Chronique de la quinzaine - 13 juillet 1895

Chronique n° 1518
13 juillet 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




13 juillet

Au moment où paraît cette chronique, le Parlement est sans doute en vacances, bien que nous ne puissions pas l’affirmer d’une manière tout à fait certaine au moment où nous l’écrivons. Mais rien n’est plus probable. Pendant ses dernières séances, la Chambre a manifesté un désir presque violent d’expédier à tout prix la besogne courante, et de se répandre à travers nos cantons. O rus, quando te aspiciam ! La température y est certainement pour quelque chose : elle est torride aux deux extrémités du pont de la Concorde. De plus, les élections aux conseils généraux ont lieu le dimanche 28 juillet, et sur vingt députés une douzaine font partie des assemblées départementales. On sait que celles-ci sont renouvelables par moitié tous les trois ans, de sorte qu’un quart, ou peu s’en faut, de nos députés se trouve aujourd’hui sur la sellette électorale. Il y a donc un double motif pour mettre fin à la session. Le 14 juillet avait été assigné d’avance, dans tous les esprits, comme la date extrême des travaux parlementaires. La session, ouverte constitutionnellement le second mardi de janvier, est close. Que de choses bonnes et utiles on aurait pu faire depuis sept mois si le temps avait été bien employé ! Qu’a-t-on fait ? Rien, ou presque rien. Les socialistes ne manqueront pas de tirer parti de cette stérilité pour accuser le régime parlementaire lui-même : ils se chargent, au préalable, d’en empêcher, d’en obstruer le fonctionnement par les interpellations continuelles qu’ils jettent au milieu des discussions les plus graves, et que la Chambre a la faiblesse de se laisser imposer. On dit que son règlement l’y oblige, et quelques personnes s’imaginent qu’il suffirait de modifier le règlement pour supprimer l’abus. C’est une tendance naturelle aux assemblées et aux gouvernemens qui manquent de caractère de croire que le règlement, ou la Constitution, sont coupables de leur impuissance. Ils aiment mieux réformer en dehors d’eux que se réformer eux-mêmes, ce qui serait pourtant la seule réforme efficace. On ne nous ôtera pas de l’esprit que si la Chambre aidée par le gouvernement, et le gouvernement soutenu par la Chambre, avaient eu une égale volonté d’entamer une œuvre sérieuse et de la conduire à son terme, sans se laisser distraire par les exercices de gymnastique oratoire auxquels les conviaient sans cesse les radicaux et les socialistes, ils en seraient venus à bout. Mais le gouvernement n’a rien proposé, et la Chambre s’est laissée aller à la dérive jusqu’au jour où l’urgence de sa séparation l’a obligée à bâcler une besogne qui, soit hasard, soit parti pris, avait été accumulée à sa dernière heure. On a voté les contributions directes sans respirer, en une seule séance, pas intégralement il est vrai. Nous allons y revenir. Mais auparavant il faut dire quelques mots de la discussion de la réforme des boissons et de l’arrangement commercial avec la Suisse.

La réforme des boissons ! Il y a de longues années qu’on en parle, et il est à craindre qu’on n’en parle encore pendant de longues années. Ce qui vient de se passer ressemble tellement à ce qui s’était passé au cours des épreuves précédentes, que le même dénouement semble inévitable. Or ce dénouement a été toujours négatif. D’où vient la difficulté de la réforme ? Tout le monde la connaît. Notre situation budgétaire ne nous permet pas de faire de dégrèvemens ; pourtant, on veut dégrever les boissons dites hygiéniques et qui, le plus souvent, méritent si peu cette épithète. Ce sont les vins, les bières, les cidres, etc. Pour les dégrever, il faut grever l’alcool. L’alcool est le bouc émissaire qu’on charge, et Dieu sait à quel point il y prête ! de tous les méfaits contre l’hygiène : dès lors, il parait naturel et légitime de le frapper, au profit de ces innocentes qu’on intitule les boissons hygiéniques. M. le professeur Lannelongue, avec sa haute autorité scientifique et avec une puissance d’argumentation dont son auditoire a été saisi, a renouvelé le procès de l’alcool. Il y a mis une éloquence pleine de chaleur, et sa conviction s’est répandue sur tous les bancs de la Chambre. Rien de mieux ! M. Lannelongue a plaidé la cause de la santé publique ; c’est la meilleure de toutes. Mais on ne peut surcharger l’alcool sans soulever la question des bouilleurs de cru, et sans lui donner une acuité proportionnelle à l’élévation même de droits dont l’alcool est atteint. Ils sont nombreux, les bouilleurs de cru ; ils sont ardens ; ils sont habiles. Rien ne les lasse ni ne les décourage. Ils sont habitués à perdre la première bataille et à gagner la seconde : après cela, ils dorment parfaitement tranquilles, fixés désormais sur le sort définitif de la loi. La première bataille se livre sur la question de leur privilège ; ils la perdent régulièrement. Leur confiance n’en est pas le moins du monde ébranlée. Ils demandent alors qu’on leur concède un certain nombre de litres d’alcool destinés à la consommation familiale. C’est la même question sous une autre forme ; c’est le même principe sous un aspect plus respectable ; pour parler français, c’est exactement la même chose, mais avec une limite au moins apparente. Cette fois, les bouilleurs ont obtenu dix litres : premier succès. L’avantage devient ensuite de plus en plus considérable à mesure que le droit sur l’alcool est plus élevé. Si chaque bouilleur peut arracher dix litres à l’impôt, son profit augmente avec l’augmentation de la taxe, et s’il y a en France quatre cent mille bouilleurs, on voit tout de suite par quel chiffre il faut multiplier l’exemption. Après s’être assuré un bénéfice aussi appréciable, les bouilleurs se déclarent-ils satisfaits ? Ce serait mal les connaître que de le croire : ils commencent par mettre de côté cet en-cas, puis ils poursuivent leur campagne. Ils savent parfaitement bien que la réforme n’est possible qu’à la condition d’être partielle, successive, provisoirement modérée. On ne peut pas changer en une seule fois et du tout au tout les habitudes fiscales d’un pays : quels que soient les dangers de l’alcool, il a droit à quelques ménagemens. Aussi tous les gouvernemens qui se sont succédé ont-ils proposé de dégrever seulement de certains droits et dans une certaine mesure les boissons dites hygiéniques, et de demander une simple compensation à l’alcool. Que proposent alors les bouilleurs de cru ? De dégrever totalement les boissons hygiéniques. Sur elles, plus de droits d’aucune sorte ; exemption complète, absolue ; on prélèvera en surcroît toute la différence à l’alcool. Comme nous l’avons dit, les litres d’alcool non taxés en profiteront, si par hasard le projet vient à passer. Mais passera-t-il ? Devant une Chambre, oui ; devant deux, c’est plus difficile. La surélévation excessive des droits sur l’alcool, en dehors du trouble qu’elle risque d’apporter dans les habitudes prises, met en jeu des questions très délicates, dont la principale est celle du monopole, soit de l’alcool lui-même, soit de sa rectification. La Chambre, après avoir voté toutes les propositions que nous venons d’énumérer, a voté aussi le monopole de la rectification : c’est toute une administration à créer. Que de problèmes nouveaux ! que de difficultés ! Ceux mêmes qui ne sont pas opposés, et nous sommes du nombre, à une augmentation très sensible du droit sur l’alcool, se demandent s’il est prudent de la porter d’un seul bond à 275 francs l’hectolitre. Il y avait là, pour l’avenir, une réserve que tout le monde connaissait ; seulement on était tacitement d’accord pour ne pas la vider d’un seul coup et pour en garder quelque chose en prévision des jours difficiles. Les jours actuels sont gênés, soit ! D’autres le seront peut-être davantage. L’alcool est, au point de vue du rendement, la dernière matière vraiment élastique de notre budget des recettes : est-il permis d’en épuiser en une fois l’élasticité ? Est-ce habile ? Est-ce sage ? Non, certes. Les bouilleurs de cru le savaient bien lorsqu’ils ont proposé le dégrèvement complet des boissons hygiéniques en rejetant toute la surcharge sur l’alcool. Ils voulaient compliquer la question jusqu’au point où elle devient inextricable. Le gouvernement a prévenu la Chambre de la manœuvre ; mais, il faut bien le dire, le gouvernement n’a pas, dès le début, suffisamment dirigé la discussion ; ses interventions intermittentes ont manqué de continuité et, par conséquent, d’autorité. Aussi la Chambre a-t-elle donné dans tous les pièges qui lui étaient tendus. Elle a envoyé au Sénat une sorte de monstre législatif qui n’en reviendra sans doute jamais, à moins qu’il n’en revienne complètement transformé. Et alors tout sera à recommencer. Le travail de la Chambre n’a même pas opéré un dégrossissement de la matière première ; il en a plutôt réuni sur un même texte toutes les difficultés, peut-être les impossibilités. Le scénario a d’ailleurs ressemblé trait pour trait à celui dont nous avons déjà vu plusieurs répétitions. Il est triste de penser que l’expérience des Chambres précédentes serve si peu à celles qui viennent ensuite. La carte routière d’une discussion sur les boissons est, en quelque sorte, tracée d’avance. On connaît le tournant précis où la voiture a toujours versé : c’est celui où elle vient de verser une fois de plus. La Chambre, en dépit des nombreuses séances qu’elle a consacrées à la réforme, ne lui a pas fait faire un seul pas : elle l’a laissée dans la même et vieille ornière. Ses efforts ont manqué d’originalité, et leur résultat se solde à zéro.

La Chambre a été plus heureuse en ce qui concerne la convention commerciale avec la Suisse : sur ce point, elle s’est distinguée avec avantage de sa devancière. Un député ultra-protectionniste a constaté avec douleur que nous étions bien loin de la Chambre de 1892 ; il ne reconnaissait même plus M. Méline. Et, en effet, M. Méline était presque méconnaissable dans le rôle nouveau qu’il s’était attribué : il était le rapporteur de la loi qui consacre notre convention avec la République helvétique. Quantum mutatus ! M. Méline s’est efforcé de démontrer que ce n’est pas lui qui avait changé, mais bien l’arrangement franco-suisse, et qu’il y avait « un abîme » entre celui d’aujourd’hui et celui d’autrefois. La différence, nous le reconnaissons, est sensible : il n’en est pas moins vrai qu’il y a trois ans M. Méline n’aurait pas accepté d’être le rapporteur de la convention actuelle. Tout au plus se serait-il contenté de la laisser passer sans protestation ; encore cela n’est-il pas certain. Mais, depuis, M. Méline s’est détendu. La victoire qu’il a remportée lui a paru suffisante pour permettre quelques concessions. Et à quel peuple, à quelle nation voisine et amie les ferions-nous, sinon à la Suisse ? Le gouvernement par l’organe de M. Ribot, la commission des douanes par celui de son rapporteur imprévu, ont exprimé à cet égard les sentimens qui étaient dans tous les cœurs. C’est une tradition, chez nous, d’aimer la Suisse : notre histoire commune nous recommande une bienveillance réciproque. La guerre de tarifs que nous nous faisions depuis quelques années ne pouvait être qu’une anomalie, nous allions dire une aberration passagère. On le sentait des deux côtés de la frontière, et la preuve en est, du moins pour notre compte, dans l’imposante majorité qui a sanctionné l’arrangement. Elle a dépassé 500 voix : c’est à peine si une douzaine de protectionnistes irréductibles se sont prononcés contre la convention, de sorte qu’elle a réuni l’unanimité morale de la Chambre. Il en a été de même au Sénat. Le Parlement tout entier a fait à la fois œuvre économique et politique, et nous espérons que son vote sera considéré à Berne comme un éclatant témoignage d’une amitié que des malentendus provisoires n’ont pas pu entamer.

Nous avons dit que les différences entre l’arrangement de 1892 et celui d’aujourd’hui sont considérables. Le premier projet visait une soixantaine d’articles, chiffre qui, dans la convention nouvelle, est réduit de moitié. Encore faut-il remarquer que, parmi les trente articles actuellement touchés, dix-neuf avaient été déjà l’objet, il y a trois ans, de concessions que la commission des douanes de cette époque et M. Méline lui-même, malgré leur ardeur encore toute farouche, avaient pourtant acceptées. La Suisse renonce donc à demander des abaissemens de tarifs sur une trentaine d’articles, et quels articles ? Ceux qui intéressent l’agriculture. Cet abandon a une importance sur laquelle il est inutile d’insister. Il faut bien dire aussi, au risque de rappeler d’anciennes polémiques, qu’un des motifs principaux pour lesquels la Chambre de 1892 a rejeté la convention de cette époque, est qu’elle a cru y reconnaître des articles sur lesquels nous consentions des diminutions de tarifs qui devaient profiter non pas à la Suisse elle-même, — elle n’y avait aucun intérêt, — mais à d’autres puissances avec lesquelles elle était en relation, ou en négociation commerciale. Le procédé n’avait pas semblé de très bon aloi. Ces articles ont presque tous disparu de l’arrangement nouveau : dès lors, nous étions sûrs que nos concessions ne profitaient qu’à la Suisse, et elles nous devenaient plus légères. L’habileté de nos négociateurs, — et il faut en féliciter M. Hanotaux à Paris et, à Berne, M. Camille Barrère, notre distingué ambassadeur, — a consisté à éliminer d’abord les matières agricoles, sauf une exception insignifiante sur les fromages de gruyère, et les matières qui n’intéressaient pas directement et exclusivement la Suisse. On était sûr, après cela, de rencontrer l’adhésion de la Chambre, et la seule surprise, s’il y en a eu une, a été que cette adhésion fût aussi complète : elle a ressemblé à de l’entraînement. Elle a été telle que M. Méline y a sacrifié ce qu’il avait jusqu’ici présenté comme un dogme, c’est-à-dire le caractère irréductible du tarif minimum. Le tarif minimum semblait être, par définition, un tarif au-dessous duquel on ne peut pas descendre : point du tout ! M. Méline a fait de ses propres mains un certain nombre de brèches à cette muraille qu’on avait crue sacrée. Et cela est grave, que M. Méline le veuille ou non ! Évidemment il ne le veut pas. Il a protesté que le fait ne devait pas former et ne formerait pas précédent. D’après lui, notre situation avec la Suisse était exceptionnelle et ne saurait jamais se présenter avec une autre puissance. Mais qu’en sait-il ? Pour ne pas reconnaître qu’il faisait une concession sur ses principes, il a tiré fièrement avantage du fait que la Suisse, la dernière puissance qui n’avait pas encore accepté notre tarif minimum, l’acceptait à son tour. — La victoire, a-t-il dit, est maintenant complète sur toute la ligne : elle prouve l’excellence de nos tarifs. — M. Méline ne négligeait qu’un détail, à savoir que la Suisse n’avait accepté notre tarif minimum qu’après nous avoir amenés à l’abaisser. Sans nier la victoire remportée, il faut la ramener à ses proportions exactes. Et M. Méline a si bien senti ce qu’il faisait que, pour sauver sa face, comme diraient nos amis de Pékin, il a proposé à la Chambre, sous forme de motion, de relever de 100 pour 100 tous les chiffres du tarif maximum, afin d’en faire, à l’occasion, un prodigieux tarif de guerre contre les pays qui cesseraient de s’entendre avec nous. Réduire le tarif minimum sur quelques menus articles, mais augmenter de moitié, et sur tous, le tarif maximum, cela fait largement compensation. Le projet de M. Méline a été renvoyé à la Commission des douanes, d’où sans doute il ne sortira plus. Dans le cas contraire, nous aurons quatre tarifs : un tarif improprement appelé maximum et un autre non moins improprement appelé minimum, puis un tarif deux fois plus élevé que le premier, et un tarif conventionnel un peu plus bas que le second. La grammaire en pâtira, mais quel admirable arsenal pour nos négociateurs futurs ! Le Romain qui portait tout uniment la paix ou la guerre dans les plis de sa toge, serait un personnage petitement pourvu à côté de nos ambassadeurs, qui pourront présenter au choix la variété de nos quatre tarifs. Mais tout cela est-il bien sérieux ? La seule chose qui le soit, et dont il faille s’applaudir grandement, est que notre accord est aujourd’hui parfait avec la Suisse. Nous nous sommes fait de part et d’autre beaucoup de mal : oublions-le, et tâchons de nous faire maintenant quelque bien.

Revenons aux contributions directes. La Chambre, avons-nous dit, ne les a pas votées intégralement : elle en a laissé une en plan, celle des patentes, et c’est la première fois sans doute que cela arrive. La discussion a d’ailleurs été très confuse. On s’attendait à ce que M. Godefroy Cavaignac intervînt avec une proposition d’impôt général sur le revenu, mais on ignorait quelle forme prendrait son intervention. Elle en a pris successivement deux assez différentes. D’abord, M. Cavaignac a demandé que la Chambre votât purement et simplement un impôt sur le revenu à partir du 1er janvier 1896. C’était une immense discussion qui menaçait de s’engager. Il n’y avait pas moins de quatre ou cinq contre-projets divers, sans parler de ceux qui n’auraient pas manqué de naître au cours du débat. La question est d’ailleurs si difficile, si délicate, si complexe ; elle touche à tant d’objets ; elle soulève, à côté des objections économiques, tant d’objections politiques et même psychologiques, qu’à la veille des vacances le moment était peu opportun pour en entreprendre l’étude. M. Cavaignac a été le premier à comprendre l’impossibilité d’une discussion immédiate ; il ne l’avait demandée que pour la forme, et pour ouvrir la porte à une proposition transactionnelle. — Soit, a-t-il dit : nous voulons tous un débat ample et approfondi ; renvoyons-le après les vacances. Mais il ne peut conserver ce caractère qu’à la condition d’avoir une sanction immédiate dans le vote des contributions directes : il faut donc réserver le vote de ces contributions, sinon totalement, au moins partiellement, pour le mois d’octobre. Cela n’empêchera pas les conseils généraux et les conseils municipaux de faire leur travail ordinaire : ils prendront seulement pour base le montant du principal inscrit aux rôles de 1895, « en tenant compte toutefois des mouvemens de la matière imposable. » — Qu’est-ce que cela voulait dire au juste, la Chambre ne l’a pas très bien compris. — On vous propose, a dit M. le président du Conseil, de voter les quatre contributions sans les voter ; de les voter pour les départemens et pour les communes et non pas pour l’État ; de laisser aux assemblées départementales et communales le soin de voter des centimes additionnels à un principal qui n’existerait pas encore. — Évidemment, cette méthode était peu recommandable, et on comprend que la Chambre ne l’ait pas adoptée. D’autant plus que d’autres auteurs de projets d’impôt sur le revenu, M. Naquet par exemple, sont venus réclamer contre le préjugé favorable au système de M. Cavaignac que constituerait le vote de la Chambre, s’il se produisait dans de pareilles conditions. — Nous serions forclos ! — s’est-il écrié. L’obscurité était à son comble, et la Chambre s’en est tirée en mettant en bloc hors du budget les projets d’impôt sur le revenu. C’est ce qu’on appelle, dans le langage parlementaire, opérer une disjonction. On a disjoint du budget toutes les propositions sur le revenu, comme on l’avait fait déjà pour la réforme des boissons et pour celle des droits successoraux. Rien de plus sage : si les Chambres avaient adopté plus tôt cette règle, elles se seraient épargné beaucoup de difficultés, et plus d’un budget qui n’a été voté qu’après deux ou trois mois de retard et de douzièmes provisoires, l’aurait été en temps utile. Nos faiseurs de projets, nos inventeurs de réformes, n’ont qu’une demi-confiance, non pas dans leurs inventions qu’ils jugent admirables, mais dans l’accueil que leur fera la Chambre ; et, alors, quelle est leur tactique ? Ils regardent à juste titre le budget comme un très puissant remorqueur aux flancs duquel ils attachent plus ou moins ingénieusement et solidement leurs propositions. La nécessité de voter le budget, et la fatigue à laquelle la Chambre arrive à un certain moment de sa discussion, ont fait passer bien des réformes, celles-ci bonnes, celles-là médiocres, quelques-unes mauvaises. C’est là un détestable système. Il alourdit le budget et retarde sa marche. Il fait perdre de vue l’intérêt qui s’attache aux réformes en elles-mêmes, en les confondant avec la masse imposante, mais parfois un peu confuse, de la loi de finances. Les Chambres antérieures se sont trop souvent laissé entraîner à cette manière de procéder : si celle-ci s’en affranchit, il faudra l’en approuver. Toutefois, elle a dépassé la mesure en sens inverse lorsqu’elle a accordé à M. Georges Berry ce qu’elle venait de refuser à M. Cavaignac. M. Georges Berry proposait à son tour une réforme des patentes. La Chambre était en train de disjoindre ; elle a pensé que plus elle disjoindrait, mieux cela vaudrait. En conséquence, elle a disjoint du budget une partie du budget lui-même, et, pour permettre à une discussion intégrale de se produire après les vacances, elle a ajourné les sept articles qui se rapportent à la contribution des patentes. Il aurait fallu traiter M. Berry comme M. Cavaignac, voter les patentes conformément aux propositions de la commission du budget et remettre à d’autres temps l’étude de la réforme. Mais qui sait si la Chambre a bien compris ce qu’elle a voté ?

En Angleterre, lord Salisbury a dissous la Chambre des communes. Le pays est déjà en pleine ébullition électorale. Tout le monde sait que, chez nos voisins, les élections ne se font pas, comme chez nous, le même jour, mais qu’elles sont échelonnées sur un certain nombre de semaines. Ce système nous parait avoir plus d’inconvéniens que d’avantages, et le parti libéral en avait promis la suppression : c’était un des meilleurs articles de son trop vaste programme de réformes. L’Angleterre, cette fois encore et peut-être pour longtemps, restera fidèle à ses vieilles coutumes, malgré les abus qui en résultent et qui permettent à certains électeurs privilégiés de voter successivement dans plusieurs circonscriptions. On assure que déjà Londres est désert ; tout le monde politique l’a quitté. Il est d’ailleurs bien difficile de prévoir dès aujourd’hui ce que sera la bataille électorale et quels mots d’ordre adopteront les partis en présence. Le parti conservateur, malgré tous les symptômes qui devaient lui faire prévoir une mise en demeure assez prochaine de prendre le pouvoir, a paru un peu surpris par la rapidité avec laquelle le cabinet libéral a disparu. Ce dernier s’est montré habile en donnant aussi brusquement sa démission. S’il avait lui-même opéré la dissolution de la Chambre et présidé à des élections nouvelles, son échec final aurait été plus complet. Les manifestations électorales qui se sont produites depuis quelques mois tournaient généralement et décidément à son désavantage ; le pays voulait se débarrasser de lui ; il l’en a débarrassé lui-même et de son plein gré. Dès lors, la situation a été changée. C’est au tour des conservateurs de se défendre, et cela avant qu’ils aient encore rien fait. Ils ne peuvent pas être défendus par leurs actes, et ceux du cabinet libéral, après avoir soulevé tant de critiques, commencent déjà à s’estomper dans le passé. Comme tout le monde sait que les libéraux ne sont pas à la veille de reprendre le pouvoir, on devient moins sévère envers eux, et c’est pour les conservateurs qu’on se montre exigeant. Que vont-ils faire ? Que vont-ils dire ? Ils se sont enfermés jusqu’ici dans un silence qui est peut-être prudent, l’avenir en décidera, mais qui n’est pas de nature à donner une bien vive impulsion au corps électoral.

Lord Salisbury s’est contenté, en pleine Chambre des lords, de prendre la défense de ladite Chambre contre les vives attaques de lord Rosebery. Inutile de dire qu’il a rencontré l’adhésion presque unanime de l’assemblée ; seulement il est probable, et même certain, que cette adhésion ne se produira pas au dehors dans les mêmes proportions. Les projets de réforme de lord Rosebery, tels que les lui avait légués M. Gladstone, ne provoquaient évidemment dans le pays aucun enthousiasme : s’il en avait été autrement, la campagne du parti libéral contre la Chambre haute aurait trouvé plus d’écho. Mais aujourd’hui que les libéraux ne sont plus au gouvernement et que leurs projets effraient moins ceux qu’ils effrayaient, on se demande si, en effet, la composition de la Chambre des lords n’est pas de nature à soulever des critiques légitimes. Elle se compose de plus de cinq cents membres ; sur ce nombre, il y a seulement une trentaine de libéraux. Que cette répartition ne corresponde en rien à celle des opinions dans le pays, comment le contester ? Les conséquences pratiques de cet état de choses ont soulevé les protestations énergiques, passionnées, véhémentes, de M. Gladstone et de lord Rosebery : avaient-ils tout à fait tort ? Lorsque les libéraux sont au ministère, c’est à-dire lorsqu’ils ont la majorité dans la Chambre des communes et dans le pays, leurs projets trouvent à la Chambre des lords une barrière infranchissable : il suffit d’un geste dédaigneux de lord Salisbury pour les condamner. Au contraire, lorsque les conservateurs sont au pouvoir, ils n’ont pas à se mettre en peine de la Chambre haute ; elle leur est acquise d’avance. Dans le premier cas, il y a opposition, et dans l’autre adhésion systématiques. Nous aurions beaucoup de peine, en France, à supporter une situation pareille ; mais on nous a dit assez souvent que les Anglais ne nous ressemblent pas, et ils le prouvent tous les jours davantage. Ils restent très longtemps respectueux de leurs vieilles traditions, sachant d’ailleurs que, s’il y avait dans le pays un mouvement d’opinion vraiment considérable, impérieux, menaçant, en faveur d’une réforme quelconque, la Chambre des lords céderait comme elle l’a toujours fait en pareil cas. Il faut bien reconnaître que, sous le cabinet Rosebery, il n’y a eu aucun mouvement de ce genre. Pour le moment, il serait aussi téméraire que prématuré de vouloir prédire, comme certains journaux essaient de le faire, quel sera le chiffre de la majorité dans la prochaine Chambre. Qu’il y ait une majorité conservatrice, cela est aussi certain que ces choses-là peuvent l’être ; mais qu’elle soit plus ou moins considérable que ne l’était à l’origine celle du dernier cabinet libéral, personne n’en peut répondre. Au reste, nous n’avons aucun intérêt à ce que l’Angleterre ait un gouvernement faible : le dernier l’était, et nous n’avons pas eu à nous louer beaucoup de nos rapports avec lui. Mieux vaut avoir affaire à un gouvernement assez fort et assez sûr de sa durée, pour entreprendre des négociations de longue haleine et les conduire à terme. On prête à lord Salisbury des intentions peu conciliantes à notre égard ; mais, comme il ne les a pas encore fait connaître lui-même, leur réalité est pour le moins douteuse. Lord Salisbury, dans sa politique extérieure, sait mieux ce qu’il veut que son prédécesseur : cela ne signifie pas nécessairement qu’il veuille des choses moins équitables. Nous avons confiance dans son bon sens.

Déjà la presse anglaise l’invite à partir en guerre contre nous au sujet du traité que nous avons conclu avec la Chine, pour fixer nos frontières communes, entre Lao Kaï sur le fleuve Rouge et un point que nous ne connaissons pas encore sur le Mékong. Il y a, au surplus, dans ce traité, beaucoup d’autres détails que nous ne connaissons pas davantage. Nous sommes disposés à nous en montrer satisfaits parce que notre gouvernement paraît l’être, et que le règlement enfin obtenu d’une question qui était depuis si longtemps pendante est, en soi, un fait heureux. Les journaux anglais en savent-ils plus long que nous-mêmes sur les termes du traité ? Non sans doute, car, s’ils savaient quelque chose, ils le diraient, et leurs renseignemens précis ne sont pas beaucoup plus abondans que les nôtres. Alors, d’où vient la mauvaise humeur qu’ils manifestent ? Ne craignent-ils pas, en l’exprimant si vite et avec un parti pris si évidemment anticipé, d’enlever d’avance toute autorité aux critiques qu’ils pourront produire plus tard ? Leur siège est fait : il faut que le traité, quel qu’il soit, justifie le déchaînement de colères auquel ils viennent de s’abandonner. C’est une chose convenue que ce traité, ou du moins le fait de nous l’avoir laissé conclure, est la grande faute de lord Rosebery, et que lord Salisbury doit la réparer. On ne voit pas trop bien comment lord Rosebery aurait pu empêcher la Chine de délimiter ses frontières avec nous, ni comment lord Salisbury pourrait nous obliger à revenir sur cette délimitation. Oh ! nous le savons bien, la presse anglaise soutient que la Chine nous a abandonné des territoires qui font partie de l’État de Xieng-Hong dont le gouvernement de la reine n’a reconnu la possession au Céleste-Empire qu’à la condition pour celui-ci de n’en céder aucune partie ; mais comment peut-on se montrer si sûr qu’il nous en ait cédé la moindre parcelle ? On conviendra que, a priori, rien n’est moins vraisemblable. La Chine ne nous a rien cédé du tout ; elle s’est bornée à nous reconnaître ce qui nous appartenait indubitablement. Toutes nos opérations, consacrées aujourd’hui par un traité définitif, ont consisté à relever, pièces et titres en mains et après vérification sur le terrain, notre frontière commune. Si nous avons obtenu quelques avantages, ce sont des facilités commerciales : encore en ignorons-nous la valeur. Souhaitons seulement qu’ils soient égaux à ceux que le gouvernement anglais a su obtenir lui-même lorsque, dans la convention du 1er mars 1894, il a déterminé les frontières de la Birmanie et de l’État de Muong-Lem. Si nos négociateurs se sont inspirés de ce modèle et s’ils ont aussi bien réussi, nous les en félicitons.

La vérité est que, si l’une des deux puissances a en ce moment un grief sérieux contre l’autre, ce n’est pas l’Angleterre contre la France, mais la France contre l’Angleterre. Nous nous sommes prêtés, avec une entière franchise, à l’envoi sur le haut Mékong d’une commission mixte, moitié anglaise et moitié française, en vue de faire une reconnaissance géographique des lieux, et de rechercher dans quelles conditions on pourrait créer un État-tampon, auquel l’Angleterre paraissait alors prendre un vif intérêt, et dont, pour ce motif, nous avions bien voulu admettre éventuellement le principe. Le délégué anglais et le délégué français ont procédé ensemble à l’exécution de leur mandat. La présomption générale était que la rive gauche du Mékong appartenait à la France et la rive droite à l’Angleterre. Tout d’un coup les Anglais, abusant des facilités que leur donne leur établissement en Birmanie, ont passé le Mékong et se sont établis militairement sur la rive gauche, à Muong-Sing. Le maintien du statu quo territorial était incontestablement, sans même qu’il fût besoin de le dire, la condition dont le respect permettait aux délégués des deux parties de continuer loyalement leur enquête. Comment les Anglais ont-ils pu violer cette règle primordiale de toute opération de ce genre ? Leur prétention est sans doute que Muong-Sing fait partie de la province birmane de Xieng-Keng : quand même cela serait, le motif ne suffirait pas pour justifier, ni même pour expliquer, au point où on en était, une prise de possession militaire. Ajoutons que cela n’est pas : Muong-Sing n’a jamais relevé du Xieng-Keng birman, mais bien de la principauté siamoise de Nan. Nos droits sur Muong-Sing sont aussi incontestables, et d’ailleurs aussi faciles à prouver, que nous contestons peu ceux des Anglais sur Xieng-Keng, bien qu’il leur fût peut-être plus malaisé d’en fournir la justification. Nous ne savons pas encore à qui il faut attribuer l’acte qui vient d’être commis : jusqu’à ce qu’il soit réparé, il rompt notre contrat avec l’Angleterre et il met un point d’arrêt brutal aux opérations que nous avions entreprises d’un commun accord. On cherche des fautes à relever : en voilà une. Elle a modifié complètement la situation locale. Elle révèle peut-être comment on comprend à Londres l’indépendance de cet État-tampon que, dans notre bonne volonté première, nous ne nous étions pas refusés à constituer. En vérité l’Angleterre nous rend tout difficile, sinon impossible, même ce que nous aurions sans doute consenti à faire pour lui être agréable. Il y a quelque chose de peu amical et presque d’agressif dans la violation du Mékong qu’elle vient d’accomplir. Et c’est à ce moment que ses journaux nous cherchent querelle au sujet de l’arrangement modeste et normal que nous venons enfin, après sept ou huit ans de négociations, de terminer avec la Chine ! On nous permettra de dire que cela passe la plaisanterie. Lord Salisbury a autre chose à faire qu’à suivre les suggestions de la presse anglaise au sujet de nos rapports avec la Chine. Qu’il commence par ordonner l’évacuation de Muong-Sing : nous causerons ensuite plus librement de tout ce qui pourra l’intéresser.

On a beaucoup parlé, depuis quelques jours, de troubles qui se sont produits en Macédoine. Le caractère de ces incidens n’est pas encore très bien connu ; toutefois, l’importance semble en avoir été exagérée. Des bandes sont parties de Bulgarie et sont entrées en Macédoine, où elles ont causé quelques désordres ; mais elles sont peu nombreuses, et, si elles ne sont pas soutenues du dehors, elles ne tarderont pas à se dissiper. Or, elles ne paraissent pas devoir être soutenues. Aucune des grandes puissances dont les conflits ont trop souvent agité la péninsule des Balkans n’est en ce moment disposée à y fomenter une agitation nouvelle ; du moins, elles s’en défendent toutes, et avec un grand air de sincérité. M. Crispi a bien assuré la Bulgarie de sa protection toute fraternelle, mais il est un peu loin, et il s’est trouvé depuis lors très occupé chez lui, pour son propre compte. L’Autriche est sage et tranquille ; la Russie ne l’est pas moins. On ne voit donc pas d’où pourrait venir le danger ; car, s’il s’agit d’un mouvement spontané, il est facile d’avance d’en mesurer l’évolution et d’en prévoir le terme prochain. Quelques personnes ont cru apercevoir dans ces troubles la main de l’Angleterre. On a dit que l’Angleterre, après avoir essayé de tirer parti des affaires d’Arménie, suscitait des embarras à la Porte sur un autre point afin de l’amener à capituler sur le premier. Ce seraient là des calculs d’un machiavélisme assez rudimentaire : rien n’autorise à les attribuer au gouvernement britannique. S’il y a eu essai d’intimidation sur la Porte, il vient plutôt de la Bulgarie, qui ne rencontre plus, dit-on, à Constantinople les mêmes facilités qu’autrefois pour la nomination et l’investiture d’évêques bulgares en Macédoine, c’est-à-dire pour l’assimilation religieuse du pays. Réduits à ces proportions, les troubles récens perdent de leur gravité : il est probable que dans quelques jours on n’en parlera plus.

FRANCIS CHARMES.

Le directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.