Chronique de la quinzaine - 31 août 1844

Chronique no 297
31 août 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 août 1844.


Les affaires du Maroc et de Taïti fixent en ce moment l’attention de l’Europe. Du côté du Maroc, les évènemens ont pris depuis peu de jours un caractère décisif. Le prince de Joinville a bombardé Tanger et Mogador. L’île de Mogador est occupée par nos troupes ; la ville, foudroyée et déserte, a été pillée par les Kabyles. Le dommage causé à l’empereur est immense. Pendant ce temps, le maréchal Bugeaud remportait la victoire d’Isly, qui rappelle les glorieux combats de l’armée d’Égypte.

La France applaudit au courage héroïque de ses marins et de ses soldats ; elle admire l’énergie, la bravoure et la sagacité de leurs chefs. Si ces coups n’avaient pas été frappés à propos, l’occasion eût pu échapper ; d’un jour à l’autre, des hésitations et des lenteurs eussent pu changer le sort de la guerre. Le prince de Joinville avait des instructions qui lui donnaient une certaine latitude ; il en a profité pour agir vigoureusement. Le maréchal Bugeaud était maître de ses mouvemens : son coup d’œil a saisi avec une admirable justesse le moment d’engager l’action. Des deux côtés, la force et l’intrépidité de l’ennemi ont rehaussé la gloire de nos armes. Nous pouvons être fiers quand nous voyons un de nos princes exécuter avec un petit nombre de vaisseaux des entreprises dans lesquelles de grands capitaines ont déployé autrefois des forces immenses, quand nous le voyons joindre aux talens d’un marin consommé l’esprit supérieur de l’homme politique qui sait juger la portée des évènemens ; lorsqu’enfin, le canon une fois tiré, nous le voyons s’exposer au feu comme le dernier matelot de son escadre. Les savantes dispositions du maréchal Bugeaud, ses dix mille hommes supportant le choc de toute la cavalerie marocaine et la culbutant de toutes parts après quelques heures de combat, sont aussi un de ces faits d’armes que nous pouvons inscrire avec fierté dans nos annales.

Sans parler des bruits que l’on a répandus depuis deux jours sur l’ordre donné par l’empereur de saisir Abd-el-Kader, il est permis d’espérer que ces évènemens mettront bientôt un terme à la guerre du Maroc. Abderrahman et son peuple sentiront la nécessité de faire la paix, et de nous offrir les garanties que nous avons droit d’exiger. M. Guizot, un peu confus peut-être au milieu de tant de gloire, se trouvera ainsi débarrassé, comme par enchantement, d’une grande difficulté qu’il avait aggravée par ses fautes. Les engagemens qu’il avait pris dès le début avec l’Angleterre, ses confidences au sujet des instructions destinées à l’escadre, sa confiance excessive dans les résultats de la médiation anglaise, étaient autant d’imprudences qui pouvaient compromettre le succès des opérations militaires, si le prince et le maréchal n’eussent compris qu’il était urgent d’aller jusqu’au bout des limites accordées à leurs pouvoirs.

Il est inutile d’ajouter que les satisfactions données par le Maroc doivent être complètes. Nous devons exiger les garanties nécessaires pour assurer désormais le repos de l’Algérie. La France ne peut avoir dépensé son sang et ses trésors pour des réparations illusoires.

Si la question du Maroc a cessé de troubler les esprits, il n’en est pas de même de l’affaire de Taïti, qui pourrait bien se compliquer par le secret dépit que donnent à l’Angleterre les succès de notre marine. Les négociations sont toujours pendantes à Londres et à Paris. On a fait là-dessus bien des versions différentes ; voici, selon nous, la véritable. L’Angleterre n’a pas envoyé son ultimatum. Elle demande le rappel de M. Bruat et de M. d’Aubigny. Ces conditions ne sont pas acceptées par M. Guizot. Il consent seulement à exprimer un blâme sur la nature des procédés employés par M. d’Aubigny à l’égard de M. Pritchard. Les négociations en sont là. On sait en outre que lord Cowley presse vivement le cabinet de Londres de s’en tenir au rappel de M. d’Aubigny ; mais l’arrangement ne pourrait être conclu sur cette base : M. Guizot ne consent pas au rappel, il n’offre que le blâme des procédés.

Blâmer M. d’Aubigny serait une concession. Après le langage tenu par M. Peel à la chambre des communes, cette concession serait grave. Est-il juste que la France l’accorde ? Cela dépend sans doute de circonstances que nous ignorons, que le public jusqu’à présent ignore comme nous, et dont M. Guizot est instruit. Lorsqu’on nous dira les faits, nous les apprécierons. Quant au rappel de M. d’Aubigny, il est impossible. On peut le blâmer, s’il a manqué aux égards dus à M. Pritchard ; on ne peut lui infliger l’humiliation d’un rappel, s’il a usé d’un droit, s’il a agi légalement dans un intérêt français, pour garantir la sécurité du poste confié à sa prudence et à son honneur.

On s’accorde généralement à dire que M. Guizot montre en ce moment de la fermeté. C’est une qualité nouvelle chez lui ; l’exemple du prince de Joinville et du maréchal Bugeaud lui a profité. Du reste, plusieurs de ses amis ne lui ont pas caché que sa situation était critique. Ils lui ont déclaré qu’ils ne pourraient plus le soutenir, s’il se rendait coupable d’une faiblesse. Ils lui ont dit : Tout l’honneur de votre carrière politique dépend de la résolution que vous allez prendre. C’est vous qui avez engagé dans cette affaire de Taïti les destinées de votre pays ; vous avez commis la faute de rappeler l’amiral Dupetit-Thouars ; nous vous avons défendu, nous ne pourrions aller plus loin. Vous avez le droit pour vous ; vous avez le sentiment du pays : relevez-vous par une résistance énergique. C’est une question de vie ou de mort pour vous. On nomme ceux qui ont donné ce conseil à M. Guizot. Il paraît aujourd’hui décidé à le suivre jusqu’au bout.

Néanmoins, il y a des jours, dit-on, où le superbe ministre fléchit, et où il insinue que toute l’affaire pourrait s’arranger facilement sans lui. Il déclare qu’il est prêt à se retirer, et que, s’il y a une lâcheté à faire, on en trouvera d’autres qui la feront à sa place. Ces paroles imprudentes ont été souvent prononcées, dit-on. Il est inutile de démontrer qu’elles renferment une accusation injuste. Aucun des hommes qui ont traversé le pouvoir, depuis 1830, n’accepterait de signer les concessions demandées aujourd’hui par l’Angleterre. Il ne faut pas que l’Angleterre s’y laisse tromper : on lui donne un espoir qui ne se réaliserait pas. Elle a devant elle M. Guizot ; qu’elle le garde. C’est encore lui qui servira le mieux ses intérêts. Pourquoi, d’ailleurs, M. Guizot voudrait-il se retirer sur l’affaire de Taïti ? Pense-t-il donc que ce serait pour lui une retraite glorieuse ? Il serait étrange qu’un ministre tirât vanité d’abandonner une situation qu’il a semée de périls. Peut-on se glorifier d’une désertion ?

L’attitude du corps diplomatique à Paris est curieuse à observer. Elle semble favorable à la France. Malgré la réserve que les agens des diverses puissances sont naturellement tenus de s’imposer, on reconnaît aisément qu’ils approuvent notre conduite. La cause que nous soutenons leur paraît juste. Ils sont unanimes pour convenir que la précipitation de sir Robert Peel a créé les principales difficultés ; ils déclarent tous que ce serait la chose du monde la plus ridicule de voir l’Angleterre et la France se tirer des coups de canon au sujet d’un démêlé survenu dans une île sauvage, à quatre mille lieues de nous, et à l’occasion du révérend M. Pritchard,

La presse anglaise, si injurieuse il y a peu de jours, a changé de langage. Au sujet du Maroc, elle est devenue plus calme. Elle a rétracté d’odieuses calomnies, que la presse française a livrées au mépris de l’Europe, sans songer à les réfuter. En ce qui touche Taïti, les journaux de Londres, sans être moins exigeans au fond, ont cessé d’être aussi impérieux dans la forme. Le langage de nos voisins est devenu moins amer. Cependant on sait que l’Angleterre fait des préparatifs, et qu’une assez grande activité règne dans ses arsenaux. Il en est de même en France. Sans doute il est permis de compter sur la paix, mais il serait dangereux de se livrer à une confiance illimitée. M. Peel avait annoncé que l’affaire de Taïti serait probablement conclue avant la clôture du parlement, qui se réunira dans les premiers jours de septembre, et rien ne paraît encore terminé ou près de l’être. Que dira le parlement ? Dans quelle voie le ministère anglais sera-t-il poussé par sa majorité ? En de pareilles conjonctures, tout esprit sage doit hésiter, et ne pas mettre en avant des hypothèses hasardées.

Quoi qu’il puisse arriver, l’Europe nous voit et nous juge. On nous a accusés devant elle d’être ambitieux et de vouloir la guerre : c’était le cri de la presse de Londres il y a peu de jours ; c’est le mot d’ordre donné à tous les agens anglais sur le continent. L’accusation est répandue surtout dans les cours du Nord. Là, on s’appuie sur les préventions naturelles que rencontre chez des gouvernemens absolus un gouvernement libre, fondé sous les auspices d’une dynastie nouvelle. On nous représente comme un peuple inquiet, d’une liberté orageuse et d’une humeur conquérante, que ses revers n’ont pas suffisamment instruit, que le sentiment exagéré de sa force domine, et qui n’a pas cessé d’être dangereux pour la paix du monde. La presse française repousse ces accusations injustes, et elle en a le droit. Quel gouvernement a été plus pacifique et moins ambitieux que le nôtre depuis la révolution de juillet ? Qu’avons-nous fait pour troubler la paix ? Le lendemain d’un soulèvement populaire, dans la plus grande effervescence des esprits, au milieu des passions belliqueuses excitées par le réveil du sentiment national, notre gouvernement est resté calme ; les désirs de gloire et de puissance ont été contenus ; les souvenirs de 1815, les ressentimens légitimes, les haines, ont été comprimés ; les velléités de propagande ont été étouffées. Cependant les provinces rhénanes s’agitaient, la malheureuse Italie se ranimait, la Pologne se soulevait pour mourir, et la France, indignée et frémissante, n’a pas remué. Si nous avons protégé les institutions libres en Espagne, en Portugal, en Belgique, en Grèce, nous l’avons fait de concert avec l’Angleterre, et du consentement de l’Europe. La question d’Ancône et celle de Luxembourg ont montré jusqu’où pouvaient aller notre désintéressement et notre résolution sincère de maintenir la paix.

Toutefois, une nation comme la France ne peut rester immobile. Après avoir témoigné si clairement nos dispositions pacifiques et notre respect pour les traités, pour ceux même dont nous avons le plus souffert, plusieurs circonstances se sont présentées où le sentiment de nos droits et le soin de notre dignité, gage de notre indépendance, nous ont portés à réclamer une part légitime d’influence au dehors. Les démêlés de l’Orient ont fait naître la question d’Égypte. L’histoire dira si nous avons élevé en 1840 des prétentions excessives. Dans tous les cas, la manière dont nous les avons soutenues et la conclusion du débat n’ont pu donner au monde une idée bien menaçante de notre esprit de domination. Peu de mois après le bombardement de Beyrouth, nous avons signé la convention des détroits, nous avons offert de rentrer dans le concert européen, et nous avons tendu cordialement la main à l’Angleterre, voulant, au risque de lui faire prendre notre empressement pour une faiblesse, lui témoigner par ce procédé l’oubli d’une injure récente, et une généreuse confiance dans ses intentions amicales.

En quoi donc sommes-nous des ambitieux et des amis de la guerre ? Est-ce parce que nous avons tiré vengeance de quelques insultes commises envers nous au-delà des mers, vengeance quelquefois bien incomplète, si l’on se rappelle le blocus de Buenos-Aires, et si l’on regarde ce qui se passe en ce moment à Montevideo ? Est-ce parce que nous occupons l’Algérie, conquête de la restauration, que le gouvernement de juillet n’aurait pu abandonner sans honte, et qui d’ailleurs, en délivrant la mer d’une race de pirates, n’a pas moins profité aux puissances maritimes de l’Europe qu’à nous ? Est ce enfin parce que M. Guizot a planté le drapeau français sur quelques rochers de l’Océanie ? Sans doute la France a pu blâmer avec raison cette entreprise de M. Guizot. L’utilité ne lui en a pas été démontrée. Elle en a reconnu du premier coup tous les inconvéniens. Elle a critiqué surtout la forme de l’établissement créé à Taïti. Elle a cru voir dans ces stériles conquêtes de M. Guizot beaucoup moins la pensée de faire une chose sérieusement avantageuse au pays que le dessein de se grandir à peu de frais, et de se raffermir au pouvoir par des actes d’une vigueur et d’une utilité apparentes. Mais si M. Guizot, pour fortifier sa politique, a voulu doter son pays de quelques îlots perdus dans l’Océan et dédaignés par tous les peuples maritimes, en quoi ces acquisitions illusoires pourraient-elles alarmer l’Europe ou l’Angleterre ? Pour mettre les choses au pire, l’équilibre européen sera t-il troublé parce que, dans l’espace d’un an, une trentaine de nos bâtimens de commerce auront relâché aux îles Marquises ou aux îles Gambier ?

Une seule chose pourrait inquiéter l’Europe ; ce serait l’intention témoignée par la France de reprendre ses frontières du Rhin. Or, sur ce point, que l’Europe consulte les actes et les paroles de notre gouvernement, le langage même des partis à la tribune ou dans la presse, elle verra que la question des limites du Rhin n’existe plus pour nous. L’opposition constitutionnelle, après l’avoir soulevée dans les premières années du gouvernement de juillet, l’a retranchée de son programme politique depuis le jour où elle a formellement accepté les faits accomplis. Renonçant désormais à toute pensée d’agrandissement territorial sur le continent, assurée que le progrès naturel des idées libérales suffira pour convertir l’Europe à ses principes, l’opposition constitutionnelle n’excite plus le gouvernement à renverser les barrières de 1815. Au lieu de lui conseiller d’agir sur le continent, elle le pousse à se mouvoir au dehors. Elle lui dit : Observez les traités et cherchez, sans sortir de leurs limites, à développer justement, pacifiquement, l’influence de la France. La mer vous est ouverte ; maître de l’Algérie, vous avez une grande influence à exercer dans la Méditerranée ; au nom de la civilisation chrétienne, au nom même des intérêts politiques de l’Europe, vous avez un rôle important à jouer dans les affaires d’Orient, vous avez aussi à protéger notre commerce et à faire respecter le pavillon français sur les mers ; si vous rencontrez des obstacles dans cette sphère légitime de votre action, si vos droits sont méconnus, résistez, le pays vous soutiendra. Tel est le langage que l’opposition constitutionnelle adresse au gouvernement depuis plusieurs années, et celui-ci s’en est inspiré plusieurs fois dans sa politique. C’est même, il faut le reconnaître, pour répondre à ce mouvement de l’opinion que M. Guizot, dans un intérêt de pouvoir, s’est fait le conquérant de quelques îles de l’Océanie. Il a voulu ouvrir au commerce et à la politique de la France une nouvelle voie dans des mers lointaines. Quel qu’eût été le motif des établissemens fondés par M. Guizot, la France les eût approuvés, s’ils avaient présenté un caractère sérieux, et si, bien loin d’offrir des résultats utiles, ils n’avaient pas fait craindre dès l’origine les embarras et les dangers survenus depuis.

Ce mouvement qui porte chez nous l’opinion à chercher au dehors des dédommagemens pour prix de l’inaction que les traités nous imposent sur le continent, cette tendance à développer pacifiquement l’influence diplomatique, maritime et commerciale de la France, ne peuvent surprendre l’Europe ni l’inquiéter : elle ne peut blâmer des dispositions qui sont la loi naturelle de tout gouvernement prospère établi sur de fortes bases. C’est le devoir et l’honneur des nations de travailler sans cesse à leurs progrès sans entraver l’action légitime des autres peuples. Comment pourrions-nous gêner l’Europe en prenant les mesures nécessaires pour garantir nos possessions d’Afrique, en combattant les projets avoués de la Russie sur Constantinople, en protégeant contre les excès du fanatisme musulman les chrétiens d’Orient, en offrant sur les mers un contrepoids utile pour prévenir les écarts d’une puissance qu’une domination trop étendue pourrait rendre tyrannique ? Comment troublerions-nous la paix continentale en ouvrant, par des traités et des découvertes, de nouvelles routes et de nouveaux ports à notre commerce maritime ? D’ailleurs, en suivant cette voie d’un progrès régulier et pacifique, agissons-nous autrement que l’Europe elle-même ? Que font aujourd’hui sur le continent tous les états fortement constitués ? Ne travaillent-ils pas à étendre leur action politique et commerciale ? Que fait la Prusse, que fait l’Allemagne ? quels sont les projets commerciaux de l’Autriche ? Qu’est-ce que ce réseau de douanes qui semble déjà substituer à l’action séparée de plusieurs états une immense unité, capable un jour de déranger l’équilibre de l’Europe ? Parlerons-nous de la Russie, dont les progrès sont des envahissemens, et qui viole ouvertement les traités ? Parlerons-nous de l’Angleterre, dont l’histoire maritime est une série d’usurpations et de violences ?

Abordons la véritable difficulté, la seule peut-être : nous voulons avoir une marine ; voilà ce qui déplaît, non pas à l’Europe, mais à l’Angleterre. La Note du prince de Joinville irrite encore profondément tous les cœurs anglais ; elle a fait déjà le sujet de plus de vingt discours dans le parlement. La presse anglaise y revient sans cesse, elle y reviendra encore long-temps. Et cependant que dit cette Note ? Dit-elle que la France doit posséder ou disputer l’empire des mers ? Elle ne dit pas autre chose que ceci : l’Angleterre a une puissante marine à vapeur qui menace les côtes de la France ; la France doit se hâter d’utiliser ce même moyen contre l’Angleterre, afin de détruire la confiance que lui inspire depuis si long temps sa position insulaire. La marine à vapeur rendra les chances d’une guerre d’invasion égales entre les deux pays. Quant aux escadres à voiles, la France doit les entretenir sur un pied respectable : elle fera bien d’établir des croisières sur tous les points du globe pour protéger son commerce et son honneur ; mais elle n’est pas en état de rivaliser sur ce théâtre avec la puissance britannique. Voilà le véritable sens de la Note de M. le prince de Joinville, et tous les bons esprits du continent ont admiré la sagesse de ce conseil, car il ne s’adresse pas seulement à la France : tôt ou tard il pourra être d’un excellent usage pour tous les peuples qui ont des ports sur l’Océan, sur la Manche, ou sur la mer du Nord. L’Angleterre peut-elle avec raison réclamer contre un système naval dont le but est de créer entre des peuples voisins qui ont des frontières maritimes une indépendance et une égalité réciproques ? Autant vaudrait dire qu’elle a le droit de se plaindre des fortifications de Paris.

C’est cependant le secret dépit de voir s’élever peu à peu une marine française capable de soutenir dignement dans la Méditerranée et dans la Manche le rôle qui appartient à la France, c’est ce sentiment injuste qui nous fait accuser tous les jours dans les feuilles anglaises et ailleurs d’être tourmentés du démon de la guerre. Les prétendus griefs que l’on étale contre nous, les exigences que l’on nous montre, n’ont pas d’autre cause. L’affaire de Taïti n’est au fond qu’un prétexte dont se sert la jalousie britannique ridiculement excitée contre nous. Autrement, si l’Angleterre était de sang-froid, si la passion ne troublait pas son jugement, pourrait-elle, au sujet de Taïti, nous accuser de vouloir la guerre, nous dont la seule faute peut-être a été de céder trop complaisamment à ses premières exigences, et d’avoir encouragé par là ses prétentions ultérieures dans un débat où les plus simples règles du droit des gens nous donnent mille fois raison, tandis qu’elle a de son côté tous les torts que peuvent donner la précipitation, la violence et l’injustice ? Et si l’on veut parler de la guerre du Maroc, appellera-t-on ambitieux des gens qui, forcés pour leur sûreté de repousser les agressions d’un peuple barbare, ont commencé, avant le premier coup de canon, par désavouer à la face de l’Europe tout projet de conquête, par déclarer qu’ils ne prendraient pas un pouce de territoire à l’ennemi, et que tous les points occupés temporairement pendant les hostilités seraient évacués dès que la paix serait conclue ? Voilà une singulière ambition ! Que serait la puissance coloniale de l’Angleterre, si elle avait toujours montré ce désintéressement ?

Non, la France ne mérite pas les accusations dirigées contre elle. Son ambition n’est pas la cause du conflit qui s’est élevé entre elle et l’Angleterre. Elle n’en sera pas responsable. La France ne met pas de forfanterie dans son langage. Elle ne cherche pas à dissimuler les périls de la situation. Loin de vouloir la guerre, elle ne craint pas de dire qu’elle la déteste, et qu’une guerre avec l’Angleterre lui semblerait un horrible fléau pour le monde et le renversement des principes de la civilisation. Cependant, puisque bon gré, mal gré, il lui faut arrêter son esprit sur cette idée de la guerre, elle se console en songeant qu’elle a le droit pour elle. Le sentiment du droit fortifie l’ame des peuples, et leur inspire une confiance salutaire.

On annonce que plusieurs puissances européennes ont terminé depuis peu leurs différends avec le Maroc. Probablement l’attitude énergique de la France n’aura pas nui au succès de leurs négociations. L’empereur Abderrahman voulait réserver toutes ses forces contre nous. L’Espagne, dans cette circonstance, aura peut-être regretté de séparer ainsi sa cause de la nôtre. Nous devons reconnaître cependant que ses embarras intérieurs peuvent lui servir d’excuse. Il est juste qu’avant de ménager nos intérêts, l’Espagne songe aux siens, qui réclament en ce moment toute son attention.

Les opérations électorales vont commencer ; le résultat en est indiqué d’avance. Tout prouve que le parti modéré aura dans les cortès une forte majorité. Par une résolution qu’on doit blâmer, et qui fait naître des doutes sur la légalité de leurs desseins, les progressistes se sont écartés de la lutte. Leurs chefs ne se présenteront pas dans les colléges. L’arène est ainsi abandonnée aux modérés et au parti carliste, qui figurera pour la première fois dans les cortès depuis 1833, mais en très petite minorité. Les modérés seront donc les maîtres de la situation. C’est dans leurs mains que sera remis le sort de l’Espagne constitutionnelle. Ils auront à régénérer le pays, à effacer les dernières traces de la guerre civile, à fermer la carrière des soulèvemens provinciaux, des révoltes militaires, des questions dynastiques, de tous les abus et de tous les désordres au milieu desquels l’Espagne se débat depuis onze ans. Les preuves que le parti modéré a déjà données de son patriotisme et de ses lumières font espérer qu’il remplira sa tâche avec honneur. Il compte dans ses rangs des hommes dont la capacité administrative et les talens oratoires sont estimés dans toute l’Europe. Lui seul, de tous les partis qui se sont disputé l’Espagne dans ces derniers temps, possède la science du gouvernement. On lui doit les mesures qui ont été les plus efficaces contre l’anarchie. C’est lui qui a courageusement refusé de consacrer la constitution de 1812, présentée sur les baïonnettes des révoltés de la Granja ; c’est lui, c’est son initiative, c’est l’éloquence de ses hommes d’état qui ont contribué principalement à faire proclamer l’an dernier la majorité de la reine. À différentes époques, les modérés, bien qu’ils n’eussent pas perdu leur influence dans le pays, ont cru devoir s’effacer de la scène des évènemens, et laisser le pouvoir entre des mains, sinon plus fermes, du moins plus dures que les leurs ; la violence de la lutte n’admettait pas les tempéramens de leur politique : aujourd’hui, leur politique convient pleinement à la situation. Qu’ils concertent leurs efforts, qu’ils restent unis, et une nouvelle ère de prospérité s’ouvrira pour l’Espagne.

M. Mon n’a pas attendu les cortès pour introduire quelques réformes dans les finances. Tout le monde sait que les finances de l’Espagne sont dans un désordre effroyable. Depuis long-temps, le gouvernement espagnol vit d’expédiens ruineux qui ont élevé sa dette à un chiffre inconnu. C’est un abîme que l’on n’ose sonder. L’ancienne monarchie a ouvert la plaie ; les révolutions, l’anarchie, la guerre civile, l’ont envenimée et agrandie. Maintenant les abus qu’il faudrait déraciner trouvent malheureusement dans toutes les classes une foule de gens intéressés à les soutenir. Ces abus sont le fléau de la nation, et on croirait néanmoins que la nation les aime. Le jour où le recouvrement des impôts sera arraché à des traitans avides, où les sommes dues au trésor ne seront plus pillées par les municipalités et les intendans, où les trésoriers ne spéculeront plus avec les fonds de l’état, où la contrebande ne tarira plus la source des revenus de la douane, où le budget ne sera plus une fiction, où les recettes d’une année ne seront plus prélevées par anticipation pour solder les dépenses d’une année antérieure, où chaque ministre rendra ses comptes, où les exactions et les prévarications des fonctionnaires seront réprimées, où la dette publique ne sera plus un problème insoluble, quelquefois même un mensonge offert comme un appât à la confiance aveugle des capitaux étrangers, le jour où tout cela n’existera plus, les finances de l’Espagne seront sauvées, et cependant il se trouvera encore, jusque dans les classes supérieures de la société, des gens qui ne dissimuleront pas leurs regrets pour ce régime de vénalité, de concussions et de brigandages. Triste exemple qui prouve combien l’anarchie peut, à la longue, pervertir l’esprit et la moralité d’un peuple !

M. Mon s’occupe de reprendre la gestion de certains revenus de l’Espagne, et de relever le crédit. Il régularise le mouvement des capitaux destinés aux services publics. Forcé, comme ses prédécesseurs, de recourir aux anticipations et aux emprunts, il obtient des conditions moins onéreuses pour le trésor. Il cherche à fixer le sort des créanciers de l’état. Après avoir liquidé en 3 p. 0/0 la créance des contratistes, et retiré de leurs mains les gages dont ils avaient été munis, il s’occupe de la conversion des billets de la dette flottante et du trésor ; mais l’acte le plus important de M. Mon est le décret du 8 août, qui suspend immédiatement, sauf la décision ultérieure des cortès, la vente des biens du clergé séculier, et en affecte les produits à son entretien. Ce n’est pas seulement un acte financier, c’est une mesure politique de la plus haute gravité. Nous croyons volontiers que les sentimens de religion et d’humanité y tiennent une grande part ; que le clergé, dépouillé de ses biens et ne recevant pas le paiement de la contribution que les lois lui avaient assurée en échange, devait exciter un vif intérêt ; qu’en appliquant les revenus des biens non vendus à l’entretien de leurs anciens possesseurs, on a agi d’après un principe d’équité. Nous reconnaissons aussi qu’en déclarant inviolable la propriété des biens aliénés, on a donné toutes les garanties désirables aux droits acquis ; mais, d’un autre côté, les biens non vendus étaient le gage des créanciers de l’état : ce gage disparaît, si la vente devient impossible, et si les revenus des biens reçoivent une affectation spéciale.

Un évènement prévu vient de s’accomplir en Grèce. M. Mavrocordato et ses collègues ont donné leur démission. Le roi a chargé M. Coletti de former un ministère. Déjà les députés élus dans les provinces arrivaient, et les élections d’Athènes avaient commencé ; elles ont été suspendues. Le ministère du 29 mars tombe sous le coup des mécontentemens que ses fautes ont provoqués de toutes parts. L’amnistie du 31 juillet, relative aux insurgés de l’Acarnanie et de la Grèce occidentale, n’a pas calmé l’irritation excitée contre lui. On lui reproche surtout sa conduite dans les dernières élections ; on l’accuse d’avoir employé l’intrigue, la corruption, les menaces, et jusqu’à des arrestations arbitraires, pour faire triompher ses candidats. D’indignes manœuvres paraissent avoir été commises. Voilà le fruit des conseils de M. Lyons.

Les évènemens de la Grèce ont bien mal justifié les prévisions encore récentes de M. Guizot. Répondant à M. Billault, qui signalait l’opposition permanente de l’Angleterre et de la France en Grèce, opposition fondée sur ce que l’Angleterre doit désirer l’affaiblissement de la marine grecque, et la France son accroissement, M. le ministre des affaires étrangères, dans la séance du 20 janvier, se félicitait hautement des résultats obtenus à Athènes sous la tutelle de l’entente cordiale. À l’entendre, l’union des deux peuples représentée par celle de leurs agens avait déjà fondu ensemble les deux partis anglais et français. Ces dénominations s’effaçaient ; les chefs des deux partis, MM. Coletti et Mavrocordato, animés d’un même esprit, imitant par leur bon accord le généreux exemple qui leur était donné, travaillaient de concert, et dans des vues communes, à asseoir solidement la nouvelle constitution de leur pays. Obéissant à l’impulsion de leurs chefs, les hommes des deux partis se réunissaient pour marcher au même but ; la nation entière les suivait. L’entente cordiale, passant de l’Occident à l’Orient, était venue produire en Grèce tous ces miracles. On voit aujourd’hui comment ces prédictions sublimes se sont réalisées. M. Piscatory et M. Lyons n’ont pas marché deux mois ensemble. Sous l’influence de M. Lyons, le ministère Mavrocordato a précipité la Grèce dans les embarras et les discordes qui ont suspendu chez elle tout progrès, tout mouvement régulier de réforme, tout essai de régénération morale ou matérielle. Au lieu d’affermir la constitution, il l’a ébranlée ; au lieu d’être modéré et conciliant, il a été violent et arbitraire. Pendant ce temps, M. Coletti, blâmant des excès funestes à son pays, s’est isolé ; M. Piscatory, dans l’intérêt de la France, a fait de même, et les voilà rapprochés aujourd’hui par la chute de M. Mavrocordato, qui reçoit les consolations de M. Lyons. Qu’on nous parle maintenant des prévisions de M. Guizot et des heureux fruits de l’entente cordiale en Grèce !

Quoi qu’il en soit, l’influence française est au moment de se rétablir à la faveur des circonstances nouvelles. Avec le parti modéré, national, qui paraît sur le point de triompher dans la personne de M. Coletti, la France peut s’entendre intimement. Tous ses intérêts sont de ce côté, et c’est là aussi que l’on comprend le mieux la valeur et la loyauté de ses conseils. Chose digne de remarque : les partis que la France affectionne en Grèce comme en Espagne sont des partis modérés, constitutionnels, sincèrement dévoués à leur patrie, aussi généreux que sages. Tel est en Espagne le parti qui compte parmi ses chefs les plus honorables M. Martinez de la Rosa ; tel est celui que représente en Grèce M. Coletti, Au contraire, la diplomatie britannique affectionne plus volontiers les partis exagérés, violens, ceux qui mettent en danger le repos et les institutions de leur pays. D’où vient cette différence ? Serait-ce qu’il y a dans le monde deux politiques ? l’une, peu désintéressée, peu noble, dont le système est de triompher à tout prix ; l’autre, plus élevée et plus digne, qui sait faire à son honneur le sacrifice d’un intérêt d’ambition, qui prêche aux gouvernemens nouveaux une liberté sage, parce qu’elle en connaît elle-même les bienfaits, qui se croit tenue, quoi qu’il arrive, à soutenir partout les droits de la vérité et du bon sens, et qui ne consentirait jamais à profiter de l’inexpérience d’un peuple pour le pousser, par des suggestions hypocrites, dans une voie contraire à sa fortune. Si ces deux politiques existent, l’Europe pourra se demander quelle est la nôtre, et le résultat de cet examen ne pourra pas nous nuire près d’elle dans les circonstances présentes.

Les nouvelles du Levant ont présenté depuis peu des faits dignes d’intérêt. Un différend entre la France et la Porte a été heureusement terminé, grace à la fermeté de notre ambassadeur à Constantinople. Des violences avaient été exercées dans la ville de Mossoul contre des religieux établis sous la protection de la France. Le sang chrétien avait coulé dans une émeute excitée par des fanatiques. Le consul français lui-même avait été frappé. M. de Bourqueney a exigé aussitôt un juste châtiment de ces excès. Après quelques difficultés, qui ont été sur le point d’amener une rupture, toutes les conditions posées dans l’ultimatum de notre ambassadeur ont été acceptées. Les coupables ont été punis. Nous aimons à rencontrer cet acte de vigueur sur un théâtre où notre diplomatie doit veiller plus soigneusement que jamais à garder son rang, et à ne pas souffrir la plus légère atteinte à ses droits.

Tout le monde sait le singulier tour que Méhémet-Ali a joué à la presse de l’Europe. On nous annonce un beau matin qu’il abdique et se retire à la Mecque. Aussitôt nous nous lançons dans les hypothèses. Nous comparons d’abord Méhémet à Charles-Quint. Nous admirons en lui ce superbe mépris des grandeurs humaines, et cette passion subite pour la gloire des prophètes. Les uns disent qu’il est fou, les autres qu’il n’a jamais été plus profond politique. On parle d’un traité par lequel il met Ibrahim sous la protection de l’Angleterre. Nous voyons déjà une armée britannique allant dans l’Inde par l’isthme de Suez. Sur ces entrefaites, on apprend que le malicieux vieillard est revenu paisiblement au Caire, et tous nos songes orientaux s’évanouissent. Toutefois, ce ne doit pas être un motif pour déclarer souverainement absurdes certaines suppositions que la promenade de Méhémet-Ali a fait naître. Si l’Orient est le pays des mystères, il est aussi le pays des ambitions gigantesques et des grandes usurpations : la France ne doit pas l’oublier.