Chronique de la quinzaine - 14 août 1842

Chronique no 248
14 août 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 août 1842.


L’affaire importante, l’unique affaire de cette session, la loi de régence, sera discutée sous peu de jours à la chambre des députés. On assure que le rapport sera présenté mardi, et que la discussion commencera jeudi.

À en juger par ce que la presse a recueilli des observations qui se sont produites dans les bureaux de la chambre, le débat ne sera ni long, ni animé. On a généralement senti le besoin de donner à une loi de cette nature une grande autorité morale par l’assentiment de toutes les opinions monarchiques et constitutionnelles. La France veut montrer à l’Europe que le trône de juillet, que le trône qu’elle a élevé de sa main puissante sur les ruines d’une royauté téméraire et parjure, repose sur une base inébranlable, et que rien n’est plus chimérique que les folles espérances de nos contre-révolutionnaires.

Sans doute, des hommes d’opinions extrêmes s’élanceront à la tribune ; ils en ont le droit, et nous devons désirer qu’ils l’exercent. La discussion éclairera le pays et fortifiera la loi.

Sans doute encore, quelques esprits pourront s’agiter dans les rangs intermédiaires, et faire naître un débat fâcheux, inopportun. Il faut s’y résigner. C’est un mal qui ne peut avoir de gravité ; les hommes considérables de la chambre ne se laisseront pas entraîner dans cette fausse voie.

Au fait, le projet de loi mérite l’approbation de tous les amis sérieux et sincères de nos institutions. Nous parlons du projet considéré dans ses dispositions essentielles. Quant aux dispositions secondaires, peu importe la diversité des avis, la divergence des opinions. Que le régent, à la mort du roi, soit tenu de convoquer les chambres, non dans le délai de trois mois, mais dans le plus bref délai possible, un amendement de cette nature n’altère point l’économie de la loi. Il en serait de même d’un amendement qui porterait à vingt-cinq ans, au lieu de vingt-un, l’âge requis pour être régent ; seulement cet amendement ne nous paraîtrait pas heureux.

Sur le fond même du projet, nous avons peine à croire que la question qu’on pourrait appeler de compétence puisse donner lieu à une longue et sérieuse discussion. La loi de régence, nous dit-on, est une loi fondamentale ; elle ajoute quelque chose à la charte ; le pouvoir législatif n’a pas le droit de toucher à la constitution dont il dérive ; il doit la maintenir telle qu’elle est, sans en ôter, sans y ajouter une syllabe ; donc la loi de régence ne peut émaner que d’un pouvoir supérieur, du pouvoir constituant.

On pourrait demander d’abord à quels signes on reconnaît que la loi de régence est une loi fondamentale, une loi qui doit faire partie intégrante de la charte, et participer à l’immobilité qu’on attribue aux dispositions constitutionnelles. C’est une loi qui ne pourvoit, après tout, qu’à un accident, à un besoin éventuel. Sans l’affreux malheur que nous étions si loin de prévoir, en suivant le cours naturel des choses, il pouvait se passer de bien longues années avant que le mot de régence fût prononcé parmi nous. Dès-lors, pourrait-on dire, organique ou non, la loi de régence doit pouvoir se plier aux nécessités des temps, aux contingences des cas. Il faut que le pouvoir législatif puisse la modifier, y ajouter sans scrupule, ainsi qu’il le ferait, ainsi qu’il le fait pour la loi organique des tribunaux civils, pour la loi de la garde nationale et tant d’autres. Précisément parce que la charte ne parle pas de la régence, la loi qui règle le choix et les pouvoirs du régent n’est pas une loi fondamentale ; car, si, pour qualifier une loi de loi fondamentale, on voulait, au lieu de s’en tenir à la lettre du droit positif, rechercher plus ou moins subtilement la nature même de la loi, quel serait le juge de ces questions métaphysiques ? Le pouvoir législatif, le pouvoir qu’on dit incompétent, insuffisant, prononcerait donc sans appel sur sa propre compétence et ses droits ?

Mais laissons ces argumens et accordons volontiers que la loi de régence est de sa nature une loi constitutionnelle. Que s’ensuit-il ?

Il est, nous le reconnaissons, des pays dont la constitution distingue les lois fondamentales de toutes les autres lois, et, tandis que ces dernières y sont laissées au pouvoir législatif ordinaire, les premières ne peuvent être créées, abrogées et modifiées que par un pouvoir extraordinaire, par un pouvoir que nous appellerons, si l’on veut, constituant, et dont la loi constitutionnelle détermine, qu’on le remarque, la nature, la forme et le mode de procéder. Nous ne voulons pas examiner dans ce moment la valeur intrinsèque de ces institutions. Là où des lois de cette nature sont en vigueur, on doit s’y conformer, et la législature ordinaire se rendrait en effet coupable d’usurpation, si, au mépris du pouvoir constituant, elle portait la main sur une loi fondamentale, et si elle voulait ajouter une ligne, un mot à la charte du pays.

Mais est-ce là notre droit positif ? Dans quelle partie de la charte se trouvent déterminés la nature, la forme, le mode d’action de ce pouvoir constituant, qu’on nous représente comme un pouvoir dont l’existence n’admet ni contestation ni doute ?

On invoque le principe de la souveraineté du peuple. Ce principe est, ce nous semble, étranger à la question, car nul, dans les rangs constitutionnels, n’argue du droit divin ni d’un intérêt particulier. Y eût-il divergence sur la manière d’entendre et d’appliquer le principe de la souveraineté nationale, toujours est-il que les grands pouvoirs de l’état reconnaissent qu’ils relèvent du pays, qu’ils en sont les représentans, les organes, et que c’est pour lui, et pour lui seulement, qu’ils sont tenus de gouverner la chose publique. La question est donc de savoir s’il est vrai que chez nous aussi le pays a deux représentans et deux organes au lieu d’un, c’est-à-dire une représentation pour les lois ordinaires et une représentation pour les lois fondamentales. Encore une fois, qu’on cite un texte, et on convoquera demain le pouvoir constituant, si réellement il a été constitué.

Si au contraire en France, de même qu’en Angleterre, rien de semblable n’existe, qui voudrait aujourd’hui bouleverser arbitrairement notre système politique pour y substituer je ne sais quel système inconnu ?

Quel serait l’auteur de cet immense changement, de cette profonde atteinte à la charte ? La couronne et les chambres ? Ce même parlement qu’on déclare impuissant, qu’on dit être lié à tout jamais, non-seulement par les paroles, mais par le silence de la charte, ce même parlement qui n’aurait pas le droit de combler une lacune, de donner à l’établissement monarchique un développement résultant de la nature même des choses, ce parlement enfanterait demain je ne sais quelle loi organique pour déterminer la nature, la forme, l’action d’un pouvoir qui lui serait supérieur ! Des deux choses l’une, ou le parlement peut exercer lui-même le pouvoir constituant, et il fera la loi de régence ; ou il est complètement étranger aux lois fondamentales, et il n’a pas autorité pour organiser un pouvoir constituant.

Et cependant, sans organisation connue, légale, qu’est ce prétendu pouvoir constituant ? — C’est le pays. — Soit ; mais venons au fait, à l’exécution, à la pratique des choses. Convoquons cette assemblée ou ces assemblées ; qui convoquerons-nous ? Les électeurs seulement ? Les électeurs et les jurés ? Les électeurs, les jurés et les gardes nationaux ? Et pourquoi pas tous les pères de famille ? et pourquoi pas tous les Français majeurs ? Enfin pourquoi exclure les femmes et les mineurs ? Parce qu’ils ne sont pas aptes aux délibérations politiques ? Accordons-le, et on nous accordera peut-être que, parmi les majeurs aussi, il est des hommes ineptes, faibles, indignes, des fous, des imbéciles, des repris de justice, que sais je ? Il faut donc un triage, une organisation ; c’est dire une loi, c’est dire un législateur qui ait le droit de faire cette loi. Mais ce droit, on le dénie aux chambres et à la couronne. Quelle est la conséquence, la seule conséquence, je ne dis pas raisonnable, mais logique, qu’on puisse en tirer ? C’est que, pour avoir une loi de régence, il faudrait une révolution, une révolution faite à la main, uniquement pour savoir quelles seront les personnes appelées à la régence, si tant est que nous ayons jamais besoin d’un régent.

Il est par trop singulier d’entendre à cette occasion rappeler la révolution de 1830. Certes nul plus que nous ne la tient pour parfaitement légitime, car elle a été à la fois juste, nécessaire, modérée, même généreuse. Elle réunissait ainsi tous les caractères qui rendent irréprochables ces grandes crises de la vie des nations. Est-ce à dire qu’il faille procéder révolutionnairement aujourd’hui, sans nécessité aucune, sans motif, uniquement pour donner satisfaction à je ne sais quelle idée spéculative, pour faire l’essai d’une théorie ?

En 1830, les chambres ont fait ce qu’il était possible de faire, et il est remarquable que, même en se pliant aux terribles nécessités du moment, en agissant sans le concours d’une royauté qui venait de tomber dans l’abîme qu’elle s’était creusé, elles ont cependant cherché à s’écarter le moins possible de la stricte légalité. Une révolution n’était pas leur vœu, leur projet ; c’était une nécessité qu’elles subissaient avec courage et fermeté. Après tout, nul n’est tenu à l’impossible, et, lorsque les moyens ordinaires manquent par la faute d’autrui, on est parfaitement en droit de s’en passer, surtout lorsqu’on ne se permet rien d’illégitime en soi, et qu’on sauve l’honneur, l’indépendance, la liberté de son pays. C’est ainsi que le commandant d’un navire, si l’ouragan lui enlève une partie de sa mâture, redouble d’efforts pour continuer sa marche avec les agrès qui lui restent, et il est heureux et fier de pouvoir ainsi gagner le port et sauver l’équipage, la cargaison et le navire. Que dirait-on au contraire de ce même officier, si, enorgueilli par le succès, il en concluait que tout l’attirail du navire lui est à la vérité indispensable pour les courses ordinaires et le cabotage, mais qu’en cas d’expéditions extraordinaires, difficiles, dangereuses, il s’empresserait lui-même de frapper son vaisseau à coups de hache et de n’y laisser qu’un seul mât ?

Mais laissons le pouvoir constituant à ceux qui, en réalité, veulent autre chose que la charte et la monarchie de juillet. Rien de plus naturel et de plus simple que leur désir de voir le parlement remplacé par une convention. Rien de plus naturel, de plus simple et de plus légitime que la résistance du parti constitutionnel, qui certes n’est pas disposé à se suicider.

Il est entre ces opinions absolues une opinion intermédiaire qui consiste à demander, non qu’on convoque demain je ne sais quelle convention pour faire une loi constitutionnelle de régence, mais que les chambres et la couronne rendent une loi purement de circonstance, une loi ordinaire, et qui n’aura pas la prétention de s’ajouter à la charte ; car, dit-on, celui qui pourrait ajouter quelque chose à la charte pourrait, par le même droit, la modifier, la changer, la déchirer ; le parlement pourrait donc rétablir demain parmi nous le pouvoir absolu ?

Il serait bien facile de dissiper ces terreurs de logicien. En politique, l’histoire, la logique de l’expérience, vaut mieux que la logique abstraite. Lorsqu’un peuple n’aime pas avant toutes choses la liberté, lorsqu’il n’est pas digne d’être libre, sera-t-il protégé contre les empiètemens du despotisme par une loi écrite, par une charte qui reconnaîtra deux organes du pays au lieu d’un seul, je veux dire un pouvoir législatif et un pouvoir constituant ? Là, au contraire, où la liberté, c’est la vie même de la nation, son intérêt le plus cher, sa passion la plus sentie, qui pourrait sérieusement redouter une conspiration du parlement contre les libertés publiques ? Et cette incroyable conspiration eût-elle lieu, sur qui en retomberaient les terribles conséquences ? Certes on n’a qu’à regarder autour de soi pour trouver la réponse, la réponse vraie, décisive, à ces questions. Dans un pays corrompu, sans vie politique, le pouvoir constituant est une plus faible garantie pour la liberté et l’indépendance nationale que le pouvoir législatif ; celui-ci du moins est porté à défendre ses droits, si ce n’est comme un principe de liberté pour tous, du moins comme un privilége pour lui ; le pouvoir constituant, composé d’ordinaire d’un grand nombre de personnes, n’agissant qu’accidentellement, à de rares intervalles, fait bon marché d’un droit dont il ne comprend ni ne sent l’importance. Il serait bien facile de citer des faits à l’appui de ces observations.

Au surplus, les conséquences extrêmes de tout système politique n’appartiennent pas au droit positif. Il ne peut ni les prévoir, ni les régler. Il doit supposer dans tous les esprits une certaine dose de prudence et de sagesse, Sans cela, le raisonnement conduirait à déclarer à priori tout gouvernement impossible. Les chambres ont le droit de refuser tout budget, la couronne toute sanction. Qu’arriverait-il, si chacun, à la première occasion, pour le plus léger motif, voulait user de la plénitude de son droit ?

Mais c’est trop insister sur ces spéculations oiseuses. Quant à nous, redisons-le, nous attachons une bien faible importance à la question de savoir si la loi sera une loi constitutive ou une loi ordinaire. Plaçons-la sans hésiter parmi nos lois ordinaires, si cela peut lui assurer la presque unanimité des suffrages. Ce qui importe, c’est que la loi soit bonne, et qu’elle mérite ainsi l’assentiment du pays.

Le gouvernement propose de fixer la majorité du roi à l’âge de dix-huit ans accomplis ; c’est l’âge fixé par l’assemblée constituante. C’est à la constitution de 1791 que le gouvernement a emprunté toutes les dispositions capitales de son projet. Pour nous qui voulons un roi qui ait pu, lui aussi, recevoir cette éducation mâle et sérieuse qui distingue tous les princes de la maison d’Orléans, nous ne pouvons pas songer à l’enlever avant l’âge de dix-huit ans aux soins de ses précepteurs. D’un autre côté, la régence est un état provisoire, compliqué, qui ne se prolongerait pas sans inconvéniens graves au-delà de l’âge où le roi peut avoir conscience de sa capacité. Si le régent a su gagner la confiance du roi, il l’éclairera de ses conseils même après la majorité. Si le roi croit, au contraire, avoir à se plaindre du régent, il est bon de voir cesser promptement une situation qui, avec un roi de dix-huit ans, pourrait faire naître des tiraillemens, des cabales, des luttes fâcheuses à la chose publique.

Le choix du régent offrait une question plus complexe et plus difficile.

Dans plusieurs écrits plus ou moins remarquables, on s’est empressé de rechercher les faits relatifs à la régence, soit de notre propre histoire, soit de l’histoire étrangère. Ces recherches ne manquent pas d’intérêt, mais empressons-nous d’ajouter qu’il n’est pas un seul de ces faits dont on puisse tirer une conséquence directe et complètement applicable aux circonstances actuelles de notre pays. L’histoire offre sans doute de précieux enseignemens à l’homme d’état, mais à une condition : c’est que, dans l’étude et l’analyse des faits, il recherchera avec un égal soin les ressemblances et les dissemblances, les rapports positifs et les rapports négatifs.

La royauté, tout en conservant le même nom, a souvent changé de formes et de principes. On a vu la royauté féodale, la royauté patrimoniale, la monarchie absolue, la monarchie limitée par une puissante aristocratie. Il serait facile de multiplier les divisions et les subdivisions. Notre monarchie ne ressemble à aucune de celles que nous venons d’énumérer. Elle est une monarchie constitutionnelle, représentative, implantée dans un pays d’égalité civile ; elle est la clé de voûte qui lie entre eux et raffermit tous les élémens, si variés et si mobiles de leur nature, qui constituent ce grand corps démocratique, la France. C’est là pour nous le point capital de la question, le point qu’on ne pourrait perdre de vue sans raisonner à faux, sans tomber dans l’absurde.

C’est à la monarchie que nous devons notre admirable unité nationale, cette unité dont la France seule offre au monde un type achevé, un exemple qu’on a cherché à suivre, et que nul n’a pu encore imiter complètement.

Nous concevons la régence élective dans les monarchies aristocratiques, là où une caste privilégiée, un patriciat fort et compact domine tout, même la royauté. Là l’élection est une arme, un moyen d’influence que l’aristocratie se réserve pour faire sentir sa puissance à la couronne elle-même, et accoutumer de plus en plus le pays au respect de ces grandes familles qui distribuent à leur gré jusqu’aux pouvoirs monarchiques. Dans ces pays, l’élection n’offre pas pratiquement de graves inconvéniens, car d’un côté la royauté n’y joue pas un rôle très actif et y possède plus encore les apparences que la réalité du pouvoir, et de l’autre l’aristocratie, par la force de son organisation et la régularité de ses mouvemens, écarte les dangers du système électif.

On conçoit encore la régence élective dans les monarchies absolues. Le roi lui-même dans sa toute-puissance désigne la personne qui exercera les droits de la royauté pendant la minorité de son successeur ; mais, comme le pouvoir absolu tend toujours à se personnifier, et qu’il est plutôt regardé comme un fait que comme un principe par ceux-là même qui le redoutent et le vénèrent le plus, l’organisation d’une régence testamentaire, si elle ne se trouve pas conforme au vœu général, survit rarement au pouvoir qui l’avait imaginée.

Qu’y a-t-il de commun entre ces faits et notre situation politique ? Rien, absolument rien. Le principe électif ne tarderait pas à devenir chez nous une cause d’agitations et de troubles. Il mettrait en mouvement tous les partis, toutes les coteries, toutes les vanités. Le flot de cette mer orageuse pénétrerait jusque dans le sanctuaire élevé de la royauté. Et quelle serait la voix puissante qui, au milieu de cette tempête politique, pourrait faire entendre un redoutable quos ego ? Que serait-ce si l’élection venait à se faire à la dernière heure d’un règne, peut-être même après la mort du roi ?

Ne jugeons pas le principe électif par les circonstances du moment. Aujourd’hui, on peut le dire sans l’ombre même de la flatterie, il serait impossible de se tromper, il serait impossible de faire un mauvais choix. La perte cruelle que nous avons éprouvée a éveillé dans toutes les ames des sentimens si vifs et des pensées si graves, que nul n’oserait aujourd’hui imaginer d’aller chercher un régent ou des co-régens hors de la famille royale. Et qui ne sait que l’élection ne trouverait aujourd’hui autour du trône, quels que fussent l’âge et le sexe du régent choisi, qu’un esprit des plus éclairés, un caractère élevé, un dévouement sans bornes à la France ?

Remercions la Providence de ce bienfait ; mais ne ramenons pas une question de principes à une question de personnes ; ne cherchons pas ce que l’élection produirait aujourd’hui, mais ce qu’elle pourrait produire dans l’avenir. Jugeons le principe en lui-même et considéré dans ses rapports avec notre système politique, avec notre démocratie. Or, nous qui sommes sincèrement et profondément attachés à ce système, nous qui désirons avant tout le voir marcher et se développer paisiblement, régulièrement, et donner un long démenti à ces pessimistes qui ne demanderaient pas mieux que de le pouvoir un jour condamner par ses écarts et ses folies, nous savons que la démocratie a besoin de règles immuables, que la loi, que la loi positive lui est plus nécessaire qu’à tout autre gouvernement. Ces règles sont des digues qu’elle se donne à elle-même, pour que son énergie se trouve contenue, et qu’elle puisse ainsi, dans son cours majestueux, se creuser un lit profond et durable. Le principe électif introduit dans la régence porterait une atteinte grave à l’institution monarchique. Dans les démocraties, la mauvaise logique, la logique des apparences et des analogies trompeuses, fait souvent illusion aux meilleurs esprits, et comme dans ces gouvernemens on ose le plus souvent tout ce que l’on pense, et que toute pensée hardie trouve facilement au dehors impulsion et faveur, le principe tutélaire de l’hérédité monarchique pourrait être affaibli dans l’opinion commune par la régence élective. Disons-le : la régence élective est une sorte de république temporaire, avec un enfant couronné dans le fond du tableau. Laissons ces moyens périlleux à l’aristocratie anglaise, qui, en admettant le mal, porte du moins en elle-même le préservatif, et tenons-nous-en aux institutions françaises, aux principes de la France régénérée, à la règle établie par l’assemblée constituante, à la régence légitime, de droit.

Ce principe une fois établi, il ne saurait y avoir de discussion sérieuse pour savoir quelles seront les personnes appelées à la régence.

On l’a déjà dit : rien de plus naturel, rien de plus simple, que d’appliquer à la régence le principe qui règle chez nous la succession au trône.

Ajoutons qu’il serait impossible d’établir comme règle le contraire de la loi salique. La mère, l’aïeule, la tante, la sœur du roi, peuvent sans doute être des princesses éminemment aptes à la régence ; mais serait-il d’un homme sérieux d’affirmer qu’elles ont toujours pour elles, dans tous les cas, quelles que soient les circonstances où elles se trouvent placées, la présomption d’aptitude ? Évidemment, admettre les femmes à la régence, c’est supposer que la régence est élective, qu’il y a possibilité de choix comme d’exclusion. Le principe de l’élection n’étant pas admis, les princes seuls peuvent être appelés à la régence.

Mais il serait aussi contraire à la politique qu’à l’équité de confondre la tutelle du roi avec la régence. Tout commande de séparer les deux missions, et il n’est certes pas de meilleure tutelle que celle de la mère ou de l’aïeule paternelle du roi.

Seulement n’oublions pas que l’exercice de la tutelle devient une nouvelle cause d’incapacité pour la régence, surtout dans une monarchie représentative et démocratique. Au milieu des débats de la politique, des orages qui peuvent s’élever avec d’autant plus de violence que les temps de minorité sont l’espoir des esprits inquiets et turbulens, une grande fermeté, une sorte d’audace, peuvent être nécessaires au chef de l’état pour le salut du pays. Faudrait-il que l’énergie de la régente se trouvât paralysée par les anxiétés et les terreurs d’une mère ? Ces terreurs et ces anxiétés qui, même excessives, vont si bien à la mère, pourrait-elle les contenir comme régente, et les factieux ne pourraient-ils pas espérer de faire subir à la mère le joug que repousserait avec indignation le chef de l’état ? La tutrice ne doit songer qu’au roi ; le régent doit se préoccuper en même temps et du roi et du royaume. À lui appartient de savoir qu’il est des dangers qu’un roi même mineur doit courir pour le salut du pays et de la monarchie.

Le projet attribue au régent la même inviolabilité qui couvre la personne du roi, et déclare que le plein et entier exercice de l’autorité royale, au nom du roi mineur, apartient au régent.

Ces dispositions n’admettent pas de contestations sérieuses. On s’est beaucoup demandé ces derniers jours : qu’est-ce qu’un régent ? Et chacun d’en donner une définition appropriée à la thèse qu’il se proposait de soutenir. C’est un artifice synthétique par trop usé. Laissons les définitions à l’école, et, sans nous engager dans des assimilations toujours plus ou moins inexactes et périlleuses, disons ce qui est évident pour tout homme sensé, pour tout ami sincère de nos institutions.

Le régent ne pourrait pas remplir utilement sa haute mission et préserver la monarchie de toute atteinte, s’il n’avait pas l’exercice plein et entier de l’autorité royale, et s’il pouvait être frappé de responsabilité.

Qui ne voit en effet que, pendant la minorité, l’équilibre des pouvoirs serait troublé, si le pouvoir de la couronne se trouvait mutilé, sinon de droit, du moins de fait ? si, pendant un nombre plus ou moins considérable d’années, les autres pouvoirs de l’état en devenaient plus redoutables et plus forts ? On citera encore l’Angleterre. Faut-il répéter que la condition politique de la Grande-Bretagne diffère essentiellement de la nôtre ? L’aristocratie anglaise songeait, avant tout, à maintenir et accroître sa puissance relative ; nous, nous voulons, avant tout, conserver le fondement de notre édifice politique, la monarchie avec toutes les prérogatives dont elle est investie. En Angleterre, la question est de savoir si l’aristocratie sera un peu plus ou un peu moins puissante ; chez nous, tout affaiblissement de l’autorité royale compromettrait la monarchie constitutionnelle.

L’irresponsabilité du régent est un principe de toute évidence. Si le régent était responsable, en pratique l’édifice politique manquerait de faîte. Il n’y aurait rien au-dessus des ministres. Le régent ne serait qu’un président du conseil. La couronne, pendant la minorité, ne trouverait rien en elle-même qui pût faire contrepoids au pouvoir irresponsable des deux chambres. La royauté passerait de fait dans l’une ou l’autre assemblée. Ce serait une sorte de révolution, et Dieu seul sait ce que le roi retrouverait autour de lui à l’époque de sa majorité.