par une amplification indiscrète, n’avait donc pas de cause sérieuse. Les susceptibilités italiennes n’avaient pas plus de fondement. Le voyage du général Dumont à Rome n’a point été une mission politique ; le général n’a point prononcé le discours que la presse italienne lui avait attribué. La France reste dans les termes de la convention de septembre. Elle n’entend donner aucun ombrage à l’Italie par une apparence d’intervention à Rome. Rien de plus édifiant sans contredit que ces assurances pacificatrices du Moniteur. Il est pourtant fâcheux qu’elles aient été nécessaires, et il est douteux que leur influence conciliante soit durable. Il ressort en effet des deux alertes qu’on vient de traverser des faits graves qui survivent à toutes les explications. Il faut avouer d’abord que, si la France doit voir des amis dans les gouvernemens italien et prussien, ce sont des amis bien hargneux et d’un caractère bien difficile : nous avons compagnie avec ce qu’on peut appeler en franc gaulois de mauvais coucheurs ; puis, malgré les replâtrages du Moniteur, les questions qui produisent ces alertes continues subsistent toujours, et il reste à en parcourir à bref délai les développemens les plus difficiles ; enfin, si la politique française a la prétention d’en ajourner la solution décisive en affectant de les ignorer, il faudrait que cette politique de concentration et d’attente fût plus serrée, plus prudente, plus habile qu’elle ne l’a été depuis un an ; il faudrait qu’elle eût l’adresse d’éviter de fausses démarches qui, ne trahissant, que des velléités épisodiques et n’étant point déterminées par des résolutions allant au fond des choses, nous placent dans des situations désagréables pour l’honneur français.

Les questions subsistent, disons-nous. Qu’on en juge par l’exemple de l’Italie. De quelque réserve que le voyage du général Dumont à Rome ait été entouré, il n’y en a pas moins à Rome une légion recrutée de soldats français, et la question romaine n’en est pas moins aujourd’hui en Italie la question la plus brûlante. Peut-être l’organisation et le mode de recrutement de la légion d’Antibes n’ont-ils point été examinés, même par l’opposition en France, avec une rigueur assez scrupuleuse. Cette légion est une chose ambiguë. Il y a la un mélangé singulier d’audace et de timidité. La légion est composée de Français, et elle n’est pas française. Nous en déclinons la responsabilité officielle, nous n’en pouvons repousser la solidarité morale. On a fait cette légion comme on avait fait les emprunts mexicains ! On n’avait pas osé donner une garantie de l’état aux emprunts de l’empereur Maximilien, et l’on excita par tous les encouragemens possibles le public à y souscrire. De même, et la simple expression du fait a l’air d’un paradoxe, on a volontiers pris dans les rangs de soldats liés au service militaire français les volontaires de la légion d’Antibes ! Quelle que soit la piété du but, et quand même on aurait, par des expédiens de procédure, évité la violation de la loi positive, nous ne comprenions pas comment des soldats français ont pu être changés en mercenaires d’une puissance étrangère, fût-elle la plus amie. Il y a là une de ces inconséquences qui créent des situations fausses, et dont on ne peut suspendre longtemps les effets inévitables. Quand même les Italiens seraient pour nous les plus reconnaissans, les plus doux, les plus dociles des alliés, nous ne pourrions nous soustraire aux inconvéniens inhérens à une organisation telle que la légion d’Antibes. Or aujourd’hui ! dans quelles circonstances le voyage du général Dumont à Rome est-il venu ramener sur cette légion l’attention irritée de l’Italie et l’attention fatiguée de la France ?

La question romaine est en ce moment la plus grande préoccupation de l’Italie. Jamais, nous le croyons, elle n’y a tenu une aussi grande place dans l’esprit des chefs politiques et des masses. On devait le prévoir. La nécessité des faits détermine toujours en politique la maturité des idées. Il était évident que le jour où la Vénétie aurait été enlevée à l’Autriche, le jour où les Italiens n’auraient plus à songer à l’hostilité autrichienne, Rome deviendrait l’objet unique, exclusif, absolu de leurs pensées et de leurs efforts. Telle est la combinaison et la passion politique dont va maintenant se nourrir et s’échauffer la vie intérieure de l’Italie. Ce qu’il y a de grave et digne d’observation dans la période qui s’ouvre, c’est que dans l’agitation de la question romaine l’initiative politique peut être enlevée au gouvernement régulier du pays, et être saisie car les chefs d’opinion et les personnalités irrégulières. Ici, au-dessus d’une nation où fermente la fatalité révolutionnaire de l’idée, planent ces curieuses figures de notre temps qu’on appelle Garibaldi et Mazzini. Les circonstances où se trouve l’Italie semblent préparées pour fournir à ces hommes un nouveau rôle. Le gouvernement régulier n’a plus de prestige dans ce pays. Les groupes des hommes qui semblaient s’être partagé l’héritage de Cavour ont perdu leur influence éphémère, et sont tombés dans la défaveur publique. Les opinions découragées, et blasées se sont fractionnées. On signalait récemment dans un journal un exemple surprenant de cette décomposition des opinions. La population de Milan, ne compteras plus de 165,000 habitans. Il se publie à Milan plus de quatre-vingt-dix journaux ! Le scepticisme naturellement s’exhale en un mécontentement universel. En Italie comme ailleurs et peut-être plus qu’ailleurs, les dégoûts qu’ont inspirés les politiques gouvernementales ont poussé les hommes qui ont conservé quelque vigueur d’esprit vers les idées radicales et presque républicaines. C’est ainsi que la question romaine, devient le point de ralliement général. Or cette question tend à créer des irritations contre la France, car les Italiens n’attribuent qu’à la France le maintien du pouvoir temporel ; elle suscite les noms de Garibaldi et Mazzini, qui ont placé dans Rome, avec une opiniâtreté que rien n’a pu lasser le couronnement de leur politique. Que préparent, que font Garibaldi et Mazzini ? C’est l’interrogation qui aiguillonne les imaginations italiennes. — Il est certain que ces deux hommes tiennent des ressorts qui pourraient à tout instant surprendre l’Europe par un coup de théâtre. Unis dans la défense de Rome en 1849, Garibaldi et Mazzini ont suivi depuis des marches différentes. Tous les deux ont conservé dans la population romaine une sorte d’autorité par le moyen des comités occultes qu’ils dirigent. La tendance du général Garibaldi, d’un caractère plus soldatesque, plus brutalement hostile, au clergé, a toujours été de travailler, par des irruptions à ce qu’il appelle la délivrance de Rome ; il veut affranchir Rome par une sorte de conquête italienne. Les plans de Mazzipi sont différens. Mazzini. A toujours mêlé le mysticisme à la politique. L’affectation et l’aspiration prophétiques sont en lui. Il veut détruire le pouvoir temporel dans l’intérêt, même du développement religieux de l’humanité. Il croit, comme les catholiques, à une suprématie fatidique universelle de Rome. Il faut à son idée que la liberté soit conquise par les Romains eux-mêmes dans Rome, et que la ville, affranchie par sa spontanéité propre, adopte l’Italie, la marque de son sceau, achève son indépendance en lui apportant son primato. Mazzini en un mot veut, non que Rome soit faite italienne, mais que l’Italie par Rome soit faite romaine. Voilà dans sa quintessence la politique de ce pape d’un autre genre. On fait des légendes de terreur ou de plaisanterie à Garibaldi et à Mazzini. On a souvent exagéré, souvent nié, raillé leur influence. On les a traités souvent comme d’insignifians politiques. Cependant il est de fait qu’il ne se prépare guère de mouvement insurrectionnel d’un bout du monde à l’autre, depuis le Mexique jusqu’aux provinces chrétiennes de la Turquie, sans qu’ils en soient informés, et sans qu’on s’efforce de les y associer. Leurs adversaires agrandissent eux-mêmes leur importance par le don d’ubiquité qu’ils leur prêtent et par d’étranges méprises. Une des plus bizarres erreurs de ce genre est celle qui a été commise à Londres, il y a quelques mois, à l’égard de Mazzini. Des prières publiques furent adressées au ciel par le clergé catholique de Londres pour que la vie de Mazzini, qu’on disait moribond, fût prolongée jusqu’au jour de sa conversion ! Mazzini ne s’était jamais mieux porté ; il allait et venait dans Londres suivant ses habitudes. La force de Mazzini et de Garibaldi à Rome est dans les comités qui relèvent d’eux. Ces élémens latens d’insurrection ont été organisés par eux au moment même où ils furent forcés de quitter Rome, et ont toujours subsisté depuis sous les noms de comité national, d’association italienne, de comité d’insurrection, etc. Ces comités, qui ont été souvent divisés entre eux, viennent de se dissoudre, subordonnant leurs dissentimens à l’œuvre commune et faisant place à la dictature assumée par Garibaldi avec une demi-publicité. Après la guerre de l’année dernière, des hommes du parti de l’action excitaient Garibaldi à marcher sur Rome avec les nombreux bataillons de volontaires qu’il commandait. Le général résista nettement à ces conseils, se plaignant de l’abandon dont il avait été victime à Aspromonte. A-t-il changé de résolution ? les troubles excités par l’agitation de la question, romaine ne lui paraissent-ils point un encouragement ? Quand on lit les paroles prononcées sur Rome par les intelligences les plus hautes et les plus modérées du sénat italien dans la discussion de la loi sur le patrimoine ecclésiastique, il est impossible de n’être point frappé des progrès qu’a faits la question du pouvoir temporel. Le sénateur Matteucci, par exemple, vient de revendiquer l’affranchissement de Rome avec une éloquence élevée. « Est-il possible aux Italiens, a-t-il dit, de penser avec indifférence au sort des Romains ? Le gouvernement peut-il voir avec indifférence un état de choses qui menace constamment nos rapports avec la France, l’indépendance de l’Italie, et excite les Romains à s’insurger ? Mais ce n’est pas tout. On ne peut nier que ce peuple même au temps de son esclavage, ne soit resté à la tête de la civilisation par ses découvertes et son génie. C’est en Italie et ici même qu’on a fait la plus grande découverte, celle de l’esprit scientifique, et de la méthode expérimentale, découverte impérissable qui remplit le monde de ses bienfaits. Or c’est cette découverte que Rome s’obstine à combattre en condamnant les meilleurs ouvrages de l’esprit humain. » On ne saurait se dissimuler que c’est cette maturité de la question romaine qui vient de donner à M. Rattazzi ses succès parlementaires. L’appui que la gauche lui prête n’a d’autre justification que l’espérance d’une solution prochaine. Le moment du voyage du général Dumont ne pouvait donc être plus mal choisi, puisqu’il devait Irriter au point le plus sensible le sentiment italien, fournir au cabinet de Florence la force de demander à la France des explications, donner lieu à de misérables commérages et rendre nécessaire le retour intempestif de Florence de notre représentant, M. de Malaret.

La conduite de nos relations avec la Prusse soulève les mêmes objections et provoque des critiques semblables. Nous n’y apportons point le sentiment de l’opportunité et la réserve qui conviennent à la dignité de la France. La petitesse d’esprit et l’irascibilité sincère ou jouée du cabinet de Berlin nous doivent être assez connues ; il serait absurde et malheureux d’en provoquer de nouvelles manifestations, il y a deux politiques possibles pour nous dans nos rapports avec l’Allemagne, placée sous la domination prussienne : celle de l’attente pacifique, mais fondée sur de solides et complètes précautions, celle de l’opposition directe et immédiate. Quand même on n’en aurait point laissé passer l’occasion opportune nous ne serions point partisans d’une opposition systématique et déclarée aux transformations dont l’Allemagne est le théâtre. L’intelligence des principes des sociétés modernes proclamés par la révolution française, le sentiment du respect de leur indépendance intérieure, que les peuples se doivent mutuellement, nous interdisent de nous opposer aux changemens que l’Allemagne voudrait dans sa liberté accomplir sur elle-même. Il est encore possible, comme le croient et le professent un grand nombre de libéraux allemands, que les nouvelles évolutions germaniques, aient pour résultat non l’agrandissement d’une puissance essentiellement militaire, mais la formation d’une confédération voulant et sachant se gouverner elle-même, assez libérale et assez robuste pour ne point devenir l’instrument docile des ambitieuses intrigues et des entreprises militaires d’un gouvernement monarchique qui ne serait pas suffisamment contrôlé. L’état d’incertitude où demeurent en France les institutions organiques de la liberté ne nous permettent malheureusement point de nous présenter à cet égard aux Allemands comme exemple et modèle. Nous devons même être assez impartiaux pour reconnaître que les Allemands sont poussés un peu et d’une façon artificielle vers la monarchie militaire de Prusse par l’insécurité que leur cause l’insuffisance du contrôle que notre système politique confère au pays sur les actes du pouvoir exécutif. Cependant, toutes les circonstances étant balancées, nous croyons que la probité et la prudence conseillent à la France d’attendre avec patience l’action du temps et les résultats de l’évolution allemande ; par une résistance qui aurait le caractère de l’égoïsme, du caprice et de la violence, la France s’exposerait à précipiter aveuglément l’Allemagne dans la constitution la plus contraire à ses intérêts et aux nôtres. Mais pour que cette action bienfaisante du temps se puisse produire, il faudrait que le cabinet de Berlin y mît un peu du sien et ne fît pas des affaires de tout, il faudrait qu’il restât à la France le droit de dire loyalement son opinion sur les questions qui l’intéressent sans provoquer de la part de la Prusse de feintes alarmes, des clameurs factices et des procédés discourtois. Le calme, le sang-froid, la politesse, sont les qualités naturelles des états qui ont la conscience de leur force. Si le cabinet de Berlin gardait ses habitudes querelleuses, il rendrait la politique pacifique bien difficile à la France. En trois circonstances depuis un an, le gouvernement prussien a suscité au gouvernement français des contrariétés. Après Prague, il n’a point voulu nous accorder de rectifications de frontières. Le gouvernement français n’insista point, et la circulaire de M. de La Valette fut écrite ; mais alors la modération de la France pouvait se comprendre : la totalité de l’agrandissement prussien n’était point encore visible ou prévue. La vérité s’est démasquée depuis ; les traités militaires avec les états du sud ont été révélés, le Zollverein a été renouvelé, l’union de l’Allemagne sous la primauté prussienne s’est accomplie aux trois quarts. Notre gouvernement, après ce développement excessif des résultats de la guerre de 1866, a négocié avec la Hollande l’acquisition, du Luxembourg. Le cabinet de Berlin, devant l’arbitrage européen, a bien consenti à évacuer l’ancienne forteresse fédérale, mais il a empêché la cession, et nous a traversés dans un dessein qui à notre avis n’était ni utile ni opportun, mais qui eût dû paraître bien innocent à des gens qui, secondés par la neutralité bienveillante de la France, venaient de s’annexer le Hanovre, la Hesse et Francfort. Enfin nous avons eu la petite alerte du Slesvig, que nous terminons assez gauchement en mettant que nous n’avons rien dit. Il serait imprudent à la Prusse de nous fournir de la sorte un dossier de récriminations. M. de Bismark doit le comprendre et le savoir ; si la politique française obéissait à un emportement semblable à celui qu’il montre dans les affaires, les sujets de querelles ne nous manqueraient point avec lui. Les violentes et rapides conquêtes de la Prusse font parmi nous réfléchir bien des esprits sérieux et échauffent des sentimens énergiquement trempés de patriotisme. Il est des gens chez nous, comme l’auteur d’une vigoureuse brochure qui vient de paraître, M. Paul de Jouvencel, qui ne seraient point en peine pour répondre à la théorie prussienne de l’unité germanique par une théorie patriotique savante et profondément pensée. Les motifs de guerre ne manqueraient point, si nous étions d’humeur belliqueuse et impatiente. Notre raisonnement sur le Luxembourg a eu le pouvoir de décider la Prusse à évacuer la forteresse ; n’est-il pas évident que le même raisonnement s’appliquerait avec une parfaite logique aux anciennes forteresses fédérales de notre côté du Rhin maintenant que, d’une confédération qui était une machine à délibérations sans fin et privée de force offensive, elles passent à la discrétion d’un gouvernement dont la force d’agression a été tant accrue ? Il est incontestable que l’action militaire des traités de 1815 contre la France est profondément aggravée, par les événemens qui ont détruit l’ancienne confédération, et qui ont transmis effectivement l’action des forteresses rhénanes de l’ouest au pouvoir concentré de la Prusse.

Tout nous porte en ce temps-ci vers les intérêts de politique étrangère. Comment pourrait-on se dérober à ce spectacle des choses extérieures au moment où il va présenter au monde une scène aussi extraordinaire et aussi émouvante que l’entrevue de l’empereur des Français et de l’empereur d’Autriche à Saltzbourg ? Deux grandes douleurs vont se rencontrer dans ce rapprochement unique. Par la fatalité des situations, la France, depuis huit ans, a eu la main, de près ou de loin, dans toutes les catastrophes qui ont abaissé la puissance autrichienne, et maintenant, la part faite au deuil de la mort tragique de l’archiduc Maximilien, on se demande si une intimité de la politique française et de la politique autrichienne va sortir de l’entrevue de Saltzbourg. Pour notre compte nous ne voulons point de mal à l’Autriche, et nous regrettons une grande partie de celui qui lui a été fait. Il n’y a plus de cause d’antagonisme entre l’Autriche et la France. L’abaissement de la maison d’Autriche, cette ambition passionnée de nos ancêtres, est entièrement consommé. L’Autriche n’a été que trop vaincue, et mérite nos ménagemens les plus amicaux ; mais nous ne sommes point pour les alliances de sentiment ou de dépit. Il ne nous paraît pas plus avantageux en ce siècle qu’au dernier de passer du patronage donné aux premiers agrandissemens de la Prusse à l’alliance autrichienne d’engouement qui nous rapporta les échecs de Bohême et de Westphalie. Ne nous hâtons point de faire succéder à la politique dupée de Fleury la politique de boudoir ou d’imagination de Bernis et de Choiseul, qui eut des fins si tristes. Si le cabinet de Vienne était disposé à rentrer dans le mouvement des combinaisons diplomatiques, aurait-il la force nécessaire aux grandes entreprises ? Personne, ne saurait le croire. Que l’Autriche panse ses blessures ; les meilleures conquêtes, qu’elle puisse faire sont en elle ; son premier, son unique effort pour longtemps devra être d’établir quelque accord entre ses nationalités et de les habituer à l’influence d’une égale liberté. On aurait tort d’attribuer des projets d’élaboration politique à l’entrevue de Saltzbourg, qui garderait aux yeux du public un caractère plus élevé, si elle subornait à réunir des douleurs communes causées par une infortune extraordinaire.

Ainsi que nous n’ayons cessé de le prédire depuis l’ouverture de la session anglaise et à travers les discussions enchevêtrées, et les votes incertains et contradictoires, M. Disraeli a réussi à faire passer un bill de réforme, une nouvelle loi régissant la représentation du peuple. Un des caractères curieux de la confection définitive de cette loi, c’est qu’elle n’est point le monument de la victoire d’un parti sur un autre, c’est qu’elle est l’œuvre collective de tous les partis représentés dans la chambre des communes. M. Disraeli a eu une habileté et un courage : l’habileté a été d’être toujours prêt à se servir de la collaboration de la chambre dans la confection de la loi ; le courage a été de donner pour base à la franchise électorale un principe simple et large qui ne se mutile point dans des cens électoraux arbitraires comme les propositions antérieures des gouvernemens whigs et du parti libéral. Quiconque dans les bourgs aura uni domicile d’un an et aura payé la taxe sera électeur. Les whigs cherchaient à faire des catégories dans leurs adjonctions projetées au corps électoral ; ils voulaient écrémer en quelque sorte les populations ouvrières en attachant la fonction électorale à un cens assez élevé pour indiquer chez l’électeur l’assiduité du travail et une aisance relative. Plus libéral que les whigs, M. Disraeli a repoussé cette classification déterminée par un chiffre arbitraire, et a consacré par la généralité de son principe une égalité équitable. Il n’a pas craint de descendre jusqu’au résidu des classes populaires, comme ses adversaires le lui ont reproché par une expression qui a été fort à la mode dans les débats sur la réforme. À ce reproche, M. Disraeli peut répondre, qu’en tarifant le cens électoral on n’en unissait pas avec l’agitation pour la réforme, que dans le système whig rien n’empêchait, après un abaissement de cens, d’en réclamer un nouveau en faveur d’une catégorie inférieure, et qu’on laissait ainsi aux dépens de la concorde publique subsister des luttes de classe. Nous croyons que l’opinion en Angleterre était loin d’être passionnée pour une réforme électorale dont l’abondance de toutes les libertés lui permettait de se passer. La question étant cependant le programme des chefs du parti whig et du parti libéral ; les projets de réforme ayant été à plusieurs reprises pour les cabinets la promesse de leurs débuts ou la pierre d’achoppement de leur marche, des associations et des meetings étant organisés partout pour remuer les passions populaires, le bon sens anglais a conclu de tout cela qu’il était nécessaire de couper court à l’agitation en lui enlevant le prétexte de toute revendication nouvelle en faveur de l’extension du droit électoral. On croit pour cette fois tenir en cette matière de la représentation nationale ce que les Anglais appellent la finalité. La réforme produira-t-elle des changemens considérables dans le gouvernement de l’Angleterre ? Les plus prudens secouent la tête ; lord Derby à la chambre des pairs, comme le caricaturiste du Punch, dit : Nous allons faire un saut dans les ténèbres. Les ténèbres ne seront point profondes ; le saut ne sera point dangereux. Quelques centaines de milliers d’électeurs de plus ou de moins dans un pays jouissant franchement de toutes les libertés nécessaires ne changent rien au caractère national. M. Disraeli a rencontré dans son parti un petit nombre de récalcitrans qui lui ont opposa des critiques sévères ; mais, à vrai dire, son influence a grandi, et le cercle de ses amis et de ses admirateurs s’est étendu. L’art et l’aménité avec lesquels il manie les hommes en font désormais un chef sans rival dans le parlement britannique. L’an dernier, par des ardeurs de caractère ou des impatiences d’humeur, M. Gladstone laissa s’accomplir une scission dans la majorité libérale : il n’a point regagné cette année les dissidens. M. Disraeli au contraire ne s’est vu abandonner que par un petit nombre d’hommes de son parti, et s’est rallié constamment une portion considérable des libéraux. On a reproché à M. Disraeli d’être revenu aux tendances radicales de sa jeunesse et d’avoir abandonné la cause conservatrice. L’accusation est injuste et d’ailleurs M. Disraeli n’a jamais songé à figer son parti dans l’immobilité qu’exprime le terme de conservation. Conservateur est pour un parti politique une appellation maladroite et malheureuse, maladroite, parce qu’elle rebute tous ceux qui ont le sentiment et le besoin d’un mouvement et de la vie, malheureuse parce qu’elle va contre son propre objet, parce qu’elle enfante des destructeurs par antipathie, parce qu’elle semble condamner à une infériorité permanente le parti qu’elle couvre. M. Disraeli n’a jamais été conservateur dans le sens rétrograde du mot. Il a toujours fait profession de désigner le parti auquel il appartient et qu’en ce moment il dirige du nom de tory ; le torysme de M. Disraeli est celui de l’histoire, celui de lord Bolingbroke par exemple, de lord Shelburne, qui fit entrer M. Pitt dans le cabinet et fut le premier lord Lansdowne. Certes les hommes éminens de l’aristocratie whig ne méritent point le reproche de n’être pas conservateurs. De même le torysme n’a jamais été incompatible avec un libéralisme éclairé. Les tories se sont toujours montrés plus accueillans pour les hommes de talent que la grande ligue patricienne des whigs ; les hommes de talent sans attache aristocratique sont arrivés toujours plus facilement à leur place naturelle et méritée chez les tories que chez les whigs. L’exemple de Canning est la démonstration de ce mérite des tories, et la carrière de M. Disraeli le confirme. Jamais dans les rangs du parti whig M. Disraeli n’eût été chancelier de l’échiquier et leader des communes. Il a conservé sur le torysme allié aux intérêts populaires un idéal de jeunesse qu’il ne craignait point, il y a peu de jours, d’exposer dans une cérémonie fort réaliste, un banquet du lord-maire où tous les convives l’applaudissaient.

Au surplus, le suffrage le plus étendu ne nous paraît pas capable de faire courir des périls aux pays qui savent se gouverner par l’organisation libre des partis. L’organisation des partis, voilà un mot qui ne figure point dans les constitutions, et c’est la chose même qui les fait vivre. On ne trouve point ce mot dans la constitution des États-Unis, et cependant la république américaine ne subsiste et ne prospère que par l’organisation fortement disciplinée de ses partis. On pourra, quand on voudra, donner aux partis en Angleterre des organisations semblables, car on dispose de toutes les libertés à l’aide desquelles on forme ces concerts disciplinés d’opinions. En France nous avons le suffrage universel ; mais nous ne produisons pas les résultats naturels de ce système électoral, parce que nos lois politiques ne nous assurent point encore les libertés nécessaires. Nous venons d’avoir, à propos du renouvellement des conseils-généraux, une petite récréation électorale où, malgré quelques résultats excellens, on a pu voir combien en l’absence de toute organisation de parti nous sommes enfantins dans la pratique du suffrage universel. La masse des électeurs est formidable, elle se compose de millions ; mais à travers cette masse il n’y a d’autre organisation que celle de l’état. L’électeur français, surtout le paysan dans les campagnes, est un citoyen isolé qui a, sous la forme et dans le nombre des fonctionnaires hauts et subalternes, tout le gouvernement en face de lui. Qu’on se représente l’étrangeté de ce duel d’un paysan et d’un gouvernement devant l’urne électorale, et l’on n’aura pas de peine à comprendre la docilité que le suffrage universel montre dans nos campagnes. e. forcade.




ESSAIS ET NOTICES.

LE CHEMIN DE FER INTEROCÉANIQUE DE NEW-YORK À SAN-FRASCISCO.

Du jour où les Américains ont conquis la Californie et l’ont si brillamment colonisée, ils ont songé à joindre par le chemin le plus court et le plus facile le jeune état du Pacifique aux anciens états de l’Union. De la ville impériale, comme les Yankees se plaisent à nommer leur grande métropole New-York, se détache un faisceau de railways qui presque tous prennent la direction du Mississipi et du Missouri, portant jusqu’aux confins des derniers états qu’arrosent ces deux cours d’eau la vie et le mouvement. Le problème à résoudre était donc dès l’abord celui-ci : détacher d’un point quelconque du Missouri où arrive un des railways partant de New-York une nouvelle voie ferrée marchant vers le Pacifique et allant à la rencontre d’une voie opposée partie de San-Francisco et se dirigeant vers le Missouri. Un problème posé est chez les Américains à moitié résolu. En 1859, on ne comptait pas moins de sept projets qui avaient été étudiés sous la surveillance du département de la guerre à Washington, et qui tous avaient pour but le tracé de la grande ligne transcontinentale entre le Mississipi ou l’un de ses affluens et l’Océan-Pacifique. La distance moyenne à franchir était de 2,000 milles américains[1] ou 800 lieues de 4 kilomètres : c’est la distance qui sépare Lisbonne de Saint-Pétersbourg. Le coût total de l’établissement de la voie, d’après les devis, variait entre 600 et 850 millions de francs. Ces sommes n’avaient rien d’exagéré, et il fallait même toute la promptitude, l’économie et la simplicité que les américains apportent dans leurs grands travaux pour ne pas atteindre un total beaucoup plus élevé. Le parcours était en effet non-seulement très étendu, mais parfois très difficiles, et si des terres arables, existaient sur le tiers ou le quart du chemin, sur d’autres points le bois et l’eau manquaient complètement ; enfin le pays était partout à peu près désert, visité seulement par les Indiens et les bisons ; c’étaient ces fameuses prairies que Cooper a immortalisées.

L’énergie des pionniers et des explorateurs américains avait préludé de bonne heure, aux avant-projets d’une voie ferrée. Parmi les explorateurs s’était distingué au premier rang le général Fremont, alors simple capitaine du corps des ingénieurs. En 1847, parti avec une faible escorte des bords du Missouri, il s’était courageusement avancé à travers des territoires déserts, avait reconnu les divers cols ou passages des Montagnes-Rocheuses et de la Sierra-Nevada, puis était descendu en Californie, où il avait pris part à la conquête du pays par les Américains. C’était aussi à ce moment (janvier 1848) qu’un pauvre ouvrier mormon, Marshall, découvrait par hasard la première pépite, comme si le précieux métal n’eût dû être révélé dans cette contrée qu’à ceux-là seulement qui pourraient la coloniser. Une partie des émigrans que la découverte de l’or amena tout aussitôt en Californie vint par terre en suivant la route de Frémont. Le trajet était des plus périlleux et durait de quatre à six mois. Aussi plus d’un convoi laissa ses os le long du chemin, jalonnant d’une façon sinistre pour ceux qui suivaient la voie à parcourir. Souvent des maladies contagieuses décimaient la caravane en marche, quelquefois l’herbe manquait pour le bétail, ou bien les froids précoces, les tourmentes et les neiges surprenaient dans les montagnes les courageux marcheurs et les ensevelissaient dans ces Alpes privées de refuges. La famine elle-même étendait parfois ses ravages au milieu du convoi, qui courait aussi le péril de succomber aux sauvages attaques des Indiens. La fièvre de l’or faisait braver ces dangers, que les mormons avaient les premiers courageusement affrontés par attachement à leur foi. On connaît le grand exode de ces étranges sectaires accompli entre les derniers états de l’ouest qui les rejetaient de leur sein et le Lac-Salé de l’Utah.

La route si péniblement ouverte par les savans et les pionniers fut bientôt améliorée par les colons, et le jeune état de Californie lança successivement à travers le lointain far-west, dépouillé désormais de tous ses mystères, plusieurs services réguliers de diligences. Ces services, sous le nom d’overland mails ou malles transcontinentales, reliaient le Sacramento au Missouri et au Mississipi, et en trois semaines portaient les voyageurs et les dépêches de San-Francisco à Saint-Joseph ou à Saint-Louis. La ligne suivie par Fremont et les émigrans était celle que parcourait le coche ou stage. Aucun ingénieur, aucun corps des ponts et chaussées, n’avaient nivelé la voie, ni décrété le sens du parcours. La nature, qui n’avait jeté que très peu d’obstacles matériels sur le chemin, et l’esprit pratique des Américains avaient seuls tout fait et tout prévu.

Aux services des overland mails, ouverts dès 1857, vint bientôt s’en joindre un autre encore plus miraculeux, celui du poney, installé en 1860. Celui-ci franchissait en six jours, au moyen d’un cheval rapide ou poney, la distance de 1,600 milles ou 650 lieues qui existait alors entre l’extrême limite télégraphique des états de l’est et celle des états de l’ouest. Cheval et cavalier se renouvelaient à chaque station, et la bête partait au galop, arrêtée quelquefois en chemin par le peau-rouge qui guettait le coureur pour le tuer et voler le cheval. Ce service fit néanmoins merveille, et ce fut par ce moyen, que le 12 novembre 1860 furent apportées à San-Francisco les dépêches d’Europe du 21 octobre, c’est-à-dire vieilles de vingt jours, et la nouvelle de l’élection présidentielle du 6 novembre, qui donnait la majorité au candidat abolitioniste Lincoln.

Tels étaient les différens services, plutôt privés que publics, qui avaient préludé à l’établissement d’une ligne télégraphique et ferrée continue entre le Pacifique et l’Atlantique. Inutile de dire que la ligne télégraphique fut bientôt achevée, et que les perfectionnemens, apportés au service de la malle de terre allèrent toujours croissant. Jamais aux temps anciens de l’histoire les courriers des césars ou des princes mogols et jamais de nos jours ceux des empereurs de Russie n’avaient parcouru si rapidement d’aussi longues distances ; mais les Yankees n’étaient pas hommes à s’arrêter en si bonne voie, et nous ayons vu que dès 1859 le gouvernement de Washington, avait fait étudier sept projets de chemins de fer pour unir les deux océans. D’où venait le retard dans la mise à exécution de l’un de ces projets, de celui qui était réputé le meilleur ? De la rivalité et de l’opposition jalouse des états du sud, qui, voyant la Californie hostile à l’esclavage, essayaient d’arrêter l’essor de ce nouvel état, et ne voulaient pas que la grande voie ferrée se dirigeât vers l’Atlantique par d’autres territoires que les leurs. Ce n’est pas seulement, on le voit, dans les pays centralisés, c’est encore dans les pays libres et de régime républicain que l’adoption des meilleures mesures peut être entravée par la résistance d’une majorité aveugle. Bientôt la guerre de sécession éclata entre le nord et le sud, guerre depuis longtemps prévue et dont la cause principale fut précisément cette question de l’esclavage qui divisait si profondément la grande république américaine. La rupture momentanée de l’ancien pacte d’union fut au moins bonne à quelque chose. En 1862, le président Lincoln, de la même plume qui abolit à tout jamais, l’esclavage sur le sol fédéral, signa le décret qui arrêtait irrévocablement le tracé du chemin de fer du Pacifique, et qui désignait comme point de départ la ville d’Omaha sur le Missouri.

Omaha, tête de ligne de la voie ferrée dont nous allons maintenant parler, est situé vers le confluent du Missouri et de la Rivière-Platte, dans l’état de Nebraska, limité au nord par le Dakotah, au sud par le Kansas. D’Omaha, le chemin de fer remonte la Rivière-Platte et recoupe au nord le territoire de Colorado, inconnu hier, aujourd’hui partout cité pour la richesse de ses mines d’argent, d’or et de cuivre ; puis le railway franchit les Montagnes Rocheuses au col Bridger par un tunnel dont la longueur ne dépassera pas 500 mètres, et descend dans l’Utah, où il passe par la ville du Lac-Salé, la capitale des mormons polygames. De là, il entre dans l’état de Nevada, dont les célèbres mines, découvertes il y a six ans à peine, produisent aujourd’hui autant en argent que la Californie produit en or, c’est-à-dire trois cents millions de francs par année. De Carson-City, capitale de Nevada, déjà peuplée de 15,000 habitans, le chemin de fer se dirige vers la Sierra-Nevada, qu’il franchit par des rampes successives, puis par un tunnel de 500 mètres, et de là, saluant la Californie, il descend vers Sacramento, la capitale du pays de l’or, et vers San-Francisco, la jeune reine du Pacifique. Les rampes de la Nevada et deux tunnels dont la longueur totale n’atteint pas un kilomètre ; telles sont donc les seules difficultés à vaincre sur un si long parcours. En beaucoup d’endroits, le terrain a été si bien nivelé par la nature, qu’on ne voit pas de quel côté il penche, et que les rails se posent sans aucune fouille sur le sol. Pas de grandes rivières à franchir, pas de torrens impétueux à dompter. Le seul ennemi de la voie, nous l’avons fait connaître, c’est, sur quelques points heureusement isolés, le désert, où manquent l’eau et le bois, où domine le peau-rouge, vagabond et chasseur, adversaire-né du colon stable, mais le bois et l’eau, on les apporte, et quant à l’enfant des prairies, il disparaîtra et s’éteindrai bientôt devant l’homme civilisé. C’est là une des lois fatales du progrès et elle se vérifie partout où se présente l’Européen.

Le grand chemin de fer du Pacifique avance des deux côtés à la fois. Du, côté de la Rivière-Platte, il a déjà atteint le pied des Montagnes-Rocheuses, à 500 milles d’Omaha ; du côté du Sacramento, le pic et le fleuret du mineur vont faire éclater le rempart de granit de la sierra ; à 150 milles du Pacifique. Dans les prairies, grâce au nivellement naturel du sol, on pose jusqu’à une demi-lieue et même une lieue de rails par jour quatre kilomètres. Ici, près des anciens états de l’Union, ce sont des terrassiers irlandais qui font tous les travaux de la voie. Ils marchent avec elle, toujours vers l’ouest, emmenant à chaque étape leur famille, leur maisons de bois roulante et leurs animaux domestiques. Là, du côté des jeunes états du Pacifique, ce sont des Chinois venus de Californie, où ils avaient d’abord émigré, et qui ont quitté les placers au fur et à mesure de l’épuisement des sables, aurifères. Le Chinois se montre ici ce qu’il est partout, travailleur patient, industrieux, jouant un rôle des plus humbles, mais des plus utiles. C’est John-le-Célestial (ainsi rappellent les Yankees) qui a ouvert le chemin de fer de Panama au milieu de marais d’où se dégageaient des fièvres mortelles. C’est encore lui qui exploite au Pérou le guano des îles Chinchas, à l’odeur méphitique, lui qui sous le ciel de feu des tropiques cultive le coton et la canne à sucre dans nombre de colonies. Dans les états du Pacifique, c’est lui enfin qui prête aux Américains le secours si avantageux de ses bras pour le lavage des alluvions aurifères ou le tracé de la grande route inter-océanique. Il marche à l’est, et d’étape en étape la troupe s’avance. Un beau jour, le terrassier chinois, ce paria de l’extrême Orient, rencontrera l’Irlandais, ce déshérité de l’Occident, et de ce rapprochement singulier il y aura plus d’un enseignement à tirer. Qu’ils restent sur ce soi fertile, ces deux exilés que la misère et la faim ont chassés de leur foyer primitif, qu’ils colonisent ces terres vierges, qu’ils y fondent la famille du pionnier, et la fortune la considération, viendront avec le bien-être et la richesse. Citoyens d’un pays libre, ils trouveront au moins sur ce point l’indépendance, l’espace et les moyens d’action qui leur ont manqué au pays natal.

Le coût total du chemin de fer du Pacifique est estimé à 750 millions de francs. Le tiers de cette somme, 250 millions, a été garanti par le gouvernement fédéral, et cela en dehors des concessions de terres qu’il a faites à la compagnie dans les divers états ou territoires que traverse la voie. Les particuliers ont fourni le reste, 500 millions, et les mormons ont tenu à honneur de souscrire à eux seuls pour un cinquième de la somme, soit 100 millions de francs.

Le 23 octobre 1866 a eu lieu l’inauguration solennelle des 400 premiers kilomètres de ligne ferrée livrés à partir d’Omaha. Le terme réglementaire accordé pour l’ouverture de ce tronçon avait été devancé de dix-huit mois, et le parcours, qui d’après les conventions aurait pu n’être que de cent lieues, avait été augmenté d’un quart, c’est-à-dire qu’il atteignait près de 500 kilomètres, tant l’activité avait été grande sur les chantiers. La fête fut grandiose. Le convoi d’honneur emporta vers les prairies plusieurs membres du congrès, des fonctionnaires, des ingénieurs, des écrivains, des artistes, choisis parmi les plus éminens de l’Union. Les dames, qui sont de toutes les parties aux États-Unis, n’eurent garde de manquer à rappel. Un seul désintéressés fut absent, le général John A. Dix, président de la compagnie du chemin de fer, qui venait d’être nommé ministre des États-Unis en France. Le convoi comprenait neuf de ces immenses wagons américains si comfortables, Si bien distribués. Il était traîné par deux magnifiques locomotives, du type de celle qui vient de remporter la grande médaille d’honneur à l’exposition universelle. L’un des wagons avait été construit en 1865 pour transporter le corps de Lincoln en Illinois, où est le tombeau du président martyr et où fut son berceau. Le gouvernement avait cédé cette relique à la compagnie du chemin de fer, à la condition que ce wagon serait le premier qui traverserait tout le continent américain du Missouri au Sacramento. Raconterons-nous ces fêtes d’inauguration ? Tout se passa avec ce mélange de grandeur à la fois austère et juvénile dont les Américains du Nord ont le secret. Les Indiens soumis de ces contrées simulèrent devant les invités une guerre de tribu à tribu, et une portion des prairies fut incendiée au retour pour donner aux excursionistes une idée des désastres que le feu sème quelquefois spontanément au milieu du désert ou de la forêt. Enfin le premier numéro d’un journal, le Railway-Pionneer, fut composé et tiré pendant le cours de cette curieuse promenade, au moyen d’une petite imprimerie installée sur l’un des wagons.

Le 24 octobre, à huit heures du soir, le train arrivait à destination, au fort Mac-Pherson, à 280 milles d’Omaha. Le lendemain matin, après avoir parcouru 16 kilomètres créés depuis le moment où l’on avait quitté les quais de New-York, les voyageurs assistaient à la pose des rails. On plaçait devant eux une longueur de 250 mètres de voie en quelques heures. La construction du chemin de. fer marchait alors avec la vitesse de près de trois kilomètres par jour. Cette vitesse est plus grande, — nous fait remarquer M. le colonel Heine, attaché à la légation des États-Unis en France, et de qui nous tenons ces intéressais détails, — cette vitesse est plus grande que celle des pèlerins de l’Inde, mesurant avec leur corps. la route des pagodes.

Les dernières nouvelles, reçues de l’Amérique du Nord annoncent que les travaux ne se sont pas un instant ralentis. Une section de 150 milles est ouverte sur le versant du Pacifique, de moitié presque aussi longue que celle qui part d’Omaha. Il en résulte que, sur les 1,800 milles qui séparent les deux stations extrêmes du chemin de fer du Pacifique, un quart environ est déjà livré, et ce quart, ne l’oublions pas, embrasse une longueur égale à celle de la France. Dans trois ans, quatre ans au plus tard, le railway transcontinental sera entièrement achevé. Alors une ligne ferrée continue reliera New-York à San-Francisco, l’Atlantique au Pacifique ; alors aura retenti, d’un rivage à l’autre des deux océans, le go ahead américain ; des territoires qui ne sont encore pour la plupart que des déserts seront devenus, grâce à la voie ferrée, des états peuplés et prospères, semés de villes florissantes. Devant la civilisation auront disparu le bison et le peau-rouge, et les prairies du far-west n’existeront plus que dans les romans de Cooper. Nous, nous ne lançons le railway que vers les pays populeux ; les Yankees, agissant d’une façon inverse, s’en servent quelquefois pour appeler la population vers leurs immenses territoires. Il y a mieux, le railway inter-océanique est la route la plus directe de Paris à Canton, de Londres à Shang-haï. Et c’est au moment où l’extrême Orient s’ouvre à l’Europe qu’un tel phénomène a lieu ! Qui donc cherchait le plus court passage pour franchir l’isthme américain ? L’isthme est franchi par ce ruban de fer ; désormais, grâce à la vapeur, la Chine et le Japon ne sont plus qu’à un mois de l’Europe. Le chemin de fer du Pacifique va devenir en peu d’années la grande route commerciale du globe, il justifiera une fois de plus cette loi de l’histoire qui veut que la civilisation s’avance toujours à l’ouest. Jamais ce principe ne s’est démenti depuis les premiers âges historiques, et il semble être confirmé aujourd’hui par les merveilleux développemens de l’Amérique du Nord, entre le 30e et le 50e degré de latitude, car il est à remarquer qu’une seconde loi historique, a aussi de tout temps concentré la civilisation dans l’hémisphère boréal, sur un espace à peine compris entre 20 et 25 degrés de latitude.

Le grand chemin de fer du Pacifique semble donc venu à son heure. Il traverse des régions pour la plupart privilégiées, celles qui sous ces climats ont été le plus favorisées de la nature et vers lesquelles se porte de préférence le flot des émigrans. C’est vers ce point que les géographes politiques marquent ce qu’ils nomment si justement le centre de gravité des États-Unis. En traversant ces régions, le chemin garde aussi l’avantage de se tenir entre ces cercles de latitude favorisés dont nous parlions tout à l’heure. Il oscille à peine de quelques degrés, remontant ou s’abaissant de quelques parallèles. On peut en dire autant de la route maritime par laquelle on rejoindra d’Europe la station de New-York. Quant à celle qui reliera la station opposée de San-Francisco à tous les ports du Japon, de la Chine et de l’Inde, elle ira vers chacun de ces ports par la route la plus directe. En un mois, en quarante ou cinquante jours, on fera ainsi près des deux tiers du tour du monde par le plus court chemin.

Sur le railway transcontinental, les produits souterrains, d’abord les métaux, le cuivre, le fer, le plomb, l’or, l’argent, ensuite le soufre, le sel, qu’on rencontre en si grande abondance dans l’Utah, le charbon qui existe principalement autour des Montagnes-Rocheuses, toutes ces substances minérales formeront avec les voyageurs, qui resteront le meilleur des colis, les principaux éléments du fret de la voie. Les produits du sol végétal viendront les derniers, quand les énergiques settlers auront défriché les forêts et fertilisé les prairies. A l’aller, se répandront autour de la grande artère de fer les objets manufacturés d’Europe et des états de l’Atlantique ; au retour passeront rapidement, pour aller se déverser vers ces dernières contrées, les productions de la Chine, de l’Inde et du Japon, les épices, la soie, les étoffes de prix, le thé, qui peuvent, par suite de leur valeur, supporter de très longs parcours. Ce déplacement presque instantané qui se produira dans le mouvement commercial du globe sera la cause de l’une des évolutions économiques les plus curieuses que les hommes aient jamais vues. Ce n’est pas le percement des isthmes qui va pour nous supprimer les caps et les obstacles, c’est ce chemin de fer du Pacifique, auquel personne ne songeait hors des États-Unis.


L. SIMONIN.


L. BULOZ

  1. Le mille terrestre américain est à peu près égal à 1,610 mètres.