Chronique de la quinzaine - 14 mai 1842

Chronique no 242
14 mai 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1842.


De grands malheurs ont détourné, ces jours-ci, les esprits des débats de la politique. Chez nous, un horrible accident a couvert de deuil un jour de fête et de plaisir, et en présence de tous ces cadavres auxquels la mort n’a pas même laissé forme humaine, l’imagination attérée se demande : que serait-il donc arrivé si l’incendie eût éclaté quelques mètres plus loin, lorsque le convoi, suspendu en quelque sorte dans les airs à l’aide du viaduc, franchissait un abîme ?

Nous ne voulons pas anticiper sur les résultats des enquêtes et prononcer des jugemens hasardés. Que la justice informe et qu’elle prononce sur le passé ; il lui appartient. Nous nous préoccupons de l’avenir, et nous sommes de ceux qui demandent des études sérieuses et des précautions sévères. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’en comptant tous les voyages faits sur nos chemins de fer, et en comparant le nombre des victimes à celui de toutes les personnes qui ont fait usage de ce moyen de transport, il n’y a pas sujet de s’alarmer ; qu’après tout, ce n’est qu’un accident sur des milliers de trajets, et que le nombre des morts et des blessés ne représente qu’une minime portion sur chaque centaine de voyageurs. Nous repousserions avec dédain ces tristes consolations de la statistique, ainsi que toute considération de même nature, car nous ne confondrons jamais les hommes avec les objets matériels ; le respect qu’on doit à la vie humaine est autre chose pour nous que les soins qu’on donne à des ballots de marchandises. Sans doute il ne faut rien exagérer ; il ne faudrait pas, sous l’impression de la douleur, s’abandonner à des préventions aveugles et imposer aux compagnies des charges exorbitantes. Mais est-ce là sérieusement ce qu’il y a lieu de craindre ? Ce qu’on a droit de craindre, c’est qu’au bout de peu de jours la catastrophe du 8 mai ne soit complètement oubliée, et que tout ne rentre dans l’ornière accoutumée. Dans les pays où le courage bouillant est commun, l’imprudence, la témérité, l’étourderie, ne sont pas rares. Les peuples aussi ont les défauts de leurs qualités. Il appartient à l’autorité de modérer l’impétuosité individuelle, et de prescrire les précautions que l’intérêt où la légèreté pourraient négliger, surtout lorsque cette négligence peut devenir la cause d’effroyables désastres. En attendant, il est doux de pouvoir rappeler qu’au milieu de tant de faits douloureux, rien n’a manqué de ce qui pouvait apporter quelque adoucissement à de si terribles malheurs, ni la sollicitude du roi, ni le zèle de toutes les autorités civiles et militaires, ni le dévouement des citoyens.

Aujourd’hui seulement on apprend que la ville de Hambourg n’a pas entièrement cessé d’exister. L’incendie qui la dévorait depuis quatre jours paraissait s’animer de ses ravages et vouloir tout consumer. On avait répandu le bruit que des scélérats étendaient de leurs propres mains cet épouvantable désastre, en mettant le feu aux parties non encore atteintes par les flammes. Ce fait est aujourd’hui démenti. Il paraissait d’autant plus croyable qu’il rappelait plus d’un fait de même nature et non moins horrible. C’est en effet une curieuse et intéressante étude que celle de l’agitation, je dirai presque du bouillonnement, que produisent dans le cœur de l’homme les grandes catastrophes. On dirait que tout vient à flot ; le bien et le mal, les bonnes et les mauvaises passions, apparaissent dans toute leur énergie, dans toute leur violence. Les dévouemens sont admirables, les crimes énormes. On peut également rencontrer des anges et des démons parmi les horreurs d’une peste, les ruines d’un tremblement de terre, les ravages d’un vaste incendie. Le crime aussi laisse alors les lois du calcul pour obéir aux inspirations d’une imagination déréglée. On n’ajoute pas au malheur uniquement pour voler, pour piller, par haine, par vengeance ; on lance un brandon pour étendre l’incendie, pour donner au désastre des proportions gigantesques, pour rendre le désespoir plus général, plus profond, et s’enivrer soi-même des émotions de la douleur publique. Heureusement Hambourg n’a pas eu à redouter ces égaremens du cœur humain. Le désastre n’est pas moins grand, et les pertes sont immenses. Il est difficile qu’on ne s’en ressente pas dans d’autres places de commerce. On dit que de grandes valeurs en marchandises ont été détruites, et le nombre des maisons brûlées est si considérable, que les compagnies d’assurances auront peut-être quelque peine à remplir leurs engagemens.

La chambre des députés, après une longue et, il faut le dire, peu fructueuse discussion, a enfin voté la loi des chemins de fer. Elle l’a votée à une immense majorité. Nous n’en sommes pas surpris. Quelques reproches qu’on puisse faire à la loi, encore fallait-il répondre à l’attente du pays, et ne pas blesser l’opinion publique. Au fait, le public s’inquiète peu des termes de la loi. Il sait très bien que le classement n’est qu’une sorte de prospectus sur lequel, certes, il ne valait pas la peine de disputer une semaine entière ; il sait que si la part contributive des départemens et des communes, et le concours de l’industrie privée, se trouvaient n’être pas réglés de la manière la plus équitable et la plus utile, on pourrait par la suite modifier telle ou telle clause particulière de la loi ou admettre une exception. A-t-on jamais procédé autrement ? Sommes-nous si récalcitrans pour faire, pour défaire, pour corriger ce qui a été fait, et quelquefois aussi pour le gâter ? Si on avait attendu que toutes les objections fussent résolues, que tous les intérêts fussent conciliés, que tout le monde fût d’accord, aurait-on jamais rien fait, rien commencé ? Une voiture publique ne partirait jamais, si on attendait que tous les voyageurs fussent bien placés, bien assis, parfaitement satisfaits dès l’entrée.

Le public savait aussi à quoi s’en tenir sur l’état réel de nos finances, sur l’adroit pathos des hommes politiques qui voulaient, à coup de chiffres, accabler le ministère du 1er  mars. M. le ministre de l’intérieur est venu à deux reprises rassurer la France, qui n’était pas effrayée. Elle le prouvait d’une manière irrécusable par le taux des fonds publics. Les capitalistes ne connaissent d’autre politique que celle de leur intérêt. Le jour où les finances de la France seraient sérieusement embarrassées, nous serions dispensés de discuter à perte de vue sur l’emploi des réserves de l’amortissement. Le 5 p. 100 tomberait à l’instant même au-dessous du pair. On a reproché à M. le ministre ses deux discours financiers. Nous aimons au contraire à l’en remercier. La vérité est bonne à dire, même un peu tard. Mieux vaut tard que jamais.

Au surplus, tout homme impartial sait à quoi s’en tenir sur nos finances. Elles nous commandent, non l’impuissance, mais la prudence. Certes, si un projet de loi avait pour but de nous imposer une dépense immédiate et nullement nécessaire de 7 ou 800 millions, il faudrait le rejeter sans hésitation aucune. Il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’une dépense qui ne peut se faire que graduellement, successivement, qu’on peut modifier et suspendre selon les circonstances, ou par l’effet d’un examen plus approfondi, d’une expérience mieux éclairée.

Ce que le public demande aux chambres, c’est une résolution, c’est le commencement des travaux. Nous sommes convaincus que la France, prise dans son ensemble, attache peu d’intérêt aux détails de la loi, que peu lui importe la direction qu’on donnera aux premiers travaux. Ce qu’elle veut, c’est que ce nouveau mode de communication s’établisse chez nous, c’est que l’étranger n’en profite pas seul. Le pays est-il parfaitement éclairé sur les avantages et les inconvéniens des chemins fer, sur les résultats de cette grande application de la puissance mécanique aux affaires de la vie ? Certes non. Le public ne peut pas connaître ce que personne ne connaît. Tous ceux qui affirmeraient tout savoir sur ce point, et qui ne douteraient de rien, ne seraient que des hommes d’imagination, les poètes de l’industrie. Mais qu’importe ? Le monde savait-il d’abord ce que deviendrait l’imprimerie, la poudre à canon, la découverte de l’Amérique ? Nullement ; on s’en faisait, en bien et en mal, les idées les plus chimériques ; on marchait dans l’incertain comme ces hommes qui à la faible lueur pénétrant les fissures d’un rocher, osent s’élancer dans une voie souterraine. On a beau faire, l’homme avant tout a besoin de mouvement et d’action. Apercevoir, agir, et réfléchir après, c’est là l’histoire de l’humanité en toutes choses. Les poétiques sont nées des poèmes La théorie des chemins de fer naîtra des chemins de fer, de l’observation de leurs avantages et de leurs inconvéniens. C’est une théorie qui nous coûtera peut-être un milliard ; mais nous ne changerons pas le cours des choses, et les esprits timides et incertains doivent se résigner et marcher avec les autres. C’est ainsi qu’on a fait les croisades. Les hommes politiques du temps, les hommes prudens et froids, déploraient ce qu’ils appelaient une folie. Les croisades ont eu lieu ; elles n’ont pas atteint leur but direct. L’Asie est restée aux infidèles ; Jérusalem n’est restée au pouvoir des chrétiens, on peut dire, qu’un moment. Mais les croisades ont produit des effets auxquels nul ne songeait alors ; elles ont puissamment contribué à l’abaissement de la féodalité, à l’émancipation des communes, à la formation du tiers-état, à la civilisation du monde.

Ces considérations ne sont nullement étrangères au vote de la chambre des députés. Pourquoi, en définitive, une loi qui soulève sans aucun doute de graves objections, une loi dont, en particulier, une disposition, la simultanéité des travaux, avait été attaquée d’une manière formidable par un orateur si puissant que M. Thiers, a-t-elle été cependant adoptée à une si grande majorité ? On a parlé de coalition d’intérêts, soit ; mais en acceptant pour vrai tout ce qu’on a dit à ce sujet, on n’expliquerait pas encore cette grande majorité. La vérité est que ceux-là même qui trouvaient la loi imparfaite ou peu conforme aux règles de la prudence, ceux-là aussi, ou du moins une partie d’entre eux, ont voté en faveur du projet ; leur suffrage n’était pas une contradiction. Ils désiraient un meilleur projet, et nous sommes loin d’affirmer que le projet ne laisse rien à désirer ; mais ils voulaient avant tout une loi. Ils ne voulaient à aucun prix que la chambre des députés prit sur elle de dire au pays : Cette année encore, il n’y aura rien de décidé pour les chemins de fer ; toutes vos espérances étaient chimériques ; votre attente sera trompée. Le pays désire la loi ; le gouvernement la propose ; la chambre des députés n’en veut pas. — C’est ainsi que le projet a réuni 255 suffrages sur 338 votans.

Un autre fait remarquable s’est montré dans la discussion. Les hommes les plus unis par la politique se sont réciproquement combattus sur le terrain des intérêts matériels. M. Thiers a trouvé devant lui M. Billaut, à côté de lui M. Dangeville. On est forcé d’en conclure que la discussion n’avait rien de politique, que c’était une pure question d’affaires, car sans cela il faudrait admettre que M. Thiers a été abandonné par un de ses lieutenans, et que M. Duchâtel l’a été par un de ses soldats. Il faut donc, dût-on passer pour des hommes à courtes vues, admettre qu’il n’y avait pas là de politique, ni par conséquent de défection.

Nous disons plus, c’est que, dans l’état de nos mœurs constitutionnelles, il n’est donné à personne d’élever les questions de cette nature à la hauteur d’un grand débat politique, d’en faire une lutte de partis, une question de pouvoir. Il faut pour cela des partis fortement organisés, des chefs unanimement reconnus et quelque peu absolus, une abnégation entière de tout intérêt particulier, non par vertu, mais par ambition, par orgueil, par esprit de corps, parce qu’on a la profonde conviction qu’il n’y a pas d’intérêt plus puissant, plus précieux que le triomphe de son parti. Où trouver ce dévouement opiniâtre, et dussent les mots hurler de se trouver ensemble, disons-le, ce dévouement intéressé à la cause de son parti ? Les aristocraties seules en sont capables. C’est là ce qui les sauve, et c’est là ce qui les perd à un moment donné. Elles se brisent par l’habitude de ne pas céder.

On l’a dit mille fois, et il importe de le répéter : chez nous, dans les pays démocratiques, rien de pareil n’est possible. On a un parti, on lui est fidèle, mais on n’en est pas le seïde. On fait des distinctions, on fait des réserves ; les hommes du même parti forment entre eux une confédération telle quelle. Ils ne forment pas une unité absolue. L’individu ne s’efface jamais, et il est toujours plus disposé à la critique de ses chefs qu’à l’éloge, à la révolte qu’à la soumission absolue. Ces résultats, il faut les accepter comme des conséquences nécessaires de notre état social et politique, et il faut les accepter sans s’en plaindre. S’ils sont des inconvéniens, la démocratie les rachète amplement par ses avantages. Sont-ils en réalité des inconvéniens ? Notre système étant donné, que deviendrait la chambre des députés s’il était possible d’y organiser des partis comme il y en a, je me trompe, comme il y en avait en Angleterre avant la réforme ? La chambre des députés emporterait toute chose, elle envahirait le pouvoir tout entier ; ce qu’on appelle le décousu des partis qui la divisent, la faiblesse de sa constitution, n’est en réalité qu’un moyen d’équilibre, une heureuse nécessité.

Ajoutons, pour rentrer dans les chemins de fer, que plusieurs députés ont voté le projet dans l’espoir qu’il pourrait être amendé par la chambre des pairs. Nous ne saurions préjuger les opérations de cette chambre. Il est connu de tout le monde que le projet y trouvera des censeurs et des opposans. Quel sera le résultat des critiques auxquelles le projet peut donner lieu, des oppositions qu’il soulève ? Tout ce que nous désirons, c’est que la chambre des pairs dirige son travail de manière que le pays ne soit pas frustré, cette année encore, de ses espérances.

La loi sur les rachats des actions de jouissance des canaux ne franchira pas cette session le seuil du Luxembourg. La commission est, dit-on, unanime pour la repousser. Le ministère désirera peut-être éviter une discussion qui probablement ne serait pour lui qu’un échec.

La loi sur les endiguemens paraît aussi avoir rencontré dans la chambre des pairs une opposition formidable.

Le ministère anglais poursuit laborieusement son œuvre au sein du parlement. On peut tenir pour certaine l’adoption de l’income-taxe L’opposition a épuisé sans peine tous les moyens de résistance. Quant au bill sur les tarifs, la défense en est plus difficile, plus embarrassante surtout. Les lois de cette nature rappellent toujours cette image désormais vulgaire d’une porte qu’on ne veut ni ouvrir ni fermer. Un abaissement des tarifs ne signifie rien s’il ne permet pas l’importation d’une denrée qui était jusqu’alors prohibée ou repoussée par l’élévation du droit. Le nouveau tarif paraît-il devoir produire ce résultat, les prohibitifs l’attaquent avec fureur au nom, bien entendu, de l’intérêt général, du travail national, déclamations hypocrites qui auront, pendant quelque temps encore, un certain crédit dans le monde. L’abaissement n’est-il pas de nature à permettre l’importation de la denrée, les consommateurs, les ennemis du système prohibitif, accusent la loi d’impuissance et de mensonge. Entre ces deux adversaires, le défenseur du projet, quels que soient son talent et son habileté, est obligé de se contredire ; ne pouvant être de l’avis de personne, il finit par ne plus être de son propre avis, à lui. Pour calmer les prohibitifs, il affirme que la denrée, malgré l’abaissement du droit, ne peut entrer ; si elle n’entre pas, le trésor ne percevra pas le droit, et le consommateur aussi ne tirera aucun parti de la loi. Il faut donc persuader au parti de la liberté qu’après tout la denrée sera importée, et que le prix en baissera. Vraiment les lois de cette nature devraient être discutées en deux salles séparées, dont l’une renfermerait tous les avocats du privilége, et l’autre tous les amis de la liberté commerciale. Le ministre s’en irait de l’une à l’autre, prouvant à la première que les frontières du royaume resteront fermées, et à la seconde qu’elles seront ouvertes.

Nous ne savons pas ce qui arrivera dans le cas présent du tarif anglais, et, à vrai dire, ce n’est pas là pour nous la question importante. Le fait remarquable à nos yeux, c’est la nécessité où se trouve le gouvernement anglais, où se trouveront plus tard, successivement, tous les pays industriels et à système prohibitif, de s’arrêter d’abord, de reculer ensuite, dans la voie où l’ignorance et la cupidité les ont précipités. Heureux ceux qui se trouveront les moins avancés dans cette voie, qui conduit à l’abîme ! L’Angleterre aperçoit ce terme fatal ; elle voudrait s’arrêter, ralentir du moins sa course, et se rendre possible une direction meilleure. Le pourra-t-elle ? En attendant, une effroyable misère dévore cette population de travailleurs qu’on a stimulée, excitée par tous les appâts de ce système trompeur, cette population qu’on a fait naître et qu’on ne peut suffisamment salarier, ces ménages affamés dont le nombre sourit à ces philantropes qui écrivent leurs pages sentimentales, leurs idylles économiques au coin d’un bon feu, après un succulent déjeuner, mollement assis sur les coussins de leurs élégans cabinets. C’est si moral d’encourager la naissance de pauvres enfans qui se meurent sur le sein épuisé de leurs mères !

Les Anglais font maintenant un appel à la charité. C’est très bien, et nous sommes convaincus que la charité ne sera pas sourde à l’appel. Les secours sont une bonne œuvre ; mais ils ne changent pas le fond des choses, ils ne corrigent pas les vices du système. Ils ne feront pas disparaître ce qu’il a d’artificiel et de faux ; ils ne rendront pas à la production, à la distribution, à la consommation de la richesse publique, des allures sensées, calmes, naturelles ; ils ne préviendront pas ces entassemens funestes d’une population en quelque sorte factice, entassemens dont nous devons nous féliciter tous les jours de ne voir que de rares exemples chez nous, comparativement à ce qui se passe ailleurs. Rien n’est plus ridicule, rien ne prouve mieux l’aveuglement et la sottise de l’esprit de parti et des rivalités nationales, que d’entendre des étrangers reprocher à la France le lent accroissement de sa population, c’est-à-dire ce qui est la meilleure preuve de sa sagesse et de sa force, ce qui est la plus sûre garantie de son avenir.

Ce que nous voudrions, ce n’est pas que notre population augmentât plus rapidement. Trente-quatre millions d’hommes, avec les mœurs, les habitudes, les souvenirs, la géographie et les ressources de la France, n’ont rien à redouter de personne, et pourraient au besoin être redoutables à tout le monde. L’Europe le sait. Aussi, quels que fussent les sentimens intimes des cabinets, n’ont-ils pas songé un seul instant, en 1830, à renouveler ce qu’ils avaient pu tenter avec succès lorsque la France se trouvait épuisée par de trop longs et trop gigantesques efforts. Lorsqu’une plus forte population n’est pas nécessaire à la défense du pays, il serait à la fois absurde et criminel de la stimuler, car on n’est jamais sûr de voir les moyens de subsistance suivre exactement la même progression, et le moindre mal qu’on puisse faire, lorsque des deux termes celui de la population dépasse l’autre, c’est de rendre la vie des classes laborieuses plus dure et plus difficile, c’est de les placer sur le marché dans une situation fâcheuse, c’est de les contraindre à se contenter de salaires insuffisans et précaires ; bref, c’est de réaliser chez soi le triste spectacle qu’offrent si souvent les districts manufacturiers de l’Angleterre.

Ce que nous voudrions, c’est que le gouvernement profitât de ces temps de calme et de prospérité, de ces temps où les transitions lentes, sages, entourées de tous les ménagemens que commandent l’équité et la politique, sont possibles, pour étendre nos relations commerciales, pour tempérer un système qui, plus lentement, il est vrai, mais irrésistiblement, nous conduit vers ces crises qui agitent si souvent l’Angleterre. Or, qu’on le sache bien, notre position continentale et le caractère bouillant, impétueux, de nos populations, rendraient ces crises bien autrement difficiles et redoutables chez nous qu’elles ne le sont de l’autre côté de la Manche. Des traités de commerce ou bien une réforme générale ou partielle de ces tarifs ranimeraient les branches engourdies de nos industries naturelles, augmenteraient sans efforts les revenus du trésor, et donneraient à la politique française une base plus solide et plus large. On dirait que nous voulons l’isolement commercial comme nous voulons l’isolement politique. Nous proposera-t-on bientôt l’obstacle continu, comme si nous étions entourés de hordes errantes et barbares ? Comme si toutes relations fondées sur l’intérêt réciproque des parties contractantes étaient impossibles !

Au surplus, ce sont là des vœux dont nous n’attendons pas l’accomplissement. Le cabinet n’entrera pas dans cette voie ; il s’est cantonné dans la sphère de certains intérêts particuliers, et il n’a guère les moyens d’en sortir.

Soyons justes. On dit beaucoup que, des trois manières de voir, avant, pendant et après, c’est surtout la première qui doit, par excellence, appartenir aux gouvernemens. C’est là la théorie, et cette théorie, à la forme près, n’est qu’un lieu-commun, c’est l’éloge de la prévoyance. En fait, la prévoyance politique est nécessairement la plus rare et la plus difficile ; je parle de la prévoyance qui se résout en actes, qui consiste à faire. La prévoyance négative qui se borne à s’abstenir, à éviter les affaires, est moins rare. Mais souvent aussi elle n’a que les apparences de l’habileté. S’abstenir aujourd’hui, c’est quelquefois se préparer des difficultés insolubles pour le lendemain : tel qui n’a pas eu le courage de liquider sa fortune n’a légué que la misère à ses enfans. C’est encore un lieu-commun : principiis obsta. C’est qu’à la vérité tout a été dit en fait de préceptes, et que cela n’a pas donné au monde un homme d’état de plus. Quoi qu’il en soit, la prévoyance active n’est guère des gouvernemens de discussion, parce que l’action demande le concours de tous, et que les motifs de l’action prévoyante sont rarement de nature à faire impression sur tous les esprits, à être également compris de tous. Ils tiennent souvent à des points délicats, à des prévisions dont la discussion même pourrait être un danger. Le système représentatif réunit à d’immenses avantages quelques inconvéniens, comme toutes les institutions humaines. Il est, j’oserai presque dire, comme un métier puissant, mais peu propre aux tissus délicats. Les ouvriers se distinguent plus encore par la force que par la finesse du travail. Ils ne se mettent à l’œuvre que lorsque le besoin de leur concours se fait vivement sentir, lorsque des faits frappans, urgens, leur imposent l’obligation de travailler. Alors on retrouve toute leur puissance, toute leur énergie. Hors de là, tout effort leur paraît inutile, tout projet leur paraît une fantaisie de rêveur. Bref, ils veulent vivre au jour le jour. Il faut se résigner. C’est une vie qui n’est pas sans dangers, sans alarmes ; mais si on sait au besoin en développer toute l’énergie, elle peut être en même temps une vie longue et glorieuse.


Nous avons, cette quinzaine, assisté à un nouveau et légitime succès de Mlle Rachel. Elle a joué, pour la première fois, le rôle d’Ariane, une des plus importantes, et, quoi qu’en aient dit plusieurs critiques, une des plus belles créations du théâtre classique. On n’ignore pas combien il sied à Mlle Rachel de se montrer sous la forme grecque, même la plus rapprochée des traditions mythologiques. La pureté des traits et du maintien, celle de la diction et du costume, l’harmonieuse correction des gestes, la mesure dans le pathétique, toutes ces rares qualités de la jeune tragédienne, l’ont comme prédestinée à être, sur notre scène, un vivant modèle de l’idéal antique. Mlle Rachel est naturellement une Ériphile, une Monime, une Hermione. Ce n’est que quand il lui faut revêtir une physionomie moins poétique et pour ainsi dire étrangère, qu’elle a besoin du secours de l’art. Aussi a-t-elle été tout d’abord une Ariane presque accomplie. Beaucoup plus sûre d’elle et de ses études que nous ne l’avions vue encore à une première représentation, elle a, du premier coup, rendu presque toutes les beautés du rôle. Dès son entrée, elle s’est bien emparée de la scène et l’a dominée jusqu’à la chute du rideau. Il est vrai que le rôle d’Ariane, empreint d’une passion franche et naïve, et tout en dehors, comme on dit au théâtre, n’est pas, à beaucoup près, aussi difficile à saisir et à rendre que les rôles voilés, mystérieux et complexes de Pauline et de Chimène, par exemple. Ariane est possédée d’un sentiment unique ; elle est tout entière à l’amour ; ici tout est clair et simple, il n’y a ni indécision, ni énigme, ni partage de sentimens ; l’actrice, le public, la critique même, ne peuvent en rien se méprendre. Ariane aime, et on l’abandonne ; aucune subtilité ne peut compliquer ni obscurcir une situation si simple et si pathétique.

Je me trompe pourtant ; la critique, dont la tâche est de tout comparer, mais qui doit prendre garde de tout confondre, a cru voir dans Ariane abandonnée par Thésée la contre-épreuve d’Hermione délaissée par Pyrrhus ; elle a cru voir dans les deux pièces une seule et même situation, un développement de sentimens identiques, enfin un même rôle, ou plutôt un même thème, rempli d’un côté par le plus parfait des poètes, de l’autre par un versificateur médiocre. La conclusion se devine : la reprise d’Ariane était inutile ; ce rôle où, depuis la Champmeslé, toutes les grandes actrices ont laissé un souvenir, n’ajoute rien au répertoire de Mlle Rachel ; c’est encore et toujours Hermione. Il est impossible, à notre avis, de faire un rapprochement plus inexact. Jamais deux femmes trahies et abandonnées n’ont exprimé une douleur aussi dissemblable. C’est que les circonstances et les caractères diffèrent ici profondément. Hermione a été envoyée par son père à la cour de Pyrrhus ; elle y est venue chercher un époux et aussi un trône : l’orgueil de la fille de Ménélas n’est pas moins cruellement blessé que son cœur. La fille de Minos, au contraire, fuit avec Thésée le ressentiment de son père. Pour Ariane, il ne s’agit pas d’une couronne ; il s’agit de conserver le cœur de celui à qui elle a tout sacrifié. Hermione, dès qu’elle est assurée de son affront, ne respire plus que la vengeance ; il lui faut le sang de Pyrrhus. Ariane ne sent rien de pareil. Quand elle ne peut plus se faire illusion sur son malheur, elle n’a recours qu’aux larmes ; dans son plus grand emportement, ce ne sont pas les jours de Thésée, c’est la vie de sa rivale inconnue qu’elle menace. Hermione et Ariane n’ont donc, en réalité, aucune ressemblance ; ce sont deux figures tragiques entièrement distinctes, et Mlle Rachel vient bien véritablement d’enrichir son répertoire d’un rôle entièrement nouveau. Il est impossible de rendre avec plus d’art les nuances si délicates et si nombreuses dont il se compose : d’abord cette confiance si entière et si profonde qu’ébranle à peine l’évidence du refroidissement, puis les premières angoisses du doute, suivies des douleurs de la certitude, et enfin le désespoir de se voir abandonnée sur une terre étrangère par ce qu’elle a le plus aimé, par son amant et par sa sœur. Mlle Rachel a exprimé toutes ces gradations douloureuses avec une admirable justesse.

Il ne faut pas parler des autres personnages de la pièce. Le roi de Naxe n’échappe au ridicule que par le talent de l’acteur. Thésée et Pirithoüs sont tout ce qu’ils peuvent être, et ne peuvent malheureusement qu’être fort ennuyeux. J’ai bien souvent regretté en lisant ou en voyant jouer cette pièce, dont la donnée est si tragique et si touchante, plus touchante même que la Didon de Virgile, comme l’a si bien montré Voltaire ; j’ai, dis-je, bien souvent regretté qu’aucun de nos poètes n’ait osé mettre sur la scène ce sujet sans épisode et dans toute sa simplicité antique. Cette tragédie ne serait-elle pas bien plus attachante si elle était débarrassée des fades amours du roi de Naxe et de l’inutile présence de Pirithoüs ? Combien l’action ne gagnerait-elle pas à ne se passer qu’entre trois personnages, Thésée, Phèdre et Ariane, et à n’avoir pour scène, au lieu d’un palais, que les rochers sauvages d’une des Cyclades ! Combien la triste Ariane, abandonnée sur une plage déserte, comme l’a si bien peinte le grand poète Catulle, seule et se plaignant au ciel et aux vagues qui emportent Thésée, serait plus poétique et plus intéressante qu’Ariane se lamentant avec Nérine et avec Pirithoüs, en présence d’un roi amoureux ! Combien notre grande actrice serait plus belle et plus sublime dans cette muette solitude ! Je sais un poète qui rêve une tragédie dans la pure forme grecque ; pour un pareil dessein, une Ariane à trois personnages, et avec un chœur, serait le plus heureux sujet qu’on pût choisir.