Chronique de la quinzaine - 30 juin 1850

Chronique n° 437
30 juin 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 juin 1850.

Le crédit des frais de représentation est voté, et la majorité a répondu aux vœux de tous les amis du pays en accordant ce que le gouvernement demandait dans un sentiment de dignité et d’équité que tout le monde comprenait, nous en sommes convaincus, mais qui pourtant a eu besoin d’être exprimé au dernier moment par la parole énergique et décisive du général Changarnier. Indiquons rapidement les traits principaux de cette délibération.

Il y a des personnes qui semblaient vouloir grossir outre mesure la question des frais de représentation de la présidence. Nous ne concevons pas bien pourquoi. Quant à nous, nous étions et nous sommes fort à notre aise pour discuter fort librement toutes les hypothèses qu’on rattachait à cette question ; mais, avant de controverser les conjectures ingénieuses de nos amis et de nos alliés, nous voulons dire nettement ce qu’était et ce qu’est encore pour nous la question des frais de représentation.

C’est une question de convenance et de dignité. Nous n’y mêlons ni le passé ni l’avenir, nous ne la traitons que comme elle est, pour le présent, et, traitée ainsi, nous ne concevons pas que la majorité eût hésité à voter l’allocation demandée.

On hésitait, nous dit-on, sur la forme plutôt que sur le fond, et ici nous rencontrons la distinction que faisait la commission entre les frais d’installation et les frais de représentation. Que voulait dire cette distinction ? Était-ce la pensée de financiers qui croient toujours faire un bon marché quand ils donnent moins qu’on ne leur demande ? Était-ce la pensée d’hommes d’état ou d’hommes de parti qui refusent d’établir un principe qui répugne aux institutions du pays ou à leurs opinions particulières ?

Voyons d’abord la pensée des financiers : les financiers accordaient des frais d’installation ; mais ils ne réfléchissaient pas que dans les lois de finance il n’y n pas et il ne doit pas y avoir de sous-entendu. Or, la présidence aujourd’hui n’avait pas besoin de frais d’installation, elle est installée ; mais elle a besoin de frais de représentation. Oui, pour vivre comme doit vivre le président de la république, c’est-à-dire le chef de l’état, pour aller inaugurer les grandes solennités de l’industrie, du commerce et des arts, pour avoir la main ouverte et libérale comme il sied au représentant de la France de l’avoir, il faut des frais de représentation. Les frais d’installation que vous consentiez à voter étaient-ils une sorte de prime que vous accordez à qui accepte les difficiles et pénibles fonctions de président de la république ? Est-ce un subside d’encouragement ? Ah ! si nous en sommes venus à ce point de tout apprécier en argent, 1 600 000 fr. de frais d’installation ne sont pas une prime suffisante pour quiconque sait ce qu’il accepte en devenant président de la république. — Voulez-vous un autre calcul ? Mettez en adjudication le gouvernement de la France, et je sais des gens qui consentiront à nous gouverner avec un rabais considérable. Vous en aurez, il est vrai, pour votre argent, et vos mitres ne vaudront que ce qu’ils vous coûteront. Au budget, ils vous coûteront peu ; ailleurs, ils vous coûteront votre ruine ; mais laissons de côté ces misérables calculs. Le président a sollicité et accepté d’être le chef de l’état en France pour faire honneur à son nom, aux vœux du pays, à la nécessité de sauver la société menacée, et non pas pour avoir 1 600 000 francs de frais d’installation. Ne tarifez pas son dévouement après en avoir profité, et ne lui donnez rien pour s’être installé sur la brèche : cela sera plus digne de lui et de vous. Il y est monté par ambition ou par vocation de famille, comme vous voudrez, par goût du péril et non par spéculation. Seulement il croyait que la guérite du premier défenseur de l’ordre en France devait être un palais, tel qu’il convient au chef de l’état d’en avoir un, ouvert au malheur, ouvert aux arts, ouvert à tout le monde, et il le croyait d’autant plus volontiers, que cela ne rend pas la guérite plus sûre. La commission en jugeait autrement, soit ; mais que voulait-elle donc alors avec ses frais d’installation ? Voulait-elle seulement un palais de la présidence ? Nous, au contraire, nous voulions un président. La différence est grande entre les deux choses. Donner 1 600 000 francs pour créer un palais, et puis mettre dans ce palais quelqu’un qui ne peut pas l’habiter et le tenir ouvert, c’était une inconséquence ou un prétexte. Si c’était une inconséquence, nous dirons franchement que nous avons déjà assez de palais vides ; ce n’est pas la peine d’en avoir un de plus. Si c’était un prétexte pour donner 1 600 000 francs au président, nous dirons que le prétexte avait deux défauts : il était visible et il n’était pas bienveillant.

Les frais de représentation correspondent à un usage public et éclatant du crédit demandé ; les frais d’installation, par voie de rappel, étaient un subside qui semblait dépensé d’avance. Les frais de représentation font un président, ils aident à fonder une institution. Les frais d’installation étaient une quittance.

Venons donc à la question politique, puisqu’aussi bien nous venons de dire le mot qui semble expliquer la résolution de la commission. La commission ne voulait rien donner à l’institution de la présidence ; elle craignait de la rendre plus visible et plus active, en la rendant plus bienfaisante et plus libérale ; elle craignait de faire une quasi-royauté ; elle s’était enfin laissé aller à cette politique que nous avons déjà souvent combattue et que nous combattrons sans cesse, qui consiste à sacrifier le présent à l’avenir, à faire le vide dans le présent, sous prétexte de rendre l’avenir plus libre. On ne réfléchit pas que ce vide qu’on fait avec complaisance pour y mettre plus aisément ses espérances ou ses illusions, c’est dans ce vide qu’on laisse la société suspendue et éperdue. Quant à nous, s’il nous reste un mât seulement après le naufrage, nous tâchons de faire du mât un radeau, laissant au temps le soin de faire du radeau un vaisseau, si cela se peut.

Ah ! si nous avions eu affaire à des républicains de la veille (non pas à ceux qui aiment la simplicité dans les palais qu’ils n’habitent pas, gens aimables qui veulent faire faire diète au prochain pour se guérir de leurs indigestions), si nous avions eu affaire à des républicains qui croient que la république ne peut pas se passer d’une certaine austérité ou d’une certaine raideur d’habitudes, si nous avions eu affaire à de pareils contradicteurs, nous aurions conçu plus aisément les objections qu’ils auraient faites aux frais de représentation. Quand ils auraient dit, par exemple, que voter une liste civile quasi-monarchique, c’était s’éloigner de l’esprit de la république, nous aurions eu peut-être de quoi leur répondre à ce propos, et même notre première réponse aurait été une question : Vous parlez de république, laquelle ? car nous en connaissons de diverses sortes. Mais cette controverse que nous aurions eue volontiers avec quelques sincères républicains de la veille, pouvions-nous de bonne foi l’avoir avec les personnes qui ne voulaient pas voter de frais de représentation, parce que c’était, disaient-elles, un commencement de monarchie, et que ce n’en était que le commencement ? Ou toute la république, dit-on, ou toute la monarchie. Nous rejetons hardiment ce dilemme comme inapplicable à l’état du pays. C’est un jeu de logique, et nous disons au contraire, dût la logique en murmurer, qu’il n’y aura de stabilité pour la république que si elle est un peu monarchique, et qu’il n’y aurait de stabilité aussi pour la monarchie, si elle se rétablissait, que si elle était un peu républicaine. Nous prétendons que ce gouvernement, formé d’idées et d’institutions différentes, est le gouvernement qui répond le mieux à l’état du pays, qui est fort complexe, où tout est mêlé, où la logique absolue n’est plus de mise, et qui vit, comme du reste vit un peu le monde depuis six mille ans, d’inconséquences, ou, pour mieux dire, par des raisons supérieures au raisonnement.

Une république entourée d’institutions monarchiques peut seule succéder à une monarchie entourée d’institutions républicaines. Cela a l’air d’un paradoxe, et c’est là cependant la vraie pensée du pays, qui ne s’inquiète pas de vivre selon la logique, mais selon ses mœurs et ses idées, selon ses traditions modifiées par ses opinions, Eh ! ne voyez-vous pas, nous dira-t-on, que votre monarchie entourée d’institutions républicaines a abouti à la république ? Vous voudriez bien, nous comprenons votre pensée, que la république, entourée d’institutions monarchiques aboutît aussi à la monarchie. — La monarchie a mis dix-huit années, et dix-huit années heureuses, à aboutir à la république ; nous ne demandons pas mieux que la république mette le même temps pour aboutir à la monarchie, et nous savons bien des républicains qui passeraient le bail, si on voulait le leur assurer.

Oui, plus nous examinons l’état du pays, plus nous sommes convaincus que nous n’avons à choisir qu’entre ces deux choses-ci : une république entourée d’institutions monarchiques, ou une république entourée d’institutions socialistes. La république par elle-même n’est qu’un nom ; c’est un cadre. Or, dans ce cadre quel tableau mettrons-nous ? Voilà la question. S’imaginer que nous devons faire le tableau pour le cadre, c’est entendre la politique comme certaines gens de nos jours entendent les arts. La république, et c’est là son avantage, n’est pas un cadre rigoureux et dur ; c’est, au contraire, une forme élastique et souple qui se prête à l’état du pays. Or de quel côté penche le pays, nous le demandons ? Est-ce du côté de la république socialiste ? Est-ce du côté de la stabilité à laquelle quelques personnes aiment à donner le nom de monarchie, voire de légitimité, et à laquelle nous laissons son nom impartial et général de stabilité ? La réponse ne peut pas être douteuse. C’est donc dans le sens de la stabilité qu’il faut marcher. — C’est faire de la quasi-monarchie. — Aimez-vous mieux qu’on fasse du quasi-socialisme ? — Ni l’un ni l’autre, s’écrie-t-on d’un air sentencieux ; faisons de la république ! — Faire de la république, c’est faire le vide, car la république n’est que ce que la font les institutions du pays, et les institutions d’un pays doivent s’accommoder à ses mœurs. — Eh bien ! dit-on d’un autre côté, faisons vraiment de la monarchie ! — Essayez-le donc !

Nous qui n’aimons pas à courir les aventures sur la foi de la logique, nous pensons, avec les faibles d’esprit, que la république, retenant ou reprenant peu à peu ce qu’il y a encore de monarchique dans les habitudes du pays, afin de ne pas prendre ce qu’il y a de socialiste dans ses utopies et dans ses chimères, la république s’entourant d’institutions monarchiques (pourquoi ne pas répéter notre paradoxe ?) ; la république enfin, visant à la satisfaction des intérêts et des sentimens du pays, au lieu de viser à la satisfaction de la logique, est le seul état social qui convienne aux dispositions contradictoires de notre société. Et nous ne voyons pas en quoi la liste civile du président votée annuellement répugne à ce genre de république. Nous ne voyons pas non plus en quoi cet arrangement quasi-monarchique peut contrarier ceux de nos amis et de nos alliés qui, au lieu de s’obstiner à vouloir tout ou rien, cet introuvable et désastreux idéal de la logique, auraient foi en cette maxime de bon sens que la meilleure manière d’arriver au haut de l’échelle, c’est d’en monter peu à peu tous les degrés, ou en cette autre maxime encore, qu’on ne peut pas arriver, si on ne se met pas en route. — Oui, mais si vous restez en route ! nous crie-t-on. — Eh bien ! si la route est bonne et si les stations sont commodes, où sera le mal ?

Nous avons discuté par goût de conversation les conséquences qu’on attache au vote des frais de représentation ; mais nous ne prenons au sérieux pour le moment aucune de ces conséquences, quoique aucune ne nous effraie. Pour nous, encore un coup, le vote des frais de représentation n’était qu’une affaire de convenance. Il reste pour nous ce qu’il était, et les résistances même qu’il a rencontrées n’en ont pas changé le caractère. Avouons-le en effet : rien ne serait plus propre que ces résistances à faire de ce vote un vote politique. Parce qu’il a plu à quelques personnes de croire que voter des frais de représentation, c’était sacrer un roi et sacrer le roi qu’elles ne voulaient pas, parce que dans cette idée elles ont dit non ! cela ne signifie pas que celles qui ont voté ces frais de représentation se soient dit : Oui, ce vote est un sacre, et c’est pour cela que nous votons. Prenons les paroles du général Changarnier, prenons-les pour l’explication du vote de la majorité : le général Changarnier n’a pas dit de voter pour faire un monarque, il a dit de voter par convenance et par dignité. Pourquoi aller plus loin ? pourquoi aller à côté ? pourquoi aller au-dessus ?

Nous avons dit qu’aucune des conséquences du vote des frais de représentation ne nous effrayait ; il est une conséquence pourtant qui nous effraierait : si de ce vote devait naître la scission de la majorité, oh ! alors nous serions inquiets ; mais pourquoi une grande portion de la majorité voudrait-elle dorénavant et à cause de ce vote faire bande à part ? Pourquoi voudrait-elle à toute force faire de ce vote une politique nouvelle, une ère particulière ? La réforme électorale a été le commencement de quelque chose, nous l’espérons ; mais le vote des frais de représentation ne peut être le commencement de quelque chose que si on l’y oblige à force de l’en accuser. — Vous êtes un optimiste, nous dit-on, ou vous êtes un endormeur. Voyez en effet deux symptômes significatifs : d’une part, on commence à parler de la prolongation de la présidence ; de l’autre, une partie de la majorité refuse de mettre à l’ordre du jour la loi sur les maires. Un mot sur chacun de ces deux symptômes.

On parle de la prolongation de la présidence : est-ce seulement depuis le vote des frais de représentation ? est-ce à cause de ce vote ? Est-ce que par hasard personne avant ce vote ne sentait les dangers et les inconvéniens d’un pouvoir à courte échéance ? Est-ce qu’on ne disait pas que la vue de cette courte échéance empêchait l’essor des affaires ? Ne mettez donc pas au compte du vote des frais de représentation les entretiens qui peuvent avoir lieu sur la prolongation de la présidence. Avec ou sans frais de représentation, la présidence triennale a toujours paru trop courte. Nous en disons autant de l’assemblée triennale, surtout quand l’assemblée est unique. Non, la question de la révision de la constitution n’est pas une question qui date de quinze jours, et c’est une mauvaise plaisanterie que de la faire procéder du vote des frais de représentation, à moins qu’on ne soit décidé à faire procéder toutes choses de là, et à changer, bon gré mal gré, un chiffre en principe.

Voilà pour le premier symptôme ; voici pour le second. La répugnance que la loi des maires inspire au parti légitimiste ne date-t-elle non plus que du vote des frais de représentation ? Il y a long-temps déjà que la loi des maires a été présentée et qu’elle a été mal accueillie par le parti légitimiste. Il y a long-temps même que le rapport qui conclut au rejet de la loi a été déposé sur le bureau de la chambre. Ce que les légitimistes ont fait, il y a trois jours, en rayant la loi des maires de l’ordre du jour, ils l’auraient fait avant le vote des frais de représentation.

Nous avons beau faire, nous ne voyons pas de conjuration pour ou contre le président, qui soit née ou près de naître du vote des frais de représentation. Nous ne concevons donc pas les alarmes qu’on veut faire naître sur l’union de la majorité. Nous cherchons même dans notre mémoire de quinze jours s’il y a eu pendant la discussion de cette loi, soit dans l’assemblée, soit dans la presse quotidienne, quelque chose qui ait pu blesser les affections et les souvenirs de la majorité. Nous ne trouvons, au contraire, que des choses qui ont dû plaire à la majorité ; nous ne trouvons que des retours de justice et d’équité vers le régime d’avant 1848. Ainsi Dieu sait quelles sottes et misérables calomnies avaient été répandues sur la liste civile et sur la fortune du roi Louis-Philippe ; Dieu sait le mal qu’ont fait ces calomnies. Comme, ces jours derniers, il a été beaucoup question de liste civile, on s’est mis à rechercher l’emploi que la restauration d’abord, la monarchie de juillet plus tard, ont fait de leur liste civile ; on a même publié les comptes de la liste civile du roi Louis-Philippe. Jamais la libéralité et la munificence, qui font l’honneur de la royauté, n’ont été plus grandement mises en pratique, jamais plus d’aumônes ne sont descendues du trône. Pendant dix-sept ans de règne, les charités du roi et de la reine se sont élevées à plus de 25 millions de francs. Pendant dix-sept ans de règne, le roi a dépensé 62 millions en achats d’objets d’art, en tableaux, en livres, en entretiens des palais de l’état, en réparations, en constructions, en choses enfin qui restent à l’état, et dont le roi n’a rien emporté dans l’exil. En dix-sept ans de règne enfin, le roi s’est endetté de 32 millions de francs, qu’il paie sur son domaine privé, sur la fortune de ses pères et de ses enfans. Voilà comme le roi thésaurisait ! voilà comme il plaçait ses fonds à l’étranger !

À cette justice que les événemens rendaient au roi, ajoutez la pieuse sympathie qu’excitait l’état de sa santé et les hommages que s’empressaient de lui porter ses anciens ministres. Nous n’avons pas parlé du voyage de M. Thiers à Saint-Léonard, et nous continuerons à respecter par notre silence les entretiens intimes et tout-à-fait privés que le roi a eus avec son ancien ministre ; nous ne voulons dire que ce seul mot, c’est que dans ces hommages d’affection portés à un roi exilé, dans cette justice rendue à l’usage de sa liste civile et de sa fortune, dans toutes ces manifestations de l’esprit conservateur, à côte du note des frais de représentation, vote qui est tout de convenance et de dignité, dans cet ensemble enfin d’actes qui expriment noblement, selon nous, les intentions générales du grand parti conservateur, nous ne voyons rien qui puisse rompre l’accord de la majorité.

Nous nous trompons, dira-t-on, et voici en quoi : c’est que tout ce que nous venons de dire se rapporte aux intérêts et aux espérances du parti bonapartiste, aux souvenirs et aux affections du parti orléaniste, et rien au parti légitimiste. Le parti légitimiste n’a paru dans tout cela que par la répugnance qu’il a eue contre le crédit des frais de représentation ; les événemens divers de la quinzaine, n’ayant rien de sa couleur, n’ont pas pu diminuer sa mauvaise humeur, qui s’est augmentée encore, quand il a vu par le vote de la majorité qu’elle était impuissante. — Petites et misérables explications que nous repoussons par les raisons suivantes. Il est impossible que le parti légitimiste ne comprenne pas qu’il est de son intérêt d’aider à tout ce qui remet en honneur les souvenirs de la monarchie, quelle que soit cette monarchie ; il est impossible que le parti légitimiste ne comprenne pas que tout ce qui tient à la maison de Bourbon, tout ce qui empêche la mémoire qu’elle a laissée dans le pays de s’effacer est favorable aux principes du parti légitimiste. Si le parti légitimiste ne voit point cela, il n’a que des passions, au lieu d’avoir une politique. Enfin, au-dessus même de toutes ces réflexions qui s’adressent à un parti, il y a une raison qui doit toucher tous les partis attachés à l’ordre social : c’est que nous devons tous, en France, quelles que soient nos affections particulières, respecter, honorer, affermir ce que nous appelons les en-cas du présent et de l’avenir. Le prince Louis Napoléon a été le grand en-cas de l’ordre social en 1848. Nous devons chercher à consolider son pouvoir à cause de l’usage qu’il en fait ; mais, comme la Providence n’a pas voulu que la France n’eût qu’une chance, et que, si le sort rayait cette chance du nombre des chances présentes, nous fussions forcés de mettre à la loterie et de nommer quelque illustre premier venu ; comme il y a dans les familles qui ont gouverné le pays d’autres en-cas qui peuvent, en certains jours et en certains momens, servir puissamment au maintien de l’ordre social, nous regarderions, pour notre part, comme une faute et comme un blasphème toute réflexion et toute parole qui tendraient à affaiblir le respect que nous devons à ces secours que le passé garde pour l’avenir. Nous sommes persuadés que nous devons tous nous employer à grandir dans le présent et dans l’avenir tous ceux qui peuvent aider la France à rester une société. Nous savons bien qu’en parlant ainsi et en substituant la doctrine de l’utilité sociale à la doctrine du droit légitime, nous contrarions beaucoup d’honorables opinions ; ce qui nous rassure cependant, c’est que nous raisonnons comme la société agit depuis deux ans. C’est l’utilité sociale que le grand parti conservateur a eue en vue, et c’est cette doctrine, nous en sommes persuadés, qui règlera l’avenir ; mais cette doctrine de l’utilité sociale, loin qu’elle soit opposée à la destinée des princes français, s’appuie au contraire sur eux. Nous ne voulons pas, nous l’avons dit plus haut, sacrifier le présent à l’avenir ; mais nous ne voudrions pas davantage sacrifier l’avenir au présent.

Les idées que nous venons d’exprimer sont évidemment le fond des opinions de la majorité, et elles en ont rendu le bon accord possible. Nous ne voyons pas pourquoi elles ne feraient pas encore le même effet. Elles n’ont pas cessé d’être opportunes, à moins que la majorité ne se soit tout à coup, du jour au lendemain, changée en un parti d’hommes impatiens du dénoûment. Dans l’art dramatique, les gens qui sont impatiens de voir les dénoûmens sont de fort mauvais juges, parce qu’au lieu de chercher comment va la pièce, ils demandent toujours comment elle finira. En politique, ces impatiens ne valent guère mieux.

Nous n’avons qu’un mot à dire sur quelques-unes des dernières discussions de l’assemblée et sur la tâche qu’on fait au président. M. Dupin est un admirable orateur, un savant jurisconsulte, un interlocuteur plein d’esprit et de vivacité, un président d’une rare justesse de jugement ; mais il n’est et il n’est pas forcé d’être un stentor et un Milon de Crotone. Pourquoi donc veut-on lui en faire faire le métier ? Il n’y aura plus, en effet, que des stentors et des Milon de Crotone qui puissent présider l’assemblée, si la montagne continue à faire tous les jours la formidable insurrection de poumons que nous lui voyons faire.

Le différend que nous avions avec lord Palmerston et non pas avec l’Angleterre est fini. Le ministère français a conduit cette affaire avec beaucoup de fermeté et de tact, et nous l’en félicitons. Il a attendu que la chambre des pairs eût censuré lord Palmerston par un des votes les plus solennels qui aient eu. lieu depuis long-temps dans le parlement britannique, et quand cette sentence a été rendue, qui était pour la France la plus honorable satisfaction qu’elle pût désirer, alors le cabinet français n’a plus hésité à accepter l’arrangement proposé. Cet arrangement d’ailleurs était conforme à nos premières demandes c’était d’en revenir pour l’arrangement de la question grecque au traité de Londres, c’est-à-dire à la transaction équitable et modérée que la France avait fait réussir à Londres, et qu’elle n’avait pas pu faire réussir à Athènes, grace à l’opiniâtreté que M. Wyse avait mise à s’en tenir à ses premières instructions, et grace à la lenteur que lord Palmerston avait mise à transmettre à ses agens en Grèce de nouvelles et plus équitables instructions.

Ne nous occupons donc plus de la question grecque que comme d’une question de politique étrangère. Pour nous, l’affaire est finie : nous ne sommes plus acteurs, mais nous sommes encore spectateurs, et, comme spectateurs, l’affaire a de quoi piquer notre curiosité.

La délibération de la chambre des lords sur la politique de lord Palmerston a été grave et curieuse. Nous remercions lord Stanley d’y avoir dit le mot dont toute l’Europe a besoin pour rester fidèle à l’alliance de l’Angleterre. Le Foreign-Office, a dit l’honorable orateur, n’est point l’Angleterre. Il a raison, et ce n’est pas une des moindres preuves de l’esprit de paix et de modération de nos jours, que le soin qu’en France nous avons tous mis, orateurs ou écrivains, à distinguer scrupuleusement, dans cette question, la conduite de l’Angleterre de la conduite de lord Palmerston. Tout le monde a dit que lord Palmerston n’était pas l’Angleterre, et que nous n’avions querelle qu’avec lord Palmerston, et point avec l’Angleterre. Lord Stanley et la chambre des pairs ont proclamé cette distinction, et non-seulement ils l’ont proclamée, mais ils l’ont appliquée ; car ils ont sans hésiter condamné la politique de lord Palmerston, parce que ce n’était pas et ce ne devait pas être là la politique de l’Angleterre.

On a cherché, dans la discussion, à changer la question en la généralisant ; on a demandé si dorénavant les sujets anglais devraient, en pays étranger, se soumettre à toutes les injustices et à toutes les vexations de la tyrannie, sans pouvoir réclamer l’appui de leur pays. Non, assurément ; mais, si on se tient dans cette question absolue, nous faisons alors une autre question absolue : Est-ce que par hasard la loi anglaise suivra partout le sujet anglais, entrera avec lui dans le pays où réside l’Anglais, si bien que, pour juger et condamner l’Anglais coupable de quelque délit, il faudra consulter la loi anglaise, suivre la procédure anglaise, ou renvoyer l’Anglais aux tribunaux de son pays ? Est-ce là le privilège que l’on réclame pour le sujet anglais ? Privilège énorme, pareil à celui qui suivait le citoyen romain, parce que, le monde obéissant aux Romains, il était tout simple que le citoyen romain revendiquât partout la loi romaine, qui n’était étrangère nulle part. En sommes-nous là ? Le monde obéit-il à l’Angleterre ? Le civis romanus sum, ce grand mot dont lord Palmerston a fait la péroraison de son discours à la chambre des communes, n’a de sens que lorsque le monde entier est soumis. Jusque-là, le civis romanus, s’il veut résider à l’étranger, se soumet à la loi étrangère, et, s’il ne s’y soumet pas, il n’est pas admis à résider dans le pays. Et voyez jusqu’où lord Palmerston étend les privilèges du citoyen anglais ! Il y a eu une insurrection à Livourne. L’Autriche, alliée de la Toscane, a envoyé des troupes autrichiennes pour reprendre Livourne. Lord Palmerston prétend que, dans la prise de la ville, les balles autrichiennes ont dû distinguer et respecter les Anglais résidant à Livourne ; ou bien, si un Anglais a été blessé, ou si les marchandises qui existaient dans les magasins des résidens anglais ont été endommagées, il faut une indemnité. On sait les abus qu’avait entraînés à Rome le droit que s’arrogeaient les ambassadeurs de faire de leurs palais un asile inviolable. Nous verrions aujourd’hui, grace à la doctrine de lord Palmerston, ressusciter le droit d’asile : il y aurait seulement cette différence, c’est que l’ancien droit d’asile s’appliquait aux palais diplomatiques, et que le nouveau droit s’appliquerait à la personne. Un Anglais porterait partout son asile avec lui. Quoi qu’il fasse, et où qu’il aille, il serait inviolable. À Paris, on n’aurait pas le droit d’égratigner un Anglais, fût-il même derrière les barricades du 24 juin 1848 ; à Livourne, à Rome, à Messine, si l’incendie de la guerre civile brûlait les maisons des habitans et tous leurs biens, l’incendie devrait s’arrêter devant la pièce de cotonnade qui aurait l’honneur d’appartenir à un Anglais. Si tel doit être le privilège et la prérogative des Anglais sur le continent, le continent ne voudra plus les recevoir, et nous serions forcés, à notre grand regret, de prier lord Brougham de vider son château de Cannes, comme il a forcé M. de Bunsen, l’ambassadeur prussien à Londres et l’un des savans les plus distingués de l’Allemagne, de vider la place qu’il occupait dans les tribunes de la chambre des pairs ; nous serions forcés enfin d’adopter la doctrine que l’Autriche proclame dans sa note du 14 avril 1850 : « Réclamer pour les Anglais établis en pays étrangers une position exceptionnelle et vraiment privilégiée serait forcer, pour ainsi dire, les autres états à se prémunir contre les suites d’une prétention si contraire à leur indépendance, attendu qu’elles feraient, quoique à contre-cœur, d’autres conditions aux sujets anglais qu’elles consentiraient à recevoir chez elles. »

Ainsi, exagérer les privilèges de la cité anglaise, ce serait interdire aux Anglais le continent : aucun état ne les recevrait que s’ils consentaient à se dénationaliser. Que deviendrait le civis sem romanus ? Telles sont les conséquences de la doctrine de lord Palmerston. N’exagérons rien. L’Angleterre doit partout protéger ses sujets, personne n’en doute ; mais cette protection doit être équitable et modérée. Elle ne doit pas défendre à outrance les prétentions exagérées et injustes de ses nationaux. La question en Grèce est de savoir si lord Palmerston a soutenu par des moyens modérés des réclamations équitables. La chambre des lords a dit non ; la chambre des communes vient de dire oui.

Nous avons d’abord voulu mettre en lumière le point de droit international qui a été débattu ; mais nous devons reconnaître que ce point de droit a tenu une fort petite place dans le débat. Le débat, en effet, aujourd’hui n’est plus entre la Grèce et lord Palmerston, comme dans la première phase de l’affaire, ou entre la France et lord Palmerston, comme dans la seconde phase. La querelle avec la Grèce et avec la France est finie ; une autre querelle commence, tout anglaise et tout intérieure, et dont nous voulons indiquer brièvement le caractère, tel du moins que nous croyons le voir.

Et d’abord, pour le dire en passant, parce que c’est toujours bon à dire, que la justice du temps et des choses est une grande et belle justice ! Lord Palmerston n’a eu d’abord affaire qu’à la pauvre et faible Grèce. Quels dédains alors ! quels mépris de la supplication du faible ! Comme c’était bien la belle allégorie d’Homère, l’Injure au pas violent, au front hautain, laissant les Prières la suivre en vain d’un pied timide et d’une plainte étouffée ! Mais bientôt ce n’a plus été la Grèce qui était outragée : c’était la France, et aujourd’hui c’est la chambre des lords. Eh bien ! où sont maintenant les défis de l’Injure ? Où sont sa démarche hautaine, sa parole brève et dure ? Et ces Prières boiteuses et impuissantes naguère, comme elles se sont redressées en s’appuyant contre le sanctuaire de la vieille justice britannique ! Ces faibles filles sont près de devenir de terribles Némésis. — Ainsi vous pensiez, nous dira-t-on, revenant d’Homère à M. Roebuck, vous pensiez que la motion de M. Roebuck en faveur de lord Palmerston serait rejetée ? — Nous n’en savions rien, et nous dirons même que nous nous en soucions peu. Nous n’avons aucune haine contre le ministère whig ni contre lord Palmerston, nous aimons même l’intention générale de la politique whig : nous croyons qu’elle aime les progrès de la bonne civilisation ; mais il y a quelque chose que nous aimons encore plus que le ministère whig : c’est l’Angleterre et le beau et consolant spectacle qu’elle donne au monde depuis deux ans, le maintien de l’ordre au sein de la liberté, l’amélioration sans révolution, l’intelligence des grands, la paix de cœur des petits, la richesse sans dureté, la pauvreté sans envie, ou du moins ces passions contenues par le bon sens général de la société. Aussi tremblons-nous dès que nous voyons le moindre dérangement dans le jeu des institutions britanniques ; nous tremblons même d’autant plus que n’étant point Anglais et ne sachant pas jusqu’où le mât peut craquer sans se rompre, nous croyons plus promptement aux dangers. Or voici qu’à propos d’un vote de la chambre des lords nous entendons le premier ministre, lord John Russell, tenir un langage qui nous semble étrange dans l’aristocratique Angleterre. Lord Russell conteste à la chambre des lords le droit de changer par ses votes la direction des affaires publiques ; il semble vouloir dire que la chambre des lords n’a plus qu’un pouvoir consultatif. L’Angleterre en est-elle donc de fait déjà au régime de la chambre unique ? Eh ! mon Dieu ! si toutes ces choses-là s’étaient dites il y a trois ans, elles nous auraient semblé beaucoup moins singulières. C’était la doctrine anglaise, que depuis la réforme électorale de lord Grey la prépondérance était passée définitivement de la chambre des lords dans la chambre des communes. Avant 1848, la déclaration de lord Russell ne nous eût donc guère étonnés ; nous avions en France aussi cette doctrine, et le dernier mot nous semblait devoir appartenir aux électeurs, et par conséquent à la chambre des députés ; mais depuis 1848 il est impossible que, même en Angleterre, même dans ce pays si heureusement resté sourd à tous les bruits révolutionnaires, il est impossible que la négation du pouvoir de la chambre des lords n’ait pas un sens particulier. Cette déclaration est donc un mot de dépit étourdi, ou c’est le commencement de quelque chose.

On nous dit, il est vrai, qu’en Angleterre il n’y a pas de passions révolutionnaires qui fermentent sous les passions politiques et qu’on joue sur le velours. Nous le croyons ; mais cela ne nous trouble pas moins quelque peu de voir l’action du pouvoir délibératif de la chambre des lords mise si hardiment en question, et cela dès les premiers momens de la querelle que s’est faite lord Palmerston. Ce n’est pas tout ; les journaux radicaux de l’Angleterre disent à lord Russell : Vous menacez la chambre des lords ! soit ; mais qu’avez-vous fait pour ébranler son pouvoir ? quelle loi de réforme électorale avez-vous apportée à la chambre des communes ? Nous irions, quant à nous, plus loin en raisonnant avec nos idées françaises, nous dirions quel bill tenez-vous prêt contre le droit d’aînesse et contre les substitutions ? Si vous attaquez le pouvoir politique de l’aristocratie en attaquant la chambre des lords, sans doute vous voulez attaquer son pouvoir social, car la force politique vient de la force sociale. Vous ne pouvez pas démocratiser le gouvernement, si vous ne démocratisez pas auparavant la société.

Voilà bien notre furie de logique française, et comme à propos d’un mot nous créons un système. Revenons au vrai. Lord Russell a parlé en whig dépité et non en radical ; mais nous persistons à penser toutefois que, même en Angleterre, les mots n’ont plus après 1848 le sens qu’ils avaient avant 1848, et nous serions désespérés, si nous pouvions croire, même un instant, que pendant que le continent, instruit par de cruelles expériences, s’éloigne chaque jour davantage de l’esprit révolutionnaire, l’Angleterre s’en rapprocherait. Que le ministère whig et que lord Palmerston se mêlent d’aviver sur le continent l’esprit révolutionnaire, qu’ils jouent de loin avec le feu, défendus qu’ils en sont par l’Océan qui entoure leur île bienheureuse, nous blâmons ces fantaisies, nous qui en souffrons ; mais enfin jusqu’ici ils n’en ont pas souffert ce sont pour eux jeux de princes. Si, par hasard, un charbon ardent avait sauté du continent en Angleterre, enveloppé dans quelques-unes des dépêches que lord Palmerston se faisait adresser par ses amis les radicaux de Suisse, d’Italie ou d’Espagne, et si l’incendie allait se mettre dans l’île fortunée, nous ne serions pas de ceux qui se consoleraient du désastre en pensant que le feu a commencé dans le cabinet de lord Palmerston.

D’Angleterre, passons en Allemagne. Voilà un pays qui se calme et qui s’apaise chaque jour davantage, et qui pourtant ne nous en plaît pas davantage, quelque amis que nous soyons du calme et de la paix : il y a plus, nous ne nous occupons plus de l’Allemagne qu’avec une sorte de répugnance ou de regret, avec répugnance parce que l’Allemagne, depuis le mois de mars 1848, semble avoir joué aux ombres chinoises, et que ces apparences fantastiques d’unité et de liberté, qui brillent et s’évanouissent rapidement dans l’obscurité, finissent par fatiguer la vue de leur mobilité. À qui et à quoi se prendre ? Tout paraît et tout disparaît en un moment. Nulle part la parole de l’Écriture : Transit figure hujus mundi, ne s’est mieux vérifiée qu’en Allemagne depuis deux ans. Voilà ce qui fait notre répugnance à parler des questions qui s’agitent en Allemagne. Et quand nous disons qu’il y a des questions qui s’agitent en Allemagne, nous nous trompons de mot. Les questions en Allemagne ne s’agitent et ne se débattent plus au grand jour ; elles se discutent à l’heure qu’il est entre gouvernemens, à huis-clos, dans l’ombre des chancelleries. Ce ne sont plus les bruyantes et confuses discussions de Francfort, ce ne sont plus même les courtes et modestes discussions d’Erfurth. Tout a pris une nouvelle physionomie, ou plutôt tout a perdu la voix. Ce sont des congrès de princes et de diplomates ; ce seront bientôt des protocoles. Voilà où en est l’Allemagne, et c’est là ce qui fait que nous en parlons avec regret : non pas assurément que nous regrettions le tapage de la démagogie germanique ; mais ce grand silence après ce grand bruit nous inquiète, parce que nous y voyons le signe le plus certain de l’avortement de la liberté et de l’unité germanique. Or nous espérions mieux de l’Allemagne. Nous croyions qu’elle saurait atteindre, en dépit des démagogues et en dépit des absolutistes, le but qu’elle poursuit depuis tant d’années, qu’elle saurait être libérale sans être révolutionnaire et unie sans être unitaire. Nos espérances ont été vaines.

Et pour bien faire comprendre le genre de chagrin que nous avons en parlant de l’Allemagne ou le genre de reproche que nous lui faisons, nous demandons à comparer brièvement la marche de la France et de l’Allemagne depuis deux ans. La révolution de février a été une révolution sans cause et sans but, tout le monde en convient aisément aujourd’hui. Ç’a été une surprise. Or, depuis cette surprise, que fait la France ? Elle cherche avec un courage et un bon sens qui seront fort remarqués dans l’histoire, surtout si nous parvenons à toucher le but, elle cherche à maintenir l’ordre, à réparer les maux qu’a faits février, à rétablir ou à affermir la société sur ses vieux et indispensables fondemens. Tout le monde s’emploie avec zèle à cette grande œuvre, le président de la république, l’assemblée, la presse, l’administration. Tout le monde cherche à boucher la voie d’eau qui s’est faite dans le vaisseau, et je ne connais pas de plus beau et de plus consolant spectacle que celui de ce travail de sauvetage entrepris avec tant de zèle et de persévérance. — Il eût bien mieux valu ne pas faire naufrage. — Nous sommes tout-à-fait de cet avis ; mais, une fois le naufrage accompli, il vaut mieux le réparer avec courage et avec intelligence que de le déplorer dans un désespoir inerte.

Tandis que la France remontait avec patience la pente où février l’avait mise, et retournait à l’ordre et à la régularité, que faisait l’Allemagne ? On ne peut pas dire que la révolution de 1848 n’eût en Allemagne ni cause ni but. L’Allemagne voulait depuis long-temps l’unité dans la législation et la liberté dans les parlemens. Elle n’avait guère qu’un essai d’unité dans son union de douanes ; elle voulait plus. Il n’y avait pas encore de tribune régulière et permanente à Vienne et à Berlin : elle voulait la monarchie parlementaire à Vienne et à Berlin. La révolution de 1848, en Allemagne, avait donc sa cause et son but. Malheureusement elle prit pour guide l’esprit démagogique, au lieu de l’esprit libéral, et elle manqua le but en le dépassant. On sait les confusions et les tumultes de Francfort, on sait la guerre insensée que la démagogie commença en Bade, et comment la démagogie y fut promptement vaincue et châtiée. La chute de la démagogie fut représentée par l’absolutisme, comme la chute du libéralisme. C’est alors que le libéralisme essaya, en se faisant prussien, de retrouver la force qu’il avait perdue ; mais, dans cette alliance, il arriva au libéralisme allemand ce qui arrive au cheval qui veut se venger du cerf et qui s’adresse à l’homme. L’homme le bride, le maîtrise, et s’en fait, bon gré mal gré, un serviteur, au lieu d’un allié. La Prusse, en bridant le libéralisme allemand, se fit d’abord bien venir des princes allemands. C’était leur intérêt, c’était aussi l’intérêt de la Prusse que le libéralisme allemand ne fût pas livré à tous ses essors et à tous ses emportemens. Mais, ayant un si bon coursier entre les jambes, la Prusse voulut aussi s’en servir pour faire quelques courses et quelques conquêtes sur l’Allemagne. C’est ici qu’elle trouva le coursier tantôt peu docile à ce mouvement et tantôt si bien dompté par le mors et la bride, qu’il en était affaibli et qu’il ne pouvait plus servir pour la campagne qu’on voulait lui faire faire. C’est ainsi qu’en Allemagne nous avons vu le libéralisme, non pas comme en France reprendre peu à peu ce qu’il avait perdu dans un jour de surprise, mais perdre au contraire ce qu’il avait gagné. Nous ne nions pas qu’il n’y ait plus d’ordre aujourd’hui en Allemagne qu’il n’y en avait il y a un an et surtout il y a deux ans ; mais l’ordre s’est rétabli par la résurrection de la force des gouvernemens, au lieu de se faire, comme en France, par le mouvement spontané et intelligent de l’opinion nationale. Voilà pourquoi, nous le disons hautement, nous préférons l’ordre qui s’est fait en France à l’ordre qui s’est fait en Allemagne, parce que notre ordre s’est fait par nous et pour nous.

Parmi les gouvernemens, il est vrai, la Prusse a semblé vouloir se porter comme héritière de la révolution germanique. Elle a essayé même d’en parler le langage, tout en lui donnant un accent de cour et de chancellerie. C’est ainsi que, dans une note du 3 mai, adressée au cabinet de Vienne, le gouvernement prussien proteste contre le congrès que l’Autriche avait proposé de réunir à Francfort, si ce congrès, dans la pensée de l’Autriche, représente l’ancienne diète germanique, et doit en avoir les droits, « Cette diète plénière, dit la note du 3 mai, a été dissoute par des résolutions légales en l’année 1848. » Si nous prenons cette déclaration au pied de la lettre, l’ancienne Allemagne n’existe donc plus pour la Prusse. C’est un pays tout entier à reconstituer. La Prusse voulait le reconstituer par l’union restreinte ; mais, à Berlin même et dans le congrès des princes de l’union restreinte, le congrès de Francfort a eu des alliés. Nous avons déjà souvent expliqué comment les princes allemands, inquiets des empiétemens et des efforts de l’esprit démagogique, n’avaient eu d’abord que la Prusse pour les protéger ; aussi s’étaient-ils jetés dans les bras de la Prusse : de là l’union restreinte et l’alliance du 26 mai 1849. Cependant, à mesure que l’Autriche avait recouvré sa force et sa liberté d’action en Allemagne, les princes allemands se sont trouvés avoir deux protecteurs contre la démagogie, et de ces deux protecteurs, le second, l’Autriche, ne leur demandait aucun sacrifice, elle ne leur demandait que de ne point se livrer à la Prusse. Le congrès de Francfort n’a donc pas pu être empêché par le mauvais vouloir de la Prusse, et, sans s’arrêter devant les objections de la note du 3 mai, les plénipotentiaires des états allemands réunis à Francfort se sont constitués le 16 mai en assemblée plénière de la confédération. Ils ne se sont pas expliqués sur la question de savoir s’ils représentaient exactement l’ancienne diète germanique, si cette diète avait été oui ou non abolie. Ils se sont saisis, à titre de représentans de l’Allemagne, du pouvoir qui appartenait à l’ancienne diète. Les assemblées des petits états allemands, et notamment les chambres de Saxe et de Wurtemberg, se sont, il est vrai, approprié les principes de la note prussienne du 3 mai, et ont déclaré, comme cette note, que la diète germanique de 1815 n’existait plus, que 1848 l’avait abolie, et que le congrès de Francfort ne pouvait pas revendiquer les droits de l’ancienne diète. Loin de fortifier la Prusse, cette adhésion des chambres où dominait encore l’esprit de la démagogie germanique l’a affaiblie et discréditée ; elle a paru plus que jamais vouloir être l’héritière de la révolution de 1848, et cela ne l’a rendue que plus suspecte, sans la rendre plus puissante aux yeux des princes allemands. Ah ! si la Prusse voulait être tout-à-fait révolutionnaire, si elle voulait s’adresser uniquement aux peuples, nous ne disons pas, quoique l’Allemagne soit bien lassée et bien énervée, quoique ces grands mots de liberté et d’unité aient beaucoup perdu de leur magie, nous ne disons pas qu’elle ne pût pas ranimer l’enthousiasme populaire ; mais la Prusse ne peut pas et ne veut pas courir cette aventure. Elle est donc dans cette singulière situation, de ne pas vouloir prendre le peuple allemand pour son auditoire, et de tenir aux princes allemands, seul auditoire qu’elle veuille avoir en ce moment, un langage populaire qui leur déplaît et qui les choque.

Il y a, si nous voulions comparer la politique de la Prusse et de l’Autriche depuis deux ans, une différence curieuse à constater entre ces deux politiques et entre leurs résultats actuels. La politique de l’Autriche a été simple, et elle a réussi. La politique de la Prusse a été double, et elle semble en train d’échouer. L’Autriche a couru de grands périls ; elle a semblé sur le point de perdre la Hongrie et l’Italie ; elle a été forcée de mettre le siège devant sa propre capitale. Elle a été forcée, ce qui est bien plus encore, d’invoquer l’appui de la Russie. Voilà les dangers de l’Autriche ; mais de ces dangers elle semble tirer aujourd’hui un utile enseignement et un grand avantage : elle veut donner plus d’unité à ses états, jusqu’ici trop séparés, et c’est avec la masse de ces états ainsi réunis qu’elle veut entrer dans la nouvelle confédération germanique. Elle y entrera plus puissante que jamais, point suspecte pourtant aux petits états allemands, parce que ce n’est point en Allemagne que l’Autriche a sa sphère d’agrandissement. De plus, comme l’Autriche n’a jamais professé l’unitarisme germanique, comme elle n’a jamais demandé que l’Allemagne fût autre chose qu’une fédération d’états ayant certains intérêts communs, l’Autriche est à son aise pour se présenter dans cette fédération avec sa masse d’états allemands ou non allemands. Elle fera, si on veut, sur ce point, les distinctions de droit qui se faisaient dans l’ancien empire germanique ; mais le principe cher aux teutomanes, qu’il faut être Germain et n’être que Germain pour entrer dans l’empire féodal germanique, tombe comme une subtilité d’université devant l’entrée de l’Autriche dans la confédération germanique Tandis que la politique de l’Autriche est, comme on vient de le voir, de rentrer dans la confédération germanique telle qu’était autrefois cette confédération, et d’y rentrer telle que, comme Autriche, elle se trouve elle-même aujourd’hui, d’y avoir une forte prépondérance, mais de respecter soigneusement l’autonomie des petits états allemands, tandis que telle est la politique de l’Autriche, c’est-à-dire fort simple, la Prusse poursuit un double but : — celui de réprimer la révolution de 1848, qui la détruit comme monarchie, et celui de profiter de la révolution de 1848 pour agrandir son territoire et pour médiatiser quelques-uns des petits états allemands.

Deux incidens sont venus encore, depuis un mois, compliquer l’état de l’Allemagne, et surtout la politique de la Prusse. Une tentative de meurtre a été faite contre le roi de Prusse, et, quoique rien jusqu’ici n’ait montré qu’il y ait le moindre rapport entre l’assassin et le parti démagogique en Allemagne, la coïncidence des faits a produit le même effet que la complicité. Tout le monde a été disposé à croire que la fermentation générale des esprits avait dû contribuer à l’attentat dont le roi de Prusse avait été l’objet. On parlait même d’une grande conspiration ourdie contre la vie des rois de l’Allemagne et des empereurs de Russie et d’Autriche. Il y avait dans tout cela plus d’imagination que de réalité, c’est évident ; mais l’imagination publique n’avait d’autre tort que d’arranger en complot régulier et systématique la fermentation universelle. Ces alarmes, répandues dans la cour de Berlin, n’ont pas évidemment contribué à faire voir de meilleur œil la politique quasi-révolutionnaire que paraissait suivre le gouvernement prussien. On a même parlé d’un changement de ministère. À côté du parti, en effet, qui veut tâcher de profiter de la révolution de 1848 pour l’agrandissement de la Prusse et qui se fait révolutionnaire par ambition, il y a à Berlin, auprès du roi de Prusse, un parti moitié politique et moitié religieux, qui veut revenir le plus et le plus tôt possible à l’ancien régime, — c’est le parti piétiste, — et qui renonce aux avantages qu’on peut tirer de 1848 comme un chrétien renonce à Satan et à ses pompes. Le jour où ce parti prendra le pouvoir, et ce jour nous semble prochain, la Prusse ne renoncera pas à être ambitieuse ; mais elle renoncera aux voies que son ambition semble avoir choisies depuis deux ans.

L’autre circonstance que nous devons mentionner, et qui n’a pas non plus assurément aidé au crédit de la politique quasi-révolutionnaire en Prusse, est la visite que le prince de Prusse a faite à l’empereur de Russie à Varsovie. Que s’est-il dit dans les conférences que l’empereur de Russie a eues avec le prince de Prusse ? Personne assurément n’en sait rien, et nous avons lu tour à tour le pour et le contre dans les journaux allemands. Nous ne voulons, quant à nous, que constater deux points qui sont hors de toute contestation : le premier, c’est que le prince de Prusse a cru devoir aller conférer avec l’empereur de Russie, — et le second, c’est que dans ces conversations on n’a pas seulement parlé de la pluie et du beau temps, mais qu’on a parlé politique. Or, le premier point exprime cette sorte d’agamemnonat que les événemens font prendre en Allemagne à l’empereur de Russie. Il devient peu à peu l’arbitre des questions débattues en Allemagne. Il a donc dû apprécier la politique que la Prusse a suivie depuis un an, et comme cette politique a eu deux phases, la phase de répression de l’esprit démagogique et la phase d’appui donné à l’esprit unitaire de 1848, comme de plus le prince de Prusse représente particulièrement la première phase, puisque c’est lui qui commandait l’armée prussienne en Bade, l’empereur de Russie aura été à son aise pour approuver vivement la première phase de la politique prussienne, la seule qui soit analogue aux sentimens et aux principes bien connus de l’empereur de Russie. Quant à la seconde phase, nous ne concevons guère que le czar ait pu l’approuver, et nous étions tentés de rire quand nous lisions dans quelques journaux allemands que le prince de Prusse avait converti l’empereur Nicolas à la sainte cause de l’unité de l’Allemagne, Nous doutons sur ce point de l’apôtre d’abord, mais du prosélyte surtout. Nous sommes disposés à croire que dans ces conversations, où tous les côtés de la question allemande ont été tour à tour étudiés, le côté démagogique est celui qui a le plus attiré l’attention de l’empereur, et que, sans vouloir entrer dans l’appréciation minutieuse du parlement d’Erfurth, du congrès princier de Berlin, du congrès diplomatique de Francfort, de tous les incidens enfin du drame germanique, l’empereur de Russie a seulement demandé à la Prusse et à l’Autriche de ne rien faire qui aidât à la démagogie et qui nuisît à l’ordre social européen. Faites de l’unité, faites de la fédération, faites ce que vous pourrez ; mais ne faites rien qui serve au désordre. L’empereur de Russie a raison. La question sociale en Europe aujourd’hui prime toutes les questions politiques et dynastiques.



V. DE MARS.