Chronique de la quinzaine - 14 avril 1858

Chronique n° 624
14 avril 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1858.

Dans cette diversité si grande des affaires du temps, le regard s’use à chercher un point fixe, quelque signe infaillible, un ensemble de choses nettement dessiné. Il ne remarque rien de semblable ; il n’aperçoit qu’une certaine obscurité voyageuse qui se mêle à tout, et au sein de laquelle semble se cacher un problème que tout le monde interroge sans réussir à surprendre le dernier mot de l’énigme. C’est un fait à constater : les jours s’écoulent, ils n’éclaircissent pas ce qu’il y a de douteux dans la politique. On dirait que l’Europe est entrée dans une de ces périodes d’incertitude où la simplicité des situations disparaît dans la confusion des intérêts et des tendances. Comment définir cet état, aussi singulier qu’imprévu ? Un seul mot peut-être pourrait le caractériser : c’est un état de gêne secrète, d’embarras mystérieux et inavoué dans toutes les relations générales et dans toutes les politiques. L’hostilité n’est nulle part, il est vrai ; mais on peut se demander en même temps si la netteté, la simplicité, la cordialité des rapports sont bien les signes distinctifs du moment présent. Il n’y a sans doute aucune de ces questions exceptionnelles, et supérieures qui placent les peuples et les gouvernemens dans une sorte d’expectative menaçante, en provoquant l’éclat des antagonismes violens ; mais à la surface de l’Europe on peut voir toujours cette traînée d’incidens qui se sont succédé depuis quelques mois, et dont tous les efforts n’ont pu faire disparaître encore les dernières traces. Quel est aujourd’hui le caractère réel des relations de la France et de l’Angleterre ? Les difficiles et délicates questions qui ont surgi il y a peu de mois sont visiblement réglées ou atténuées : le maréchal Pélissier se rend à Londres, où il va représenter tous les glorieux souvenirs de l’alliance des deux peuples, et cependant ne voyez-vous pas éclater de temps à autre une sorte d’humeur inquiète et militante, tantôt par l’évocation même de ces souvenirs, qui devraient être le plus intime lien des deux nations, tantôt à l’occasion du percement de l’isthme de Suez, ou de la prise de possession de l’île de Périm par les Anglais ? Il ne peut certes y avoir rien de dangereux ni de durable dans les difficultés dont les mesures nouvelles sur les passeports ont été le principe en Suisse et ailleurs ; malgré tout néanmoins, ce nuage a quelque peine à se dissiper parmi nos bons voisins des cantons suisses. Qui pourrait croire à des hostilités sérieuses entre le Piémont et Naples au sujet de la capture d’un navire à vapeur ? Ce n’est pas moins une complication nouvelle, comme aussi l’on attend, non sans quelque impatience peut-être, la réunion du congrès de Paris, au sein duquel doivent se débattre toutes les questions relatives à la situation de l’Orient. Tous ces incidens ne seraient évidemment rien par eux-mêmes. Ils n’ont sans doute une importance que parce qu’ils se lient à cette inquiétude inavouée, à cet embarras secret et général dont nous parlions. À tout ceci joignez encore cet autre malaise européen dont on peut observer les symptômes, le malaise matériel, suite des crises commerciales et des crises financières. C’est là ce qu’on peut apercevoir du premier coup d’œil, c’est là ce qu’on ne peut oublier dès qu’on se reprend à suivre le mouvement des affaires actuelles et à rechercher un peu partout les élémens dispersés de la politique contemporaine.

Les questions que le congrès de Paris a laissées en suspens ont plus d’une fois, depuis le rétablissement de la paix, occupé les puissances, et l’on se rappelle les discussions animées auxquelles elles ont donné lieu. La sagesse des cabinets a prévenu des dissidences plus, marquées, et en définitive, dans celle de ces questions qui a offert d’abord le plus de gravité, l’affaire de Bolgrad, c’est la raison qui l’a emporté. Le cabinet français n’a pas eu à se plaindre d’un résultat qui a témoigné une fois de plus de l’efficacité du rôle conciliant qu’il avait déjà su remplir dans le congrès de Paris. Nous approchons du moment où la conférence doit s’assembler de nouveau pour prononcer sur les autres questions spéciales dont l’étude avait été remise à des commissions, et, sans dissimuler les difficultés que quelques-unes peuvent présenter, nous puisons dans le souvenir même des débats antérieurs, si heureusement terminés, la persuasion que les prochaines délibérations ne sauraient manquer d’arriver également à bonne fin. Les puissances n’attendent plus que le rapport général de la commission pour se réunir ; c’est ce rapport en effet qui doit servir de point de départ aux appréciations de la conférence. Il faut le reconnaître, les commissaires n’ont trouvé dans les divans convoqués pour exprimer le vœu des populations qu’un concours très incomplet. Ces assemblées étaient-elles en mesure de fournir les élémens nécessaires pour éclairer suffisamment les puissances sur les besoins du pays ? Aujourd’hui l’on peut en douter. Le nombre des hommes ayant une connaissance approfondie de l’administration est bien restreint dans les deux provinces, et ils ne formaient qu’une bien faible minorité dans les divans, minorité d’ailleurs sans influence, parce que la plupart des personnages qui la composaient, compromis dans les luttes antérieures des partis, étaient paralysés par leur impopularité. Il en est résulté que les divans se sont maintenus dans le domaine des idées générales, et qu’ils n’ont formulé que bien peu de vues pratiques propres à aider les commissaires dans l’étude dont ils étaient chargés. Se bornant à exprimer des vœux un peu abstraits quant à la constitution politique du pays, ils ont laissé à la commission le soin de rechercher elle-même, dans un examen approfondi de l’administration et des lois, comment et dans quelle mesure on pourrait les améliorer. C’est en partie dans la nécessité de procéder à cet examen, à la suite de la fermeture des divans, qu’il faut voir la cause des retards qu’a subis la rédaction définitive du rapport des commissaires. La tâche était très vaste. En effet, ce n’est pas seulement dans le régime politique des principautés qu’il y a lieu d’introduire des réformes ; leur état social appelle également l’attention des puissances. L’Autriche a prononcé en 1848 l’affranchissement complet de ses populations agricoles ; la Russie délibère sur les moyens d’atteindre le plus sûrement et le plus promptement possible le même but. Entre les paysans hongrois émancipés et les serfs russes qui vont l’être, le cultivateur valaque ne saurait demeurer plus longtemps dans sa condition actuelle. La constitution toute byzantine de la boyarie soulève également bien des objections, et l’on porterait remède à l’une des plaies les plus profondes du pays, si à une organisation hiérarchique, qui est une source de corruption et de faiblesse, on pouvait substituer l’influence naturelle et salutaire de la famille et de la propriété. Nous ignorons quelle est sur ces divers points l’opinion des commissaires ; mais les puissances compléteraient le bienfait de la réorganisation politique et administrative dont la conférence doit poser les bases, si elles indiquaient aussi celles d’une amélioration sociale en ce sens.

Les puissances auront vraisemblablement à s’occuper en même temps de l’acte préparé à Vienne pour réglementer la navigation du Danube. Nous ne reviendrons point sur les discussions auxquelles la marche suivie en cette occasion par les états riverains a donné lieu : elle a été partout appréciée comme dérogeant aux usages des chancelleries en matière de ratification. Les souverains en effet n’accordent d’ordinaire leur signature qu’à des actes dont les termes sont arrêtés et définitifs. L’on a pu s’étonner qu’ils l’aient apposée au bas d’un acte qui ne pouvait entrer en vigueur avant d’avoir obtenu l’approbation de la conférence, et dont par conséquent le caractère était essentiellement provisoire. L’opinion, trop prompte à tirer des conséquences fâcheuses de cette conjoncture, en avait déduit d’abord que la pensée des états riverains était de soustraire le règlement pour la navigation du Danube au contrôle de la conférence, ou de ne l’accepter qu’à la condition qu’il fût purement nominal ; mais cette interprétation n’était pas fondée. Les deux puissances riveraines représentées dans le congrès de Paris, l’Autriche et la Turquie, reconnaissent pleinement que la conférence est compétente pour examiner et apprécier l’acte de navigation, et qu’il ne sera applicable au Danube qu’après avoir reçu son assentiment. Deux intérêts sont en présence dans cette affaire, celui des riverains et celui de l’Europe, sans être opposés, ni surtout inconciliables. Sans doute il était légitime de tenir compte de la position spéciale des riverains, et le congrès l’a fait en les appelant à rédiger les règlemens destinés à régir la situation nouvelle faite au Danube ; mais il était légitime aussi qu’en proclamant que ce fleuve serait désormais libre et en laissant à une commission spéciale le soin d’élaborer les bases de ce régime nouveau, le congrès se réservât de s’assurer si ses intentions ont été remplies. Certainement la conférence, en examinant l’acte élaboré par les riverains, pourra faire des observations en faveur de la navigation générale, dont les besoins ne paraissent pas avoir été pris en assez sérieuse considération par la commission de Vienne ; mais les riverains ont-ils quelque chose à craindre de la concurrence étrangère pour leur batellerie ? Ne doivent-ils pas au contraire désirer que les pavillons étrangers prennent à la navigation la plus grande part possible sur le Haut comme sur le Bas-Danube ? Parmi les états riverains, il en est un surtout pour lequel c’est là un intérêt majeur. La Turquie d’Europe, et principalement ses quatre grandes provinces arrosées par le Danube, donnent en abondance les matières premières, et ont besoin de recevoir en échange des produits manufacturés. Or elles possèdent à peine quelques bâtimens de commerce, et les exportations aussi bien que les importations, dont dépend leur prospérité, ne peuvent se faire que par l’intermédiaire des pavillons étrangers. L’Autriche est dans une position différente, il est vrai : sa navigation a pris sur le Danube les plus heureux développemens ; cependant l’Autriche orientale, où l’agriculture fait en ce moment de si rapides progrès, et dont la prospérité va s’accroître plus rapidement encore lorsque ses chemins de fer seront achevés, peut doubler ses exportations en vins en blé, en matières premières de toute nature et elle a tout intérêt à ce que les pavillons étrangers y concourent avec le pavillon autrichien. La navigation autrichienne est d’ailleurs en état de soutenir sans peine sur ce point la concurrence étrangère, d’autant mieux que les Portes de Fer opposent le plus sérieux obstacle aux bâtimens du plus faible tirant d’eau, et qu’elles interdisent à peu près absolument l’accès de la partie autrichienne du fleuve aux bâtimens venant de la mer : Dans les proportions restreintes où les bâtimens étrangers remonteront jusqu’en Autriche, ils pourront encore contribuer à l’accroissement des échanges de cet empire, mais ils ne pourront en réalité porter aucune atteinte aux intérêts ; de sa navigation. La liberté du Danube est donc avantageuse pour l’Autriche en même temps qu’elle est indispensable pour la Turquie d’Europe, et ainsi les modifications qui pourraient être apportées en ce sens à l’acte de navigation du Danube ne seraient pas moins favorables aux intérêts particuliers des riverains qu’aux intérêts généraux de l’Europe.

Deux questions s’agitent simultanément aujourd’hui en Piémont, deux questions qui se lient encore à toutes les choses actuelles, et qui sont nées successivement de ces ; tristes tentatives par lesquelles se révèle de temps à autre la sourde et implacable activité de l’esprit révolutionnaire. Le projet présenté par le gouvernement du roi de Sardaigne pour la répression des attentats contre les souverains étrangers, ce projet recevra-t-il définitivement la sanction législative ? Et d’un autre côté, comment va se dénouer cet étrange démêlé qui est survenu entre le Piémont et le royaume des Deux-Siciles, au sujet de la capture du bâtiment à vapeur le Cagliari, surpris l’été dernier par les passagers eux-mêmes embarqués à son bord, violemment détourné de sa destination régulière, et employé à jeter une bande d’insurgés sur les côtes napolitaines ? Le parlement de Turin en est aujourd’hui même à discuter la première de ces questions, — la loi sur les attentats, — qui est arrivée devant les chambres à demi éclaircie peut-être par la publication du rapport de la commission et par tous les commentaires de la presse. Un des incidens caractéristiques dans cette affaire si l’on s’en souvient, c’est que la commission législative a laissé en chemin l’œuvre du gouvernement, et a fini par proposer, après un laborieux examen, le rejet pur et simple de la loi présentée. Pour parler plus exactement, la commission s’est scindée, la majorité s’est prononcée d’une façon absolue contre la loi, tandis qu’une minorité, composée de MM. Buffa et Miglietti, s’est montrée plus favorable à la pensée du gouvernement, et se borne simplement à proposer d’introduire quelques modifications dans le projet primitif. Sur quoi se fonde donc la majorité de la commission ? Elle s’appuie principalement en apparence sur des motifs juridiques, sur la difficulté de caractériser des crimes ou des délits nouveaux, d’édicter des peines spéciales en vue d’un intérêt étranger, et à travers tout il n’est point difficile de voir que la raison secrète de cette opposition un peu inattendue est une susceptibilité nationale, la crainte de paraître céder à une influence étrangère.

Or il y a, ce nous semble, un fait bien simple à vérifier. Si la loi piémontaise punit déjà les attentats, des dispositions nouvelles sont inutiles, cela n’est point douteux ; si les lois actuelles sont inefficaces ou incomplètes, toute mesure qui tend à les fortifier ne ressemble vraiment en rien à un sacrifice d’honneur ou d’indépendance. La minorité de la commission en a jugé ainsi, et elle s’est ralliée au principe d’une loi qui est une garantie conservatrice de plus. Il reste à savoir aujourd’hui quelle sera l’opinion du parlement lui-même. La chambre des députés donnera-t-elle raison à la majorité de sa commission ou à la minorité ? On pourrait remarquer jusqu’ici que le rapport de M. Valerio a été reçu avec plus de surprise que de faveur par les journaux même les plus dévoués aux idées libérales, et tout semble indiquer que la majorité de la commission ne s’est pas inspirée très fidèlement de la pensée réelle de la chambre. Quant au gouvernement lui-même, il a gardé jusqu’au dernier instant une attitude de réserve qui s’explique suffisamment par la confusion où vivent à cette heure les partis dans le Piémont. C’est sur cette diffusion que compte certainement M. de Cavour pour assurer le succès de la loi qu’il a présentée, et qu’il persiste à soutenir. Pour tous les esprits, cela est bien clair, il y a une considération dominante dans toute cette question : c’est la nécessité de l’alliance avec la France. En dehors de toutes les divergences dans le système de gouvernement intérieur, cette alliance est celle qui répond encore le mieux aux aspirations de la politique piémontaise ; l’essentiel est de la conserver sans laisser s’obscurcir le caractère libéral de la législation intérieure, et c’est à concilier ces deux intérêts que tendront sans doute tous les efforts dans la discussion qui vient de s’ouvrir. M. de Cavour a pour adversaires naturels les partis extrêmes, qui lui reprochent de trop faire ou de ne pas faire assez. La question est de savoir si les opinions modérées se diviseront elles-mêmes au point de laisser le ministère sans une majorité décisive.

Par quelle série de circonstances singulières, cette autre question relative à la capture du Cagliari a-t-elle pris subitement une importance imprévue dans les relations du Piémont avec Naples, et même dans les affaires diplomatiques de l’Europe ? Il semble vraiment qu’il soit dans la destinée de toutes ces tentatives révolutionnaires qui éclatent par intervalles de laisser dans la politique comme une traînée d’embarras et de difficultés. On sait d’où est née cette question qui s’agite aujourd’hui et qui a grandi tout à coup. Un jour de l’été dernier, le Cagliari, faisant un service habituel de poste entre Gênes et Tunis, était capturé en mer par quelques révolutionnaires qui avaient pris passage à son bord. Le capitaine était réduit à l’impuissance. Toutes les mesures étaient habilement combinées, et, maîtres désormais du bâtiment, les insurgés changeaient de route, cinglant aussitôt vers les côtes napolitaines. Les auteurs de cette étrange expédition faisaient d’abord une descente à l’île de Ponza pour délivrer des détenus avec lesquels ils entendaient former leur armée, puis ils allaient débarquer à Sapri. L’insurrection était bientôt vaincue. De son côté, le Cagliari, rendu à lui-même, c’est-à-dire à la direction de son capitaine, se disposait, paraît-il, à se diriger vers le port de Naples pour informer le gouvernement de ce qui venait de se passer, lorsqu’il était surpris par deux navires de guerre napolitains. Dès lors l’affaire s’aggravait singulièrement ; le conseil des prises du royaume des Deux-Siciles était saisi pour décider si le Cagliari devait être considéré comme butin de guerre ; l’équipage lui-même allait avoir à subir toutes les lenteurs et peut-être les rigueurs d’un jugement devant une haute cour instituée à Salerne pour prononcer sur tous les faits de l’insurrection. Ce sont là les circonstances premières qu’il ne faut point oublier. Deux états pouvaient intervenir : la Sardaigne dont le pavillon flottait sur le Cagliari, et l’Angleterre, comme protectrice de deux sujets britanniques, mécaniciens du bâtiment séquestré. Dans le premier moment, le Piémont n’a élevé aucune objection officielle, l’Angleterre elle-même n’a pas pris la défense de ses nationaux avec cette promptitude et cette âpreté hautaine qu’elle met en ces sortes d’affaires, parce que les premières communications du gouvernement des Deux-Siciles tendaient à constater que le Cagliari avait été pris dans les eaux napolitaines ; on attendait le résultat des instructions judiciaires qui étaient engagées.

Bientôt cependant la question s’est compliquée. L’un des mécaniciens anglais mis en jugement est devenu fou ; de plus, on est arrivé à découvrir que le Cagliari avait été pris, non dans les eaux napolitaines, comme on l’avait dit d’abord, mais en pleine mer. Alors ont commencé des réclamations sérieuses. Comment s’est défendu le gouvernement napolitain ? Il a premièrement décliné toute intervention diplomatique en se fondant sur les actions judiciaires qui se poursuivaient, soit devant le conseil des prises, soit devant la cour supérieure de Salerne. Malheureusement cela ne pouvait plus suffire ; la capture du Cagliari apparaissait sous un nouveau jour. Le droit des gens détermine les cas où un bâtiment marchand peut être capturé en pleine mer, et le Cagliari ne se trouvait dans aucun de ces cas, de sorte qu’à côté des questions de fait déférées aux tribunaux napolitains, il s’élevait une question internationale entre les deux gouvernemens. Voilà justement la guerre diplomatique allumée. Elle n’a fait que grandir depuis le premier moment. Le cabinet de Turin a réclamé nettement la restitution du bâtiment capturé et la mise en liberté de l’équipage ; le gouvernement napolitain, de son côté, refuse de faire droit à une réclamation ainsi formulée. Pour l’instant, la querelle en est venue à ce point que le Piémont, dans sa dernière communication au gouvernement napolitain, laisse percer la menace d’une rupture dans le cas d’un refus persistant. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que le cabinet de Turin n’est allé si loin peut-être que parce qu’il se croyait soutenu par l’Angleterre. Il était effectivement très fondé à le croire, puisque le ministre britannique à la cour de Sardaigne, sir James Hudson, lui faisait savoir, il y a trois mois déjà, que le cabinet de Londres était disposé à protester contre les procédés du gouvernement napolitain dans l’affaire du Cagliari. Il n’en était rien cependant. Sir James Hudson était allé fort au-delà de ses instructions, et il vient d’être désavoué. Bien mieux, aujourd’hui le roi de Naples désintéresse jusqu’à un certain point le cabinet de Londres en rendant à la liberté les deux mécaniciens anglais, si bien que le Piémont demeure, par le fait, le plus engagé et même peut-être le seul engagé dans cette querelle. Entre la paix diplomatique, qui existe encore, et une rupture déclarée, il n’y a, comme on voit, qu’une petite distance. Il reste néanmoins assez de place pour un arbitrage supérieur et désintéressé, et c’est à ce dernier moyen que les deux gouvernemens auront recours sans doute avant de jeter un élément de trouble de plus dans les affaires du continent.

Les luttes qui divisent l’Europe ne sont pas toutes de l’ordre diplomatique ; il en est une plus intime, plus profonde, qui s’étend visiblement à tous les peuples, et qui se mêle souvent aux complications internationales elles-mêmes. C’est celle qui semble partout engagée aujourd’hui entre les idées libérales et les idées de réaction. Cette lutte se plie naturellement aux conditions locales de chaque pays ; elle n’apparaît pas moins comme un fait universel qui domine en quelque sorte tous les incidens qui se succèdent, et en détermine le caractère. L’Espagne compte-t-elle toujours parmi les nations vraiment constitutionnelles ? Oui, sans doute : l’Espagne a une constitution et des chambres, elle a une presse où s’élèvent des voix intelligentes et libérales, quoique soumises dans ces derniers temps à de singulières contraintes. Au fond, on peut dire que le sentiment libéral du pays ne cesse de se faire jour à travers la confusion même des partis. Il est un fait qui n’est pas moins constant, c’est que depuis la défaite de la dernière révolution, depuis que l’Espagne s’est trouvée replacée en apparence dans des conditions plus régulières, il y a au-delà des Pyrénées une sorte d’imbroglio singulier où l’on voit l’esprit de réaction diriger incessamment une guerre sourde ou ostensible contre toutes les institutions et les garanties libérales. Ce n’est pas le gouvernement, et il faut lui en faire honneur, qui dirige ou inspire cette guerre. Il serait plutôt menacé lui-même par ce travail étrange, accompli en dehors de son action, presque toujours malgré lui, et souvent contre lui. C’est là véritablement la raison secrète de tous les incidens qui se succèdent au-delà des Pyrénées, et qui ressemblent aux épisodes d’un drame où il ne s’agit de rien moins que de maintenir l’intégrité des institutions libérales.

D’un côté que voyez-vous ? Le cabinet actuel, mettant à exécution une pensée déjà formulée par le précédent ministère, vient de présenter un projet qui est une atténuation notable de la loi sur la presse, de cette loi par laquelle M. Nocédal compromettait l’an dernier l’existence du ministère Narvvaez. Le cabinet actuel propose de diminuer le chiffre exorbitant des cautionnemens ; il impose des conditions moins dures aux éditeurs. En un mot, sans cesser de maintenir des règles sévères, il adoucit jusqu’à un certain point le régime de la presse. Le cabinet de M. Isturiz entend rester dans les limites d’un libéralisme conservateur. L’esprit de réaction ne se tient point pour battu cependant, et il poursuit de son côté la guerre qu’il a entreprise. Il y a peu de temps, il se manifestait dans le sénat par une proposition qui, sous l’apparence d’une mesure d’ordre intérieur, ne tendait à rien moins qu’à modifier gravement le caractère de la publicité des discussions législatives. Il s’agissait tout simplement de faire rédiger par une commission du sénat un extrait des délibérations qui devrait être communiqué aux journaux. On ne cachait du reste nullement l’intention d’enlever aux séances le caractère passionné et dramatique qu’elles ont quelquefois dans les pays libres. Cette tentative n’a eu aucun succès. Tout récemment encore, un incident singulier est venu mettre en lumière ce travail des intrigues réactionnaires. Ce n’est point d’aujourd’hui que l’absolutisme espagnol cherche à se déguiser pour faire irruption dans la vie publique. Il a pris un nom assez pompeux, et s’est appelé la fusion dynastique. Avant la naissance récente du prince des Asturies, la fusion devait s’accomplir au moyen d’un mariage entre la fille de la reine et un des infans de la famille de don Carlos. Depuis la naissance d’un héritier du trône, la chose est devenue plus difficile. Madrid ne s’est pas moins réveillé l’un de ces jours au milieu de tous les bruits d’une fusion dynastique. Or il vient ici une réflexion bien simple : là où il y a une reine légitime par la naissance et par la consécration nationale, là où il y a un héritier direct du trône, que peut être une fusion ? Elle ne peut être qu’une soumission de la branche dissidente, ainsi que l’a dit le gouvernement dans une discussion qui s’est ouverte au sein du congrès. M. Isturiz a été aussi net que possible. Seulement, le gouvernement de la reine étant étranger à ces machinations occultes, on peut se demander d’où vient ce travail, qui a un instant préoccupé Madrid et qui a retenti dans les cortès. Quoi qu’il en soit, la discussion du congrès n’a point été heureuse pour la fusion : elle n’a servi qu’à mettre en lumière le sentiment libéral et constitutionnel, qui, après tout, vit dans l’âme de l’Espagne, et qui devrait être le lien le plus efficace des partis au milieu de leurs divisions.

La prise de Lucknow a porté un coup décisif à l’insurrection de l’armée indienne, qui avait transporté son quartier-général dans cette capitale de l’ancien royaume d’Oude. Ce n’est point là peut-être un brillant fait d’armes, car les rebelles n’ont opposé qu’une médiocre résistance, et les pertes des Anglais dans les engagemens qui ont précédé la prise de la ville ont été relativement assez faibles ; mais si l’on tient compte des difficultés que présentent les communications dans cette partie de l’Inde et de l’insalubrité du climat, on doit rendre hommage à l’habileté déployée par le général en chef, sir Colin Campbell, et par ses lieutenans, en particulier par sir J. Outram, qui ont su faire arriver en temps opportun sous les murs de Lucknow une armée européenne de près de vingt mille hommes. Quelques semaines plus tard, et il eût fallu ajourner jusqu’au retour de la saison d’hiver toute opération active. Aussi le gouvernement et le peuple anglais ont-ils accueilli avec la plus vive satisfaction la nouvelle apportée par la dernière malle, car ils sentent que leur liberté d’action en Europe était subordonnée à la marche des événemens dans l’Inde, et que leur politique extérieure aurait pu se trouver gênée, sinon compromise, par la nécessité d’envoyer en Asie de continuels renforts. Il ne faut pas croire cependant que tout soit terminé par l’occupation de Lucknow : il s’agit maintenant de poursuivre les bandes de rebelles dispersées dans toutes les directions, d’empêcher qu’elles ne se réorganisent sur d’autres points du territoire, et de procéder au jugement des chefs qui ont dirigé, ou encouragé le mouvement. Le gouvernement anglais aura ensuite à rétablir l’ordre, à réformer l’administration civile, à régulariser la perception des impôts, enfin à organiser un nouveau système de défense militaire qui rende moins dangereux désormais l’emploi de troupes indigènes ; car, malgré la défiance que doit inspirer l’exemple récemment donné par les cipayes, on ne saurait renoncer à l’élément indigène pour le recrutement de l’armée chargée de la garde de l’Inde : lors même que l’on doublerait l’effectif des troupes européennes et qu’on le porterait à quatre-vingt mille hommes, ce chiffre serait tout à fait insuffisant pour couvrir l’immense étendue de territoire que possède la compagnie. Ce sont là de bien graves questions, qui préoccupent tous les esprits en Angleterre, et qui s’élèvent au-dessus des luttes ordinaires auxquelles se livrent les partis politiques : on peut en juger par l’agitation qu’a produite au sein du parlement la présentation des deux bills sur le gouvernement de l’Inde. Le projet de lord Palmerston et celui de M. Disraeli vont se trouver en présence ; l’un et l’autre sont très violemment attaqués, et il faut s’attendre à voir surgir de nouvelles combinaisons qui viendront compliquer ce débat, déjà si difficile. Quoi qu’il en soit, et sans anticiper sur la discussion parlementaire qui doit prochainement s’engager, on peut dire que la prise de Lucknow et la compression matérielle de la révolte ont éclairci la situation et dissipé en grande partie les embarras politiques que l’Inde créait à l’Angleterre.

Quant à l’expédition de Chine, elle éprouvait, à la date des dernières nouvelles, une sorte de temps d’arrêt. Après la prise de Cantona, les représentans de la France et de l’Angleterre ont adressé au souverain du Céleste-Empire des dépêches indiquant les concessions politiques et commerciales qu’ils se croyaient fondés à réclamer au nom de l’intérêt européen et dans l’intérêt même du peuple chinois. L’amiral Poutiatine et M. Reed se sont volontiers associés à cette démarche pacifique, et ils ont exprimé de la part de la Russie et des États-Unis les mêmes demandes. Jusqu’à ce que la réponse de l’empereur arrive de Pékin, les hostilités demeurent nécessairement suspendues. Les alliés continuent à occuper Canton, où ils essaient de rétablir l’ordre, et ils ont même levé le blocus de la rivière, afin de ranimer, si cela est possible, les affaires commerciales, dont l’interruption a causé de graves dommages aux négocians anglais de Hong-kong. Malheureusement il ne paraît pas que cette mesure ait produit dès le début les résultats que l’on espérait : le commerce est resté nul, les marchands chinois n’ont pas donné signe de vie, et ils se tiennent dans la plus complète réserve. Obéissent-ils à des ordres secrets émanés du gouvernement chinois ? Craignent-ils, en renouant des relations avec les Européens, de se compromettre aux yeux des mandarins ? Veulent-ils employer contre les étrangers la force d’inertie, et espèrent-ils obtenir par ce procédé des conditions plus avantageuses pour l’évacuation de Canton ? Ce sont des hypothèses qu’il est plus facile d’exposer que de résoudre. Les négocians anglais se montrent très impatiens, et voudraient que les escadres alliées reprissent immédiatement les hostilités en se portant vers le nord et en montrant leurs pavillons dans le golfe de Petchili. Cette impatience est légitime, car chaque jour de délai augmente les pertes, déjà très considérables, du commerce, et aggrave l’état de souffrance dans lequel se trouvent les principales maisons de Hong-kong ; mais il est évident que les représentans des puissances doivent laisser aux événemens leur cours naturel, et qu’ils ne peuvent recommencer la lutte avant que l’empereur de Chine ait eu le temps de répondre à leurs dernières communications. On se prépare toutefois à agir. Canton est mis en état de défense pour le cas où les Chinois tenteraient un retour offensif. Lord Elgin et le baron Gros sont partis pour Shang-haï avec plusieurs bâtimens des deux escadres. Ils seront ainsi plus rapprochés de Pékin, et se rencontreront avec des mandarins dont les dispositions ont toujours été plus bienveillantes à l’égard du commerce étranger que ne l’ont été celles des autorités de Canton. Quel que soit le résultat des négociations ouvertes avec le cabinet de Pékin, il ressort des derniers événemens un fait essentiel, à savoir la coopération des États-Unis et de la Russie s’alliant à l’Angleterre et à la France pour obtenir dans les ports du Céleste-Empire des conditions plus libérales. Ce concours est d’autant plus précieux qu’il marque nettement le caractère de la lutte entreprise contre la Chine, lutte qui n’est inspirée ni par l’ambition politique, ni par un désir de conquête, mais qui se justifie par l’intérêt de la civilisation et du commerce, et dont les résultats profiteront au moins autant au peuple chinois qu’au reste du monde.

Les États-Unis sont décidément en train de devenir la terre classique de l’imprévu et des surprises. Il y a trois mois, la république présentait le spectacle attristant d’une société tout entière en liquidation : les banques publiques et particulières fermaient successivement leurs comptoirs, et le crédit américain semblait près de crouler comme un château de cartes. Les citoyens de l’Union avaient depuis longtemps déjà pratiqué trop assidûment le culte du dieu Mammon ; ils payaient et faisaient payer cher à la trop confiante Europe les conséquences de ce culte impie. Cependant une si désastreuse expérience ne semblait pas les avoir corrigés, et l’on pouvait croire qu’ils persisteraient dans leur endurcissement ; certains organes de la presse américaine s’applaudissaient cyniquement de la banqueroute générale comme d’un remède héroïque qui devait purifier le crédit national et le débarrasser de ses dettes véreuses et de ses mauvaises créances. Heureusement la grâce divine opère où et quand il lui plaît, et il ne faut jamais désespérer du salut des pécheurs. Tout à coup les États-Unis, se sentant touchés de la grâce divine, se sont mis à faire pénitence. À l’épidémie de la banqueroute a succédé une épidémie religieuse plus générale encore, s’il est possible, mais aussi moins dangereuse. Dans tous les états de la Nouvelle-Angleterre, à New-York surtout, les meetings succèdent aux meetings sans interruption. Les chapelles et les églises sont remplies de fidèles qui viennent publiquement implorer en leur faveur les prières de leurs coreligionnaires. En un mot, les États-Unis assistent à ce qu’on appelle, dans le jargon religieux du pays, un revival, ou réveil de la foi. Il y a néanmoins entre ce revival et ceux dont les États-Unis ont donné si souvent le spectacle une immense différence : il n’a aucun caractère de fanatisme et de superstition. Ça et là, dans quelques états, les anciens phénomènes d’hystérie dévotieuse, tels que les convulsions, les aboiemens, se sont bien manifestés ; mais ce ne sont que des accidens isolés qui servent à mieux faire ressortir le caractère général de ce singulier mouvement, qui s’est distingué par son calme et sa dignité. Ce mouvement non plus n’a rien de local, il ne s’est pas circonscrit dans un état particulier ; il a pris comme une traînée de poudre et a parcouru en un instant tous les états de la Nouvelle-Angleterre. Il n’a pas davantage son origine dans une secte particulière, et n’est pas sorti d’un camp meeting méthodiste ou d’une prédication prophétique swedenborgienne. Il a conquis au contraire toutes les sectes et les a entraînées l’une après l’autre dans son tourbillon. Les sectes les moins orthodoxes comme les plus populaires, les unitaires comme les méthodistes, les universalistes comme les baptistes, y ont pris part. Cette fièvre religieuse, née dans quelques obscures chapelles, s’est propagée en quelques semaines avec une rapidité étonnante. D’abord les meetings ont été hebdomadaires, puis ils se sont tenus deux fois par semaine, puis chaque jour, enfin à toute heure de chaque jour.

Quelle est la cause de cet étrange mouvement ? Il n’en faut pas chercher d’autre qu’un sentiment de violente réaction contre les indignités dont la grande république a présenté le spectacle depuis trop d’années déjà. Que ferons-nous pour être sauvés ? c’est le texte ordinaire des prédications des ministres et de leurs exhortations aux fidèles. « O mes frères, combien nous avons besoin d’une renaissance de la foi dans un pays qui se précipite en de telles infamies ! » s’écriait un ministre unitaire devant sa congrégation. Tel est en effet le sens véritable de cette manifestation, qui ne pouvait éclater que dans les vieilles colonies du puritanisme. C’est une pénitence nationale ; les États-Unis demandent pardon à Dieu de leurs péchés des dernières années, péchés qui sont nombreux, il faut bien l’avouer. De pareils faits sont sans doute fort éloignés de nos mœurs, et il nous est difficile de les comprendre ; cependant on ne peut en méconnaître l’importance et même la grandeur. Rien ne prête à rire dans cette manifestation, sauf quelques détails ridicules qui s’y mêlent, comme ils se mêlent à toutes les choses humaines, et on ne peut l’expliquer ni par le fanatisme, ni par la superstition, ni par l’influence des ministres. Le revival s’explique très bien au contraire par le dégoût et la réprobation que le spectacle de la banqueroute, les affaires du Kansas, la tyrannie du sud, les expéditions des flibustiers, ont fini par soulever dans les états du nord, où fermente toujours un impérissable levain de puritanisme. C’est un soulèvement de la conscience populaire et un réveil de l’esprit protestant.

Les mormons seraient fort en péril, si au milieu de cette fièvre religieuse on apprenait que l’expédition dirigée par le colonel Johnston a éprouvé un échec. Ils courraient grand risque de payer cher leur succès, et d’être pris par la république comme le bouc émissaire chargé des péchés d’Israël. Brigham Young et sa secte pourraient bien être offerts en expiation de la banqueroute, de l’esclavage et des pirateries de Walker. À Utah aussi cependant les manifestations religieuses abondent ; Brigham Young essaie de préparer son peuple au combat par la prédication et la prière, et appelle la colère du Tout-Puissant contre ses ennemis. « Le Seigneur est avec nous, disait-il dans un de ses derniers sermons, et si nous sommes bien déterminés à envoyer nos ennemis en enfer, aucun pouvoir ne peut prévaloir contre nous, car il m’a été révélé qu’il ne resterait pas dans la plaine un brin de gazon pour nourrir leurs chevaux. » Ce n’est pas seulement par cette éloquence grossière que Brigham essaie d’exciter l’enthousiasme de son peuple ; il est plus politique qu’éloquent, et compte plus, pour le succès de sa cause, sur la carabine et le revolver que sur l’accomplissement de ses prophéties. Il dirait volontiers à ses mormons ce que disait Cromwell à ses soldats : « Ayez confiance en Dieu, et tenez votre poudre sèche. » Aussi les dernières nouvelles d’Utah nous montrent-elles les mormons occupés des préparatifs de la guerre sainte, fabriquant de la poudre et des revolvers, inventant des armes à feu d’un nouveau modèle. Cependant toutes ces précautions seraient probablement impuissantes à les sauver, si la nature ne conspirait pour eux dans ces plaines immenses, dans ces défilés que leurs ennemis ne connaissent pas, et où ils comptent les engager et les détruire en détail. Si ce résultat avait lieu, et il n’a rien d’improbable, la dernière heure du mormonisme aurait sonné, ou Brigham devrait songer à un nouvel exode pour arracher son peuple à la vengeance de l’Union.

L’expédition contre les mormons est sans doute une œuvre fort méritoire. Cependant, puisque les citoyens de l’Union sont en train de demander pardon de leurs péchés à Dieu et cherchent les moyens de faire amende honorable, ils n’ont pas besoin d’aller jusqu’à Utah pour trouver des vices à réformer et des crimes à punir. Les occasions ne leur manquent pas de faire œuvre pie, et de montrer que leur ravivement de foi est autre chose qu’un accès de fièvre dévotieuse. Par exemple, pourquoi les membres du congrès, purifiés par cette nouvelle pentecôte, comme disent certains enthousiastes, ne renonceraient-ils pas à leurs discussions brutales et à leurs batailles à coups de poings ? Pourquoi les planteurs du sud, visités par l’esprit du Seigneur, ne renonceraient-ils pas à l’affreux commerce de la traite qu’ils font effrontément avec Cuba et le Brésil, ainsi que l’ont démontré certains faits récens ? Ni le congrès, ni les états du sud n’ont été encore touchés de la grâce, et la vieille œuvre d’iniquité, le maintien et l’accroissement de l’esclavage, ne cesse de remporter de nouveaux triomphes. Tout récemment encore le sénat a voté un bill qui admet le Kansas au sein de l’Union, et qui reconnaît officiellement pour cet état la constitution de Lecompton, œuvre de fraude et de violence du parti de l’esclavage. Si ce bill n’est pas repoussé par la chambre des représentans, la république comptera un état à esclaves de plus. Le succès n’est pas encore assuré cependant ; un des anciens chefs du défunt parti whig, M. Crittenden, a proposé un amendement par lequel le sénat, en admettant, par respect pour la souveraineté populaire, la constitution de Lecompton, accorde néanmoins au peuple de cet état le droit de déclarer une fois encore s’il entend ou non conserver cette constitution. Cet amendement fort sage permettrait, s’il était adopté, de connaître enfin les vœux véritables de la population sans remettre en question un fait accompli. La proposition de M. Crittenden serait-elle acceptée ? Personne ne doit plus le souhaiter que M. Buchanan, car ce bill a déjà mécontenté le parti qui l’a porté au pouvoir, et s’il est contraint de sanctionner l’admission du Kansas avec la constitution contestée de Lecompton, il perdra l’appui des démocrates du nord et aura brisé pour jamais le parti démocratique, le seul des partis de l’Union qui présente aujourd’hui quelque homogénéité. ch. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES

JEAN II DE LAZAREF.


Armlano-Rousski Slovar (Dictionnaire Arménien-Russe), par M. de Khondabachef[1].


Dans les deux pays entre lesquels la masse de la nation arménienne est aujourd’hui répartie, — l’empire ottoman et la Russie, — cette nation occupe une position bien différente, et qu’il serait curieux d’étudier pour connaître la ligne de conduite suivie par les deux gouvernemens vis-à-vis des peuples de race étrangère sur lesquels leur domination s’est étendue. Le premier, envisageant les Arméniens, ainsi que les Grecs, les Bulgares et tous les autres chrétiens courbés sous son autorité, comme des êtres d’une nature inférieure, des rayas, les excluant de toutes les fonctions actives de l’ordre administratif, les a laissés se constituer, au sein de la commune patrie, en autant de nationalités distinctes, ayant chacune sa vie propre, ses intérêts particuliers, et sans cohésion entre elles et avec le pouvoir prédominant. Ce système d’exclusion, qui a toujours été un des vices du gouvernement turc, et qui a produit sa faiblesse actuelle, a eu pour résultat de conserver aux Arméniens leur physionomie asiatique, leurs mœurs et leur caractère natif. En outre, la différence des religions élève entre eux et leurs maîtres une barrière infranchissable, et toute fusion par le mélange du sang est à jamais impossible.

La conduite de la Russie a été entièrement opposée, surtout depuis l’annexion de la Grande-Arménie par le traité de Tourkman-tchaï, conclu avec la Perse en 1828. Autant la Porte semble avoir pris à tache de s’isoler de ses sujets professant un culte autre que l’islamisme, autant la Russie fait d’efforts pour s’assimiler les populations hétérogènes qu’elle a englobées dans son vaste territoire, pour réunir tous ces élémens disparates en une vaste unité et les soumettre à l’action de son influence morale et de sa civilisation. Pleine d’empressement à accueillir les Arméniens, elle les a incorporés dans ses armées, principalement dans celle du Caucase, où elle a su si bien utiliser leurs services, et les a conviés à prendre place sans distinction dans tous les rangs et toutes les carrières de la société. Plusieurs d’entre eux, qui avaient bien mérité de leur nouvelle patrie, ont reçu en récompense les plus grands honneurs et ont fait une fortune éclatante. Il me suffira de citer le prince Madatof, qui, simple pâtre au début de sa carrière, était devenu par ses talens militaires hors ligne lieutenant-général ; le prince Argoutinski-Dolgorouki, mort, il y a quelques années, gouverneur du Daghestan et aide-de-camp général de l’empereur ; les généraux Behboutof et Orbélianof, dont les noms ont figuré plus d’une fois avec éclat dans les bulletins de la dernière guerre, et plusieurs autres qui se sont illustrés ou distingués à différens titres, et que je pourrais mentionner. Un des moyens les plus efficaces pour opérer cette transformation est sans contredit l’éducation russe qui est donnée aux Arméniens, et pour laquelle ont été composés différens livres destinés à leur faciliter l’intelligence et l’usage de la langue officielle du grand empire dont ils font aujourd’hui partie. Parmi ces livres est le Dictionnaire arménien-russe de M. de Khoudabachef. Au moment où vient de s’éteindre à Saint-Pétersbourg l’homme vénérable par les conseils duquel ce dictionnaire a été rédigé, et dont la munificence pourvut aux frais de l’impression, je voudrais, à propos de ce remarquable ouvrage, consacrer quelques mots de regret à une mémoire que recommandent d’éminens services rendus aux lettres orientales par une constante et généreuse protection et le noble emploi d’une grande fortune.

M. le comte Jean II de Lazaref, chambellan de l’empereur de Russie, conseiller d’état, curateur des églises arméniennes de Saint-Pétersbourg et de Moscou et de l’institut Lazaref des langues orientales de Moscou, était, avec deux frères qui lui ont survécu, MM. Christophe et Lazare, le représentant direct d’une famille originaire de la Grande-Arménie, qui figure aujourd’hui dans les rangs de l’aristocratie de Saint-Pétersbourg. Cette famille est un des débris de l’ancienne féodalité arménienne qui avaient résisté aux invasions des Arabes, des Turcs, des Mongols, des Ottomans et des Persans modernes. Un de ses descendans, Manoug, possédait, au commencement du XVIIe siècle, une principauté qui était restée debout et indépendante dans l’Arménie orientale, au milieu des révolutions sans nombre auxquelles ce pays avait été en proie. Lorsqu’en 1605 Chah-Abbas le Grand, souverain de la Perse, transplanta dans son royaume les habitans des provinces riveraines de l’Araxe, parmi lesquels étaient en majorité ceux du territoire de Djoulfa, Manoug partit avec eux.

Pour rappeler le souvenir de la patrie absente, ces émigrés donnèrent à la colonie qu’ils fondèrent auprès d’Ispahan le nom de Nouvelle-Djoulfa. Voulant leur faire oublier la violence qui les avait arrachés de leurs foyers et donner l’essor à leur industrieuse activité dans ses états, Chah-Abbas se montra plein de bienveillance pour eux, et leur accorda les plus grands privilèges. Cette protection et l’habileté mercantile des Arméniens ranimèrent et rendirent florissant le commerce de la Perse, et la colonie de Djoulfa atteignit à un degré de splendeur que décrivent tous les voyageurs européens qui l’ont visitée au XVIIe siècle. Abbas II (1642-1666), petit-fils d’Abbas le Grand, investit le fils de Manoug des fonctions de directeur des monnaies, et le fit son ministre des finances. Plus tard, le fameux Nadir-Chah (Thamasp-Kouli-Khan) le nomma kelonther,c’est-à-dire préfet et juge suprême de la Nouvelle-Djoulfa. Comme souvenir de son administration, le magistrat arménien laissa deux caravansérails, à l’érection desquels il consacra, sur ses deniers personnels, une somme de 100,000 écus, et où ceux de ses compatriotes que le commerce attirait à Ispahan trouvaient l’hospitalité. Les révolutions qui suivirent la mort de Nadir-Chah forcèrent un descendant de Manoug, Éléazar Nazarian Lazariants, à quitter la Perse ; il passa en Russie, attiré par l’accueil empressé que, depuis Alexis Mikhaïlovitch, les tsars faisaient aux Arméniens, et par la protection et la sécurité qu’ils leur offraient dans leurs états. La Russie les voyait alors accourir de tous côtés ; Éléazar et son fils, le comte Jean Ier, s’y signalèrent par la création de vastes fabriques de soie et de coton aux environs de Moscou, par l’exécution de plusieurs opérations importantes de finances pour le compte du gouvernement, et en prenant une part active à la fondation des villes de Kizlar, Mozdok, Grigoriapol, et de la Nouvelle-Nakhitchévan. Le comte Jean Ier, l’ancien ami de Potemkin, mourut en 1813, laissant une immense fortune, et après avoir été comblé des faveurs de Catherine II, Paul et Alexandre Ier. Sa dernière pensée fut un bienfait pour ses compatriotes, et un nouveau service rendu au pays qui l’avait accueilli. Par son testament, il consacra une partie de cette fortune à la fondation à Moscou d’une maison d’éducation destinée, sous le nom d’Institut des langues orientales, à recevoir les Arméniens et les natifs du Caucase, et à leur fournir une instruction dont ils iraient plus tard reporter le bienfait dans leur patrie. La suprême volonté de Jean, dont l’exécution avait été confiée à Joachim, son frère et son héritier, fut remplie avec une libéralité qui outrepassait même les intentions du donateur. Joachim éleva le capital de fondation à la somme de 500,000 roubles, et depuis lors le comte Jean II, avec ses deux frères Christophe et Lazare, pieux continuateurs de l’œuvre paternelle, ont porté cette somme à plus d’un million (4 millions de francs). Depuis la mort de son père Joachim, arrivée en 1826, Jean II, devenu le chef de la famille de Lazaref, consacra tous ses soins à la direction de l’Institut des langues orientales, et introduisit de nombreuses améliorations dans cet établissement, devenu aujourd’hui l’un des plus importans de ce genre que possède la Russie. L’imprimerie qu’il y annexa s’enrichit des types des idiomes orientaux les plus usuels, et produisit une foule de publications utiles, parmi lesquelles on peut citer l’ouvrage en trois volumes in-4o intitulé Collection de documens relatifs à l’histoire de la nation arménienne, recueil précieux où sont contenus les oukases des tsars et toutes les pièces officielles concernant l’histoire des Arméniens de Russie, et le Dictionnaire arménien-russe de M. de Khoudabachef, dont l’impression coûta 40,000 roubles assignats. Mon content de fournir largement à la dotation des églises arméniennes de Pétersbourg et de Moscou, dont l’érection est due à sa famille, le comte Jean II bâtit à ses frais la belle église qui s’élève aujourd’hui au centre des usines du gouvernement de Perm. Plein d’humanité et de bonté pour les serfs de ses domaines, il subvenait, dans les années difficiles, à leur entretien et à leurs besoins, et voulait que les sommes qu’il affectait à cet usage fussent prélevées sur ses revenus, même avant ses dépenses personnelles. En une foule de lieux, il avait fondé pour eux des écoles et des hospices. Aussi la nouvelle mesure ordonnée par le gouvernement russe pour l’affranchissement des paysans avait-elle été accueillie par lui avec la plus vive sympathie. Ce n’est qu’à sa mort que l’on a connu les prodigalités de sa charité, qui s’exerçait indistinctement envers tous les malheureux, quelle que fût leur religion ou leur nationalité. Ses obsèques ont eu lieu au milieu d’un immense concours, où figuraient tous les ministres de l’empereur. Sa dépouille mortelle a été déposée dans la chapelle arménienne du cimetière de Smolensk, non loin de Saint-Pétersbourg.


ED. DULAURIER.


V. DE MARS.


  1. Publié par les soins et aux frais de M. le comte Jean II de Lazaref ; Moscou, 2 vol. grand in-8o.