POLITIQUE EXTÉRIEURE.

AFFAIRES D’ESPAGNE.

L’Espagne continue à présenter le spectacle original qui en fait un pays à part en Europe. Son histoire politique est de plus en plus une série de mystifications. On peut en juger par ce qui s’est passé depuis six mois.

Première mystification : les Anglais.

On sait quels efforts ont faits les Anglais pour s’attacher le parti exalté espagnol. Ils lui ont donné jusqu’à l’existence, car, avant leur intervention, il n’existait pas. Après l’avoir mis au monde, ils l’ont discipliné, armé, soldé, excité, choyé, prôné, reconforté ; ils lui ont soufflé les idées qu’il n’avait pas, ils lui ont cherché le chef qui lui manquait ; ils l’ont inspiré dans ses manœuvres, ils l’ont dirigé dans ses combats, ils l’ont consolé et reformé après ses défaites. Aucun sacrifice ne leur a coûté pour mener à bien cet enfant chéri de leur politique. Ils n’ont épargné pour le servir ni temps, ni argent, ni peine, ni scandale. Pendant que leurs agens lui prodiguaient sur les lieux des secours occultes, leurs ministres lui donnaient à plusieurs reprises des éloges publics dans le parlement, leurs journaux retentissaient de sa gloire et de ses vertus patriotiques. Enfin, après plusieurs années de luttes, de trahisons, de tentatives avortées, de dépenses perdues, d’espérances toujours ajournées et toujours renaissantes, ce grand œuvre arrive à sa fin. Le succès a coûté cher ; qu’importe ? il fallait chasser une femme, séparer une mère de sa fille, s’armer de la liberté contre celle qui a tant contribué à donner la liberté à l’Espagne. Mais enfin le but est atteint : c’était l’important.

Dieu sait quelle joie ont dû éprouver alors les patiens organisateurs de cette longue conspiration. Le but poursuivi par la politique anglaise depuis plus d’un siècle était donc atteint. Le pacte de famille était déchiré. L’Espagne échappait à son antique communauté d’intérêts et d’idées avec la France ; elle tombait sous le joug de l’Angleterre. L’Angleterre avait déjà un pied sur Gibraltar et les deux mains sur le Portugal ; elle allait enfin se saisir de la Péninsule tout entière. Quelle riche proie ! Il y eut de magnifiques calculs faits dans la Cité, et les voûtes de Westminster retentirent de cris de triomphe. Whigs et tories s’embrassèrent sur des sacs de coton. Sir Robert Peel, habituellement si réservé, ne put résister à l’entraînement, et s’échappa jusqu’à dire en plein parlement que le fameux traité de commerce avec l’Espagne était sur le point d’être signé.

Ô vanité de la politique ! ô fatal retour des choses d’ici-bas ! À peine le premier ministre anglais avait-il prononcé ces paroles pleines d’espérance, que l’évènement est venu lui donner un démenti. Tant que M. Aston, représentant de l’Angleterre à Madrid, s’était tenu dans des généralités sur les rapports de bienveillance qui allaient désormais exister entre les deux pays, le nouveau gouvernement l’avait laissé dire ; mais dès qu’il a voulu préciser un peu la question, il a été repoussé. Le parti exalté avait accepté avec empressement tous les services que l’Angleterre lui rendait, pourvu qu’il n’eût rien à donner en échange ; le quart d’heure de Rabelais venu, il a refusé de payer le petit mémoire qui lui a été présenté. Un tel exemple ne fait peut-être pas beaucoup d’honneur à ceux qui l’ont donné ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est très divertissant pour la galerie, c’est-à-dire pour l’Europe en général et la France en particulier. Il arrive aux Anglais ce qui nous est arrivé à nous-mêmes après la campagne de 1823. Quand Ferdinand VII eut été remis sur son trône par l’armée française, il se moqua de nous. Ainsi a fait le parti exalté avec l’Angleterre. Après avoir prêté à rire à nos dépens, nous pouvons rire aux dépens des autres.

Comment s’est accomplie cette révolution imprévue ? Tout naturellement. Les Anglais ont voulu trop prendre à la fois. Ils auraient probablement emporté le traité avec l’Espagne s’ils n’avaient pas négocié en même temps avec le Portugal. Le traité avec le Portugal a alarmé trop d’intérêts en Espagne. Le parti exalté est principalement puissant dans deux provinces, la Catalogne et l’Andalousie ; la Catalogne n’a jamais voulu du traité avec l’Angleterre, parce qu’elle craint pour ses manufactures ; mais l’Andalousie désirait ce traité, parce qu’elle espérait un écoulement pour ses vins. Quand on a appris la fin des négociations avec le Portugal, l’Andalousie a cessé d’espérer ; elle a compris tout de suite que les vins de Portugal auraient désormais une telle faveur en Angleterre, que la concurrence lui devenait impossible. Alors les députés andalous se sont réunis aux députés catalans pour repousser le traité, et il n’y a plus eu moyen d’y songer. Le ministère qui le préparait, qui l’avait promis, s’est empressé de l’abandonner. M. Marliani, qui est un sénateur espagnol fort dévoué à l’Angleterre, a été le seul qui n’ait pas pris son parti de bonne grace ; il a crié au scandale, à la violation de la foi jurée, ni plus ni moins que M. Aston lui-même ; par malheur, M. Gonzalès lui a répondu en niant des faits manifestes, et tout a été dit. Non-seulement le traité n’a pas été signé, mais il a été généralement convenu qu’il n’en avait jamais été question.

Et le régent ? Le régent, suivant son usage, a sanctionné les faits accomplis. Véritable souverain constitutionnel, il a renoncé au traité comme il l’aurait signé. Si les Anglais avaient beaucoup compté sur lui, ils ont eu tort. Il ne s’est pas donné la moindre peine pour les servir. Parfaitement tranquille dans la haute sphère qu’il habite, il s’inquiète peu de ces questions ardentes qui s’agitent au-dessous de lui. Les Anglais ont voulu qu’il fût régent : il l’est ; que demandent-ils de plus ? Si le traité avait passé sans difficulté, à la bonne heure ; mais il aurait fallu lutter, se créer des embarras, se mettre sur les bras de méchantes affaires : c’est impossible. Un jour peut-être, plus tard, quand les esprits seront un peu calmés, il verra. Pour le moment, il ne peut exposer son autorité à un échec.

Voilà pour la première mystification ; passons à la seconde.

Seconde mystification : les exaltés.

Jusqu’ici les exaltés ont eu le beau rôle ; ce sont eux qui ont dupé les Anglais. Patience, ils vont être dupés à leur tour. Si les Anglais ont eu un but dans la révolution de septembre, le traité de commerce, les exaltés en ont eu un autre, la réalisation de leurs idées politiques. Ce but, ils ne l’ont pas plus atteint que les Anglais n’ont atteint le leur. Depuis deux ans que la révolution a eu lieu, ils ont fait effort à plusieurs reprises pour se ressaisir du pouvoir. Une circonstance inattendue est toujours venue déjouer leurs plus habiles combinaisons. Tantôt c’est la défection de quelques sénateurs modérés qui fait échouer leur invention favorite de la triple régence ; tantôt c’est la malheureuse tentative de Diego Léon et de ses amis, qui resserre autour d’Espartero, par le sentiment d’un danger commun, le faisceau à demi délié des ultra-révolutionnaires.

Enfin, au mois de mai dernier, ils ont cru un moment toucher au succès. Après bien des tentatives détournées qui n’avaient pas réussi, ils avaient pris le parti d’attaquer de front. Une coalition s’était formée dans le congrès pour renverser le cabinet. Plusieurs avertissemens significatifs avaient été donnés ; les ministres s’obstinaient à rester. Un beau jour, après une discussion de treize heures, la résolution suivante est adoptée à la majorité de 85 voix contre 78 : le ministère n’a pas le prestige et la force morale nécessaires pour faire le bonheur de l’Espagne, et il ne lui reste d’autre alternative que de se retirer ou de dissoudre les cortès. Voilà qui s’appelle parler net. Après cette démonstration vigoureuse, le ministère a abandonné la partie. La coalition est donc victorieuse, direz-vous ? Point du tout.

Nous allons trouver ici le régent moins indifférent, moins philosophe, que dans l’affaire du traité de commerce. Il est vrai que c’est lui cette fois qui est directement menacé. La coalition avait deux chefs reconnus, MM. Olozaga et Cortina. L’un d’eux, M. Olozaga, avait déclaré d’avance qu’il n’accepterait pas la mission de former un cabinet : c’est celui-là qu’Espartero fait appeler pour lui confier ce soin, et il se garde bien de faire venir celui qui aurait accepté, M. Cortina. Après avoir reçu et fait sonner bien haut le refus de M. Olozaga, le régent estime qu’il a rempli tous ses devoirs envers la majorité du congrès, et il s’adresse à un personnage infiniment peu parlementaire, à un soldat comme lui, le capitaine-général Rodil, qui était alors commandant en chef de l’armée du nord. Quinze jours après, la Gazette de Madrid publiait les noms des nouveaux ministres, dont Rodil était président. Parmi ces noms, il n’y en avait pas un seul qui appartînt à la coalition.

Le ministère Gonzalès était tombé parce qu’il n’avait pas assez de prestige parlementaire ; le nouveau en avait-il davantage ? On va en juger. Des six membres qui le composent, un seul est député, Rodil, mais il n’a jamais siégé avant d’être ministre. Les cinq autres sont sénateurs, et, comme tels, à peu près inconnus dans la chambre des députés. Tous ont au moins soixante ans ou soixante-dix ans d’âge, si bien que le public de Madrid, qui a bien vite trouvé le côté épigrammatique des choses, a donné à ce ministère le surnom de cabinet des cinq siècles. Pas un d’eux n’était connu comme orateur ou comme administrateur. Un seul fait était significatif, c’est que le président du conseil était un général comme le régent, et que le plus important des ministres après le président, le comte d’Almodovar, était un autre général. Les Espagnols, qui comprennent toujours à demi-mot, ont vu parfaitement ce que cela voulait dire, et ils se sont tenus pour avertis.

Quand ce ministère a paru pour la première fois dans les cortès, Rodil a lu un programme de dix lignes parfaitement insignifiant ; il paraît même qu’il l’a lu en tâtonnant, en balbutiant, d’une manière un peu ridicule, comme peut le faire tout vieux guerrier qui sait mieux manier le sabre que la parole. La poignée de ce sabre qui a ravagé la Navarre paraissait à demi sous l’habit du ministre ; cette éloquence-là a suffi au défaut de l’autre. Dès ce moment, il n’a plus été question de coalition et de prestige parlementaire. Les chambres ont tenu encore quelques séances pour la forme. Un singulier auxiliaire ministériel, parfaitement empreint de couleur locale, est venu mettre un terme à la situation. Les chaleurs caniculaires ont été si vives, que presque tous les députés se sont enfuis de Madrid, charmés de trouver ce prétexte pour en finir ; à peine en est-il resté assez pour voter en toute hâte un simulacre de budget avant de se séparer.

Voilà comment les exaltés, après avoir mystifié les Anglais, ont été mystifiés eux-mêmes. Mais ce n’est pas tout, et nous ne sommes pas au bout.

Troisième mystification : les infans.

Une des plus grandes questions qui puissent s’agiter pour l’avenir de l’Espagne est sans contredit celle du mariage de la reine Isabelle. Tous les partis en étaient fort occupés il y a quelque temps. La reine devait avoir douze ans le 10 octobre dernier, et douze ans, c’est l’âge nubile pour les jeunes filles en Espagne. De là des calculs et des combinaisons à n’en plus finir, chez tous ceux qui pouvaient craindre ou espérer quelque chose du mariage. Au premier rang des prétendans se plaçait naturellement un des fils de l’infant don Francisco. L’infant don Francisco est frère du feu roi Ferdinand VII, et sa femme, la princesse Charlotte, est sœur de la reine Christine ; leurs fils sont donc à double titre cousins germains de la reine Isabelle. À leur qualité de Bourbons, ils joignent celle d’Espagnols ; tout en fait des candidats-nés à la main de la jeune héritière du trône de Philippe V.

L’infant don Francisco était en France avec sa famille. Quand il a vu approcher l’époque de la nubilité de la reine, il a fait demander au régent la permission de rentrer en Espagne, ce qui lui a été gracieusement accordé. Arrivé à Madrid, il s’est empressé de se mettre en rapport avec Espartero. Celui-ci qui n’oublie jamais ce qui peut donner à sa personne le plus d’éclat possible, a profité de la circonstance pour traiter ce prince d’égal à égal. Les vieux royalistes ont été indignés de voir le petit-fils de Louis XIV tutoyé par un parvenu. L’infant et l’infante se sont prêtés à tout. Ils se sont laissés montrer en spectacle par l’orgueilleux dominateur, qui ne leur a rien épargné en fait de petites humiliations d’étiquette. La perspective d’une couronne fait passer sur bien des choses. Puis, quand le jour est venu où l’on a essayé de parler de mariage, Espartero a fait la sourde oreille. La reine était bien jeune, bien enfant encore ; on avait le temps de songer à son établissement, rien ne pressait. Une affaire si grave ! y pensait-on ? Il ne fallait pas la précipiter.

L’infante Charlotte, qui n’abandonne pas facilement un projet ambitieux, a été la première à perdre patience. Espartero avait-il réellement d’autres idées ? N’était-ce chez lui qu’un effet de son indécision et de son indifférence habituelles ? Prenait-il enfin un malin plaisir à prolonger les incertitudes des augustes solliciteurs ? On n’en sait rien. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’infante s’est lassée, et qu’elle a essayé d’arriver à son but par d’autres voies. Des officiers de la maison de la reine ont été gagnés sous main ; un d’eux a dû mettre sous les yeux de la jeune Isabelle un portrait du jeune prince. Espartero, en apprenant ces menées, s’est fâché. Il a fait savoir aux infans que leur santé avait besoin des bains de mer, et l’infante, indignée, a été forcée de quitter Madrid. Voilà où l’ont menée toutes les avances qu’elle avait faites et qu’on avait reçues si superbement. Elle est maintenant, avec son mari, à Saragosse, où elle se fait adresser publiquement des vers en l’honneur du futur époux de la reine. Tout récemment, ils ont demandé la permission de retourner à Madrid ; on la leur a refusée.

Et de trois. Le gouvernement espagnol est toujours le même, comme on voit. L’immobilité est son essence même. Tout ce qui remue autour de lui avorte. Pourvu qu’il dure, c’est tout ce qu’il lui faut.

De temps en temps cependant, les vices du système paraissent par quelque endroit. Un jour c’est le capitaine-général de la Catalogne, Van Halen, qui, n’ayant pas un sou pour payer ses troupes, autorise, par un ordre du jour, les officiers à se faire payer de force par les municipalités. De vives réclamations s’élèvent ; Van Halen est désavoué par la gazette officielle, et l’incident n’a pas d’autre suite.

Une autre fois, c’est Zurbano qui abuse un peu de la latitude qui lui est donnée. Ce Zurbano est une espèce de brigand qu’Espartero a fait général et dont il se sert comme d’un épouvantail pour intimider ses ennemis. C’est lui qui a rétabli l’ordre en Navarre après l’insurrection d’octobre. Il est occupé en ce moment à pacifier les montagnes de la Catalogne, et Dieu sait comment il s’y prend. Quand il a un peu trop fusillé à tort et à travers, le gouvernement a l’air un moment de trouver qu’il a trop de zèle ; mais ce scrupule ne dure pas. Zurbano recommence de plus belle le lendemain, et l’on ne fait rien pour l’arrêter.

La seule tentative que le gouvernement ait faite depuis long-temps n’a pas réussi ; il a eu, lui aussi, sa mystification. Quand on s’est brouillé avec les Anglais, on a senti qu’on avait besoin de chercher un autre point d’appui à l’étranger. Il était naturel, dans ce cas, de penser à la France, dont on n’est séparé que par une question d’étiquette, mais l’orgueil d’Espartero repousse tout accommodement de ce côté. On a donc cru qu’il était de la plus fine politique de passer par-dessus la France et de tendre la main aux puissances du Nord. M. Olozaga a reçu alors une mission pour aller négocier un traité de commerce avec la Belgique, prétexte curieux et assez transparent. En même temps, M. Carnerero, ministre d’Espagne en Suisse, qui a eu d’anciennes relations avec M. de Metternich, a reçu l’ordre d’aller trouver ce ministre au Johannisberg et de lui transmettre les propositions d’Espartero. Il ne s’agissait de rien moins que de mettre la main de la jeune reine à la disposition de l’Autriche et des autres puissances absolutistes, à la seule condition que le gouvernement actuel de l’Espagne serait reconnu par elles. Cette belle combinaison a échoué. M. de Metternich a refusé de voir M. Carnerero, et des passeports pour l’Allemagne ont été refusés à M. Olozaga, qui a eu tout le temps de négocier son traité de commerce à Bruxelles tant qu’il lui a plu.

Cet échec ne contribuera pas à rendre le gouvernement plus actif. Il est possible cependant qu’il soit bientôt forcé de sortir de son repos. L’Espagne elle-même n’est pas tout-à-fait aussi immobile que son gouvernement. Tous ceux qu’on a mystifiés s’agitent pour prendre leur revanche, les uns dans l’ombre, les autres en plein soleil. Les Anglais, un moment déconcertés, ont repris courage, et recommencent leurs manœuvres pour en venir à leurs fins ; les exaltés aussi se remettent peu à peu de la surprise et de la déroute du mois de juillet dernier ; les infans ne perdent pas de vue la main d’Isabelle. On ne voit pas ce que fait le parti carliste ; à coup sûr cependant, il ne dort pas. Quant aux modérés, ils soutiennent avec intrépidité dans leurs journaux leur lutte morale contre le gouvernement. Toutes ces passions bouillonnent dans le calme du pays. Une occasion d’éclater va se présenter bientôt ; il est possible qu’elles la saisissent.

Le gouvernement aurait été charmé de se passer long-temps des cortès ; il ne l’a pas pu. La pénurie des finances est arrivée à un point qui passe toute idée. Il n’y a rien absolument dans les caisses publiques. Le régent lui-même se plaint d’être obligé de faire face, avec la fortune de sa femme, à la plus grande partie de ses propres dépenses. Le ministre des finances a commencé par convoquer tous les jours des capitalistes et des banquiers pour délibérer avec eux sur les moyens de se procurer de l’argent. Tous les expédiens se sont trouvés usés, et il n’y a pas eu d’autre moyen que de convoquer les chambres. Le jour fixé pour cette réunion approche, c’est le 14 novembre. Il n’y aura eu, entre les deux sessions, qu’un intervalle de quatre mois.

Déjà les députés commencent à revenir à Madrid, et la coalition, déjouée par l’avènement du ministère Rodil, tend à se reformer. Cette coalition n’est dirigée, à proprement parler, que contre le ministère, puisqu’elle compte dans son sein M. Olozaga, qui est un des serviteurs du régent les plus compromis. Son autre chef, M. Cortina, vient aussi de publier une déclaration de principes extrêmement modérée. Il faut cependant qu’Espartero comprenne que son autorité court quelque risque, puisqu’il n’a pas voulu céder à une première sommation. Aujourd’hui encore on se demande ce qui arrivera si le congrès renouvelle contre le ministère actuel une démonstration semblable à celle qui a renversé le ministère Gonzalès. Le régent consentira-t-il cette fois à appeler aux affaires MM. Cortina et Olozaga ? Les cortès seront-elles dissoutes et les colléges convoqués de nouveau pour des élections générales ? Enfin, le duc de la Victoire ira-t-il jusqu’à mettre de côté toute forme légale, et jusqu’à s’emparer hardiment, ouvertement, de la dictature militaire ?

Ce sont là les questions qui se débattent actuellement. Nous verrons ce qui en sortira. On a cru un moment que l’intention secrète du gouvernement était de provoquer un pronunciamiento en faveur de la constitution de 1812 ; ce bruit paraît au moins prématuré. La proclamation de la constitution de 1812 aurait eu pour but de retarder l’époque de la majorité de la reine. Par la loi actuelle, la reine sera majeure à quatorze ans ; par celle de 1812, elle n’est majeure qu’à dix-huit. Il est bien probable en effet que, quand l’époque de la majorité approchera, les ayacuchos chercheront à prolonger la régence. Mais ce n’est pas là une question pressante ; la reine n’aura quatorze ans que dans deux ans. N’a-t-on pas d’ailleurs la ressource de convoquer des cortès constituantes pour résoudre cette difficulté, spéciale, sans toucher au reste de la constitution de 1837 ? Au fond, la constitution de 1812 n’a rien à faire avec les embarras du moment. Il est vrai que ce n’est pas une raison pour qu’on ne le proclame pas, quand ce ne serait que pour avoir l’air de faire quelque chose.

En attendant que le gouvernement s’arrange, la société se transforme visiblement. Il y a trente ans que l’Espagne, à l’exemple de la France, a entrepris de faire dans son sein une révolution. Cette tentative, fort légitime assurément, car l’ancien régime était tout-à-fait vermoulu, a eu des phases diverses ; elle a fini cependant par s’accomplir. Les derniers coups ont été portés sous la reine Christine, par la suppression des anciennes lois féodales, l’abolition des ordres monastiques, l’établissement d’un gouvernement constitutionnel, et enfin l’expulsion définitive de l’ancien régime personnifié dans don Carlos. Ces dernières victoires de la société nouvelle sur l’ancienne n’ont pas été obtenues sans beaucoup d’efforts. Il est remarquable que, malgré les essais de régénération tentés depuis trente ans, les principaux appuis du vieux système social, comme les droits seigneuriaux, les lois qui immobilisaient les fortunes nobiliaires, les grandes propriétés ecclésiastiques, aient tenu bon jusqu’à ces derniers temps. Le résultat est maintenant obtenu, et, sous le rapport des mesures révolutionnaires, il n’y a plus rien à faire. Tout l’ancien régime est à bas.

La guerre civile est finie aussi. Don Carlos et ses adhérens, après une lutte longue et acharnée, ont été chassés de la Péninsule. Le moment est donc venu, moment inévitable après toutes les révolutions et toutes les guerres civiles, où la société nouvelle se forme sur les ruines de l’ancienne.

En septembre 1840, la situation générale de l’Espagne ressemblait beaucoup à celle de la France à l’avénement du consulat. Si Espartero avait eu, comme Bonaparte, le sentiment profond de la situation, il aurait aisément fondé un gouvernement. Le pays aspirait à l’obéissance ; l’agitation qui survivait à l’effort suprême contre don Carlos, comme il arrive toujours après un grand élan, aurait promptement disparu sous le vent de l’épée du vainqueur. On aurait pu voir alors renaître les miracles que la France a vus de 1800 à 1804. La société nouvelle ne demandait qu’à s’asseoir ; il aurait suffi de lui en fournir les moyens. On aurait pu créer l’administration, organiser la justice, constituer les finances, car, il ne faut pas se lasser de le répéter, l’administration, la justice, les finances, voilà quels sont désormais les besoins de l’Espagne. Il est malheureux qu’Espartero ne l’ait pas voulu, mais il n’a fait que retarder le mouvement de la société. Il faut qu’elle se recompose, quoi qu’on fasse.

Un des symptômes qui prouvent le plus à quel point l’ancien régime est décidément mort, c’est la vente des biens du clergé ; ces biens se vendent parfaitement et souvent par petits lots. Il y a là toute la révélation d’une société nouvelle. Un tiers-état se fonde en Espagne, cela est évident ; en même temps, par la révocation des lois insensées qui régissaient les propriétés nobiliaires, la liquidation des grandes fortunes a commencé.

Toutes ces causes, qui, en apaisant les nécessités révolutionnaires, ont amené le calme du pays, sont antérieures à la révolution de septembre. La seule différence entre la régence d’Espartero et celle de Christine, c’est que la reine, quand elle est tombée, voulait assurer la paix publique et la rendre féconde par une réorganisation administrative. La loi sur les ayuntamientos, loi vraiment libérale s’il en fut, était un premier pas dans cette voie ; on ne le lui a pas permis. Ce qui est le propre du gouvernement actuel, c’est le despotisme militaire et la continuation du désordre administratif et financier. Le reste n’est pas de son fait, c’est le produit de toute l’histoire d’Espagne depuis le commencement de ce siècle, et surtout de la régence de Marie-Christine.

L’ancien parti modéré ne doit pas perdre de vue ces faits, qui sont sa gloire. D’après quelques indices qui nous parviennent, il semblerait que quelques membres de ce parti, cédant à l’impatience douloureuse que donne l’oppression, et à cette chaleur d’imagination naturelle aux Espagnols, montrent quelques dispositions à abandonner les principes qui les ont conduits, disent-ils, où ils en sont. Ce serait de leur part une faute immense et tout-à-fait irréparable. Ceux qu’on a appelés dans ces derniers temps les modérés sont les premiers, les anciens auteurs de la révolution espagnole. La plupart d’entre eux ont souffert pour la liberté avant de souffrir pour l’ordre. Ils sont en Espagne aux coryphées de septembre ce qu’étaient en France les hommes de 1789 aux hommes de la frénésie républicaine de 1793 ou de la servilité impériale de 1804. Ce sont eux qui ont fondé la société nouvelle ; avec combien de périls, d’efforts, de sacrifices, chacun le sait ; ils doivent en rester les plus sûrs et les plus généreux défenseurs. Entre eux et les abus de l’ancien régime, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais rien de commun. Qu’ils attendent donc avec confiance ; la société nouvelle produira tôt ou tard son gouvernement. Déjà les idées de liberté vraie et de gouvernement régulier paraissent avoir converti secrètement quelques-uns des exaltés eux-mêmes. Les ayacuchos et les doceañistas (on appelle ainsi en Espagne les partisans de la constitution de 1812) ont formé un club qu’ils ont appelé la société de la templanza, comme qui dirait de la modération. C’est déjà quelque chose que d’avoir pris le nom des modérés, on en viendra peut-être un jour à prendre leurs idées.